L'économie
est le produit de l'épargne, ce que l'on soustrait de son revenu, du
fruit de son travail. Avoir de l'économie. « C'est le travail qui
chasse la misère et non l'économie. L'économie est le jugement
appliqué aux consommations » a écrit J.-B. Say. Cela dépend
comment on l'entend ; car, en réalité, le travail organisé tel
qu'il l'est actuellement n'arrête pas la misère, qui pénètre
malgré tout dans le foyer plébéien. Du reste il serait vraiment
difficile au travailleur de faire des économies : l'exploitation
qu'il subit lui permettant tout juste de vivre au jour le jour.
L'économie chez le travailleur ne pourrait être vraiment que le
fruit de l'avarice ou de privations encore plus grandes que celles
qui lui sont imposées. L'économie domestique est une qualité dont
n'est pas dépourvue la femme du peuple, obligée par la force des
choses de régler sagement ses dépenses et d'avoir de l'ordre dans
la conduite de sa maison ou de son ménage. Cela nous fait sourire
lorsque nous lisons à la troisième ou quatrième page des grands
journaux bourgeois, les conseils d'économie domestique que donne
quelque vieille bourgeoise en mal de copie et vivant probablement
grassement de ses revenus. La ménagère qui n'a pour subvenir aux
besoins d'une famille, que le modeste salaire de son compagnon, n'a,
en vérité, que faire de ces conseils, et sait mieux que quiconque
comment elle peut et doit s'arranger. Quant à faire des économies,
il ne faut pas qu'elle y songe ; elle se considère déjà comme
heureuse lorsque la maladie ne pénètre pas dans le foyer, venant
troubler la quiétude relative dans laquelle s'écoule la vie de sa
petite famille. « La richesse et la fortune, disent certains, sont
le produit de l'épargne et de l'économie ». Nous savons ce que
vaut une telle affirmation, et ceux qui la propagent seraient bien
embarrassés de donner des preuves à l'appui de leur assertion. Où
est-il donc ce pays rêvé, ce pays heureux, cet Eden où le
travailleur a la possibilité de vivre et d'épargner une partie de
son salaire? Il n'existe pas évidemment, c'est un royaume des cieux
pour les pauvres d'esprit. Non, la richesse n'est pas le fruit du
travail et de l'économie, elle est le fruit de l'oisiveté et de
l'expropriation ; elle est le produit du vol et de la rapine, elle
est la conséquence du
travail
de la majorité au profit de la minorité. Si économie est synonyme
d'ordre, eh bien ce n'est pas au peuple qu'il faut prêcher
l'économie, mais à ceux qui le dirigent, qui le gouvernent, et qui
pataugent en plein dans le désordre. En toute sincérité et sans
aucun parti-pris, peut-on qualifier d'ordonnée, l'économie
politique et sociale des sociétés modernes? Si l'économie
politique est « la science qui traite de la production, de la
répartition des richesses, et l'économie sociale, la science de
l'ensemble des lois qui régissent la société et ses intérêts »,
on peut dire que l'économie politique et sociale actuelle a fait
totalement faillite et qu'en conséquence elle est condamnable.
Qu'est-ce que l'économie politique et sociale, ou plutôt que
devrait-elle être? Une science qui étudie les phénomènes
découlant des transactions entre les hommes ; qui tient compte des
besoins et des aspirations de la collectivité et de l'individu, et
qui permette de maintenir l'ordre, au sein de la grande Cité commune
que pourrait être l'humanité. Or, une telle science ne peut être
féconde qu'à l'unique condition d'être à l'abri de toute autorité
officielle, et débarrassée de tout parasitisme gouvernemental.
C’est tout le contraire qui reproduit dans l'économie politique et
sociale moderne, et c'est au pouvoir central, au gouvernement que
l’on confie la tâche économique d'assurer la prospérité de la
nation et, par extension, du monde entier. Les exemples sont trop
nombreux pour qu'il nous soit utile d'insister sur le rôle que joue
un gouvernement. Dans l'entreprise qui lui est confiée et qu'il a la
charge de mener à bien, il n'y a qu'une sorte d'intérêts qui le
préoccupe, et ce sont ceux du capitalisme ; comment pourrait-il
alors travailler utilement à satisfaire aux besoins de la
collectivité ? Toute l'économie politique et sociale moderne est
basée sur des principes faux et erronés et c'est pourquoi elle ne
donne que des résultats négatifs. D'autre part, la plupart des
économistes furent et sont des livresques, qui ne touchent le
peuple, le vrai, que de très loin et sont, par conséquent,
incapables d'en connaître les besoins. Sans contester la valeur de
leurs travaux, surtout au point de vue de la production, et tout en
tenant compte de l'apport de leurs recherches, qui compose petit à
petit le bagage intellectuel de l'humanité, c'est surtout sur le
terrain social que leur économie se manifeste inopérante ; c'est
qu'elle ne repose pas sur des bases solides, et que tous les
économistes ou presque furent des réformateurs et non des
destructeurs d'abord et des constructeurs ensuite. Turgot, par
exemple, fut un grand administrateur et un éminent économiste. Nous
ne pousserons pas le ridicule jusqu'à lui reprocher de n'avoir pas
été anarchiste. Ce fut pour son temps un homme de progrès.
Intendant à Limoges, puis ministre des Finances de Louis XVI, il
avait rêvé de grandes réformes et désiré mettre un peu d'ordre
dans les caisses du roi de France. Adversaire de la routine - devant
laquelle du reste il se brisa - il voulut établir la liberté du
commerce et de l'industrie, abolir les corvées par tout le royaume,
supprimer les abus de la féodalité…, etc. Ses projets étaient
imbus d'une certaine indépendance, et cependant il ne put les
réaliser, justement parce que toute son économie politique et
sociale reposait sur « la réforme ». Ce qu'il ne put faire, lui,
la Révolution française le fit à peine dix ans après sa mort. Le
peuple moins instruit, moins éduqué, sut imposer par la violence,
ce qui provoqua la disgrâce de Turgot, et pourtant il est probable
que Turgot, baron de l'Aulne, noble par naissance, eût s'il avait
vécu, soutenu et défendu la monarchie contre le peuple
révolutionnaire. Et c'est l'erreur grave de tous les économistes de
chercher à vouloir confondre et associer les intérêts d'une
collectivité alors que cette collectivité est séparée à sa base
et est appelée à se diviser de plus en plus. Ce fut l'erreur de
tous les économistes du passé et c'est encore l'erreur d'un des
plus sérieux des économistes modernes : M. Charles Gide. De nos
jours plus que jamais l'économie politique et sociale du monde est
dans le marasme. Les conflits sr succèdent ; on leur trouve une
solution provisoire, momentanée, mais ils éclatent ensuite avec
plus de violence et de ténacité. La guerre entre le travail et le
capital devient de plus en plus intense, plus brutale, plus terrible
et naturellement, en connaissant les causes, les économistes,
cherchent les remèdes. L'unique remède susceptible d'assurer la
paix sociale, ils le rejettent avec dédain, bien que toutes les
méthodes basées sur le réformisme aient définitivement échoué à
leur application. Afin de calmer l'effervescence populaire on lui
propose, de temps à autre, certaines modifications dans
l'exploitation qu'il subit et c'est ainsi que, dans certaines
industries, le travailleur a une participation aux bénéfices, qu'il
lui est alloué une somme supplémentaire en raison de ses charges de
famille, que se sont créées des coopératives de consommation et de
production, etc., etc... Tous ces moyens sont restés et resteront
inefficaces et ne peuvent qu'asservir le travailleur et le river un
peu plus fortement à sa chaîne. Dans un ouvrage qu'il fit paraître
récemment, un ouvrier, H. Dubreuil, croit trouver dans ce qu'il
appelle « la République industrielle » l’apaisement à tous nos
maux. Son étude est digne d'intérêt, mais nous ne pensons pas
cependant que là soit la solution du problème, car Dubreuil veut,
lui aussi, améliorer le sort du travailleur en réformant le mode de
production. « La crise économique ne peut être résolue que par le
travail, mais ce travail ne peut être fécond que si l'ouvrier a sa
liberté. Organisons donc le travail en « commandite d'atelier »,
tel qu'il existe déjà dans l'imprimerie, et la production en sera
intensifiée ». Telle est la thèse soutenue par Dubreuil qui
déclare à l'appui de celle-ci : « Quiconque est né et a vécu
dans les couches les plus profondes de la classe ouvrière, sait
combien il est commun d'entendre affirmer qu'on aime mieux y vivre de
pain et de fromage, dans une situation indépendante, que dans un
bien-être relatif en travaillant « chez les autres » » . Il est
évident que la liberté dans le travail mettrait fin à bien des
conflits, et si une telle formule était pratiquement matérialisable
personne ne s'opposerait du moins parmi les amis sincères et dévoués
de la classe ouvrière - à l'application d'une telle méthode de
production. Mais nous la croyons irréalisable en régime capitaliste
et l'expérience nous donne raison. Comme le démontre pourtant avec
clarté Dubreuil, dans le premier chapitre de son ouvrage, le droit
au travail n'existe pas dans les sociétés modernes. Ce qu'il faut
ajouter, c'est qu'il n'existera jamais, qu'il ne peut pas exister,
tant que subsistera une parcelle de capitalisme. Le droit au travail
n'existant pas, la liberté dans le travail ne peut être que
relative, subordonnée à un nombre incalculable de facteurs d'ordres
économiques, sociaux et politiques, et l'économie politique
capitaliste - j'appelle économie politique capitaliste, celle qui
entend régler l'ordre social par voie diplomatique, c'est-à-dire en
dehors de toute action révolutionnaire - ne peut trouver pour
équilibrer un ordre troublé que des palliatifs temporaires et des
pis aller. Prenons un exemple : dans une petite ville du Sud-est de
la France, le travail était organisé de telle façon que chacun
était son propre maître. Les industriels - non pas par
philanthropie, mais parce que ce mode de production leur paraissait
avantageux -, avaient divisé leurs usines en un certain nombre
d'ateliers qu'ils sous-louaient aux travailleurs. L'industriel
fournissait l'outillage, la machinerie et le travail dont le prix
était débattu à l'avance. La plus grande, la plus large liberté
était permise, accordée à l'ouvrier, qui était en apparence son
propre maître, venait et quittait son travail à l'heure qui lui
plaisait, oeuvrait selon son bon plaisir, quatre heures ou dix heures
par jour et touchait à la livraison de son ouvrage le montant de la
somme qui lui était due. La paix la plus absolue régnait au sein de
cette communauté. Survient une catastrophe indépendante de la
volonté des « ouvriers » et des patrons : la mode des cheveux
courts pour les femmes. Or, dans la petite ville en question on ne
fabriquait que du peigne et la nouvelle mode déclenche une
perturbation sur le marché. Le manque d'ouvrage provoque l'abondance
de maind'oeuvre, et l'abondance de main-d'oeuvre la diminution du
prix du travail ainsi que le chômage. Que devient alors la liberté
du travail, alors que le droit au travail n'existe pas? Et jamais au
grand jamais, un capitaliste - ce serait sa fin – ne consentira à
employer de la main-d'oeuvre lorsque celle-ci lui est inutile.
Lorsque le phénomène est local, il est de faible importance, mais
lorsqu'il est national il provoque une énorme perturbation. Que peut
l'économie politique moderne? Pas grand-chose, rien. Le
protectionnisme a été condamné de longue date par tous les
économistes sérieux; quant au libre échangisme, il ne donne pas et
ne donnera pas les résultats que certains en attendaient. (Voir le
mot : Echange libre). Quant à ce qui concerne l'Etat, son rôle dans
tous les phénomènes économiques c'est d'assurer au capitalisme le
maximum de bénéfice et le minimum de pertes. «
L'interventionnisme, l'intrusion de l'Etat ignorant, aveugle et
brutal dans le jeu des phénomènes économiques, est une conception
rétrograde, absurde, barbare », écrit Urbain Gohier, et il a
raison ; mais où nous ne sommes plus d'accord, c'est lorsqu'il
ajoute : « L'interventionnisme, c'est proprement le socialisme. Le
mot de socialisme ne signifie rien, s'il ne désigne l'intervention
de l'Etat dans tous les faits sociaux, spécialement dans les faits
économiques ». « Mais s'il y a une excuse à l'intrusion de l'Etat
dans les phénomènes
économiques,
ce ne peut être que la nécessité de protéger les faibles, de
limiter et de réprimer l'avidité des puissants, de rétablir dans
l'enfer social une apparence de justice et d'humanité » (Urbain
Gohier : « La Révolution vient-elle? » - Le nouveau pacte de
famine). Qu'Urbain Gohier nourrisse des illusions sur la possibilité
d'un Etat indépendant et humanitaire en matière d'économie
politique et sociale, nous autres anarchistes, nous sommes fixés à
ce sujet et l'expérience russe nous suffit amplement pour affirmer
que nous ne nous trompons pas. Nous restons convaincus que seule la
disparition du capitalisme et de l'Etat peut donner naissance à une
société harmonieuse, et que l'économie politique n'est qu'un
tampon entre le capital et le travail, mais que ce tampon ne peut
être avantageux que pour le capital. Que faire alors? La Révolution?
Mais les économistes sont des pacifistes qui ont une sainte horreur
de la violence et qui voudraient que tout se passât dans le calme.
Pas tant que les Anarchistes. « Nous aussi, nous avons horreur de la
violence ; nous aussi, il nous répugne de verser du sang ; nous
aussi, nous avons l'amour ,de la paix, de la joie et du bonheur, mais
lorsqu'on a souffert de cette société, dit Jean Grave, lorsqu'on a
vu les siens souffrir de la faim, mourir d'épuisement, certains
scrupules disparaissent, et lorsque la force vous opprime, qu'il n'y
a plus que la force comme suprême argument, ceux-là qui ne
maintiennent leur tyrannie qu'à l'aide de la violence, sont mal
venus de se plaindre lorsqu'elle se retourne contre eux. Lorsque la
bête est acculée, elle voit rouge, fonce sur les assaillants,
renverse ce qui lui fait obstacle ; tant pis pour ceux qui se
trouvent sur sa route. La responsabilité première en est à ceux
qui la poussèrent au désespoir » (Jean Grave : L'Anarchie, son
but, ses moyens). Nous sommes des révolutionnaires parce que nous
voulons la liberté : liberté sociale, liberté individuelle et
liberté économique. Or, l'économie politique moderne ne peut nous
donner satisfaction, puisqu'elle prétend rechercher un terrain
d'entente entre le capital et le travail. Qu'elle poursuive ses
recherches. Que les économistes bourgeois blanchissent à la tâche,
qu'ils découvrent les apparences trompeuses qui retarderont
peut-être l'heure de l'échéance, mais quoi qu'ils disent et quoi
qu'ils fassent, la révolution viendra, entraînant avec elle le
despotisme économique et la tyrannie politique. La société
bourgeoise est puissante, elle a l'argent et avec l'argent tout
s'achète? C'est vrai. « Il est fort l'homme qui dispose de quelques
millions ; mais il est redoutable, l'homme qui n'a pas de besoins,
qui n'a pas de crainte, et qui garde une âme ferme, une pensée
lucide, l'oeil juste et la main prompte » (Urbain Gohier).Tout passe
; la bourgeoisie a vécu plus qu'elle ne vivra et avec un peu de
conscience, de raison et de courage, le peuple aura bientôt fait de
se libérer de l'étreinte qui l'oppresse. Il pourra alors organiser
son économie, librement, sans le concours des ruffians de la
politique qui ne font qu'embrouiller la solution d'un problème qu'il
serait si facile de résoudre.
-
J. CHAZOFF.
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