L'Education
et la Vie.
Certes,
j'admire fort les pédagogues de Cempuis, aussi bien Delon que Robin,
mais l'admiration n'empêche point la critique et je veux faire une
critique à leur conception de l'éducation. Ce qu'ils voulaient? Une
éducation intégrale, et « Par ce mot d'éducation intégrale,
disait Robin, nous entendons celle qui tend au développement
progressif et bien équilibré de l'être tout entier, sans lacune ni
mutilation, sans qu'aucun côté de la nature humaine soit négligé
ni systématiquement sacrifié à un autre ». Jusqu'ici, nous sommes
presque d'accord et nous le serions même tout à fait si cette
éducation harmonieuse se faisait en un milieu également harmonieux
et bien équilibré, mais dans un milieu qui ne réalise pas cet
idéal l'éducateur doit agir de telle façon que : 1° de l'action
combinée du milieu et de l'éducation résulte une éducation aussi
intégrale que possible ; 2° l'éducation rétablisse l'harmonie du
milieu (Voir précédemment : « But de l'Education et développement
mental »). Où notre désaccord est plus sérieux, c'est lorsque ces
pédagogues proclament la nécessité de l'instruction intégrale «
but et moyen de l'éducation ». Figurant l'ensemble des
connaissances humaines par un grand cercle, plaçant au centre le
point de départ ils figurent la marche de l'instruction par des
cercles, ayant tous le même centre, de plus en plus grands. Ainsi,
l'instruction intégrale est également développée dans toutes les
branches du savoir humain, elle forme un tout sans lacunes, logique,
continu, serré. A une telle instruction, j'aurai à faire des
objections de diverses natures, d'abord c'est que les connaissances
humaines ne se sont pas développées avec une si belle harmonie : il
est des sciences qui depuis des siècles ont acquis un degré relatif
de perfection, il en est d'autres qui en sont encore aujourd'hui à
leurs premiers pas. De même l'acquisition des connaissances par
l'enfant doit tenir compte du développement mental et des intérêts
de celui-ci ; l'âge des progrès en calcul est plus tardif que celui
des progrès en lecture, par exemple. Ensuite, de même qu'il y a de
multiples façons de faire un bon repas, il y a de nombreuses
manières d'assurer le développement de l'esprit. Il y a de
multiples sujets d'étude qui éveillent la curiosité, retiennent
l'attention, fournissent l'occasion d'observer, de juger, de
réfléchir. Ajoutons que ces sujets varient selon les milieux et les
individus. Ainsi, une instruction spécialisée en une certaine
mesure peut permettre de donner une éducation intégrale, alors
qu'en certaines conditions une instruction intégrale ne le peut pas.
En résumé, ce que je reproche aux pédagogues de Cempuis, c'est de
ne pas avoir tenu assez compte des réalités et de la variété des
milieux éducatifs. L'instruction et l'éducation ne doivent pas être
les mêmes pour le petit paysan que pour l'enfant des villes parce
que l'une et l'autre doivent plonger dans la vie, s'accrocher aux
intérêts des enfants et leur faire comprendre leur milieu. Il ne
s'agit point - avec des enfants du moins - de les adapter à ce
milieu, mais de les rendre capables de s'adapter à des
transformations possibles et capables aussi de coopérer à la
transformation sociale, c'est-à-dire à l'adaptation de la société
à l'idéal qu'ils se seront forgé. Au point de vue social,
l'éducateur, qui ne voit pas en la société une ennemie fatale des
individus, mais le moule dans lequel se forgent et se trempent les
individualités, a un double rôle ; il doit d'abord préparer les
enfants à la vie sociale normale et saine, il doit ensuite leur
faire observer la société telle qu'elle est, de façon qu'ils aient
un jour le désir de la changer. Préparer les enfants à la vie
sociale, à cette entraide auquel Kropotkine a consacré tout un
ouvrage, n'est pas précisément ce que fait l'école d'aujourd'hui,
où l'entraide est un défaut, où il ne faut pas aider le voisin
mais s'efforcer de le dépasser. Le régime actuel de l'école est la
concurrence. « L'histoire de la pédagogie au cours des cinq
derniers siècles présente trois phases principales : celle de la
contrainte, celle de la concurrence et celle de l'intérêt
spécifique. Ces diverses phases coexistent et se confondent »
(Wells). Hélas, beaucoup plus d'écoles restent à la première
phase que nous n'en trouvons à la dernière. Cependant, « lorsque,
dit encore Wells, règne dans un établissement le système du
tableau d'honneur, lesélèves brillants sont enchantés qu'il se
trouve parmi leurs condisciples des paresseux et des sots, qui leur
facilitent la besogne en diminuant la concurrence ; mais dans une
collectivité dont tous les membres poursuivent le même but, on ne
tolère pas les paresseux. L'action stimulante est beaucoup plus
profonde et elle va en
grandissant
». Ainsi, comme nous l'avons dit, à propos du mot Ecole, il faut,
dès que cela est possible, faire une place aux travaux scolaires
libres. Enfin, il leur faut faire observer la société actuelle dans
leur milieu d'abord : les ouvriers qui s'en vont pieds nus, toujours
courbés à travers les rangs de betteraves qu'ils sarclent et binent
; plus tard les ouvriers chargeant les lourds tombereaux, l'onglée
aux doigts ; ailleurs, les vachères qui s'en vont à travers les
prairies couvertes de rosée. « Ce qu'un homme, dit Guieysse, a le
plus de peine à connaître intelligemment, c'est sa propre vie,
tellement elle est faite de tradition et de routine, le meilleur
procédé pratique n'est pas de répandre des idées et des
connaissances extérieures et lointaines, mais de faire raisonner la
tradition par ceux qui s'y conforment, la routine par ceux qui la
suivent ».
Il
y a bien quelques parasites en tout milieu ; faisons observer aussi
le parasitisme social. Combattons aussi, par des récits ou des
lectures appropriées, l'action de ceux qui viendraient dresser les
uns contre les autres les travailleurs de l'usine et de la campagne,
de leur pays et d'ailleurs, montrons leur que, partout, il est des
hommes qui peinent et qui souffrent. Mais ne concluons pas, ne nous
mettons pas au service d'un Parti, l'éducateur qui tire des
conclusions et s'empresse de les enseigner, manque de confiance en la
valeur de ses propres conclusions ou en celle de la nature humaine.
Pour
finir, nous ne pouvons mieux faire que de citer toute une page de
Roorda : « Le rôle de l'école est d'entretenir l'idéalisme dans
l'âme humaine et, dans ce sens, son action ne peut être que
révolutionnaire. Qu'elle ait donc le courage de dire aux puissants
défenseurs de l'ordre actuel : « Ne comptez plus sur moi ! » «
Les forces conservatrices qui retardent les changements sociaux (les
changements souhaitables comme les autres), sont considérables. Les
formes, du passé sont défendues par l'hérédité, en vertu de
laquelle les enfants ressemblent à leurs parents ; par l'imitation,
qui fait que les êtres nouveaux adoptent les formules et les gestes
des anciens ; par la paresse humaine, car il faut plus d'efforts pour
innover que pour conserver ses habitudes. Le passé est protégé
par les lois et les gendarmes. Enfin, il est défendu par ceux qui
défendent l'argent et par leurs domestiques. Eh bien! Il ne faut pas
que l'éducateur vienne encore donner son coup de main à toutes ces
puissances et mette à leur service la docilité et la crédulité
des enfants. « Donnons aux enfants un élan pour la vie. Et si cet
élan doit les porter au delà du point où notre lassitude et notre
prudence nous ont fixés ; si, un jour, avec l'ardeur et la liberté
d'esprit qu'ils nous devront, ils attaquent les dogmes de notre
imparfaite sagesse, tant mieux ». (Roorda, Le Pédagogue n'aime pas
les enfants).
*
* *
-La
pratique et les étapes de l'Education.
Cette
question, dont nous avions déjà parlé à propos des mots
Coéducation et Ecole, que nous avons effleurée, dans les pages qui
précèdent, ne peut être étudiée qu'après une étude approfondie
de l'enfant, de son développement mental et physique. Nos lecteurs
voudront bien se reporter au mot Enfant, à propos duquel nous
complèterons le présent travail.
-
E. DELAUNAY
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