Développement
individuel et social. Hérédité et milieu.
Les
qualités physiques et mentales d'un individu dépendent en une
certaine mesure de ceux qui l'on fait et pour le reste de l'influence
d'un second facteur : le milieu. Depuis fort longtemps, les savants
se sont préoccupés de savoir quelle est l'importance respective de
chacun de ces deux facteurs : hérédité et milieu, dans le
développement des individus. Il fut un temps où certains
théoriciens, Condillac par exemple, nièrent l’influence de
l'hérédité sur ce développement. Aujourd'hui, les savants ne
discutent plus que sur l'importance respective de ce facteur. «
Personne, dit Duprat, ne soutiendra que les tout petits enfants sont
tous semblables au point de vue de leurs dispositions permanentes :
les nourrices diront que tel fut plus vif, tel autre plus endormi,
tel plus « méchant » ou irascible, tel autre plus souriant et
patient ou même endurant ». « On a souvent remarqué, écrit
Elslander, que, chez les races inférieures, les enfants qu'on envoie
aux écoles ou qu'on essaie d'instruire montrent d'abord une facilité
étonnante, mais qui s'arrête brusquement... Ces esprits sauvages
sont comme des terres incultes, que le travail successif des
générations seul peut défricher. C'est ainsi que, dans l'Inde, les
enfants des brahmanes, issus d'une classe cultivée depuis longtemps,
montrent de l'intelligence, de la pénétration, de la docilité,
tandis qu'au jugement des missionnaires, les enfants dès autres
castes leur sont bien inférieurs à cet égard ». De son côté le
Docteur Govaerts déclare : « Les populations actuelles de
l'Amérique sont, en grande partie, les descendants des nations et
des peuples accourus il y a trois siècles de tous les coins du
monde, pour coloniser une terre neuve. Malgré l'égale influence du
milieu, chaque peuple a conservé les différences anatomiques,
physiologiques et psychologiques particulières à son type ethnique
et continue aujourd'hui à montrer une certaine similitude avec les
habitants de son pays d'origine.
Si
l'influence du milieu avait agi à l'exclusion de l'hérédité, on
se trouverait aujourd'hui devant un type uniforme ; or, c'est la
variabilité et l'hétérogénéité qui caractérisent les
caractères biologiques de ce peuple ». Il convient de remarquer que
le Docteur Govaerts donne au mot milieu un sens étroit ; « Il faut,
dit Claparède, comprendre dans l'influence du milieu les
circonstances survenues au cours de la gestation (période
intra-utérine) », une chute de la mère pouvant, par exemple, avoir
comme conséquence l'idiotie de l'enfant. Précisons le rôle de
l'hérédité : « L'hérédité est, comme le dit Max Auliffe,
l'ensemble des circonstances passées qui ont modelé l'être vivant
avant sa formation proprement dite ; elle donne à l'individu qui
naît, ses tendances, ses aptitudes, sa structure, sa configuration.
Le devenir de l'enfant dépend en grande partie de trois conditions :
1° Organisation ancestrale du germe ; 2° santé des générateurs ;
3° circonstances qui ont entouré le développement embryonnaire.
L'enfant est donc l'aboutissant de toute une lignée. Il tient de tel
ancêtre, la taille ; de tel autre, la chevelure ; de celui-ci, les
yeux ; de celui-là, l'esprit ; d'un troisième, le caractère ; d'un
quatrième, la tendance professionnelle. Il naît avec une puissance
formée par le passé, avec laquelle il entre en contact avec tout ce
qui n'est pas lui, c'est-à-dire le milieu. Il s'y adaptera le mieux
qu'il pourra et par cela qu'il fonctionne, il tendra toujours à
mettre en harmonie son rythme propre avec celui du monde extérieur.
L'hérédité n'est donc pas une force mystérieuse condamnant
l'enfant à
l'immobilité
et à l'invariabilité, c'est une limite assignée par la nature,
limite que peut atteindre l'évolution d'un caractère de l'individu.
L'hérédité a donné à l'enfant le thème dont le milieu forme les
variations (Mac Auliffe) ». (Docteur Go 52). « Le développement
psychique de l'enfant est ainsi la résultante de deux facteurs ;
tendance mentale aux cellules cérébrales de se développer ;
excitation de ces cellules par les impressions et vibrations
extérieures. Le premier est l'éducabilité ou propriété de
l'enfant de répondre au système d'éducation ou d'instruction, ou
encore possibilité du développement mental. La deuxième est
l'ensemble des influences de l'enfant qui ne lui appartiennent pas et
que nous appelons milieu. Les fonctions mentales ne sont donc qu'une
trame sur lequel le milieu brodera un dessin définitif ; elles sont
en puissance chez l'enfant et l'étendue de leur développement sera
fonction de cette puissance » (Dr Govaerts, L'hérédité et son
rôle dans l'éducation, p. 53). Ainsi les hommes ne naissent pas
égaux et ce serait une faute de vouloir leur donner une même
éducation. L'hérédité limite donc les possibilités de
développement des individus mais fournit à ceux-ci un héritage
ancestral qui assure le progrès individuel et le progrès social. «
L'homme s'est élevé constamment au-dessus de l'animal parce que
chaque génération a pu s'assimiler rapidement les connaissances
acquises et les arts inventés par les générations antérieures,
et employer l'âge viril à ajouter aux vérités et aux richesses
acquises » (Dr Richard, Pédagogie expérimentale, p. 51). Il n'est
pas inutile de rechercher quelques caractéristiques du progrès
individuel et du progrès social. La plus importante à nos yeux est
le développement de la personnalité qui caractérise tout à la
fois le développement social et le développement individuel. « Nos
sociétés, dit Ch. Blondel, sont complexes. Des groupements
familiaux au groupement national, elles se subdivisent en une foule
de groupes religieux, politiques ou professionnels. Comme nous
faisons tous partie d'un grand nombre de ces groupes sans jamais
cependant faire partie de tous à la fois, la diversité des
influences subies assure à chacun de nous une certaine
individualité. Les sociétés primitives, au contraire, sont
étroites et homogènes. Leur action pèse d'un poids à peu près
uniforme sur tous leurs membres. Les individus ont peine et ne
songent pas à s'y différencier ». D'après un autre auteur, M.
Lévy-Bruhl, dans les sociétés primitives les moins évoluées,
l'individu aurait bien plutôt la conscience de son groupe que celle
de sa propre personnalité. Dans la société primitive, l'homme est
esclave de la tradition et la « contrainte sociale annihile autant
que possible la part de l'initiative individuelle dans presque tous
les domaines de la vie publique et privée » (G.-L. Duprat). De même
que les primitifs les moins évolués le petit enfant ignore son moi
;
«
il vit « tout hors de lui » ; il imagine des objets, il voit des
êtres humains avant de s'imaginer lui-même » ». Ce n'est que peu
à peu, grâce à la vie sociale et au langage que l'enfant prend une
conscience de plus en plus claire de sa propre personnalité. Ce qui
précède nous permet de comprendre ces lignes d'un sociologue : «
Le développement mental de l'individu fait suite à la vie
embryonnaire dans laquelle on voit unanimement une récapitulation du
développement phylogénétique. L'éducation est donc une
récapitulation abrégée de la civilisation au profit du
développement personnel, et réciproquement toute initiation à la
civilisation est une éducation quand elle concourt au développement
spontané d'une personnalité » (G. Richard, Pédagogie
expérimentale, p. 92). Ainsi l'Education est avant tout une
modification des individus due au milieu. A l'encontre de ce que
pensent beaucoup de parents cette modification se produit surtout
dans le premier âge et par des moyens dont la plupart d'entre nousne
se rendent pas compte. Il n'est pas sans importance que dans ces
premières années l'enfant puisse se débattre et jouer en un milieu
qui lui offre des occasions d'exercer ses muscles et ses sens, et
nous dirons plus loin ce que nous pensons de cette période
éducative, mais ce qui contribue pour la plus large part à
permettre à l'enfant de récapituler le développement de la race
d'une manière abrégée, c'est le langage. « Pour apprendre, non
pas seulement à juger et à raisonner, mais à sentir et même à
percevoir comme nous, il lui faut apprendre à parler. Quels que
soient les rapports de l'intelligence et du langage, il est trop
évident que l'enfant va beaucoup moins des choses aux mots que des
mots aux choses et que l'acquisition du langage lui impose d'accepter
du dehors et sans contrôle la vision du monde propre à son milieu
et à son temps » (Ch. Blondel). Un autre psychologue exprime la
même idée en disant que l'être humain doit « penser sa parole
avant de parler sa pensée ». L'enfant doit d'abord apprendre le
sens des mots et des expressions employés autour de lui et ce sens
est fixé par l'usage collectif : le langage, instrument de la vie
sociale doit permettre aux individus de se comprendre. « C'est
pourquoi l'humanité civilisée substitue à l'arbitraire de chacun
une sorte de décision stable, qu'enregistrent les dictionnaires, et
qui fixe pour plusieurs générations au moins le sens des mots... »
(Duprat). Or notre langage, j'entends le langage des peuples,
civilisés, est un langage logique qui impose à l'enfant des idées
abstraites et générales. Par exemple le nom que nous donnons à un
objet ou à un animal est presque toujours un nom commun, ainsi le
nom chien donné au toutou familier puis à toutes autres sortes de
chiens amène fatalement l'enfant à porter son attention sur les
caractères communs à tous les chiens, à concevoir que son toutou,
outre certains caractères individuels en possède d'autres qui
l'apparentent aux animaux de la même espèce ; le mot bête employé
pour nommer non seulement les chiens mais aussi les poules, les
lapins, etc., est un pas de plus dans la classification des êtres.
Ainsi, « en apprenant à parler, l'enfant se forme à penser
logiquement, avant même d'être en âge de comprendre ce qu'est la
pensée logique et ce que sont ses lois ». De même donc que la
science met partout sa marque dans le monde matériel où l'enfant
grandit de nos jours, de même le langage qu'il apprend annonce la
science par l'ordre et la distinction que les mots établissent entre
toutes choses » (Ch. Blondel). Pour bien saisir l'importance du
langage dans le développement mental de l'enfant il faudrait opposer
le langage des primitifs au langage des peuples civilisés. Le
langage des primitifs offre lui aussi des classifications et des
termes génériques mais alors que les nôtres reposent sur des
caractères objectifs, que nous disposons par exemple du mot
quadrupède pour désigner toutes les bêtes qui ont quatre pieds,
ceux des primitifs sont fondés sur des représentations mystiques :
des êtres fort divers mais auxquels les primitifs attribuent des
propriétés mystiques identiques sont identifiés, c'est ainsi qu'un
Huichol rapproche le blé, le cerf et le hikuli (plante sacrée de
son groupe) au point de les identifier. Il fut un temps, au XVIIIème
siècle par exemple, où l'on admirait le « bon
sauvage
», l'homme primitif et où l'on prêchait le retour à la nature.
Une connaissance plus exacte des groupements de primitifs nous permet
aujourd'hui d'avoir une opinion toute autre, nos civilisations
constituent un progrès, les progrès de la vie sociale permettent
aux individus d'avoir une conscience de plus en plus nette de leur
individualité et leur forgent un esprit de moins en moins mystique.
Certes beaucoup d'individualités sont encore opprimées mais
l'individu trouve dans la multiplicité des groupements de multiples
moyens de défense ; l'on peut dire que l'oppression actuelle est une
survivance du passé et qu'elle prouve seulement que nous ne sommes
pas parvenus au terme du progrès. Certes la plupart de nos
contemporains croient encore en Dieu, mais ils croient aussi en des
lois naturelles. « Dans un monde auquel il a octroyé une charte,
Dieu ne peut plus intervenir qu'exceptionnellement et par des
miracles, sorte de coups d'Etat, durant lesquels il suspend la
constitution sans l'abolir... Le surnaturel dont nos contemporains
retiennent l'idée n'est donc pas dans la nature qui est naturelle
toute entière » (Ch. Blondel). Tout compte fait nos milieux sociaux
sont plus utiles que nuisibles aux individus. Voir seulement l'action
oppressive de ces milieux c'est n'apercevoir que le mauvais côté du
progrès qui comporte aussi la réaction des individus d'où provient
la formation des individualités.
En
résumé l'éducation, en son sens le plus ample, comprend : 1°
L'éducation involontaire de l'enfant par lui-même dont nous
reparlerons par la suite ; 2° L'éducation involontaire par les
choses et les individus - l'exemple que nous avons donné du rôle du
langage permet de comprendre que cette éducation qui agit surtout
dans les premières années de l'enfant est plus importante qu'on ne
le pense d'ordinaire, d'où le devoir pour les parents d'être plus
circonspects en ce qui peut agir sur le développement de leurs
enfants ; 3° L'éducation proprement dite, ou action systématique
des adultes sur d'autres individus (d'âge variable mais généralement
plus jeunes) en vue de modifier ces derniers ; 4° L'auto-éducation
volontaire (l'individu à éduquer étant son propre éducateur) qui
ne s'applique évidemment pas aux tout jeunes enfants. Education et
milieu. - Les imperfections sociales et individuelles ont, de tout
temps, entraîné certaines catégories d'individus à rechercher les
moyens les plus efficaces de réaliser un progrès individuel ou
social. Fallait-il changer les individus pour rendre le milieu plus
parfait où fallait-il changer le milieu pour améliorer les
individualités? Devions-nous être des éducateurs ou des
révolutionnaires? Dès que l'on aborde ces problèmes, il convient
tout d'abord d'examiner ce qu'est l'éducation proprement dite et les
limites des possibilités éducatives. « L'éducation, dit Maurice
Imbart, est la formation des esprits ; elle a pour but d'améliorer
les moeurs, les caractères, la conduite ultérieure des individus ».
Un autre auteur déclare qu'elle « consiste à enseigner à l'enfant
l'usage normal et le soin de son corps ». D'autres se bornent à
opposer éducation et instruction. « Le rôle du professeur, écrit
Louis Prat, est d'enseigner les vérités qu'il sait ou qu'il croit
savoir ; le rôle de l'éducateur est d'expliquer aux élèves
l'usage qu'ils feront plus tard, dans la vie, des vérités qu'ils
ont apprises ». Ces définitions et beaucoup d'autres que nous
pourrions citer ont le tort d'être incomplètes, celles de M. Imbart
et de M. Prat négligent évidemment les points de vue hygiénique et
physiologique auxquels se borne la deuxième des définitions citées.
Nous avons déjà dit que l'éducation était un effort des
éducateurs en vue de modifier des individus. Ceci veut dire qu'aux
yeux des éducateurs les individus soumis à l'éducation sont des
produits imparfaits de l'hérédité et du milieu, soit que leur
corps soit débile, soit que leur intelligence soit médiocre, au
moins par quelque côté, soit que certaines de leurs tendances
soient indésirables ou que désirables elles aient besoin d'être
stimulées ; c'est donc le développement entier des individus sur
lequel doivent porter les modifications : développement mental
(intellectuel, affectif et volitif) et développement physique.
L'éducation a donc pour but une amélioration des individus, soit en
tant qu'individus, soit comme membres d'une société, il en résulte
que l'éducateur doit avoir un idéal et si j'ajoute que cet idéal
ne doit pas être une chimère, qu'il doit tenir compte des
possibilités, il est évident qu'il faut que l'éducateur détermine
cet idéal d'après les limites que lui tracent l'hérédité et le
milieu. Reprenant la définition que nous avons donnée précédemment
et la complétant nous disons donc : L'éducation est l'intervention
systématique dans le développement mental (intellectuel, affectif,
volitif) et physique des individus d'après un idéal fixé en tenant
compte du développement de chacun d'eux et des milieux dans lesquels
ils sont placés.
*
* *
Il
y a dans toutes les écoles du monde des éducateurs qui, plus ou
moins habilement, s'efforcent de modifier des enfants. Ces enfants
sont bien différents et il serait désirable que l'éducation tienne
plus compte de ces différences qu'elle ne le fait d'ordinaire. En
moyenne les enfants des classes aisées sont physiquement supérieurs
aux enfants des classes pauvres : ils dépassent ces derniers par la
taille, le poids, le périmètre thoracique, la force musculaire, la
résistance à la fatigue, la circonférence de la tête, la hauteur
du front, la capacité du crâne, le poids de l'encéphale, etc. Les
causes de l'infériorité physique des enfants pauvres, nous les
trouvons dans la mauvaise alimentation, la mauvaise hygiène, les
conditions de travail et le surmenage des femmes enceintes ; les
logements insalubres, trop étroits (ou bien où vivent trop de
personnes), certains soins de propreté difficiles ou impossibles à
prendre. En moyenne également, les enfants riches sont
intellectuellement supérieurs aux enfants des prolétaires et ceci
s'explique par leur supériorité physique comme aussi par les
meilleures conditions de milieu dans lesquelles ils se trouvent. De
tout ceci nous pouvons déjà conclure qu'en donnant aux petits
prolétaires une éducation aussi bonne que celle que reçoivent les
enfants des riches on ne ferait qu'apporter un palliatif à
l'inégalité sociale, que les modifications physiques et
intellectuelles des déshérités limitées par l'hérédité et le
milieu resteront partiellement inefficaces. Mais il s'agit aussi
d'améliorations morales ; or, allez prêcher la justice aux
individus lorsque l'injustice règne autour d'eux, invitez à une
pudeur délicate une jeune fille élevée dans un taudis où toute la
famille couche entassée. A plus forte raison lorsque le milieu
social assure, comme il le fait aujourd'hui, une meilleure éducation
aux enfants des classes possédantes et dirigeantes ; l'éducation
donnée aux petits prolétaires reste impuissante et ne peut assurer
à ceux-ci l'amélioration désirable. Les possibilités éducatives
ne sont pas moins limitées par le milieu que par l'hérédité.
*
* *
Le
milieu social étant un obstacle au développement convenable de
certains individus convient-il d'abandonner le projet de modifier les
individus pour changer le milieu social et faut-il transformer ce
milieu social pour pouvoir éduquer convenablement les individus.
Remarquons d'abord que ceux qui disent : Faisons d'abord la
Révolution, nous ferons de l'éducation après ne nient nullement la
nécessité de l'éducation, ils ne sont d'ailleurs ce qu'ils sont
que parce qu'ils ont reçu une certaine éducation. Une révolution
ne se fait pas sans révolutionnaires et l'individu révolutionnaire
est pour une part un produit de l'Education. A vrai dire, certains
soutiennent qu'une toute petite minorité révolutionnaire suffit
pourvu que la situation soit révolutionnaire. Pour préparer la
Révolution il n'est plus guère question alors d'amener les masses à
la conscience de leur servitude ; de développer en elles le désir
de plus de justice ; de réfléchir à propos de l'organisation
sociale : défauts de l'organisation présente, moyens d'y remédier
par une organisation meilleure ; de soumettre leurs sentiments au
contrôle de la raison ; de se forger un idéal individuel et un
alors : 1° s'efforcer d'augmenter le besoin de cette Révolution,
donc ne pas tenter d'obtenir des réformes qui sont un replâtrage de
la société actuelle mais : demander à grand fracas aux dirigeants
de la société bourgeoise ce que ceux-ci ne pourraient accorder,
même s'ils le voulaient (ce que les révolutionnaires eux-mêmes
n'accorderaient pas aux masses si la Révolution était faite),
favoriser discrètement toute action des dirigeants actuels qui aura
pour résultat la baisse des salaires, le chômage, la misère ; 2°
parler aux sentiments des masses, les tromper (dans leur intérêt),
faire appel à l'égoïsme, à la haine - nous aussi nous croyons à
l'utilité de faire appel à la haine mais avec cette différence
toutefois que cette haine n'est que la conséquence d'un amour très
vif pour un idéal : nous ne haïssons pas pour haïr mais parce que
l'objet de notre haine est un obstacle à notre idéal. Evidemment
des Révolutions se sont produites qui ont été rendues possibles
par l'accroissement de la misère des masses, mais quel rôle les
masses ont-elles joué dans ces Révolutions? N'ont-elles point été
un instrument passionné dirigé par des révolutionnaires moins
misérables? Ces Révolutions ont-elles apporté aux masses autre
chose que des désillusions? Certes, la misère peut amener les
masses à piller les marchés, dévaster les boutiques, pendre
quelques mercantis, jeter les ingénieurs à la porte des usines mais
il n'y a là qu'oeuvre de destruction. Une Révolution qui ne sait
que détruire et se
montre
incapable de construire est une Révolution qui fait faillite. Pour
qu'une Révolution puisse amener des changements heureux il faut
avant tout qu'une élite révolutionnaire ait préparé le monde
nouveau dans les esprits et dans les coeurs. La propagande, la vraie,
la seule digne de ce nom, celle qui s'efforce d'améliorer les hommes
n'est donc pas chose négligeable, elle est l'Education qui prépare
la Révolution. La Révolution préparée nécessairement par une
évolution dans les idées et les moeurs, résultant elle-même pour
une grande part de l'Education, est limitée également par l'état
du développement des individus comme aussi par les possibilités de
réalisations économiques dont ils disposent. Si la vente de
l'alcool a repris en Russie, c'est que les masses russes n'étaient
pas mûres pour une vie plus sobre et si les ouvriers italiens
avaient été capables de faire marcher les usines qu'ils avaient
conquises, le sort actuel du prolétariat italien serait tout autre.
Lorsqu'une élite révolutionnaire impose aux masses un progrès qui
n'a pas été préparé par l'éducation de ces masses un recul ne
tarde pas à se produire et ce recul est d'autant plus important que
l'éducation préalable a été insuffisante. Les possibilités
révolutionnaires se trouvent ainsi limitées par les réalisations
éducatives qui ont précédé la Révolution.
*
* *
Si
l'on considère que l'Education ne peut être parfaite en un milieu
social imparfait et que la création d'un milieu social parfait sans
une éducation parfaite préalable est tout aussi impossible, on peut
croire que la question du perfectionnement des individus et des
sociétés est insoluble. En fait ni l'Education, ni les Révolutions
n'ont jamais permis d'atteindre la perfection individuelle et la
perfection sociale. Cependant le progrès individuel est un fait,
tout comme le progrès social. L'un et l'autre sont même liés
étroitement : c'est à une vie sociale plus intense que les
individus doivent l'éveil puis l'accroissement des individualités
et le développement des individualités est la condition du progrès
social. L'individu est tout à la fois effet et cause du progrès
social et réciproquement ce progrès est, lui aussi, effet et cause
du progrès des individus. Si l'on cesse de comparer ce qui est à
notre idéal (individuel et social) pour le comparer à ce qui fut,
on constate qu'une double série d'actions et de réactions ont eu
comme résultats des progrès manifestes. Le progrès n'est pas dans
l'immobilité, l'état d'équilibre est l'exception ; c'est un
mouvement rythmé qui caractérise le progrès. L'éducation ne se
borne pas à préparer l'adaptation des individus à leur milieu
social, elle tend à former ces individus en vue d'un milieu social
meilleur ; mais cette formation crée une désadaptation au milieu
social présent qui se résout tantôt par l’évolution lente des
institutions, tantôt par une Révolution. A son tour la Révolution
ne se limite pas à la création d'institutions nouvelles à la
mesure de la masse des individus de son temps. Les révolutionnaires
appartiennent à une élite et les institutions qu'ils créent
dépassent souvent les possibilités éducatives et sont faites à la
taille d'hommes plus parfaits. Le progrès est une suite
d'anticipations : tantôt celui des individus appelle un progrès
social ; tantôt un progrès social provoque le progrès des
individualités. Ainsi Education et Révolution se complètent, un
révolutionnaire conscient ne peut pas se désintéresser de
l'Education et un bon éducateur ne peut oublier tout ce que
l'Education doit aux Révolutions. Mais pour le progrès du
développement individuel comme pour ceux du développement social
est-ce l'Education ou la Révolution qui importe le plus? Pour nous
la réponse n'est pas douteuse : l'Education est plus importante que
la Révolution. L'Education est utile en tous temps et en tous lieux
; la Révolution n'est qu'une crise éphémère qui permet de briser
des obstacles que l'on a pu ou su écarter autrement. Une Humanité
plus civilisée aura plus encore que la nôtre besoin d'Education car
au fur et à mesure que s'accroissent les progrès croît également
l'importance de la récapitulation abrégée des progrès passés,
oeuvre de l'Education sans laquelle seraient impossibles les progrès
futurs. Par contre la connaissance des lois psychologiques et
sociales, comme aussi la transformation de l'égoïsme, qui se fait
déjà peu à peu, permettront sans doute d'éviter les Révolutions
tout comme la recherche scientifique systématiquement organisée
rendra les inventions inutiles en les remplaçant par une suite de
petits progrès. N'anticipons pas trop sur un avenir encore éloigné
et concluons à la nécessité présente d'une Education
révolutionnaire pour assurer les progrès du développement individuel
et du développement social.
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