Retour
sur le mouvement de Novembre-Décembre 1995
Six
mois après la fin du mouvement de grèves qui a agité la France à
la fin de l'année dernière, il est peut-être temps de revenir sur
lui pour en tenter un bilan plus mesuré qu'à chaud. Tant il est
vrai qu'on est en partie mauvais juge en ayant le nez sur
l'événement, qui plus est lorsqu'on a été soi-même partie
prenante de ce dernier(1).
1.
Les points forts
S'il
s'agit de réévaluer en partie ce mouvement et sa portée, il n'est
pas question pour autant d'en minimiser l'importance que nous avions
souligné à l'époque. Importance tout d'abord par le nombre de ses
participants : tout le long des quatre semaines de grèves et de
manifestations, ce sont des millions de salariés qui, à un moment
ou à un autre, se sont trouvés impliqués par ce mouvement. En ce
sens, ce fut le mouvement social le plus important depuis celui de
mai juin 1968. Importance ensuite par les mots d'ordre et les
revendications, en un mot par le contenu du mouvement. Comme nous
l'avons déjà souligné dans notre numéro de janvier dernier, ce
fut le premier mouvement de masse, de caractère interprofessionnel,
qui se soit opposé à l'entreprise
de
déréglementation néo-libérale, poursuivie maintenant de manière
continue par l'ensemble des gouvernements, de droite et de gauche,
qui se sont succédés depuis au moins 1982. C'est aussi en ce sens
que le mouvement a eu un écho et a suscité un intérêt certain au
delà de ses limites sectorielles et même nationales. Importance
enfin par les formes de la lutte. De multiples observateurs ont
souligné que, de part en part (sauf vers la fin du mouvement - nous
y reviendrons plus loin), le mouvement a été caractérisée par une
forte démocratie directe : ce sont les assemblées générales de
grévistes, syndiqués et non syndiqués confondus, qui ont décidé
des formes d'action et qui les ont mises en oeuvre. Les organisations
syndicales ont été contraintes de jouer le jeu de la démocratie
assembléiste, au moins au niveau local : de peur sans doute de voir
se développer à nouveau des structures autonomes de coordination et
de se couper de la direction du mouvement, elles ont préféré le
suivre en le laissant libre de ses orientations. L'expérience des
luttes de 1986-1988 leur a visiblement servi de leçon. Quoi qu'il en
soit, ce mouvement a fait la preuve, une fois de plus, de la capacité
des travailleurs en lutte de s'auto-organiser, au moins dans
certaines limites.
2.
Les limites
Les
points forts du mouvement ne doivent pas cependant nous en masquer
les points faibles, que l'enthousiasme du premier moment nous a sans
doute sinon masqués, du moins conduit à minimiser.
a)
Et tout d'abord en ce qui concerne le champ d'extension et de
mobilisation du mouvement. Parti du secteur public, plus précisément
de la SNCF, le mouvement est pour l'essentiel resté circonscrit au
secteur public. En dépit de la sympathie qu'il a suscité au sein
des salariés du privé, ceux-ci sont restés en dehors du coup, sauf
localement et de manière ponctuelle. Nous évoquons ici le seul
mouvement de grève proprement dit car il est certain que les
travailleurs du secteur privé sont venus, pour partie d'entre eux au
moins, grossir les rangs des manifestations. De la même manière, la
jonction ne s'est pas faite (sauf ponctuellement dans certaines
manifestations) avec là partie du prolétariat qui subit aujourd'hui
le plus durement les conséquences de la crise et de sa gestion
néo-libérale (précarité, chômage, exclusion) : entendons la
jeunesse des banlieues urbaines. Pourtant il y avait (et il y a
encore) là un potentiel de révolte dont l'agitation chronique des
banlieues au cours de l'automne précédent avait témoigné. Cette
absence d'extension au delà du secteur public (plus précisément :
la SNCF, les transports urbains, les PTT, EDF-GDF, l'Education
nationale) aura été la principale limite du mouvement, contrastant
avec le slogan "Tous ensemble" répété à longueur de
manifestations.
Elle
est responsable de ses résultats mitigés (cf. plus loin) et de son
incapacité à infliger au gouvernement une défaite franche qui
aurait ouvert sans doute une crise politique. On peut supposer que ni
la gauche (inexistante pendant tout le mouvement),ni les directions
syndicales nationales les plus engagées en apparence dans le
mouvement (CGT, FO, FSU) ne voulaient d'une telle crise. Ce qui
explique que, passé un certain seuil de mobilisation, elles aient
tout fait pour arrêter le mouvement, profitant des premiers reculs
du gouvernement et de vagues promesses de sa part (lors du "sommet
soc/af bidon du 21 décembre), pour sonner l'heure de la
retraite.
b)
Cette première limite est à mettre en rapport avec une seconde. Si
le mouvement est en gros resté circonscrit au secteur public, c'est
qu'il n'est jamais parvenu à dépasser, au niveau de son contenu
revendicatif, les problèmes spécifiques qui l'ont fait naître, à
savoir la remise en cause par le gouvernement de certains des acquis
des travailleurs de ce secteur (sauf en ce qui concerne le plan de
réforme de l'assurance-maladie). Des acquis qui distinguent
précisément ces travailleurs de ceux du privé et pour la
préservation desquels ils se sont mobilisés. En définitive, le
mouvement en est resté à une lutte contre certains aspects de la
politique néo-libérale du gouvernement. Alors que son extension aux
autres segments du prolétariat (travailleurs du privé, jeunesse
exclue) aurait supposé de s'en prendre à l'ensemble des aspects de
cette politique. En se battant par exemple pour une loi-cadre
instaurant une réduction massive et généralisée du temps de
travail ; ou pour une réforme d'ensemble des prélèvements
obligatoires (cotisations sociales et impôts) de manière à
augmenter la part prélevée sur les revenus du capital et plus
largement de la propriété.
A
fortiori, et cela aussi mérite d'être souligné, le mouvement
a-t-il été très loin de toute revendication de type
anticapitaliste, préfigurant ce que pourrait et devrait être un
mouvement révolutionnaire.' C'est qu'on ne se relève pas d'un coup
de près de vingt ans de reculs, de défaites, de démission et de
trahison. Nous allons y revenir.
C/L'absence
d'extension du mouvement tient aussi à une troisième limite.
Nous soulignions plus haut la vigueur de la démocratie assembléiste
qui a contraint les organisa tions syndicales à jouer le jeu. Mais,
si la conduite de fa grève au sein de chaque site ou établissement
(dépôt SNCF, centre de tri postal, poste EDF ou GDF, établissement
scolaire, etc.) semble bien être restée entre les mains des AG de
grévistes, la conduite et l'organisation du mouvement aux échelons
supérieurs (ville, bassins d'emploi, régions) et notamment au
niveau national sont restées pour l'essentiel entre le mains des
organisations syndicales. Rien n'est plus exemplaire à cet égard
que la division du travail qui s'est instaurée entre assemblées de
grévistes et organisations syndicales dans l'organisation des
manifestations : soit celles-ci étaient décidées par les
assemblées, mais leur organisation (détermination du trajet, mise
en oeuvre du service d'ordre, etc.) était confiée aux syndicats ;
soit les organisations syndicales nationales décidaient d'organiser
des manifestations au niveau national (dans le cadre de "journées
de lutte") et les grévistes de base suivaient. Nulle part n'a
pu se mettre en place, de manière permanente, des "comités de
lutte" prenant en charge l'organisation de la lutte aux niveaux
intermédiaires (local et régional) ou au niveau national, en
concurrençant ou en court-circuitant les organisations syndicales,
ou en les obligeant à se plier à la volonté des grévistes comme
dans les assemblées de
base.
En fait, il n'y a eu aucune volonté de débordement des syndicats à
ces niveaux. Au contraire, autant les grévistes réclamaient une
entière conduite de la grève sur leurs lieux de travail, autant ils
ont continué à s'en remettre aux organisations syndicales pour tout
le reste, y compris pour mettre fin à la grève.
En
définitive, on ne peut qu'être frappé par le contraste entre la
force du mouvement (notamment l'ampleur des mobilisations lors des
manifestations, dont certains eurent de ce point de vue un caractère
historique) et sa faiblesse persistante dans certains des aspects de
contenu ou de forme. Ce contraste suggère une hypothèse : la
faiblesse persistante du mouvement ne tiendrait-elle pas précisément
dans ce qu'il n'a pas su utiliser sa force, actuelle et plus encore
potentielle, faute sans doute d'en avoir pris conscience ou même d'y
croire suffisamment ? Autrement dit, ce mouvement aurait en
définitive été en dessous de ses possibilités : il aurait pu
remporter une victoire totale sur le gouvernement s'il s'en était
donné les moyens et ces derniers étaient à portée de mains. Il
faut y voir sans doute là l'effet de ce que nous soulignions plus
haut : après des années de résignation à la défaite, il est
difficile de croire à sa propre force retrouvée, difficile de
croire que l'on est redevenu capable de renverser à son profit un
rapport de forces qui n'avait pas cessé de se dégrader depuis des
lustres. Espérons que, rétrospectivement au moins, chacun aura pris
conscience de sa propre force collective recouvrée.
3.
Les résultats Qu'en a-t-il été des résultats du mouvement ? Ils
auront été en demi- teintes, à l'image du mouvement lui-même, de
ses forces et de ses faiblesses.
a)
Le gouvernement a dû reculer, revenir sur certains de ses projets
(le contrat de plan de la SNCF, l'abrogation des régimes spéciaux
de retraite des travailleurs du secteur public), pas sur tous
cependant (l'institution du RDS, la réforme de l'assurance-maladie).
Surtout, ce recul n'aura été que temporaire : d'ores et déjà
il est revenu à l'offensive. Par exemple sous la forme d'un projet
de création d'un établissement public reprenant à son compte la
gestion des infrastructures du transport par rails, sous prétexte de
soulager la SNCF de sa dette ; en fait, cela va lui permettre de
mettre celle-ci progressivement en concurrence avec d'autres
entreprises de transports, donc de lui imposer un alignement de fait
sur le privé, objectif poursuivi de longue date. D'autres mauvais
coups se préparent pour les prochains mois. Une réforme de la
fiscalité qui, sous prétexte d'alléger le point de l'impôt sur le
revenu, le seul des prélèvements qui soit progressif, rendra encore
plus inégalitaire les prélèvements obligatoires dans leur
ensemble. Ou encore une "réforme de l'Education nationale",
concoctée par la commission Fauroux, qui vise à déstabiliser
l'ensemble des statuts des enseignants. Autrement dit, pour être
plus prudent, le gouvernement n'a en rien abandonné ses projets et
le néo-libéralisme dont ils s'inspirent.
b)
Le mouvement va aussi laisser des traces dans le mouvement syndical.
Si la CGT est sorti renforcée du conflit, ce n'est le cas ni de FO
ni surtout de la CFDT. La première est de plus en plus tiraillée
entre d'une part les tendances qui entendent bien maintenir la ligne
antérieure faisant de FO le principal interlocuteur du gouvernement
et du patronat et ne pas se laisser ravir cette place par la CFDT de
Notât, et d'autre part les tendances qui poussent à un
rapprochement avec la CGT (cf. la poignée de mains entre Blonde! et
Viannet). Quant à la CFDT, sa crise interne s'est encore aggravée.
De nouveaux secteurs l'ont quittée (cf. la création de SUD-Rail et
de SUDEducation) tandis que l'opposition interne s'est structurée un
peu plus (autour de Tous ensemble), sans qu'elle soit assurée
pour autant de parvenir davantage à ses fins. Récompensée pour son
soutien au plan Juppé par l'accession à la direction de
l'assurance-maladie (où elle remplace FO), la maison-Notat est
désormais clairement devenue la courroie de transmission du
gouvernement. Cela ne peut manquer de provoquer de nouvelles crises
en son sein dans les prochains temps. En bref, le mouvement de
novembre- décembre dernier aura accéléré le processus de
décomposition- recomposition à l'oeuvre dans le mouvement syndical
depuis des années, sans que celui-ci ait pour l'instant débouché
sur des formules claires et convaincantes. c) Et chez les
travailleurs ? On peut supposer, sans en être absolument
assurés
pour autant, que cette lutte leur aura rendu confiance en leur force
collective, en leur capacité à défendre leurs intérêts face au
gouvernement et, plus largement, à leur adversaire de classe. Cet
acquis, pour autant qu'il se confirme, reste cependant fragile. Et
il ne faudrait pas trop attendre pour en exploiter, à nouveau, les
bénéfices...
4.
Quels enseignements ?
Enfin,
précisément dans la perspective de nouveaux affrontements, quels
enseignements tirer de cette lutte qui appartient déjà au passé ?
a)
Face à un gouvernement qui persiste dans sa volonté de faire subir
au pays une cure néo-libérale d'austérité (cf. les récentes
déclarations du Juppé sur la "mauvaise graisse" que
ferait la fonction publique), tout mouvement qui se bat sur des
revendications catégorielles ou même seulement sectorielles est
condamné au mieux à n'obtenir que des résultats mi-figue
mi-raisin, qui seront rapidement remis en cause.
Ce
qu'il faut, c'est une offensive généralisée, unissant l'ensemble
du monde du travail mais aussi les exclus. Après le mouvement de
la fin de l'année dernière, cette perspective n'a rien
d'utopique et les prochains mauvais coups que le gouvernement prépare
peuvent en fournir l'occasion. D'ores et déjà il faut s'y préparer.
b)
Pour réussir cette mobilisation de l'ensemble des travailleurs, mais
aussi des chômeurs et des exclus, il est nécessaire, par delà les
revendications catégorielles et sectorielles, de mettre d'emblée en
avant certaines revendications générales et unifiantes, notamment :
celle
d'une loi-cadre instituant une réduction généralisée et massive
du temps de travail, seul moyen de résorber le chômage et de mettre
fin au développement de la précarité ; - celle d'une réforme des
prélèvements obligatoires, de manière à imposer et taxer
davantage les revenus du capital et de la propriété en général,
mesure nécessaire au financement d'une politique de réduction du
temps de travail et à la résorption de la misère par l'institution
d'un véritable revenu social garanti.
c)
Enfin il est plus que temps que les travailleurs français prennent
conscience que les problèmes qu'ils rencontrent sont communs à
l'ensemble des travailleurs européens, comme l'ont prouvé la quasi
simultanéité des plans d'austérité annoncés ce printemps en
Allemagne, en Italie et en Espagne, de même que la simultanéité
des luttes en France et en Belgique. C'est donc d'emblée au niveau
européen qu'un mouvement destiné à contrer les politiques
néo-libérales doit se développer. Les deux revendications
précédentes, concernant la réduction du temps de travail et une
redistribution des revenus permettant d'en réduire les inégalités,
sont susceptibles d'unifier les luttes au niveau européen aussi bien
que national. Il est clair que, dans notre esprit, elles ne sont pas
exclusives d'autres, y compris plus radicales.
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