Chapitre
19 : Philosopher, c'est apprendre à mourir
« Parce
que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce
mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris à l’adoucir
ou à le délayer en périphrases. Au lieu de dire : « il est mort
», ils disent: « il a cessé de vivre » ou encore : « il a vécu
». Pourvu que ce soit le mot « vie » qu’ils emploient, fût-elle
passée, ils sont rassurés. Nous en avons tiré notre expression «
feu Maître Jean 1 ». »
« Puisque
nous ne savons pas où la mort nous attend, attendons-la partout.
Envisager la mort, c’est envisager la liberté. Qui a appris à
mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a rien de mal
dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en être privé n’est
pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute sujétion ou
contrainte. Paul-Emile répondit à celui que le misérable roi de
Macédoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le
faire défiler dans son triomphe : « Qu’il s’en fasse la
requête à lui-même ! ». »
« Je
suis pour l’heure dans un état tel, Dieu merci, que je puis m’en
aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit . Je
dénoue tout ce qui m’attache : mes adieux sont presque faits, sauf
pour moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus
simplement et plus complètement, et ne s’en détacha plus
universellement que je ne m’efforce de le faire. Les morts les plus
mortes sont les plus saines. »
« Je
veux qu’on agisse, et qu’on allonge les tâches de la vie autant
qu’on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter
mes choux, sans me soucier d’elle, et encore moins de mon jardin
inachevé ».
« Mais
il y a plus encore ; la nature elle-même nous tend la main et nous
encourage. S’il s’agit d’une mort courte et violente, nous
n’avons pas le temps de la craindre. Et si elle est différente, je
m’aperçois qu’au fur et à L’accoutumance à la mort mesure
que je m’enfonce dans la maladie, je me mets naturellement à
éprouver du dédain envers la vie. Je me rends compte qu’il m’est
bien plus difficile de me faire à cette acceptation de la mort quand
je suis en bonne santé que quand je vais mal. Et comme je ne tiens
plus autant aux agréments de la vie dès lors que je commence à en
perdre l’usage et n’en éprouve plus de plaisir, je trouve de ce
fait la mort beaucoup moins effrayante. »
« Aussi
ne sentons-nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce
qui est véritablement une mort plus cruelle que n’est la mort
complète d’une vie languissante, et que n’est la mort de la
vieillesse ; car le saut du mal-être au non-être n’est pas aussi
grand que celui d’un être doux et florissant à un état pénible
et douloureux. Ainsi l’âme devient-elle maîtresse de ses passions
et de ses concupiscences, elle domine le besoin1, la honte, la
pauvreté et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet
avantage si nous le pouvons : c’est la vraie et souveraine liberté,
celle qui nous permet de braver la force, l’injustice, et de nous
moquer des prisons et des chaînes. »
« Notre
religion n’a pas eu de fondement humain plus sûr que le mépris de
la vie. La raison elle-même nous y conduit : pourquoi redouter de
perdre une chose qui une fois perdue ne peut plus être regrettée?
Mais de plus, puisque nous sommes menacés de tant de sortes de mort,
ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes?
Qu’est-ce que cela peut bien nous faire de savoir quand elle
arrivera, puisqu’elle est inévitable? A celui qui disait `a
Socrate : « Les trente tyrans t’ont condamné à mort », il
répondit : « Eux, c’est la nature. » »
« Qu’il
est sot de nous tourmenter à propos du moment où nous serons
dispensés de tout tourment ! C’est par notre naissance que toutes
choses sont nées ; de même la mort fera mourir toutes choses. Il
est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent
ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La
mort est l’origine d’une autre vie. Il nous en coûta d’entrer
en celle-ci et nous en avons pleur´e. Car nous avons dû dépouiller
notre ancien voile en y entrant. »
«
Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie, c’est à ses
dépens. L’ouvrage continuel de votre vie, c’est de bâtir la
mort. Vous êtes dans la mort pendant que vous êtes en vie, puisque
vous êtes au-delà de la mort quand vous n’êtes plus en vie. Ou,
si vous préférez ainsi : vous êtes mort 1 après la vie, mais
pendant la vie même, vous êtes mourant ; et la mort affecte bien
plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus
profondément. Si vous avez tiré profit de la vie, vous devez en
être repu, allez vous-en satisfait ».
«
Faites de la place aux autres, comme les autres en ont fait pour
vous. L’égalité est le fondement de l'équité. Qui peut se
plaindre d’être inclus dans un tout où tout le monde est inclus ?
Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel
vous serez mort : cela n’est rien en regard de lui. Vous serez dans
cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort
en nourrice : Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux, La
mort n’en restera pas moins éternelle ».
« Ne
sais-tu pas que la mort ne laissera
Aucun
autre toi-même, vivant et debout,
déplorer
sa propre perte? »
« Tous
les jours mènent à la mort : le dernier y parvient. »
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