dimanche 9 décembre 2018

A contre courant N°78 Octobre 1996


Hommes/femmes : l'introuvable égalité 

Qui tente de dresser un bilan des avantages et des inconvénients du mariage, de ses bénéfices et de ses coûts pour ses protagonistes, ne peut que constater en définitive que le mariage demeure un des principaux facteurs d'inégalité entre hommes et femmes. En gros, tandis que les hommes ont beaucoup à y gagner et peu à y perdre, les femmes ont peu à y gagner et beaucoup à y perdre1. Les hommes ont beaucoup à y gagner : en prenant épouse, ils engagent en quelque sorte une fidèle auxiliaire qui non seulement les déchargent, presque toujours, de l'essentiel du travail domestique mais encore, bien souvent, leur apporte un précieux soutien financier, administratif, relationnel et affectif, ce qui leur permettra de s'investir professionnellement et de faire carrière, donc de s'élever dans la hiérarchie sociale. En se mariant, un homme s'assure donc la possibilité de valoriser ses ressources sociales initiales sur le plan professionnel. Dominant son épouse sur la scène familiale, il la dominera aussi le plus souvent sur la scène sociale. Le peu que les hommes ont à perdre au mariage tient au revers de cette brillante médaille : mariés, pères de famille, ils sont aussi tenus de réussir, en tout cas de tenir au moins leur rang, la pression sociale et familiale ne leur laissant que peu la possibilité de céder à la tentation de l'insouciance, de la "bohème" et de la "vie facile", voire de la médiocrité, à laquelle peuvent plus volontiers se laisser aller les célibataires. Les femmes, à l'inverse, ont beaucoup à perdre au mariage. En se mariant, elles s'obligent presque toujours au rôle ingrat de la "fée du logis" chargée de la quasi totalité des tâches ménagères et de l'essentiel de l'éducation des enfants. De ce fait, il leur faudra renoncer le plus souvent à leurs ambitions professionnelles, voire à toute activité professionnelle. Par leur sous-investissement professionnel, a fortiori par leur désinvestissement, elles laissent se dévaluer leurs éventuels titres scolaires et se dégrader leur position relative au sein de la division sociale du travail. Dominées au sein des relations conjugales par leur mari, elles le seront aussi par lui au sein de la hiérarchie sociale. Le peu qu'une femme peut gagner au mariage tient précisément à la possibilité de s'élever socialement par ce biais: de faire un "beau mariage" avec un homme mieux doté qu'elle qui, de surcroît, grâce à l'aide qu'elle lui apportera, pourra encore s'élever socialement, l'entraînant dans son ascension sociale. Possibilité cependant limitée, et dont le prix à payer est bien lourd en termes d'aliénation de son autonomie individuelle et de dépendance. Dépendance double d'ailleurs, puisque à la dépendance immédiate à l'égard du mari s'adjoint une dépendance plus large à l'égard du mariage : en cas de divorce ou de veuvage, la femme ne conservera alors sa position sociale qu'à la condition de se remarier. Cette inégalité entre hommes et femmes quant au contenu et quant à la portée de l'expérience matrimoniale peut encore se saisir autrement. Deux voies s'ouvrent à une femme comme à un homme pour valoriser leurs ressources respectives (héritées et/ou acquises), pour en obtenir le meilleur rendement en termes de position au sein de la hiérarchie sociale : la voie directe de leur placement sur le marché du travail, la voie indirecte de leur placement
sur le marché matrimonial, la valorisation des ressources d'un individu s'effectuant alors par l'intermédiaire de celle du conjoint. De ce qui précède, il résulte clairement que, pour un homme, non seulement il n'y a pas incompatibilité entre les deux voies, mais qu'elles sont même complémentaires : en se mariant, un homme améliore ses possibilités de valorisation directe de ses ressources propres et les améliore d'autant plus que celles de son épouse sont importantes. Il n'en va pas de même pour une femme : entre la valorisation directe et la valorisation indirecte, il y a contradiction, du fait de l'inégalité régnant au sein des rapports conjugaux. Mariée, une femme doit le plus souvent renoncer, en tout ou en partie, à ses propres ambitions socioprofessionnelles au bénéfice de celles de son mari ; et ce renoncement est d'autant plus important que les ambitions de son mari sont élevées. Autrement dit, la valorisation directe qu'elle pourra obtenir de ses ressources propres sera d'autant plus compromise que leur valorisation indirecte, à travers la réussite socioprofessionnelle de son mari, sera élevée. La perte sur un tableau est en quelque sorte proportionnelle au gain réalisé sur l'autre. Ce dont les femmes qui ont privilégié la valorisation indirecte ne se rendent compte qu'au moment de la dissolution de l'union conjugale: divorcée ou veuve, il leur faut tenter à nouveau une valorisation directe dans des conditions dégradées par le privilège antérieurement accordée à la valorisation indirecte par le mari. Dès lors, il faudra toujours à une femme choisir entre l'une et l'autre voie. En définitive, laquelle est la plus profitable pour une femme? Si l'on s'en tient à une stricte évaluation monétaire, il semblerait que la valorisation indirecte soit,
plus rentable que la valorisation directe : vu l'inégalité entre hommes et femmes sur le marché du travail (inégalités d'accès aux différentes positions hiérarchiques de la division du travail, à diplôme égal, d'où inégalités de rémunération) et les "économies d'échelle" que réalise la mise en ménage pour chacun des conjoints, les femmes obtiennent généralement un meilleur rendement de leurs ressources (un meilleur niveau de vie) en se mariant qu'en restant célibataires. Mais c'est oublier, d'une part, que l'inégalité entre hommes et femmes sur le marché du travail résulte, en bonne partie, de l'inégalité au sein des rapports matrimoniaux; d'autre part et surtout, le prix que paie la femme en privilégiant la voie indirecte sur la voie directe: celui de son assignation à l'univers domestique, celui plus largement de sa dépendance, de l'aliénation de son autonomie individuelle. Car l'association conjugale, dans laquelle la femme est censée bénéficier des avantages acquis et conquis par son mari grâce à son aide multiforme, est une association fort inégale. Dès lors, la question précédente n'a plus guère de sens (la liberté a-t-elle un "prix" ?), elle engage en fait un choix d'existence, un conflit de valeurs, ainsi que l'ont manifesté précisément les mouvements féministes dénonçant le "coût de la vie conjugale et familiale pour les femmes. Notre bilan du mariage apparaît plus négatif pour les femmes que celui, plus équilibré, dressé par François de SINGLY. Dans Fortune et infortune de la femme mariée2, il insiste sur l'ambivalence fondamentale des effets du mariage sur les ressources féminines : tandis que la valeur professionnelle de la femme mariée se dégrade, sa valeur maritale reste intacte voire s'améliore (du fait notamment du maintien de ses ressources culturelles et relationnelles), la femme parvenant le plus souvent, en cas de divorce ou de veuvage, à replacer ses ressources sur le marché matrimonial sans que celles ci ne se dégradent. Mais il doit lui-même reconnaître que ce bilan n'est équilibré qu'en apparence : "Une femme au foyer mariée à un cadre supérieur ne peut prétendre à ce titre occuper une position de cadre supérieur, alors qu'une femme cadre supérieur peut davantage revendiquer un homme cadre supérieur sur le marché du mariage. La valorisation indirecte par le mari est moins susceptible que la valorisation directe par le travail d'une conversion en une autre espèce de capital. Le chemin qui mène d'une reconnaissance sociale des richesses par l'activité salariée à la reconnaissance par le choix du conjoint semble plus praticable, pour une femme, que le chemin assurant le parcours inverse. La valorisation directe par le travail et la valorisation indirecte par le mari sont donc hiérarchisables selon un critère de transférabilité. " C'est bien pourquoi la valorisation indirecte des ressources de la femme par le mariage se paie, surtout lorsqu'elle est exclusive de l'autre forme de valorisation, du prix de sa dépendance permanente à l'égard de l'institution du mariage (en plus du prix de sa dépendance à l'égard de ses maris successifs) : ce n'est qu'à la condition de pouvoir se remarier en cas de divorce ou de veuvage, qu'une femme, qui n'a obtenu la reconnaissance de sa valeur sociale que par le mariage, peut conserver cette valeur. Or il faut se souvenir des obstacles importants qui se dressent sur la voie du remariage de la femme divorcée ou veuve, obstacles que négligent de signaler ici de SINGLy et qui font pencher un peu plus encore la balance du côté de la valorisation directe. Il résulte de tout ce qui précède que les femmes n'ont en gros pas intérêt au mariage alors que les hommes y ont, au contraire, toujours intérêt. On comprend aussi alors pourquoi plus une femme possède de ressources propres (une origine sociale élevée, un bon niveau de formation, une position socioprofessionnelle enviable, une fortune ou un nom), plus elle a tendance à fuir le mariage, ou du moins à ne s'engager dans des relations conjugales que conditionnellement (sous forme de la cohabitation ou de l'union libre) ; mais il est vrai que leur moindre conjugalité s'explique par des contraintes spécifiques pesant sur elles. A l'inverse, on comprend aussi pourquoi les hommes ne restent célibataires (plus largement en dehors de toute union) que contraints et forcés,
faute de pouvoir se "payer" une femme, comme c'est le cas des hommes dépourvus de ressources, placés au plus bas de l'échelle sociale (les petits agriculteurs, les salariés agricoles, les ouvriers non qualifiés). En définitive, rester célibataire peut être un luxe pour les femmes (même si le célibat a aussi son coût psychologique) tandis que, inversement, c'est presque toujours l'indice d'une pauvreté (une dévalorisation sociale) pour les hommes.
Alain Bihr
Roland Pfefferkorn

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