dimanche 30 décembre 2018

EDUCATION n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Développement individuel et social. Hérédité et milieu.
Les qualités physiques et mentales d'un individu dépendent en une certaine mesure de ceux qui l'on fait et pour le reste de l'influence d'un second facteur : le milieu. Depuis fort longtemps, les savants se sont préoccupés de savoir quelle est l'importance respective de chacun de ces deux facteurs : hérédité et milieu, dans le développement des individus. Il fut un temps où certains théoriciens, Condillac par exemple, nièrent l’influence de l'hérédité sur ce développement. Aujourd'hui, les savants ne discutent plus que sur l'importance respective de ce facteur. « Personne, dit Duprat, ne soutiendra que les tout petits enfants sont tous semblables au point de vue de leurs dispositions permanentes : les nourrices diront que tel fut plus vif, tel autre plus endormi, tel plus « méchant » ou irascible, tel autre plus souriant et patient ou même endurant ». « On a souvent remarqué, écrit Elslander, que, chez les races inférieures, les enfants qu'on envoie aux écoles ou qu'on essaie d'instruire montrent d'abord une facilité étonnante, mais qui s'arrête brusquement... Ces esprits sauvages sont comme des terres incultes, que le travail successif des générations seul peut défricher. C'est ainsi que, dans l'Inde, les enfants des brahmanes, issus d'une classe cultivée depuis longtemps, montrent de l'intelligence, de la pénétration, de la docilité, tandis qu'au jugement des missionnaires, les enfants dès autres castes leur sont bien inférieurs à cet égard ». De son côté le Docteur Govaerts déclare : « Les populations actuelles de l'Amérique sont, en grande partie, les descendants des nations et des peuples accourus il y a trois siècles de tous les coins du monde, pour coloniser une terre neuve. Malgré l'égale influence du milieu, chaque peuple a conservé les différences anatomiques, physiologiques et psychologiques particulières à son type ethnique et continue aujourd'hui à montrer une certaine similitude avec les habitants de son pays d'origine.
Si l'influence du milieu avait agi à l'exclusion de l'hérédité, on se trouverait aujourd'hui devant un type uniforme ; or, c'est la variabilité et l'hétérogénéité qui caractérisent les caractères biologiques de ce peuple ». Il convient de remarquer que le Docteur Govaerts donne au mot milieu un sens étroit ; « Il faut, dit Claparède, comprendre dans l'influence du milieu les circonstances survenues au cours de la gestation (période intra-utérine) », une chute de la mère pouvant, par exemple, avoir comme conséquence l'idiotie de l'enfant. Précisons le rôle de l'hérédité : « L'hérédité est, comme le dit Max Auliffe, l'ensemble des circonstances passées qui ont modelé l'être vivant avant sa formation proprement dite ; elle donne à l'individu qui naît, ses tendances, ses aptitudes, sa structure, sa configuration. Le devenir de l'enfant dépend en grande partie de trois conditions : 1° Organisation ancestrale du germe ; 2° santé des générateurs ; 3° circonstances qui ont entouré le développement embryonnaire. L'enfant est donc l'aboutissant de toute une lignée. Il tient de tel ancêtre, la taille ; de tel autre, la chevelure ; de celui-ci, les yeux ; de celui-là, l'esprit ; d'un troisième, le caractère ; d'un quatrième, la tendance professionnelle. Il naît avec une puissance formée par le passé, avec laquelle il entre en contact avec tout ce qui n'est pas lui, c'est-à-dire le milieu. Il s'y adaptera le mieux qu'il pourra et par cela qu'il fonctionne, il tendra toujours à mettre en harmonie son rythme propre avec celui du monde extérieur. L'hérédité n'est donc pas une force mystérieuse condamnant l'enfant à
l'immobilité et à l'invariabilité, c'est une limite assignée par la nature, limite que peut atteindre l'évolution d'un caractère de l'individu. L'hérédité a donné à l'enfant le thème dont le milieu forme les variations (Mac Auliffe) ». (Docteur Go 52). « Le développement psychique de l'enfant est ainsi la résultante de deux facteurs ; tendance mentale aux cellules cérébrales de se développer ; excitation de ces cellules par les impressions et vibrations extérieures. Le premier est l'éducabilité ou propriété de l'enfant de répondre au système d'éducation ou d'instruction, ou encore possibilité du développement mental. La deuxième est l'ensemble des influences de l'enfant qui ne lui appartiennent pas et que nous appelons milieu. Les fonctions mentales ne sont donc qu'une trame sur lequel le milieu brodera un dessin définitif ; elles sont en puissance chez l'enfant et l'étendue de leur développement sera fonction de cette puissance » (Dr Govaerts, L'hérédité et son rôle dans l'éducation, p. 53). Ainsi les hommes ne naissent pas égaux et ce serait une faute de vouloir leur donner une même éducation. L'hérédité limite donc les possibilités de développement des individus mais fournit à ceux-ci un héritage ancestral qui assure le progrès individuel et le progrès social. « L'homme s'est élevé constamment au-dessus de l'animal parce que chaque génération a pu s'assimiler rapidement les connaissances acquises et les arts inventés par les générations antérieures, et employer l'âge viril à ajouter aux vérités et aux richesses acquises » (Dr Richard, Pédagogie expérimentale, p. 51). Il n'est pas inutile de rechercher quelques caractéristiques du progrès individuel et du progrès social. La plus importante à nos yeux est le développement de la personnalité qui caractérise tout à la fois le développement social et le développement individuel. « Nos sociétés, dit Ch. Blondel, sont complexes. Des groupements familiaux au groupement national, elles se subdivisent en une foule de groupes religieux, politiques ou professionnels. Comme nous faisons tous partie d'un grand nombre de ces groupes sans jamais cependant faire partie de tous à la fois, la diversité des influences subies assure à chacun de nous une certaine individualité. Les sociétés primitives, au contraire, sont étroites et homogènes. Leur action pèse d'un poids à peu près uniforme sur tous leurs membres. Les individus ont peine et ne songent pas à s'y différencier ». D'après un autre auteur, M. Lévy-Bruhl, dans les sociétés primitives les moins évoluées, l'individu aurait bien plutôt la conscience de son groupe que celle de sa propre personnalité. Dans la société primitive, l'homme est esclave de la tradition et la « contrainte sociale annihile autant que possible la part de l'initiative individuelle dans presque tous les domaines de la vie publique et privée » (G.-L. Duprat). De même que les primitifs les moins évolués le petit enfant ignore son moi ;
« il vit « tout hors de lui » ; il imagine des objets, il voit des êtres humains avant de s'imaginer lui-même » ». Ce n'est que peu à peu, grâce à la vie sociale et au langage que l'enfant prend une conscience de plus en plus claire de sa propre personnalité. Ce qui précède nous permet de comprendre ces lignes d'un sociologue : « Le développement mental de l'individu fait suite à la vie embryonnaire dans laquelle on voit unanimement une récapitulation du développement phylogénétique. L'éducation est donc une récapitulation abrégée de la civilisation au profit du développement personnel, et réciproquement toute initiation à la civilisation est une éducation quand elle concourt au développement spontané d'une personnalité » (G. Richard, Pédagogie expérimentale, p. 92). Ainsi l'Education est avant tout une modification des individus due au milieu. A l'encontre de ce que pensent beaucoup de parents cette modification se produit surtout dans le premier âge et par des moyens dont la plupart d'entre nousne se rendent pas compte. Il n'est pas sans importance que dans ces premières années l'enfant puisse se débattre et jouer en un milieu qui lui offre des occasions d'exercer ses muscles et ses sens, et nous dirons plus loin ce que nous pensons de cette période éducative, mais ce qui contribue pour la plus large part à permettre à l'enfant de récapituler le développement de la race d'une manière abrégée, c'est le langage. « Pour apprendre, non pas seulement à juger et à raisonner, mais à sentir et même à percevoir comme nous, il lui faut apprendre à parler. Quels que soient les rapports de l'intelligence et du langage, il est trop évident que l'enfant va beaucoup moins des choses aux mots que des mots aux choses et que l'acquisition du langage lui impose d'accepter du dehors et sans contrôle la vision du monde propre à son milieu et à son temps » (Ch. Blondel). Un autre psychologue exprime la même idée en disant que l'être humain doit « penser sa parole avant de parler sa pensée ». L'enfant doit d'abord apprendre le sens des mots et des expressions employés autour de lui et ce sens est fixé par l'usage collectif : le langage, instrument de la vie sociale doit permettre aux individus de se comprendre. « C'est pourquoi l'humanité civilisée substitue à l'arbitraire de chacun une sorte de décision stable, qu'enregistrent les dictionnaires, et qui fixe pour plusieurs générations au moins le sens des mots... » (Duprat). Or notre langage, j'entends le langage des peuples, civilisés, est un langage logique qui impose à l'enfant des idées abstraites et générales. Par exemple le nom que nous donnons à un objet ou à un animal est presque toujours un nom commun, ainsi le nom chien donné au toutou familier puis à toutes autres sortes de chiens amène fatalement l'enfant à porter son attention sur les caractères communs à tous les chiens, à concevoir que son toutou, outre certains caractères individuels en possède d'autres qui l'apparentent aux animaux de la même espèce ; le mot bête employé pour nommer non seulement les chiens mais aussi les poules, les lapins, etc., est un pas de plus dans la classification des êtres. Ainsi, « en apprenant à parler, l'enfant se forme à penser logiquement, avant même d'être en âge de comprendre ce qu'est la pensée logique et ce que sont ses lois ». De même donc que la science met partout sa marque dans le monde matériel où l'enfant grandit de nos jours, de même le langage qu'il apprend annonce la science par l'ordre et la distinction que les mots établissent entre toutes choses » (Ch. Blondel). Pour bien saisir l'importance du langage dans le développement mental de l'enfant il faudrait opposer le langage des primitifs au langage des peuples civilisés. Le langage des primitifs offre lui aussi des classifications et des termes génériques mais alors que les nôtres reposent sur des caractères objectifs, que nous disposons par exemple du mot quadrupède pour désigner toutes les bêtes qui ont quatre pieds, ceux des primitifs sont fondés sur des représentations mystiques : des êtres fort divers mais auxquels les primitifs attribuent des propriétés mystiques identiques sont identifiés, c'est ainsi qu'un Huichol rapproche le blé, le cerf et le hikuli (plante sacrée de son groupe) au point de les identifier. Il fut un temps, au XVIIIème siècle par exemple, où l'on admirait le « bon
sauvage », l'homme primitif et où l'on prêchait le retour à la nature. Une connaissance plus exacte des groupements de primitifs nous permet aujourd'hui d'avoir une opinion toute autre, nos civilisations constituent un progrès, les progrès de la vie sociale permettent aux individus d'avoir une conscience de plus en plus nette de leur individualité et leur forgent un esprit de moins en moins mystique. Certes beaucoup d'individualités sont encore opprimées mais l'individu trouve dans la multiplicité des groupements de multiples moyens de défense ; l'on peut dire que l'oppression actuelle est une survivance du passé et qu'elle prouve seulement que nous ne sommes pas parvenus au terme du progrès. Certes la plupart de nos contemporains croient encore en Dieu, mais ils croient aussi en des lois naturelles. « Dans un monde auquel il a octroyé une charte, Dieu ne peut plus intervenir qu'exceptionnellement et par des miracles, sorte de coups d'Etat, durant lesquels il suspend la constitution sans l'abolir... Le surnaturel dont nos contemporains retiennent l'idée n'est donc pas dans la nature qui est naturelle toute entière » (Ch. Blondel). Tout compte fait nos milieux sociaux sont plus utiles que nuisibles aux individus. Voir seulement l'action oppressive de ces milieux c'est n'apercevoir que le mauvais côté du progrès qui comporte aussi la réaction des individus d'où provient la formation des individualités.
En résumé l'éducation, en son sens le plus ample, comprend : 1° L'éducation involontaire de l'enfant par lui-même dont nous reparlerons par la suite ; 2° L'éducation involontaire par les choses et les individus - l'exemple que nous avons donné du rôle du langage permet de comprendre que cette éducation qui agit surtout dans les premières années de l'enfant est plus importante qu'on ne le pense d'ordinaire, d'où le devoir pour les parents d'être plus circonspects en ce qui peut agir sur le développement de leurs enfants ; 3° L'éducation proprement dite, ou action systématique des adultes sur d'autres individus (d'âge variable mais généralement plus jeunes) en vue de modifier ces derniers ; 4° L'auto-éducation volontaire (l'individu à éduquer étant son propre éducateur) qui ne s'applique évidemment pas aux tout jeunes enfants. Education et milieu. - Les imperfections sociales et individuelles ont, de tout temps, entraîné certaines catégories d'individus à rechercher les moyens les plus efficaces de réaliser un progrès individuel ou social. Fallait-il changer les individus pour rendre le milieu plus parfait où fallait-il changer le milieu pour améliorer les individualités? Devions-nous être des éducateurs ou des révolutionnaires? Dès que l'on aborde ces problèmes, il convient tout d'abord d'examiner ce qu'est l'éducation proprement dite et les limites des possibilités éducatives. « L'éducation, dit Maurice Imbart, est la formation des esprits ; elle a pour but d'améliorer les moeurs, les caractères, la conduite ultérieure des individus ». Un autre auteur déclare qu'elle « consiste à enseigner à l'enfant l'usage normal et le soin de son corps ». D'autres se bornent à opposer éducation et instruction. « Le rôle du professeur, écrit Louis Prat, est d'enseigner les vérités qu'il sait ou qu'il croit savoir ; le rôle de l'éducateur est d'expliquer aux élèves l'usage qu'ils feront plus tard, dans la vie, des vérités qu'ils ont apprises ». Ces définitions et beaucoup d'autres que nous pourrions citer ont le tort d'être incomplètes, celles de M. Imbart et de M. Prat négligent évidemment les points de vue hygiénique et physiologique auxquels se borne la deuxième des définitions citées. Nous avons déjà dit que l'éducation était un effort des éducateurs en vue de modifier des individus. Ceci veut dire qu'aux yeux des éducateurs les individus soumis à l'éducation sont des produits imparfaits de l'hérédité et du milieu, soit que leur corps soit débile, soit que leur intelligence soit médiocre, au moins par quelque côté, soit que certaines de leurs tendances soient indésirables ou que désirables elles aient besoin d'être stimulées ; c'est donc le développement entier des individus sur lequel doivent porter les modifications : développement mental (intellectuel, affectif et volitif) et développement physique. L'éducation a donc pour but une amélioration des individus, soit en tant qu'individus, soit comme membres d'une société, il en résulte que l'éducateur doit avoir un idéal et si j'ajoute que cet idéal ne doit pas être une chimère, qu'il doit tenir compte des possibilités, il est évident qu'il faut que l'éducateur détermine cet idéal d'après les limites que lui tracent l'hérédité et le milieu. Reprenant la définition que nous avons donnée précédemment et la complétant nous disons donc : L'éducation est l'intervention systématique dans le développement mental (intellectuel, affectif, volitif) et physique des individus d'après un idéal fixé en tenant compte du développement de chacun d'eux et des milieux dans lesquels ils sont placés.
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Il y a dans toutes les écoles du monde des éducateurs qui, plus ou moins habilement, s'efforcent de modifier des enfants. Ces enfants sont bien différents et il serait désirable que l'éducation tienne plus compte de ces différences qu'elle ne le fait d'ordinaire. En moyenne les enfants des classes aisées sont physiquement supérieurs aux enfants des classes pauvres : ils dépassent ces derniers par la taille, le poids, le périmètre thoracique, la force musculaire, la résistance à la fatigue, la circonférence de la tête, la hauteur du front, la capacité du crâne, le poids de l'encéphale, etc. Les causes de l'infériorité physique des enfants pauvres, nous les trouvons dans la mauvaise alimentation, la mauvaise hygiène, les conditions de travail et le surmenage des femmes enceintes ; les logements insalubres, trop étroits (ou bien où vivent trop de personnes), certains soins de propreté difficiles ou impossibles à prendre. En moyenne également, les enfants riches sont intellectuellement supérieurs aux enfants des prolétaires et ceci s'explique par leur supériorité physique comme aussi par les meilleures conditions de milieu dans lesquelles ils se trouvent. De tout ceci nous pouvons déjà conclure qu'en donnant aux petits prolétaires une éducation aussi bonne que celle que reçoivent les enfants des riches on ne ferait qu'apporter un palliatif à l'inégalité sociale, que les modifications physiques et intellectuelles des déshérités limitées par l'hérédité et le milieu resteront partiellement inefficaces. Mais il s'agit aussi d'améliorations morales ; or, allez prêcher la justice aux individus lorsque l'injustice règne autour d'eux, invitez à une pudeur délicate une jeune fille élevée dans un taudis où toute la famille couche entassée. A plus forte raison lorsque le milieu social assure, comme il le fait aujourd'hui, une meilleure éducation aux enfants des classes possédantes et dirigeantes ; l'éducation donnée aux petits prolétaires reste impuissante et ne peut assurer à ceux-ci l'amélioration désirable. Les possibilités éducatives ne sont pas moins limitées par le milieu que par l'hérédité.
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Le milieu social étant un obstacle au développement convenable de certains individus convient-il d'abandonner le projet de modifier les individus pour changer le milieu social et faut-il transformer ce milieu social pour pouvoir éduquer convenablement les individus. Remarquons d'abord que ceux qui disent : Faisons d'abord la Révolution, nous ferons de l'éducation après ne nient nullement la nécessité de l'éducation, ils ne sont d'ailleurs ce qu'ils sont que parce qu'ils ont reçu une certaine éducation. Une révolution ne se fait pas sans révolutionnaires et l'individu révolutionnaire est pour une part un produit de l'Education. A vrai dire, certains soutiennent qu'une toute petite minorité révolutionnaire suffit pourvu que la situation soit révolutionnaire. Pour préparer la Révolution il n'est plus guère question alors d'amener les masses à la conscience de leur servitude ; de développer en elles le désir de plus de justice ; de réfléchir à propos de l'organisation sociale : défauts de l'organisation présente, moyens d'y remédier par une organisation meilleure ; de soumettre leurs sentiments au contrôle de la raison ; de se forger un idéal individuel et un alors : 1° s'efforcer d'augmenter le besoin de cette Révolution, donc ne pas tenter d'obtenir des réformes qui sont un replâtrage de la société actuelle mais : demander à grand fracas aux dirigeants de la société bourgeoise ce que ceux-ci ne pourraient accorder, même s'ils le voulaient (ce que les révolutionnaires eux-mêmes n'accorderaient pas aux masses si la Révolution était faite), favoriser discrètement toute action des dirigeants actuels qui aura pour résultat la baisse des salaires, le chômage, la misère ; 2° parler aux sentiments des masses, les tromper (dans leur intérêt), faire appel à l'égoïsme, à la haine - nous aussi nous croyons à l'utilité de faire appel à la haine mais avec cette différence toutefois que cette haine n'est que la conséquence d'un amour très vif pour un idéal : nous ne haïssons pas pour haïr mais parce que l'objet de notre haine est un obstacle à notre idéal. Evidemment des Révolutions se sont produites qui ont été rendues possibles par l'accroissement de la misère des masses, mais quel rôle les masses ont-elles joué dans ces Révolutions? N'ont-elles point été un instrument passionné dirigé par des révolutionnaires moins misérables? Ces Révolutions ont-elles apporté aux masses autre chose que des désillusions? Certes, la misère peut amener les masses à piller les marchés, dévaster les boutiques, pendre quelques mercantis, jeter les ingénieurs à la porte des usines mais il n'y a là qu'oeuvre de destruction. Une Révolution qui ne sait que détruire et se
montre incapable de construire est une Révolution qui fait faillite. Pour qu'une Révolution puisse amener des changements heureux il faut avant tout qu'une élite révolutionnaire ait préparé le monde nouveau dans les esprits et dans les coeurs. La propagande, la vraie, la seule digne de ce nom, celle qui s'efforce d'améliorer les hommes n'est donc pas chose négligeable, elle est l'Education qui prépare la Révolution. La Révolution préparée nécessairement par une évolution dans les idées et les moeurs, résultant elle-même pour une grande part de l'Education, est limitée également par l'état du développement des individus comme aussi par les possibilités de réalisations économiques dont ils disposent. Si la vente de l'alcool a repris en Russie, c'est que les masses russes n'étaient pas mûres pour une vie plus sobre et si les ouvriers italiens avaient été capables de faire marcher les usines qu'ils avaient conquises, le sort actuel du prolétariat italien serait tout autre. Lorsqu'une élite révolutionnaire impose aux masses un progrès qui n'a pas été préparé par l'éducation de ces masses un recul ne tarde pas à se produire et ce recul est d'autant plus important que l'éducation préalable a été insuffisante. Les possibilités révolutionnaires se trouvent ainsi limitées par les réalisations éducatives qui ont précédé la Révolution.
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Si l'on considère que l'Education ne peut être parfaite en un milieu social imparfait et que la création d'un milieu social parfait sans une éducation parfaite préalable est tout aussi impossible, on peut croire que la question du perfectionnement des individus et des sociétés est insoluble. En fait ni l'Education, ni les Révolutions n'ont jamais permis d'atteindre la perfection individuelle et la perfection sociale. Cependant le progrès individuel est un fait, tout comme le progrès social. L'un et l'autre sont même liés étroitement : c'est à une vie sociale plus intense que les individus doivent l'éveil puis l'accroissement des individualités et le développement des individualités est la condition du progrès social. L'individu est tout à la fois effet et cause du progrès social et réciproquement ce progrès est, lui aussi, effet et cause du progrès des individus. Si l'on cesse de comparer ce qui est à notre idéal (individuel et social) pour le comparer à ce qui fut, on constate qu'une double série d'actions et de réactions ont eu comme résultats des progrès manifestes. Le progrès n'est pas dans l'immobilité, l'état d'équilibre est l'exception ; c'est un mouvement rythmé qui caractérise le progrès. L'éducation ne se borne pas à préparer l'adaptation des individus à leur milieu social, elle tend à former ces individus en vue d'un milieu social meilleur ; mais cette formation crée une désadaptation au milieu social présent qui se résout tantôt par l’évolution lente des institutions, tantôt par une Révolution. A son tour la Révolution ne se limite pas à la création d'institutions nouvelles à la mesure de la masse des individus de son temps. Les révolutionnaires appartiennent à une élite et les institutions qu'ils créent dépassent souvent les possibilités éducatives et sont faites à la taille d'hommes plus parfaits. Le progrès est une suite d'anticipations : tantôt celui des individus appelle un progrès social ; tantôt un progrès social provoque le progrès des individualités. Ainsi Education et Révolution se complètent, un révolutionnaire conscient ne peut pas se désintéresser de l'Education et un bon éducateur ne peut oublier tout ce que l'Education doit aux Révolutions. Mais pour le progrès du développement individuel comme pour ceux du développement social est-ce l'Education ou la Révolution qui importe le plus? Pour nous la réponse n'est pas douteuse : l'Education est plus importante que la Révolution. L'Education est utile en tous temps et en tous lieux ; la Révolution n'est qu'une crise éphémère qui permet de briser des obstacles que l'on a pu ou su écarter autrement. Une Humanité plus civilisée aura plus encore que la nôtre besoin d'Education car au fur et à mesure que s'accroissent les progrès croît également l'importance de la récapitulation abrégée des progrès passés, oeuvre de l'Education sans laquelle seraient impossibles les progrès futurs. Par contre la connaissance des lois psychologiques et sociales, comme aussi la transformation de l'égoïsme, qui se fait déjà peu à peu, permettront sans doute d'éviter les Révolutions tout comme la recherche scientifique systématiquement organisée rendra les inventions inutiles en les remplaçant par une suite de petits progrès. N'anticipons pas trop sur un avenir encore éloigné et concluons à la nécessité présente d'une Education révolutionnaire pour assurer les progrès du développement individuel et du développement social.

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