lundi 10 décembre 2018

A Contre-Courant Aout 2001


Actualiser le Communisme Chapitre IV A contre courant aout 2010

B) La question du projet.
Par projet, j'entends ici quelque chose de plus vaste mais aussi de moins déterminé (précis) que la classique notion de programme. Disons qu'il s'agit d'un ensemble d'objectifs de lutte qu'il faut se proposer de poursuivre. J'en retiendrai trois ici :
Travailler tous, travailler moins, travailler autrement, les trois aspects de cet objectif étant indissociables.
L'enjeu est ici triple :
- En premier lieu, en luttant contre la fragmentation mortelle du prolétariat engendrée par le chômage et la précarité, il s'agit de reconstituer l'unité et l'identité de la classe dans et par la participation de tous ses membres au procès de travail et de production.
- En second lieu, il s'agit de tirer parti des immenses possibilités qu'ouvré l'automatisation du travail, que ce soit en termes de réduction du temps de travail (sur la journée, la semaine, l'année ou l'existence entière) ; ou de requalification de la force de travail de l'immense masse des travailleurs dans la perspective d'un dépassement de la division en tre travail manuel (ou d'exécution) et travail intellectuel (de direction, d'organisation et de conception), que la réduction du temps de travail rendra par ailleurs possible.
- En troisième lieu, et plus fondamentalement encore, en poussant l'automation des procès de travail à bout par la réduction continue du temps de travail, il s'agit à la fois d'ouvrir la perspective d'un dépassement du système de production régi par la loi de la valeur ; et de réaliser, en définitive, le vieux rêve humain de la "fin du travail", de d'abolition du "règne de la nécessité", tâche en même temps que condition du communisme. Rêve que le capitalisme pervertit pour l'instant en cauchemar sous la forme du développement massif du chômage et de la précarité.
2. L'institution d'un revenu social garanti. Ce revenu doit être assuré à tout individu en contrepartie de sa participation au procès social de production. Cette institution est
doublement nécessaire :
-Dans l'immédiat, il s'agit de lutter contre la marginalisation, voire l'exclusion sociale, dont sont victimes les chômeurs de longue durée ; et contre la précarité des conditions d'existence qu'impliquent les formes "atypiques" d'emploi : travail à temps partiel, contrat à durée déterminée, missions d'intérim. En un mot : tous les membres de la "surpopulation relative". -A plus long terme, il s'agit de déconnecter le revenu de la durée du travail, dès lors que celle-ci ira diminuant et prendra la forme d'une participation irrégulière au procès social de production. L'institution d'un tel revenu social garanti procédera d'une extension de la socialisation du revenu déjà initié par le capital dans le cadre du salariat, sous forme du salaire indirect. Elle prendra tout simple ment acte du degré de socialisation de la production et du degré de substitution du travail mort au travail vivant, autre ment dit du degré de développement des forces productives de la société, désormais en mesure de garantir à l'en semble de ses membres la couverture de ses besoins au moins les plus élémentaires.
Ce revenu social ne sera donc plus mesuré par la quantité de travail fourni par l'individu (comme dans la production marchande simple), ni même par les exigences de la reproduction de sa force de travail (comme dans le régime du salariat - en ce sens, il ne s'agirait donc plus d'un salaire), ni a fortiori par le minimum nécessaire à la survie (comme dans les différentes formules actuelles de revenu minimum), mais par le degré de développement de la productivité du travail social tout entier. En un mot, il s'agit d'instituer comme règle de répartition du fonds social de consommation le principe communiste "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Le droit de chacun à un tel revenu doit être conçu comme la contrepartie de sa participation au procès social de production, de son devoir de prendre sa part de l'effort collectif en vue d'assurer les conditions matérielles et institutionnelles de la reproduction de !a société.

3. Exiger un emploi pour tous tout en permettant de chacun de travailler moins, comme exiger un droit inaliénable pour chacun de puiser (sous certaines conditions) dans le fonds commun social des moyens de consommation individuels ou collectifs, conduit à réorienter la production sociale : à produire autrement et autre chose. L'enjeu est ici encore double :
- Il s'agit, d'une part, de rompre avec la logique du productivisme inhérent à l'économie capitaliste, dont les dégâts écologiques et sociaux sont aujourd'hui patents et considérables, comme j'ai eu l'occasion de le signaler.
- Il s'agit, d'autre part, d'avancer sur la voie d'une maîtrise de ses propres forces productives par l'ensemble de la société (et d'abord par les producteurs), aujourd'hui aliénées par le mouvement du capital.
Autrement dit, il s'agit pour le mouvement ouvrier de cesser de ne s'intéresser qu'à la manière de répartir la richesse produite, pour se mêler de près de toutes les questions concernant les manières de produire et de consommer cette richesse, donc de tout ce qui concerne le contenu et le sens même de l'acte de production. A lui de défendre une réorganisation et une réorientation de cet acte en fonction d'exigences :
- d'ordre écologique : pour préserver les conditions naturelles d'existence de l'espèce humaine ;
- d'économie de travail : pour reproduire les forces productives de la société au moindre coût en termes de temps de travail et d'usure de la force de travail ;
- d'utilité sociale : il s'agit de déterminer par une procédure démocratique, ouverte aux usagers et consommateurs comme aux producteurs, les besoins individuels et sociaux à satisfaire en priorité ;
- d'ordre organisationnel : il s'agit de favoriser le processus de déconcentration et de décentralisation de l'appareil productif, de manière à en rendre possible l'autogestion par les producteurs, les populations avoisinantes et les consommateurs ;
- de coopération internationale : il s'agit de privilégier le développement des modes de produire et de consommer qui, non seulement ne constituent pas une entrave, mais encore créent des conditions favorables au développement de l'ensemble des peuples et nations de la Terre.
C) La question du trajet.
Pour conclure, je dirai quelques mots de la manière dont ces luttes doivent être menées, de la perspective stratégique dans laquelle elles s'inscrivent.
Pour des raisons multiples sur lesquelles je ne peux pas revenir ici, je propose que cette perspective tourne le dos à la stratégie étatique, voire étatiste, que le modèle dominant du mouvement ouvrier a suivi depuis la fin du siècle dernier. La réalisation des objectifs précédents nécessitent au contraire la construction de ce que j'appelle des contre-pouvoirs, c'est-à-dire des structures capables tout à la fois :
- d'impulser des pratiques alternatives, en rupture (à des degrés divers) avec ces deux médiations majeures de l'organisation capitaliste de la société que sont le marché et l'Etat (exemples : un plan alternatif d'embauché, un contre-plan de production ou d'organisation d'un service public) ;
- de servir de "noeuds" dans les réseaux militants, donc de passerelles entre l'ensemble des organisations (associations, syndicats, mouvements sociaux spécifiques, organisations politiques) opérant sur un territoire donné (commune, "bassin", région, etc.). Les Bourses du Travail du début du siècle en fournissent un exemple sous ce rapport ;
- de se fédérer de manière à étendre continûment le champ de la dissidence sociale par rapport au marché et à l'Etat ;
  • de préparer l'inévitable affronte ment violent avec les Etats, par un incessant travail d'auto-organisation de la société destiné à les délégitimer, à les court-circuiter, à les neutraliser.
2. C'est sur la base de la constitution de tels contre-pouvoirs, d'abord locaux et partiels, puis de leur fédération progressive en un contre-pouvoir à l'échelle de la société toute entière et de l'ensemble des activités sociales, que l'on peut espérer initier des pratiques de réappropriation, par les masses populaires, de la gestion de l'ensemble des affaires collectives, ce qui n'est pas autre chose en définitive que le communisme tel que je l'ai défini plus haut. Dans une telle stratégie de contre-pouvoir, on peut distinguer en gros trois étapes.
1ère étape : elle se caractérise par des pratiques partielles et locales de contre-pouvoir. Celles-ci peuvent prendre appui sur :
- l'autogestion par les travailleurs de leurs luttes, dans le travail aussi bien qu'hors du travail, permettant leur auto-organisation progressive en réseaux autonomes fédérant des collectifs de base (dans les entreprise, les quartiers, les localités) ;
- le déploiement de "logiques alternatives", dans le travail aussi bien qu'hors du travail, opposées à la logique capitaliste.
Ces logiques se développeront sous la forme de projets alternatifs (ou contre-projets) élaborés, imposés et mis en oeuvre par les travailleurs euxmêmes, allant dans le sens d'une réappropriation de leurs conditions sociales d'existence et plus largement de la prise en charge de l'ensemble de la praxis sociale. On veillera à ce que ces projets ne visent pas à améliorer seulement la situation immédiate des travailleurs, mais aussi le rapport de forces global en leur faveur.
2e étape : elle se caractérise par la multiplication et la coordination de ces pratiques de contre-pouvoir, donc par leur extension à plus vaste échelle (celle de branches entières, ou de "bassins d'emploi", de régions, voire de nations ou de groupes de nations). Le contre pouvoir prolétarien s'affirme alors progressivement comme une force sociale et politique au niveau de la société entière, capable non seulement d'imposer à la classe dominante des transformations sociales majeures (des réformes "radicales") mais encore de rendre crédible la perspective d'une "rupture" avec le capitalisme, en renversant le rapport de forces en faveur du prolétariat. A travers ce processus, le prolétariat doit chercher à se constituer en société alternative ou contre-société (et non plus seulement en contre-Etat, comme dans le modèle social-démocrate du mouvement ouvrier), en élargissant sans cesse les "espaces de liberté" ainsi conquis dans et contre la société capitaliste, en prenant appui en particulier sur l'existence de réseaux denses de coopératives de production et de consommation, sur des mouvements sociaux gérant des pans entiers de la vie économique et sociale (par exemple les équipements collectifs et les services publics), sur des associations favorisant une expression culturelle autonome du prolétariat, tous donnant l'exemple de ce que peut être une société s'auto-organisant et s'autogérant. H se crée ainsi progressivement une situation de double pouvoir au sein de la société : en face du pouvoir séparé du capital, et notamment de l'Etat, se dresse désormais le contre-pouvoir prolétarien né de la réappropriation et de la gestion démocratique de certains au moins des rouages de la vie sociale. Situation en définitive instable et transitoire, qui ne peut déboucher que sur une crise révolutionnaire... ou sur une contre- révolution, dans la mesure où elle pose très concrètement la question générale du pouvoir au sein de la société.
3e étape : Cette situation de double pouvoir fait apparaître ce qui reste de pouvoir capitaliste, et d'abord l'appareil d'Etat, comme un obstacle essentiel à la réalisation des projets et des aspirations populaires, donc comme un obstacle à abattre. Et réciproquement, le contrepouvoir prolétarien est devenu pour la classe dominante une menace mortelle. Dès lors, l'affrontement violent entre eux est devenu inévitable. Et seul un pareil affrontement peut parachever le processus révolutionnaire.
La "rupture" révolutionnaire est ainsi le moment où le contre-pouvoir prolétarien parvient à démanteler l'appareil d'Etat pour se substituer à lui dans la gestion générale de la société. Cette "rupture" avec le capitalisme aura été préparée par une lente et patiente reconquête par les forces prolétariennes de la maîtrise sur leurs conditions sociales d'existence, dans le travail aussi bien qu'hors du travail ; par un long et sans doute difficile apprentissage de l'autoorganisation dans les luttes, de la démocratie directe, de l'autogestion de la vie sociale ; par un processus ininterrompu d'"expérimentation sociale", avec ce qu'il implique de tâtonnements, d'essais et d'erreurs rectifiés, permettant l'enrichissement de la conscience de classe, le renforcement du désir d'autonomie individuelle et collective ainsi que de la conviction de la possibilité de fonder sur cette dernière une réorganisation globale de la société. En un mot, la "rupture" avec le capitalisme aura ainsi été précédée et préparée par la maturation d'un contre-pouvoir prolétarien, se renforçant, tant objectivement que subjectivement, au rythme des concessions, réformes, ruptures partielles obtenues par ses luttes contre le pouvoir capitaliste. Et l'on saisit aussitôt que cette "rupture" révolutionnaire n'a rien à voir avec l'action putschiste d'une minorité de "révolutionnaires professionnels" s'autoproclamant et s'auto-instituant en direction du processus révolutionnaire, dans un rapport "substitutiste" aux masses. Elle est au contraire l'acte qui couronne la réappropriation collective par les travailleurs de la capacité à diriger et organiser la société, au terme d'un processus qui aura vu se développer de pair leur pouvoir, leur autonomie et leur conscience.
Alain BIHR
23 J'ai cependant développé certaines d'entre elles dans la troisième partie de Du "Grand Soir" à "l'alternative".
FIN


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