Actualiser
le Communisme Chapitre IV A contre courant aout 2010
B)
La question du projet.
Par
projet, j'entends ici quelque chose de plus vaste mais aussi de moins
déterminé (précis) que la classique notion de programme. Disons
qu'il s'agit d'un ensemble d'objectifs de lutte qu'il faut se
proposer de poursuivre. J'en retiendrai trois ici :
Travailler
tous, travailler moins, travailler autrement, les trois aspects de
cet objectif étant indissociables.
L'enjeu
est ici triple :
-
En premier lieu, en luttant contre la fragmentation mortelle du
prolétariat engendrée par le chômage et la précarité, il s'agit
de reconstituer l'unité et l'identité de la classe dans et
par la participation de tous ses membres au procès de travail et de
production.
-
En second lieu, il s'agit de tirer parti des immenses possibilités
qu'ouvré l'automatisation du travail, que ce soit en termes de
réduction du temps de travail (sur la journée, la semaine, l'année
ou l'existence entière) ; ou de requalification de la force de
travail de l'immense masse des travailleurs dans la perspective d'un
dépassement de la division en tre travail manuel (ou d'exécution)
et travail intellectuel (de direction, d'organisation et de
conception), que la réduction du temps de travail rendra par
ailleurs possible.
-
En troisième lieu, et plus fondamentalement encore, en poussant
l'automation des procès de travail à bout par la réduction
continue du temps de travail, il s'agit à la fois d'ouvrir la
perspective d'un dépassement du système de production régi par la
loi de la valeur ; et de réaliser, en définitive, le vieux rêve
humain de la "fin du travail", de d'abolition du "règne
de la nécessité", tâche en même temps que condition du
communisme. Rêve que le capitalisme pervertit pour l'instant en
cauchemar sous la forme du développement massif du chômage et de la
précarité.
2.
L'institution d'un revenu social garanti. Ce revenu doit être assuré
à tout individu en contrepartie de sa participation au procès
social de production. Cette institution est
doublement
nécessaire :
-Dans
l'immédiat, il s'agit de lutter contre la marginalisation, voire
l'exclusion sociale, dont sont victimes les chômeurs de longue durée
; et contre la précarité des conditions d'existence qu'impliquent
les formes "atypiques" d'emploi : travail à temps partiel,
contrat à durée déterminée, missions d'intérim. En un mot : tous
les membres de la "surpopulation relative". -A plus
long terme, il s'agit de déconnecter le revenu de la durée du
travail, dès lors que celle-ci ira diminuant et prendra la forme
d'une participation irrégulière au procès social de production.
L'institution d'un tel revenu social garanti procédera d'une
extension de la socialisation du revenu déjà initié par le
capital dans le cadre du salariat, sous forme du salaire indirect.
Elle prendra tout simple ment acte du degré de socialisation de la
production et du degré de substitution du travail mort au travail
vivant, autre ment dit du degré de développement des forces
productives de la société, désormais en mesure de garantir à l'en
semble de ses membres la couverture de ses besoins au moins les plus
élémentaires.
Ce
revenu social ne sera donc plus mesuré par la quantité de travail
fourni par l'individu (comme dans la production marchande simple), ni
même par les exigences de la reproduction de sa force de travail
(comme dans le régime du salariat - en ce sens, il ne s'agirait donc
plus d'un salaire), ni a fortiori par le minimum nécessaire à
la survie (comme dans les différentes formules actuelles de revenu
minimum), mais par le degré de développement de la productivité du
travail social tout entier. En un mot, il s'agit d'instituer comme
règle de répartition du fonds social de consommation le principe
communiste "de chacun selon ses capacités, à chacun selon
ses besoins". Le droit de chacun à un tel revenu doit être
conçu comme la contrepartie de sa participation au procès social de
production, de son devoir de prendre sa part de l'effort collectif en
vue d'assurer les conditions matérielles et institutionnelles de la
reproduction de !a société.
3.
Exiger un emploi pour tous tout en permettant de chacun de
travailler moins, comme exiger un droit inaliénable pour chacun de
puiser (sous certaines conditions) dans le fonds commun social des
moyens de consommation individuels ou collectifs, conduit à
réorienter la production sociale : à produire autrement et
autre chose. L'enjeu est ici encore double :
-
Il s'agit, d'une part, de rompre avec la logique du productivisme
inhérent à l'économie capitaliste, dont les dégâts
écologiques et sociaux sont aujourd'hui patents et considérables,
comme j'ai eu l'occasion de le signaler.
-
Il s'agit, d'autre part, d'avancer sur la voie d'une maîtrise de
ses propres forces productives par l'ensemble de la société (et
d'abord par les producteurs), aujourd'hui aliénées par le mouvement
du capital.
Autrement
dit, il s'agit pour le mouvement ouvrier de cesser de ne s'intéresser
qu'à la manière de répartir la richesse produite, pour se
mêler de près de toutes les questions concernant les manières de
produire et de consommer cette richesse, donc de tout
ce qui concerne le contenu et le sens même de l'acte de production.
A lui de défendre une réorganisation et une réorientation de cet
acte en fonction d'exigences :
-
d'ordre écologique : pour préserver les conditions naturelles
d'existence de l'espèce humaine ;
-
d'économie de travail : pour reproduire les forces productives de la
société au moindre coût en termes de temps de travail et d'usure
de la force de travail ;
-
d'utilité sociale : il s'agit de déterminer par une procédure
démocratique, ouverte aux usagers et consommateurs comme aux
producteurs, les besoins individuels et sociaux à satisfaire en
priorité ;
-
d'ordre organisationnel : il s'agit de favoriser le processus de
déconcentration et de décentralisation de l'appareil productif, de
manière à en rendre possible l'autogestion par les producteurs, les
populations avoisinantes et les consommateurs ;
-
de coopération internationale : il s'agit de privilégier le
développement des modes de produire et de consommer qui, non
seulement ne constituent pas une entrave, mais encore créent des
conditions favorables au développement de l'ensemble des peuples et
nations de la Terre.
C)
La question du trajet.
Pour
conclure, je dirai quelques mots de la manière dont ces luttes
doivent être menées, de la perspective stratégique dans laquelle
elles s'inscrivent.
Pour
des raisons multiples sur lesquelles je ne peux pas revenir ici, je
propose que cette perspective tourne le dos à la stratégie
étatique, voire étatiste, que le modèle dominant du mouvement
ouvrier a suivi depuis la fin du siècle dernier. La réalisation des
objectifs précédents nécessitent au contraire la construction de
ce que j'appelle des contre-pouvoirs, c'est-à-dire des
structures capables tout à la fois :
-
d'impulser des pratiques alternatives, en rupture (à des
degrés divers) avec ces deux médiations majeures de l'organisation
capitaliste de la société que sont le marché et l'Etat (exemples :
un plan alternatif d'embauché, un contre-plan de production ou
d'organisation d'un service public) ;
-
de servir de "noeuds" dans les réseaux militants, donc
de passerelles entre l'ensemble des organisations (associations,
syndicats, mouvements sociaux spécifiques, organisations politiques)
opérant sur un territoire donné (commune, "bassin",
région, etc.). Les Bourses du Travail du début du siècle en
fournissent un exemple sous ce rapport ;
-
de se fédérer de manière à étendre continûment le champ
de la dissidence sociale par rapport au marché et à l'Etat ;
- de préparer l'inévitable affronte ment violent avec les Etats, par un incessant travail d'auto-organisation de la société destiné à les délégitimer, à les court-circuiter, à les neutraliser.
2.
C'est sur la base de la constitution de tels contre-pouvoirs, d'abord
locaux et partiels, puis de leur fédération progressive en un
contre-pouvoir à l'échelle de la société toute entière et de
l'ensemble des activités sociales, que l'on peut espérer initier
des pratiques de réappropriation, par les masses populaires, de la
gestion de l'ensemble des affaires collectives, ce qui n'est pas
autre chose en définitive que le communisme tel que je l'ai défini
plus haut. Dans une telle stratégie de contre-pouvoir, on peut
distinguer en gros trois étapes.
1ère
étape : elle se caractérise par des pratiques partielles et
locales de contre-pouvoir. Celles-ci peuvent prendre appui sur
:
-
l'autogestion par les travailleurs de leurs luttes, dans le
travail aussi bien qu'hors du travail, permettant leur
auto-organisation progressive en réseaux autonomes fédérant des
collectifs de base (dans les entreprise, les quartiers, les
localités) ;
-
le déploiement de "logiques alternatives", dans le
travail aussi bien qu'hors du travail, opposées à la logique
capitaliste.
Ces
logiques se développeront sous la forme de projets alternatifs (ou
contre-projets) élaborés, imposés et mis en oeuvre par les
travailleurs euxmêmes, allant dans le sens d'une réappropriation de
leurs conditions sociales d'existence et plus largement de la prise
en charge de l'ensemble de la praxis sociale. On veillera à ce que
ces projets ne visent pas à améliorer seulement la situation
immédiate des travailleurs, mais aussi le rapport de forces global
en leur faveur.
2e
étape : elle se caractérise par la multiplication et la
coordination de ces pratiques de contre-pouvoir, donc par leur
extension à plus vaste échelle (celle de branches entières, ou
de "bassins d'emploi", de régions, voire de nations ou de
groupes de nations). Le contre pouvoir prolétarien s'affirme alors
progressivement comme une force sociale et politique au niveau de la
société entière, capable non seulement d'imposer à la classe
dominante des transformations sociales majeures (des réformes
"radicales") mais encore de rendre crédible la perspective
d'une "rupture" avec le capitalisme, en renversant le
rapport de forces en faveur du prolétariat. A travers ce processus,
le prolétariat doit chercher à se constituer en société
alternative ou contre-société (et non plus seulement en
contre-Etat, comme dans le modèle social-démocrate du mouvement
ouvrier), en élargissant sans cesse les "espaces de liberté"
ainsi conquis dans et contre la société capitaliste,
en prenant appui en particulier sur l'existence de réseaux denses de
coopératives de production et de consommation, sur des mouvements
sociaux gérant des pans entiers de la vie économique et sociale
(par exemple les équipements collectifs et les services publics),
sur des associations favorisant une expression culturelle autonome du
prolétariat, tous donnant l'exemple de ce que peut être une société
s'auto-organisant et s'autogérant. H se crée ainsi progressivement
une situation de double pouvoir au sein de la société : en
face du pouvoir séparé du capital, et notamment de l'Etat, se
dresse désormais le contre-pouvoir prolétarien né de la
réappropriation et de la gestion démocratique de certains au moins
des rouages de la vie sociale. Situation en définitive instable et
transitoire, qui ne peut déboucher que sur une crise
révolutionnaire... ou sur une contre- révolution, dans la mesure où
elle pose très concrètement la question générale du pouvoir au
sein de la société.
3e
étape : Cette situation de double pouvoir fait apparaître ce
qui reste de pouvoir capitaliste, et d'abord l'appareil d'Etat, comme
un obstacle essentiel à la réalisation des projets et des
aspirations populaires, donc comme un obstacle à abattre. Et
réciproquement, le contrepouvoir prolétarien est devenu pour la
classe dominante une menace mortelle. Dès lors, l'affrontement
violent entre eux est devenu inévitable. Et seul un pareil
affrontement peut parachever le processus révolutionnaire.
La
"rupture" révolutionnaire est ainsi le moment où le
contre-pouvoir prolétarien parvient à démanteler l'appareil d'Etat
pour se substituer à lui dans la gestion générale de la société.
Cette "rupture" avec le capitalisme aura été préparée
par une lente et patiente reconquête par les forces prolétariennes
de la maîtrise sur leurs conditions sociales d'existence, dans le
travail aussi bien qu'hors du travail ; par un long et sans doute
difficile apprentissage de l'autoorganisation dans les luttes, de la
démocratie directe, de l'autogestion de la vie sociale ; par un
processus ininterrompu d'"expérimentation sociale", avec
ce qu'il implique de tâtonnements, d'essais et d'erreurs rectifiés,
permettant l'enrichissement de la conscience de classe, le
renforcement du désir d'autonomie individuelle et collective ainsi
que de la conviction de la possibilité de fonder sur cette dernière
une réorganisation globale de la société. En un mot, la "rupture"
avec le capitalisme aura ainsi été précédée et préparée par la
maturation d'un contre-pouvoir prolétarien, se renforçant, tant
objectivement que subjectivement, au rythme des concessions,
réformes, ruptures partielles obtenues par ses luttes contre le
pouvoir capitaliste. Et l'on saisit aussitôt que cette "rupture"
révolutionnaire n'a rien à voir avec l'action putschiste d'une
minorité de "révolutionnaires professionnels"
s'autoproclamant et s'auto-instituant en direction du processus
révolutionnaire, dans un rapport "substitutiste" aux
masses. Elle est au contraire l'acte qui couronne la réappropriation
collective par les travailleurs de la capacité à diriger et
organiser la société, au terme d'un processus qui aura vu se
développer de pair leur pouvoir, leur autonomie et leur conscience.
Alain
BIHR
23
J'ai cependant développé certaines d'entre elles dans la troisième
partie de Du "Grand Soir" à "l'alternative".
FIN
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