Adoptée
à l'unanimité par la Conférence générale de l'Organisation
Internationale du Travail (OIT), le 10 mai 1944, afin de redéfinir
les buts et objectifs de l'OIT. Suivie d'un article sur le livre
d'Alain Supiot, L'esprit de Philadephie, la justice sociale face au
marché total (Seuil, 2010)
Article
I
La
Conférence affirme à nouveau les principes fondamentaux sur
lesquels est fondée l'Organisation, à savoir notamment :
le
travail n'est pas une marchandise;
la
liberté d'expression et d'association est une condition
indispensable d'un progrès soutenu;
la
pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité
de tous;
la
lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie
au sein de chaque nation et par un effort international continu et
concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des
employeurs, coopérant sur un pied d'égalité avec ceux des
gouvernements, participent à de libres discussions et à des
décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien
commun.
Article
II
Convaincue
que l'expérience a pleinement démontré le bien-fondé de la
déclaration contenue dans la Constitution de l'Organisation
internationale du travail, et d'après laquelle une paix durable ne
peut être établie que sur la base de la justice sociale, la
Conférence affirme que :
tous
les êtres humains, quelles que soient leur ethnie, leur croyance ou
leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur
développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la
sécurité économique et avec des chances égales;
la
réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit
constituer le but central de toute politique nationale et
internationale;
tous
les programmes d'action et mesures prises sur le plan national et
international, notamment dans le domaine économique et financier,
doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement
dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à
entraver, l'accomplissement de cet objectif fondamental;
il
incombe à l'Organisation internationale du travail d'examiner et de
considérer à la lumière de cet objectif fondamental, dans le
domaine international, tous les programmes d'action et mesures
d'ordre économique et financier;
en
s'acquittant des tâches qui lui sont confiées, l'Organisation
internationale du travail, après avoir tenu compte de tous les
facteurs économiques et financiers pertinents, a qualité pour
inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions
qu'elle juge appropriées.
Article
III
La
Conférence reconnaît l'obligation solennelle pour l'Organisation
internationale du travail de seconder la mise en oeuvre, parmi les
différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser :
la
plénitude de l'emploi et l'élévation des niveaux de vie;
l'emploi
des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de
donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et
de contribuer le mieux au bien-être commun;
pour
atteindre ce but, la mise en oeuvre, moyennant garanties adéquates
pour tous les intéressés, de possibilités de formation et de
moyens propres à faciliter les transferts de travailleurs, y compris
les migrations de main-d'oeuvre et de colons;
la
possibilité pour tous d'une participation équitable aux fruits du
progrès en matière de salaires et de gains, de durée du travail et
autres conditions de travail, et un salaire minimum vital pour tous
ceux qui ont un emploi et ont besoin d'une telle protection;
la
reconnaissance effective du droit de négociation collective et la
coopération des employeurs et de la main-d'oeuvre pour
l'amélioration continue de l'organisation de la production, ainsi
que la collaboration des travailleurs et des employeurs à
l'élaboration et à l'application de la politique sociale et
économique;
l'extension
des mesures de sécurité sociale en vue d'assurer un revenu de base
à tous ceux qui ont besoin d'une telle protection, ainsi que des
soins médicaux complets;
une
protection adéquate de la vie et de la santé des travailleurs dans
toutes les occupations ;
la
protection de l'enfance et de la maternité;
un
niveau adéquat d'alimentation, de logement et de moyens de
récréation et de culture ;
la
garantie de chances égales dans le domaine éducatif et
professionnel.
Article
IV
Convaincue
qu'une utilisation plus complète et plus large des ressources
productives du monde, nécessaire à l'accomplissement des objectifs
énumérés dans la présente Déclaration, peut être assurée par
une action efficace sur le plan international et national, et
notamment par des mesures tendant à promouvoir l'expansion de la
production et de la consommation, à éviter des fluctuations
économiques graves, à réaliser l'avancement économique et social
des régions dont la mise en valeur est peu avancée, à assurer une
plus grande stabilité des prix mondiaux des matières premières et
denrées, et à promouvoir un commerce international de volume élevé
et constant, la Conférence promet l'entière collaboration de l'OIT
avec tous les organismes internationaux auxquels pourra être confiée
une part de responsabilité dans cette grande tâche, ainsi que dans
l'amélioration de la santé, de l'éducation et du bien-être de
tous les peuples.
Article
V
La
Conférence affirme que les principes énoncés dans la présente
Déclaration sont pleinement applicables à tous les peuples du
monde, et que, si, dans les modalités de leur application, il doit
être dûment tenu compte du degré de développement social et
économique de chaque peuple, leur application progressive aux
peuples qui sont encore dépendants, aussi bien qu'à ceux qui ont
atteint le stade où ils se gouvernent eux-mêmes, intéresse
l'ensemble du monde civilisé.
L’esprit
de Philadelphie – la justice sociale face au marché total
Alain
Supiot, Seuil, 2010
Article
publié par Jérôme Bar, dans le blog d'AequitaZ, en septembre 2012
Lors
de la marche de lutte contre la pauvreté 2010, un participant
demanda à Vivian Labrie de nous dire quelles sont, selon elle, les
causes profondes de la pauvreté. Elle ne fit pas la réponse
attendue sur les dérives du capitalisme, mais répondit simplement :
« la cause principale de la pauvreté est notre tolérance aux
inégalités». Je me demande depuis : quels explications historiques
et/ou ressorts psychologiques nous amènent (collectivement) à
baisser ainsi les bras ? Pourquoi tolère-t-on des inégalités qui
sapent profondément notre société ?
Le
livre d’ Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie – La justice
sociale face au marché total, apporte une réponse à cette question
à travers une lecture politique de ce qu’il appelle la
contre-révolution ultra-libérale dont voici les principales étapes…
En
1945, les Hommes doivent tirés les
apprentissages des horreurs des goulags, de la Shoah ou d’Hiroshima.
Economiquement, ces régimes oppressifs avaient en commun de
considérer l’Homme comme du matériel (nazisme), du capital humain
(communisme) ou des victimes collatérales (bombe atomique). Rétablir
l’Homme dans sa dignité (son égal dignité) et sa liberté
devenait une nécessité.
En
1948, ils considèrent également
que la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la
prospérité de tous. La paix ne pouvait donc être établie que sur
les bases de la justice sociale comme le stipule le programme
politique du Conseil National de la résistance (10 mars 1944), la
Déclaration de Philadelphie qui fonde l’Organisation
Internationale du Travail (10 mai 1944 ; tous les êtres humains
quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit
de poursuivre leur progrès matériel et leur développement
spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité
économique et avec des chances égales » (art. II a.) et la
Déclaration Universelle des droits de l’Homme. La société
s’oriente alors majoritairement vers plus de solidarité (systèmes
de protection sociale, d’assurance collective, de redistribution…)
dès l’après-guerre, suivi de gains en terme d’égalité, (recul
des discriminations et du racisme, droits nouveaux accordées aux
femmes, aux minorités sexuels…).
Au
début des années 80, Tatcher et
Reagan mettent en oeuvre une contre-révolution ultralibérale qui
vise le démantèlement de l’Etat providence et l’installation de
l’ordre spontané du Marché (néolibéralisme). Cette
contre-révolution s’appuie sur la croyance que c’est la
compétition libre, par la dépolitisation de l’économie (mise à
l’abri du pouvoir des urnes la répartition du travail et des
richesses ou le rôle de la monnaie et de la finance), qui sera le
moteur de la créativité et de la productivité des travailleurs.
Progressivement, l’idée des bienfaits de la concurrence, de la
nécessaire privatisation des services publics, de la
dérèglementation du travail et de la libre circulation des capitaux
et des marchandises s’est imposée partout dans le monde (tant chez
les libéraux que chez les socio-démocrates).
Peu
à peu, l’accroissement de la
production et du commerce de marchandises et de services devient une
fin en soi (OMC) et non plus un moyen d’atteindre les objectifs de
liberté, de dignité, de sécurité économique et de justice
sociale. Aucune procédure n’est prévu pour juger de l’efficacité
de la libre circulation des capitaux et des marchandises sur le
niveau de vie ou les écarts de revenus entre les hommes. Le
néolibéralisme s’impose comme le seul choix possible. There is no
alternative.
En
2005, Laurence Parisot, Présidente
du MEDEF, posait dans le Figaro la question suivante : «la vie, la
santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il
à cette loi ? » Il s’agissait pour elle de justifier un
démantèlement du droit du travail, de prôner la flexibilité en
mettant en avant la liberté de chacun. Peut-on parler de liberté
pour qualifier la situation d’une femme divorcée qui doit
travailler le dimanche pour pouvoir payer son loyer ? Ou celle d’un
homme qui distribue des prospectus à l’âge de 72 ans pour
compléter une retraite insuffisante ?
La
crise de 2008 est née d’un
déficit de régulation de la finance et des marchés (notamment
immobilier aux Etats-Unis et en Espagne): « le problème n’est pas
de réguler les marchés comme on régule son chauffage central. Il
est de réglementer les marchés, c’est à dire revenir sur le
terrain politique et juridique afin d’y rétablir l’ordre des
fins et des moyens ». Il n’existe plus de régulateur assez
puissant pour garantir l’orientation de l’économie et de la
finance vers des objectifs de justice sociale (ou autres, mais
décidés démocratiquement). En absent de ce garant, c’est la loi
du plus fort et du plus influent qui s’impose. Quand les gens
sentent que L’Etat est impuissant à répondre à leurs
préoccupations, ils tentent de prendre appui ailleurs. Le repli
communautaire (comme affirmation véhémente de son appartenance
religieuse, ethnique ou sexuelle) qui, s’il peut en affaiblir les
conséquences, est incapable de modifier les causes socio-économique
de l’injustice sociale. Le débat se déplace alors de la misère,
du chômage et des déficiences des services publics des quartiers
populaires vers de fausses explications, culturelles ou liées aux
origines (sans nié les discriminations qui minent réellement notre
contrat social).
Les
propositions d'A. Supiot pour rétablir une justice sociale sont :
1.
La gauche politique et syndicale a balancé entre la crispation sur
les acquis de la période précédente et « l’accompagnement
social » de la précarisation et de la paupérisation des
travailleurs. Réformer ne consiste pas à s’adapter à l’injustice
du monde, mais à se donner les moyens théoriques et pratiques de la
faire reculer.
Il
est possible d’inventer ou réhabilité des lois et des règles
pour garantir la dignité de tous et la réduction des inégalités.
« Le gouvernement doit prendre des mesures pour éviter que tout
l’argent ne s’accumule en un petit nombre de mains ; l’argent,
comme le fumier, ne fructifie que si l’on prend soin de le
reprendre » Francis Bacon (1625). L’Etat doit réaffirmer que son
rôle n’est pas de « rendre les humains « employables » mais de
leur procurer les occasions de donner toute la mesure de leur
habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au
bien-être commun ».
Lutter
contre « l’effet Mathieu » (= capacité des forts à bénéficier
des dispositifs visant à améliorer le sort de plus faibles) :
l’école consacre plus de moyens pour les enfants des milieux aisés
qui font de plus grandes études ; les ouvriers cotisent plus
longtemps que les cadres pour une retraites plus courte en raison de
leur espérance de vie plus faible, etc.
Donner
des capacités d’action collective aux citoyens afin qu’ils
puissent « contribuer
aux
bien communs », notamment en mobilisant les consommateurs ou les
investisseurs ou encore en construisant des actions collectives
internationales pour contrer l’insaisissabilité des multinationale
par les outils de réglementation nationaux. Définir collectivement
et démocratiquement ce qui doit revenir à chacun et ce que chacun
peut donner à la collectivité : la justice sociale est la quête
permanente d’un équilibre entre liberté et égalité. Le livre
d’A. Supiot est un vibrant appel à s’interroger sur les
finalités de l’économie, en s’inspirant de l’élan humaniste
de l’après guerre. C’est aussi une invitation à lutter contre
la fatalité : s’il existe des lois physiques intangibles, les lois
économiques répondent à des choix politiques.
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