Hommes/femmes : l'introuvable égalité
Qui
tente de dresser un bilan des avantages et des inconvénients
du mariage, de ses bénéfices et de ses coûts pour ses
protagonistes, ne peut que constater en définitive que le mariage
demeure un des principaux facteurs d'inégalité entre hommes et
femmes. En gros, tandis que les hommes ont beaucoup à y gagner et
peu à y perdre, les femmes ont peu à y gagner et beaucoup à y
perdre1. Les hommes ont beaucoup à y gagner : en prenant épouse,
ils engagent en quelque sorte une fidèle auxiliaire qui non
seulement les déchargent, presque toujours, de l'essentiel du
travail domestique mais encore, bien souvent, leur apporte un
précieux soutien financier, administratif, relationnel et affectif,
ce qui leur permettra de s'investir professionnellement et de faire
carrière, donc de s'élever dans la hiérarchie sociale. En se
mariant, un homme s'assure donc la possibilité de valoriser ses
ressources sociales initiales sur le plan professionnel. Dominant son
épouse sur la scène familiale, il la dominera aussi le plus souvent
sur la scène sociale. Le peu que les hommes ont à perdre au mariage
tient au revers de cette brillante médaille : mariés, pères de
famille, ils sont aussi tenus de réussir, en tout cas de tenir au
moins leur rang, la pression sociale et familiale ne leur laissant
que peu la possibilité de céder à la tentation de l'insouciance,
de la "bohème" et de la "vie facile", voire de
la médiocrité, à laquelle peuvent plus volontiers se laisser aller
les célibataires. Les femmes, à l'inverse, ont beaucoup à perdre
au mariage. En se mariant, elles s'obligent presque toujours au rôle
ingrat de la "fée du logis" chargée de la quasi
totalité des tâches ménagères et de l'essentiel de l'éducation
des enfants. De ce fait, il leur faudra renoncer le plus souvent à
leurs ambitions professionnelles, voire à toute activité
professionnelle. Par leur sous-investissement professionnel, a
fortiori par leur désinvestissement, elles laissent se
dévaluer leurs éventuels titres scolaires et se dégrader leur
position relative au sein de la division sociale du travail. Dominées
au sein des relations conjugales par leur mari, elles le seront aussi
par lui au sein de la hiérarchie sociale. Le peu qu'une femme
peut gagner au mariage tient précisément à la possibilité
de s'élever socialement par ce biais: de faire un "beau
mariage" avec un homme mieux doté qu'elle qui, de surcroît,
grâce à l'aide qu'elle lui apportera, pourra encore s'élever
socialement, l'entraînant dans son ascension sociale. Possibilité
cependant limitée, et dont le prix à payer est bien lourd en termes
d'aliénation de son autonomie individuelle et de dépendance.
Dépendance double d'ailleurs, puisque à la dépendance immédiate à
l'égard du mari s'adjoint une dépendance plus large à l'égard du
mariage : en cas de divorce ou de veuvage, la femme ne conservera
alors sa position sociale qu'à la condition de se remarier. Cette
inégalité entre hommes et femmes quant au contenu et quant à la
portée de l'expérience matrimoniale peut encore se saisir
autrement. Deux voies s'ouvrent à une femme comme à un homme pour
valoriser leurs ressources respectives (héritées et/ou acquises),
pour en obtenir le meilleur rendement en termes de position au sein
de la hiérarchie sociale : la voie directe de leur placement sur le
marché du travail, la voie indirecte de leur placement
sur
le marché matrimonial, la valorisation des ressources d'un individu
s'effectuant alors par l'intermédiaire de celle du conjoint. De ce
qui précède, il résulte clairement que, pour un homme, non
seulement il n'y a pas incompatibilité entre les deux voies, mais
qu'elles sont même complémentaires : en se mariant, un homme
améliore ses possibilités de valorisation directe de ses ressources
propres et les améliore d'autant plus que celles de son épouse sont
importantes. Il n'en va pas de même pour une femme : entre la
valorisation directe et la valorisation indirecte, il y a
contradiction, du fait de l'inégalité régnant au sein des rapports
conjugaux. Mariée, une femme doit le plus souvent renoncer, en tout
ou en partie, à ses propres ambitions socioprofessionnelles au
bénéfice de celles de son mari ; et ce renoncement est d'autant
plus important que les ambitions de son mari sont élevées.
Autrement dit, la valorisation directe
qu'elle pourra obtenir de ses ressources propres sera d'autant
plus compromise que leur valorisation indirecte, à travers la
réussite socioprofessionnelle de son mari, sera élevée. La perte
sur un tableau est en quelque sorte proportionnelle au gain réalisé
sur l'autre. Ce dont les femmes qui ont privilégié la valorisation
indirecte ne se rendent compte qu'au moment de la dissolution de
l'union conjugale: divorcée ou veuve, il leur faut tenter à nouveau
une valorisation directe dans des conditions dégradées par le
privilège antérieurement accordée à la valorisation indirecte par
le mari. Dès lors, il faudra toujours à une femme choisir entre
l'une et l'autre voie. En définitive, laquelle est la plus
profitable pour une femme? Si l'on s'en tient à une stricte
évaluation monétaire, il semblerait que la valorisation indirecte
soit,
plus
rentable que la valorisation directe : vu l'inégalité entre
hommes et femmes sur le marché du travail (inégalités d'accès aux
différentes positions hiérarchiques de la division du travail, à
diplôme égal, d'où inégalités de rémunération) et les
"économies d'échelle" que réalise la mise en
ménage pour chacun des conjoints, les femmes obtiennent
généralement un meilleur rendement de leurs ressources (un meilleur
niveau de vie) en se mariant qu'en restant
célibataires. Mais c'est oublier, d'une part, que l'inégalité
entre hommes et femmes sur le marché du travail résulte, en bonne
partie, de l'inégalité au sein des rapports matrimoniaux; d'autre
part et surtout, le prix que paie la femme en privilégiant la voie
indirecte sur la voie directe: celui de son assignation à l'univers
domestique, celui plus largement de sa dépendance, de l'aliénation
de son autonomie individuelle. Car l'association conjugale, dans
laquelle la femme est censée bénéficier des avantages acquis et
conquis par son mari grâce à son aide multiforme, est une
association fort inégale. Dès lors, la question précédente n'a
plus guère de sens (la liberté a-t-elle un "prix" ?),
elle engage en fait un choix d'existence, un conflit de valeurs,
ainsi que l'ont manifesté précisément les mouvements féministes
dénonçant le "coût de la vie conjugale et familiale pour les
femmes. Notre bilan du mariage apparaît plus négatif pour les
femmes que celui, plus équilibré, dressé par François de SINGLY.
Dans Fortune et infortune de la femme mariée2, il insiste sur
l'ambivalence fondamentale des effets du mariage sur les ressources
féminines : tandis que la valeur professionnelle de la femme mariée
se dégrade, sa valeur maritale reste intacte voire s'améliore (du
fait notamment du maintien de ses ressources culturelles et
relationnelles), la femme parvenant le plus souvent, en cas de
divorce ou de veuvage, à replacer ses ressources sur le marché
matrimonial sans que celles ci ne se dégradent. Mais il doit
lui-même reconnaître que ce bilan n'est équilibré qu'en apparence
: "Une femme au foyer mariée à un cadre supérieur
ne peut prétendre à ce titre occuper une position de cadre
supérieur, alors qu'une femme cadre supérieur peut davantage
revendiquer un homme cadre supérieur sur le marché du mariage. La
valorisation indirecte par le mari est moins susceptible que la
valorisation directe par le travail d'une conversion en une autre
espèce de capital. Le chemin qui mène d'une reconnaissance sociale
des richesses par l'activité salariée à la
reconnaissance par le choix du conjoint semble plus praticable, pour
une femme, que le chemin assurant le parcours inverse. La
valorisation directe par le travail et la valorisation
indirecte par le mari sont donc hiérarchisables selon un critère de
transférabilité. " C'est bien pourquoi la valorisation
indirecte des ressources de la
femme par le mariage se paie, surtout lorsqu'elle est
exclusive de l'autre forme de valorisation, du prix de sa dépendance
permanente à l'égard de l'institution du mariage (en plus du prix
de sa dépendance à l'égard de ses maris successifs) : ce n'est
qu'à la condition de pouvoir se remarier en cas de divorce ou de
veuvage, qu'une femme, qui n'a obtenu la reconnaissance de sa valeur
sociale que par le mariage, peut conserver cette valeur. Or il faut
se souvenir des obstacles importants qui se dressent sur la voie du
remariage de la femme divorcée ou veuve, obstacles que négligent de
signaler ici de SINGLy et qui font pencher un peu plus encore la
balance du côté de la valorisation directe. Il résulte de tout ce
qui précède que les femmes n'ont en gros pas intérêt au mariage
alors que les hommes y ont, au contraire, toujours intérêt. On
comprend aussi alors pourquoi plus une femme possède de ressources
propres (une origine sociale élevée, un bon niveau de formation,
une position socioprofessionnelle enviable, une fortune ou un nom),
plus elle a tendance à fuir le mariage, ou du moins à ne s'engager
dans des relations conjugales que conditionnellement (sous forme de
la cohabitation ou de l'union libre) ; mais il est vrai que leur
moindre conjugalité s'explique par des contraintes spécifiques
pesant sur elles. A l'inverse, on comprend aussi pourquoi les hommes
ne restent célibataires (plus largement en dehors de toute union)
que contraints et forcés,
faute
de pouvoir se "payer" une femme, comme c'est le cas des
hommes dépourvus de ressources, placés au plus bas de l'échelle
sociale (les petits agriculteurs, les salariés agricoles, les
ouvriers non qualifiés). En définitive, rester célibataire peut
être un luxe pour les femmes (même si le célibat a aussi son coût
psychologique) tandis que, inversement, c'est presque toujours
l'indice d'une pauvreté (une dévalorisation sociale) pour les
hommes.
Alain
Bihr
Roland
Pfefferkorn
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