samedi 8 décembre 2018

A Contre-Courant N° 75


Retour sur le mouvement de Novembre-Décembre 1995


Six mois après la fin du mouvement de grèves qui a agité la France à la fin de l'année dernière, il est peut-être temps de revenir sur lui pour en tenter un bilan plus mesuré qu'à chaud. Tant il est vrai qu'on est en partie mauvais juge en ayant le nez sur l'événement, qui plus est lorsqu'on a été soi-même partie prenante de ce dernier(1).

1. Les points forts
S'il s'agit de réévaluer en partie ce mouvement et sa portée, il n'est pas question pour autant d'en minimiser l'importance que nous avions souligné à l'époque. Importance tout d'abord par le nombre de ses participants : tout le long des quatre semaines de grèves et de manifestations, ce sont des millions de salariés qui, à un moment ou à un autre, se sont trouvés impliqués par ce mouvement. En ce sens, ce fut le mouvement social le plus important depuis celui de mai juin 1968. Importance ensuite par les mots d'ordre et les revendications, en un mot par le contenu du mouvement. Comme nous l'avons déjà souligné dans notre numéro de janvier dernier, ce fut le premier mouvement de masse, de caractère interprofessionnel, qui se soit opposé à l'entreprise
de déréglementation néo-libérale, poursuivie maintenant de manière continue par l'ensemble des gouvernements, de droite et de gauche, qui se sont succédés depuis au moins 1982. C'est aussi en ce sens que le mouvement a eu un écho et a suscité un intérêt certain au delà de ses limites sectorielles et même nationales. Importance enfin par les formes de la lutte. De multiples observateurs ont souligné que, de part en part (sauf vers la fin du mouvement - nous y reviendrons plus loin), le mouvement a été caractérisée par une forte démocratie directe : ce sont les assemblées générales de grévistes, syndiqués et non syndiqués confondus, qui ont décidé des formes d'action et qui les ont mises en oeuvre. Les organisations syndicales ont été contraintes de jouer le jeu de la démocratie assembléiste, au moins au niveau local : de peur sans doute de voir se développer à nouveau des structures autonomes de coordination et de se couper de la direction du mouvement, elles ont préféré le suivre en le laissant libre de ses orientations. L'expérience des luttes de 1986-1988 leur a visiblement servi de leçon. Quoi qu'il en soit, ce mouvement a fait la preuve, une fois de plus, de la capacité des travailleurs en lutte de s'auto-organiser, au moins dans certaines limites.

2. Les limites
Les points forts du mouvement ne doivent pas cependant nous en masquer les points faibles, que l'enthousiasme du premier moment nous a sans doute sinon masqués, du moins conduit à minimiser.

a) Et tout d'abord en ce qui concerne le champ d'extension et de mobilisation du mouvement. Parti du secteur public, plus précisément de la SNCF, le mouvement est pour l'essentiel resté circonscrit au secteur public. En dépit de la sympathie qu'il a suscité au sein des salariés du privé, ceux-ci sont restés en dehors du coup, sauf localement et de manière ponctuelle. Nous évoquons ici le seul mouvement de grève proprement dit car il est certain que les travailleurs du secteur privé sont venus, pour partie d'entre eux au moins, grossir les rangs des manifestations. De la même manière, la jonction ne s'est pas faite (sauf ponctuellement dans certaines manifestations) avec là partie du prolétariat qui subit aujourd'hui le plus durement les conséquences de la crise et de sa gestion néo-libérale (précarité, chômage, exclusion) : entendons la jeunesse des banlieues urbaines. Pourtant il y avait (et il y a encore) là un potentiel de révolte dont l'agitation chronique des banlieues au cours de l'automne précédent avait témoigné. Cette absence d'extension au delà du secteur public (plus précisément : la SNCF, les transports urbains, les PTT, EDF-GDF, l'Education nationale) aura été la principale limite du mouvement, contrastant avec le slogan "Tous ensemble" répété à longueur de manifestations.
Elle est responsable de ses résultats mitigés (cf. plus loin) et de son incapacité à infliger au gouvernement une défaite franche qui aurait ouvert sans doute une crise politique. On peut supposer que ni la gauche (inexistante pendant tout le mouvement),ni les directions syndicales nationales les plus engagées en apparence dans le mouvement (CGT, FO, FSU) ne voulaient d'une telle crise. Ce qui explique que, passé un certain seuil de mobilisation, elles aient tout fait pour arrêter le mouvement, profitant des premiers reculs du gouvernement et de vagues promesses de sa part (lors du "sommet soc/af bidon du 21 décembre), pour sonner l'heure de la retraite.
b) Cette première limite est à mettre en rapport avec une seconde. Si le mouvement est en gros resté circonscrit au secteur public, c'est qu'il n'est jamais parvenu à dépasser, au niveau de son contenu revendicatif, les problèmes spécifiques qui l'ont fait naître, à savoir la remise en cause par le gouvernement de certains des acquis des travailleurs de ce secteur (sauf en ce qui concerne le plan de réforme de l'assurance-maladie). Des acquis qui distinguent précisément ces travailleurs de ceux du privé et pour la préservation desquels ils se sont mobilisés. En définitive, le mouvement en est resté à une lutte contre certains aspects de la politique néo-libérale du gouvernement. Alors que son extension aux autres segments du prolétariat (travailleurs du privé, jeunesse exclue) aurait supposé de s'en prendre à l'ensemble des aspects de cette politique. En se battant par exemple pour une loi-cadre instaurant une réduction massive et généralisée du temps de travail ; ou pour une réforme d'ensemble des prélèvements obligatoires (cotisations sociales et impôts) de manière à augmenter la part prélevée sur les revenus du capital et plus largement de la propriété.
A fortiori, et cela aussi mérite d'être souligné, le mouvement a-t-il été très loin de toute revendication de type anticapitaliste, préfigurant ce que pourrait et devrait être un mouvement révolutionnaire.' C'est qu'on ne se relève pas d'un coup de près de vingt ans de reculs, de défaites, de démission et de trahison. Nous allons y revenir.

C/L'absence d'extension du mouvement tient aussi à une troisième limite. Nous soulignions plus haut la vigueur de la démocratie assembléiste qui a contraint les organisa tions syndicales à jouer le jeu. Mais, si la conduite de fa grève au sein de chaque site ou établissement (dépôt SNCF, centre de tri postal, poste EDF ou GDF, établissement scolaire, etc.) semble bien être restée entre les mains des AG de grévistes, la conduite et l'organisation du mouvement aux échelons supérieurs (ville, bassins d'emploi, régions) et notamment au niveau national sont restées pour l'essentiel entre le mains des organisations syndicales. Rien n'est plus exemplaire à cet égard que la division du travail qui s'est instaurée entre assemblées de grévistes et organisations syndicales dans l'organisation des manifestations : soit celles-ci étaient décidées par les assemblées, mais leur organisation (détermination du trajet, mise en oeuvre du service d'ordre, etc.) était confiée aux syndicats ; soit les organisations syndicales nationales décidaient d'organiser des manifestations au niveau national (dans le cadre de "journées de lutte") et les grévistes de base suivaient. Nulle part n'a pu se mettre en place, de manière permanente, des "comités de lutte" prenant en charge l'organisation de la lutte aux niveaux intermédiaires (local et régional) ou au niveau national, en concurrençant ou en court-circuitant les organisations syndicales, ou en les obligeant à se plier à la volonté des grévistes comme dans les assemblées de
base. En fait, il n'y a eu aucune volonté de débordement des syndicats à ces niveaux. Au contraire, autant les grévistes réclamaient une entière conduite de la grève sur leurs lieux de travail, autant ils ont continué à s'en remettre aux organisations syndicales pour tout le reste, y compris pour mettre fin à la grève.

En définitive, on ne peut qu'être frappé par le contraste entre la force du mouvement (notamment l'ampleur des mobilisations lors des manifestations, dont certains eurent de ce point de vue un caractère historique) et sa faiblesse persistante dans certains des aspects de contenu ou de forme. Ce contraste suggère une hypothèse : la faiblesse persistante du mouvement ne tiendrait-elle pas précisément dans ce qu'il n'a pas su utiliser sa force, actuelle et plus encore potentielle, faute sans doute d'en avoir pris conscience ou même d'y croire suffisamment ? Autrement dit, ce mouvement aurait en définitive été en dessous de ses possibilités : il aurait pu remporter une victoire totale sur le gouvernement s'il s'en était donné les moyens et ces derniers étaient à portée de mains. Il faut y voir sans doute là l'effet de ce que nous soulignions plus haut : après des années de résignation à la défaite, il est difficile de croire à sa propre force retrouvée, difficile de croire que l'on est redevenu capable de renverser à son profit un rapport de forces qui n'avait pas cessé de se dégrader depuis des lustres. Espérons que, rétrospectivement au moins, chacun aura pris conscience de sa propre force collective recouvrée.
3. Les résultats Qu'en a-t-il été des résultats du mouvement ? Ils auront été en demi- teintes, à l'image du mouvement lui-même, de ses forces et de ses faiblesses.
a) Le gouvernement a dû reculer, revenir sur certains de ses projets (le contrat de plan de la SNCF, l'abrogation des régimes spéciaux de retraite des travailleurs du secteur public), pas sur tous cependant (l'institution du RDS, la réforme de l'assurance-maladie). Surtout, ce recul n'aura été que temporaire : d'ores et déjà il est revenu à l'offensive. Par exemple sous la forme d'un projet de création d'un établissement public reprenant à son compte la gestion des infrastructures du transport par rails, sous prétexte de soulager la SNCF de sa dette ; en fait, cela va lui permettre de mettre celle-ci progressivement en concurrence avec d'autres entreprises de transports, donc de lui imposer un alignement de fait sur le privé, objectif poursuivi de longue date. D'autres mauvais coups se préparent pour les prochains mois. Une réforme de la fiscalité qui, sous prétexte d'alléger le point de l'impôt sur le revenu, le seul des prélèvements qui soit progressif, rendra encore plus inégalitaire les prélèvements obligatoires dans leur ensemble. Ou encore une "réforme de l'Education nationale", concoctée par la commission Fauroux, qui vise à déstabiliser l'ensemble des statuts des enseignants. Autrement dit, pour être plus prudent, le gouvernement n'a en rien abandonné ses projets et le néo-libéralisme dont ils s'inspirent.
b) Le mouvement va aussi laisser des traces dans le mouvement syndical. Si la CGT est sorti renforcée du conflit, ce n'est le cas ni de FO ni surtout de la CFDT. La première est de plus en plus tiraillée entre d'une part les tendances qui entendent bien maintenir la ligne antérieure faisant de FO le principal interlocuteur du gouvernement et du patronat et ne pas se laisser ravir cette place par la CFDT de Notât, et d'autre part les tendances qui poussent à un rapprochement avec la CGT (cf. la poignée de mains entre Blonde! et Viannet). Quant à la CFDT, sa crise interne s'est encore aggravée. De nouveaux secteurs l'ont quittée (cf. la création de SUD-Rail et de SUDEducation) tandis que l'opposition interne s'est structurée un peu plus (autour de Tous ensemble), sans qu'elle soit assurée pour autant de parvenir davantage à ses fins. Récompensée pour son soutien au plan Juppé par l'accession à la direction de l'assurance-maladie (où elle remplace FO), la maison-Notat est désormais clairement devenue la courroie de transmission du gouvernement. Cela ne peut manquer de provoquer de nouvelles crises en son sein dans les prochains temps. En bref, le mouvement de novembre- décembre dernier aura accéléré le processus de décomposition- recomposition à l'oeuvre dans le mouvement syndical depuis des années, sans que celui-ci ait pour l'instant débouché sur des formules claires et convaincantes. c) Et chez les travailleurs ? On peut supposer, sans en être absolument
assurés pour autant, que cette lutte leur aura rendu confiance en leur force collective, en leur capacité à défendre leurs intérêts face au gouvernement et, plus largement, à leur adversaire de classe. Cet acquis, pour autant qu'il se confirme, reste cependant fragile. Et il ne faudrait pas trop attendre pour en exploiter, à nouveau, les bénéfices...
4. Quels enseignements ?
Enfin, précisément dans la perspective de nouveaux affrontements, quels enseignements tirer de cette lutte qui appartient déjà au passé ?
a) Face à un gouvernement qui persiste dans sa volonté de faire subir au pays une cure néo-libérale d'austérité (cf. les récentes déclarations du Juppé sur la "mauvaise graisse" que ferait la fonction publique), tout mouvement qui se bat sur des revendications catégorielles ou même seulement sectorielles est condamné au mieux à n'obtenir que des résultats mi-figue mi-raisin, qui seront rapidement remis en cause.
Ce qu'il faut, c'est une offensive généralisée, unissant l'ensemble du monde du travail mais aussi les exclus. Après le mouvement de la fin de l'année dernière, cette perspective n'a rien d'utopique et les prochains mauvais coups que le gouvernement prépare peuvent en fournir l'occasion. D'ores et déjà il faut s'y préparer.
b) Pour réussir cette mobilisation de l'ensemble des travailleurs, mais aussi des chômeurs et des exclus, il est nécessaire, par delà les revendications catégorielles et sectorielles, de mettre d'emblée en avant certaines revendications générales et unifiantes, notamment :
celle d'une loi-cadre instituant une réduction généralisée et massive du temps de travail, seul moyen de résorber le chômage et de mettre fin au développement de la précarité ; - celle d'une réforme des prélèvements obligatoires, de manière à imposer et taxer davantage les revenus du capital et de la propriété en général, mesure nécessaire au financement d'une politique de réduction du temps de travail et à la résorption de la misère par l'institution d'un véritable revenu social garanti.
c) Enfin il est plus que temps que les travailleurs français prennent conscience que les problèmes qu'ils rencontrent sont communs à l'ensemble des travailleurs européens, comme l'ont prouvé la quasi simultanéité des plans d'austérité annoncés ce printemps en Allemagne, en Italie et en Espagne, de même que la simultanéité des luttes en France et en Belgique. C'est donc d'emblée au niveau européen qu'un mouvement destiné à contrer les politiques néo-libérales doit se développer. Les deux revendications précédentes, concernant la réduction du temps de travail et une redistribution des revenus permettant d'en réduire les inégalités, sont susceptibles d'unifier les luttes au niveau européen aussi bien que national. Il est clair que, dans notre esprit, elles ne sont pas exclusives d'autres, y compris plus radicales.

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