On
sait que l'Assemblée nationale de 1789 a intitulé Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen l'ensemble des principes
qu'elle reconnaissait comme les bases nécessaires de toutes les
institutions humaines. Ces droits primitifs, naturels,
imprescriptibles, les philosophes les avaient dès longtemps définis
: l'Assemblée se bornait à les déclarer. Aussi bien,
l'histoire avait-elle enregistré maintes « déclarations des droits
». Au Moyen-Age, l'affranchissement des communes avait permis, sous
le nom de « reconnaissances » ou de « concessions », de «
franchises », d' « usages », de « privilèges », la confirmation
de certains droits acquis antérieurement (vestiges du droit
romain ou coutumes locales), et la reconnaissance d'autres
droits jusqu'alors réservés à une minorité privilégiée
(royauté, noblesse, clergé, particuliers, corps constitués). Au
XVIème siècle, la Réforme avait eu, en Angleterre et en Hollande,
ses
pétitions
et ses « déclarations de droits ». Mais la République des «
Insurgents » américains eut l'honneur d'évoquer, la première, les
Droits de l'Homme en tête de la Constitution d'un État.
I.
DÉCLARATION DE 1776 :
La
Déclaration de l'Indépendance américaine, rédigée au nom
des «Insurgents » par T. Jefferson, J. Adams, B. Franklin, R.
Sherman et R.-P.-R. Livingston, fut adoptée à l'unanimité, le 4
juillet 1776, par les représentants des treize colonies unies de
l'Amérique du Nord. Elle rappelait les « droits inaliénables de
l'homme » dans les termes que voici « Nous tenons pour évidentes
par elles-mêmes les vérités suivantes :
Tous
les hommes sont créés égaux. Ils sont doués par leur créateur de
certains droits inaliénables. Parmi ces droits se trouvent : la
liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis
parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir
émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme
de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit
de la changer ou de l'abolir, et d'établir un nouveau gouvernement,
en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui
lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le
bonheur. »
La
Déclaration américaine fut ainsi la première à fonder la
Constitution d'un État sur les bases essentielles de toute
démocratie, qui sont la souveraineté nationale et le droit à
l'insurrection.
II.
DÉCLARATION DE 1789 :
La
Révolution française - on vient de le voir - n'eut donc ni
l'initiative de la Déclaration des Droits de l'Homme, ni la
primeur de son utilisation politique. La Déclaration américaine
était connue en France et en Europe dès avant 1789. Certains
Cahiers, en particulier les Cahiers de la Noblesse,
avaient même exprimé le voeu qu'une déclaration analogue fût
rédigée par les États-Généraux qu'on allait réunir. Une
Déclaration des Droits à l'usage du peuple français était
imposée à l'Assemblée nationale par l'attente de tous les esprits
cultivés. Le peuple de Paris allait montrer bientôt qu'il était
prêt, au besoin, à l'exiger par la violence. Le Tiers-État -
c'était la bourgeoisie de l'époque - montrait à l'égard des «
Droits de l'Homme » beaucoup moins d'enthousiasme que tels nobles
idéalistes ou que le populaire excédé par les abus. Sans doute,
demandait-il l'abolition des privilèges dont jouissaient, parfois à
ses dépens, le roi, les nobles, le clergé. On connaît la brochure
célèbre publiée par l'abbé Siéyès, en janvier 1789, et dont le
titre résumait les aspirations des bourgeois en trois brèves
formules : « Qu'est-ce que le Tiers-État ? - Tout. Qu'a-t-il été
jusqu'à présent dans l'ordre politique ? - Rien. Que demande-t-il ?
- A y devenir quelque chose. »
Mais
ce « quelque chose », sous la plume de Siéyès, n'était qu'une
litote : le Tiers, qui croyait être tout dans la nation, voulait
devenir tout dans l'État. Il entendait non seulement conserver, mais
accroître indéfiniment les avantages matériels déjà
considérables que lui avaient acquis des siècles d'une lutte
obstinée. Quant aux droits de l'ouvrier, il n'en avait cure. Et
lorsque, dix ans plus tard, sous le Directoire, il se trouverait
suffisamment « nanti » par les dépouilles des nobles et du clergé,
il adhérerait sans vergogne aux propos du cynique Fouché, déclarant
qu'il n'y avait plus « qu'à arrêter la marche d'une Révolution
désormais sans but, depuis qu'on avait obtenu tous les avantages
personnels qu'on pouvait prétendre ». Le Tiers-État voulait faire
la Révolution, mais à son bénéfice exclusif. Ce fut donc malgré
l'hostilité plus ou moins avouée du Tiers, que l'Assemblée
nationale, entraînée par le comte de Montmorency et par le comte de
Castellane, décida de placer en tête de la future Constitution du
Royaume, un bref exposé des principes qui devaient en inspirer les
dispositions. La lutte, au sein de l'Assemblée, fut longue. Divers
projets avaient été proposés. Le 12 août, la rédaction fut
confiée à une Commission de cinq membres. L'un d'eux, le comte de
Mirabeau, député du Tiers, quoique noble, présenta le travail
commun dans la séance du 17. Mais ce premier projet fut rejeté. Sur
la proposition du marquis de la Paulette, l'Assemblée décida que de
nouveaux projets seraient élaborés dans les bureaux. Enfin, après
un second débat, la Déclaration, qui avait été repoussée
tout d'abord en séance secrète par 28 bureaux sur 30, fut imposée
par les tribunes en séance publique et votée à la majorité des
voix. Elle avait eu pour principaux rédacteurs le général marquis
de La Fayette, le prince de Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun,
l'abbé Siéyès et l'avocat Mounier, député de Grenoble. Elle se
compose d'un préambule, oeuvre de Mounier, et de 17 articles. Placée
en tête de la Constitution du 3-14 septembre 1791, elle resta en
vigueur jusqu'à la révolution du 10 août 1792, qui abolit la
royauté.
Voici
le texte intégral de la déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen de 1789 :
«
DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN :
Les
représentants du peuple français, constitués en Assemblée
nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des
Droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de
la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une
déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés
de l'homme : Afin que cette déclaration, constamment présente à
tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs
droits et leurs devoirs ; Afin que les actes du pouvoir législatif
et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant
comparés avec le but de toute institution politique en soient plus
respectés ; Afin que les réclamations des citoyens, fondées
désormais sur des principes simples et incontestables, tournent
toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En
conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en
présence et sous les auspices de l'Être Suprême, les Droits
suivants de l'Homme et du Citoyen :
I.
- Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité
commune.
II.
- Le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la
liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à
l'oppression.
III.
- Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en
émane expressément.
IV.
- La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à
autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de
bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la
jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la loi.
V.
- La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la
société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être
empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle
n'ordonne pas.
VI.
- La loi est l'expression de la volonté générale : tous les
citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs
représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous,
soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant
égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités,
places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autres
distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.
VII.
- Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les
cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a
prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font
exécuter des ordres arbitraires doivent être punis, mais tout
citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant
; il se rend coupable par la résistance.
VIII.
- La loi ne doit établir que les peines strictement et évidemment
nécessaires et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie
et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée.
IX.
- Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été
déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute
rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne
doit être sévèrement réprimée par la loi.
X-
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses,
pourvu
XI.
- La libre communication des pensées et des opinions est un des
droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette
liberté dans les cas déterminés par la loi.
XII.
- La garantie des Droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une
force publique ; cette force est donc instituée pour l'avantage de
tous et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est
confiée.
XIII-
Pour l'entretien de la force publique et pour les dépenses
d'administration, une contribution commune est indispensable ; elle
doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de
leurs facultés.
XIV.
- Tous les citoyens ont le droit, par eux-mêmes ou par leurs
représentants, de constater la nécessité de la contribution
publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en
déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
XV.
- La société a le droit de demander compte à tout agent public de
son administration.
XVI.
- Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas
assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de
constitution.
XVII.
- La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en
être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement
constatée, l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et
préalable indemnité. »
Par
cette Déclaration solennelle qui eut en France et en Europe
un immense retentissement, l'Assemblée nationale entendait faire
table rase de l'ancien régime ; elle voulait, en outre, instituer
une société toute nouvelle dont les bases essentielles devaient
être la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs,
l'égalité et la liberté des citoyens.
La
partie négative de cet audacieux programme, celle qui consistait
simplement à détruire, l'Assemblée nationale l'exposa dans la
Constitution de 1791, en rappelant brièvement les abus qu'elle
supprimait : « L'Assemblée nationale, voulant établir la
Constitution française sur les principes qu'elle vient de
reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les
institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des droits. Il
n'y a plus ni noblesse ni pairie, ni distinctions, ni justices
patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives
qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des
corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves
de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance ; ni
aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans
l'exercice de leurs fonctions. Il n'y a plus ni vénalité ni
hérédité d'aucun office public. Il n'y a plus, pour aucune partie
de la nation ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au
droit commun de tous les Français. Il n'y a plus ni jurandes, ni
corporations de professions, arts et métiers. La loi ne reconnaît
plus ni voeux religieux, ni aucun autre engagement qui serait
contraire aux droits naturels ou à la Constitution. » L'oeuvre
positive définie par la Déclaration de 1789 embrassait tous
les droits dont l'Assemblée nationale entendait garantir la
jouissance aux citoyens français. On en trouve le plan général au
titre I de la Constitution de 1791, intitulé : « Dispositions
fondamentales garanties par la Constitution » :« La Constitution
garantit, comme droits naturels et civils :
1°
Que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans
autre distinction que celle des vertus et des talents ; 2° Que
toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens
également, en proportion de leurs facultés ; 3° Que les mêmes
délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction de
personne.
La
Constitution garantit pareillement, comme droits naturels et civils :
La liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir, sans pouvoir
être arrêté ni détenu que selon les formes déterminées par la
Constitution ; La liberté à tout homme de parler, d'écrire,
d'imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent
être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication,
et d'exercer le culte religieux auquel il est attaché ; La liberté
aux citoyens de s'assembler paisiblement et sans armes en
satisfaisant aux lois de police ; La liberté d'adresser aux
autorités constituées des pétitions signées individuellement. Le
pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et
mette obstacle à l'exercice des droits naturels et civils consignés
dans le présent titre et garantis par la Constitution. Mais comme la
liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas aux
droits d'autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des
peines contre les actes qui, attaquant, ou la sûreté publique, ou
les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société. La
Constitution garantit l'inviolabilité des propriétés ou la juste
et préalable indemnité de celles dont la nécessité publique,
légalement constatée, exigerait le sacrifice. Les biens destinés
aux dépenses du culte et à tous services d'utilité publique
appartiennent à la nation, et sont dans tous les temps à sa
disposition. La Constitution garantit les aliénations qui ont été
ou qui seront faites suivant les formes établies par la loi. Les
citoyens ont le droit d'élire ou choisir les ministres de leurs
cultes. Il sera créé et organisé un établissement général de
secours publics pour élever les enfants abandonnés, soulager les
pauvres infirmes et fournir du travail aux pauvres valides qui
n'auraient pas pu s'en procurer. Il sera créé et organisé une
instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à
l'égard des parties d'enseignement indispensable pour tous les
hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement
dans un rapport combiné avec la division du royaume. Il sera établi
des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution
française, entretenir la fraternité entre les citoyens, et les
attacher à la Constitution, à la patrie et aux lois.
Il
sera fait un code de lois civiles communes à tout le royaume. »
Qu'est-il advenu de ces projets grandioses ? On peut, sans trop
d'impertinence, poser aujourd'hui la question. On sait, en effet,
qu'après un siècle et demi de luttes politiques, d'émeutes
sanglantes et d'inutiles révolutions, les citoyens français
attendent encore la réalisation de leurs droits. Le sublime idéal
de 1789 a reçu de l'historien un cruel démenti. Mais son échec
était fatal. Les grands révolutionnaires, ceux du moins qui
gardaient la foi dans l'oeuvre entreprise, avaient fait, selon le mot
de l'un d'entre eux, « un pacte avec la mort ». Ils ne pouvaient,
hélas ! contraindre la victoire. On ne transige pas avec la ruse, la
peur, l'hypocrisie, la trahison !... Mais si le succès leur échappa,
ils tinrent leur serment et surent mourir.
Il
ne faut point leur imputer à crime d'avoir conçu une Cité de rêve,
comme si les lois de l'État suffisaient à réformer les moeurs.
Maîtres de leurs pensées, ils les voulurent idéalement belles.
Mais le coeur des ambitieux leur échappait, où régnait l'égoïsme,
le seul tyran qu'on ne pût « raccourcir ». Ils eurent l'honneur,
et ce sera leur gloire, de tracer l'ébauche d'une société moins
inique, laissant à l'avenir la tâche peut-être surhumaine de
l'édifier, pierre après pierre, dans la douleur et dans l'effort.
La Déclaration de 1789 a inspiré à des degrés divers
toutes les Constitutions françaises jusques et y compris la
Constitution bonapartiste de 1852. Des rédactions différentes en
furent parfois adoptées. Nous croyons intéressant de les mentionner
ici.
III.
DÉCLARATION DE L'AN I (OU DE 1793) :
Dès
les premières séances de la Convention nationale, une Commission
fut chargée de préparer un projet de Constitution de la République.
L'élément girondin y dominait. Elle comprenait : Siéyès, Thomas
Payne, Brissot, Pétion, Vergniaud, Gensonné, Barère, Danton et
Condorcet, avec Barbaroux, Fauchet et quelques autres pour
suppléants. Condorcet présenta son rapport les 15 et 16 février
1793. Mais la lutte engagée entre la Montagne et la Gironde ne
permit pas à l'Assemblée de le discuter. Après la chute des
Girondins, le Comité de Salut public, auquel on adjoignit
cinq
membres, reçut la mission de rédiger un nouveau projet.
Hérault
de Séchelles en fut le principal rédacteur. Élaboré en six jours,
amendé et adopté par le Comité en une séance, le projet de
Constitution fut présenté à la Convention le 10 juin et voté le
24. Ébauche improvisée pour les besoins d'une crise politique, la
Constitution de 1793 fut appelée plaisamment par son auteur Hérault
de Séchelles « un impromptu républicain ». Siéyès ne voulait y
voir qu' «une table des matières ». Soumise avec la Déclaration
qui lui servait de préambule à la ratification des Assemblées
primaires, elle fut acceptée par le corps électoral. Mais elle ne
put être appliquée. Le 10 octobre 1793, l'Assemblée décréta que
« le Gouvernement provisoire de la France serait révolutionnaire
jusqu'à la paix » et que « la Convention serait elle-même le
centre unique du Gouvernement ».
La
Déclaration de 1793 resta donc lettre morte, comme la
Constitution dont elle n'était que la préface.
Voici
le texte de cette Déclaration :
«
Le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris des Droits
naturels de l'Homme sont les seules causes des malheurs du monde, a
résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits
sacrés et inaliénables ; Afin que tous les citoyens, pouvant
comparer sans cesse les actes du Gouvernement avec le but de toute
institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la
tyrannie ; Afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases
de la liberté et de son bonheur ; le magistrat, la règle de ses
devoirs ; le législateur, l'objet de sa mission.
En
conséquence, il proclame en présence de l'Être suprême la
déclaration suivante des Droits de l'Homme et du Citoyen :
I-
Le but de la société est le bonheur commun ! Le gouvernement est
institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits
naturels et imprescriptibles.
II.
- Ces droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la
propriété.
III.
- Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi.
IV.
- La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté générale
; elle est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle
punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la
société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible.
V.
- Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics.
peuples libres ne connaissent d'autres motifs de préférence, dans
leurs élections, que les vertus et les talents.
VI-
La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce
qui ne nuit pas aux droits d'autrui : elle a pour principe la nature
; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale
est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux
pas qu'il te soit fait.
VII.
- Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie
de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s'assembler
paisiblement, le libre exercice des cultes ne peuvent être
interdits. La nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la
présence ou le souvenir récent du despotisme.
VIII.
- La sûreté consiste dans la protection accordée par la société
à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses
droits et de ses propriétés.
IX.
- La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre
l'oppression de ceux qui gouvernent.
X.
- Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu, que dans les cas
déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites.
Tout citoyen, appelé ou saisi par l'autorité de la loi, doit obéir
à l'instant ; il se rend coupable par la résistance.
XI.
- Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes
que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre
lequel on voudrait l'exécuter par la violence a le droit de le
repousser par la force.
XII.
- Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient,
exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires sont
coupables et doivent être punis.
XIII.
- Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été
déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute
rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne
doit être sévèrement réprimée par la loi.
XIV.
- Nul ne doit être jugé et puni qu'après avoir été entendu ou
légalement appelé, et qu'en vertu d'une loi promulguée
antérieurement au délit. La loi qui punirait des délits commis
avant qu'elle existât, serait une tyrannie ; l'effet rétroactif
donné à la loi serait un crime.
XV.
- La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment
nécessaires : les peines doivent être proportionnées au délit et
utiles à la société.
XVI.
- Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de
jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du
fruit de son travail et de son industrie.
XVII.
- Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être
interdit à l'industrie des citoyens.
XVIII-
Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se
vendre, ni être vendu ; sa personne n'est pas une propriété
aliénable. La loi ne reconnaît pas de domesticité ; il ne peut
exister qu'un engagement de soins et de reconnaissance entre l'homme
qui travaille et celui qui l'emploie.
XIX.
- Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété,
sans son consentement, si ce n'est lorsque la nécessité publique
légalement constatée l'exige, et sous la condition d'une juste et
préalable indemnité.
XX.
- Nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité
générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à
l'établissement des contributions, d'en surveiller l'emploi et de
s'en faire rendre compte.
XXI-
Les secours publics sont une dette sacrée. La Société doit la
subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du
travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors
d'état de travailler.
XXII.
- L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de
tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre
l'instruction à la portée de tous les citoyens.
XXIII.
- La garantie sociale consiste dans l'action de tous pour assurer à
chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette
garantie repose sur la souveraineté nationale.
XXIV.
- Elle ne peut exister, si les limites des fonctions publiques ne
sont pas clairement déterminées par la loi, et si la responsabilité
de tous les fonctionnaires n'est pas assurée.
XXV.
- La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et
indivisible, imprescriptible et inaliénable.
XXVI.
- Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple
entier ; mais chaque section du souverain assemblé doit jouir du
droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté.
XXVII.
- Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l'instant
mis à mort par les hommes libres.
XXVIII.
- Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer
sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les
générations futures.
XXIX.
- Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la
loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents.
XXX.
- Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires ; elles ne
peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des
récompenses, mais comme des devoirs.
XXXI.
- Les délits des mandataires du peuple et de ses agents ne doivent
jamais être impunis. Nul n'a le droit de se prétendre plus
inviolable que les autres citoyens.
XXXII.
- Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de
l'autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu
ni limité.
XXXIII.
- La résistance à l'oppression est la conséquence des autres
droits de l'homme.
XXXIV.
- Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses
membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque
le corps social est opprimé.
XXXV.
- Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection
est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré
des droits et le plus indispensable des devoirs. »
IV.
DÉCLARATION DE L'AN III (OU DE 1795) :
Le
17 Floréal An III (6 mai 1795), la grande « Terreur » étant
close, la Convention nomma une commission pour réviser les lois
révolutionnaires. Cette commission comprenait onze membres : Lesage
(d' Eure-et-Loir) , Daunou, Boissy d'Anglas, Creuze, Latouche,
Berlier, Louvet, La Réveillère-Lépeaux, Lanjuinais,
Durand-Maillane, Baudin (des Ardennes) et Thibaudeau. Elle rejeta
unanimement la Constitution de 1793 dont certaines dispositions
paraissaient, aux réacteurs de l'époque, « contraires à l'ordre
social ».
Le
5 Messidor An III (23 juin 1795), Boissy d'Anglas présenta un projet
à la Convention qui, après une longue discussion, adopta le texte
définitif le 5 Fructidor (22 août 1795).
Soumise
à l'approbation du corps électoral, la Constitution de 1795 fut
acceptée par 914.853 voix contre 41.892. Elle était précédée de
la Déclaration que voici :
«
Le peuple français proclame, en présence de l'Être Suprême, la
déclaration suivante des Droits et des Devoirs de l'Homme et du
Citoyen :
DROITS
I.
- Les Droits de l'Homme en société sont la liberté, l'égalité,
la sûreté, la propriété.
II.
- La liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas aux droits
d'autrui.
III.
- L'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit
qu'elle protège, soit qu'elle punisse. L'égalité n'admet aucune
distinction de naissance, aucune hérédité de pouvoir.
IV.
- La sûreté résulte du concours de tous pour assurer les droits de
chacun.
V.
- La propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens,
de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.
VI.
- La loi est la volonté générale exprimée par la majorité ou des
citoyens, ou de leurs représentants.
VII.
- Ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché. Nul
ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
VIII.
- Nul ne peut être appelé en justice, accusé, arrêté ni détenu,
que dans les cas déterminés par la loi et selon les formules
qu'elle a prescrites.
IX.
- Ceux qui sollicitent, expédient, signent, exécutent ou font
exécuter des actes arbitraires, sont coupables et doivent être
punis.
X.
- Toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de la
personne d'un prévenu doit être sévèrement réprimée par la loi.
XI-
Nul ne peut être jugé qu'après avoir été entendu ou légalement
appelé.
XIILa
loi ne doit prononcer que des peines strictement nécessaires et
proportionnées au délit.
XIII.
- Tout traitement qui aggrave la peine déterminée par la loi est un
crime.
XIV.
- Aucune loi, ni criminelle, ni civile, ne peut avoir d'effet
rétroactif.
XV-
Tout homme peut engager son temps et ses services ; mais il ne peut
ni se vendre ni être vendu ; sa personne n'est pas une propriété
aliénable.
XVI.
- Toute contribution est établie pour l'utilité générale. Elle
doit être répartie entre les contribuables en raison de leurs
facultés.
XVII.
- La souveraineté réside essentiellement dans l'universalité des
Citoyens.
XVIII.
- Nul individu, nulle réunion partielle de citoyens ne peut
s'attribuer la souveraineté.
XIX.
- Nul ne peut, sans une délégation légale, exercer aucune
autorité, ni remplir aucune fonction publique.
XX.
- Chaque citoyen a un droit égal de concourir, immédiatement ou
médiatement, à la formation de la loi, à la nomination des
représentants du peuple et des fonctionnaires publics.
XXI.
- Les fonctions publiques ne peuvent devenir la propriété de ceux
qui les exercent.
XXII.
- La garantie sociale ne peut exister, si la division des pouvoirs
n'est pas établie, si leurs limites ne sont pas fixées et si la
responsabilité des fonctionnaires publics n'est pas assurée.
DEVOIRS
I.
- La déclaration des Droits contient les obligations des
législateurs ; le maintien de la société demande que ceux qui la
composent connaissent et remplissent également leurs Devoirs.
II.
- Tous les Devoirs de l'Homme et du Citoyen dérivent de ces deux
principes gravés par la nature dans tous les coeurs : ne faites pas
à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît ; faites
constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir.
III.
- Les obligations de chacun envers la société consistent à la
défendre, à la servir, à vivre soumis aux lois et à respecter
ceux qui en sont les organes.
IV.
- Nul n'est bon citoyen s'il n'est bon fils, bon père, bon frère,
bon ami, bon époux.
V.
- Nul n'est homme de bien s'il n'est franchement et religieusement
observateur des lois.
VI.
- Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre
envers la société.
VII.
- Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par
ruse ou par adresse, blesse les intérêts de tous ; il se rend
indigne de leur bienveillance et de leur estime.
VIII.
- C'est sur le maintien des propriétés que reposent la culture des
terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l'ordre
social.
IX.
- Tout citoyen doit ses services à la patrie et au maintien de la
liberté, de l'égalité et de la propriété, toutes les fois que la
loi l'appelle à les défendre. »
V.
DÉCLARATION DE 1848 :
La
Constitution républicaine de 1848 avait été rédigée par une
commission qui comprenait MM. de Cormenin, Marrast, rapporteur ;
Lamennais, Vivien, de Tocqueville, Dufaure, Martin (de Strasbourg),
Coquerel, Corbon, Thouret, Woirhaye, Dupin, Gustave de Beaumont, de
Vaulabelle, Odilon Barrot, Pagès (de l'Ariège), Dornès et Victor
Considérant. Elle fut votée le 4 et promulguée le 12 novembre.
Elle était précédée d'une Déclaration des Droits ainsi
libellée :
«
En présence de Dieu et au nom du peuple français, l'Assemblée
Nationale proclame :
I.
- La France s'est constituée en République. En adoptant cette forme
définitive de gouvernement, elle s'est proposé pour but de marcher
plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation,
d'assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et
des avantages de la Société, d'augmenter l'aisance de chacun par la
réduction graduée des dépenses publiques et des impôts et de
faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par
l'action successive et constante des institutions et des lois, à un
degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de
bien-être.
II.
- La République Française est démocratique, une et indivisible.
III.
- Elle reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs
aux lois positives.
IV.
- Elle a pour principes la liberté, l'égalité, la fraternité.
Elle a pour bases la famille, le travail, la propriété, l'ordre
public.
V.
- Elle respecte les nationalités étrangères, comme elle entend
faire respecter la sienne, n'entreprend aucune guerre dans des vues
de conquête, et n'emploie jamais ses forces contre la liberté
d'aucun peuple.
VI.
- Des devoirs réciproques obligent les citoyens envers la République
et la République envers les citoyens.
VII-
Les citoyens doivent aimer la patrie, servir la République, la
défendre au prix de leur vie, participer aux charges de l'État en
proportion de leur fortune ; ils doivent s'assurer, par leur travail,
des moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour
l'avenir ; ils doivent concourir au bien-être commun en s'entraidant
fraternellement les uns les autres et à l'ordre général en
observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la
société, la famille et l'individu.
VIII-
La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa
famille, sa religion, sa propriété, son travail et mettre à la
portée de chacun l'instruction indispensable à tous les hommes ;
elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des
citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les
limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille,
des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler. En vue de
l'accomplissement de tous ces devoirs, et pour la garantie de tous
ces droits, l'Assemblée nationale, fidèle aux traditions des
grandes Assemblées qui ont inauguré la Révolution française,
décrète, ainsi qu'il suit, la Constitution de la République ... »
VI.
La Déclaration de 1789, comme celles qui furent inspirées
par le même idéal, a eu sur la mentalité du peuple français une
influence durable et profonde dont il convient d'apprécier
impartialement les effets. Elle produisit un phénomène de vertige
mental. Jusqu'en 1789, en effet, on n'avait défendu ou revendiqué
en France que des « droits particuliers », « concrets », «
limités » à « certains individus » ou à « certaines
collectivités » : c'étaient les droits des nobles, les droits des
clercs, les droits des gens de robe, les droits des bourgeois ou des
marchands (quincailliers, bouchers, boulangers, corroyeurs, etc.) ;
c'étaient aussi, mais les plus négligés de tous, les droits des
ouvriers, des « compagnons ».
Disciples
des « philosophes », les révolutionnaires de 1789 et des
Assemblées suivantes considérèrent, non plus tel ou tel citoyen,
telle ou telle collectivité d'individus, clairement et
spécifiquement désignés, qu'on pouvait coudoyer tous les jours
dans les rues, de qui on connaissait les besoins, les aptitudes et
les aspirations, mais l' « homme », l'homme tout court,
c'est-à-dire une entité abstraite, sans nom, sans rôle social
défini, un être de raison que personne n'avait rencontré nulle
part. Cette généralisation, pour excessive qu'elle fût, avait, au
point de vue spéculatif, l'avantage de supprimer radicalement les
classifications établies. Elle affola les imaginations. Un délire
sacré s'empara des esprits. Un fanatisme d'un genre inconnu gonfla
les coeurs. Dès lors, la politique parut ignorer les cas d'espèce.
Elle ne s'intéressa plus qu'à l'universalité des humains, pris en
bloc, à tous les hommes de toutes les conditions, de tous les
peuples, de toutes les races, de toutes les couleurs, de tous les
temps. Ce fut sublime et enfantin. Les politiciens, en quête de
fructueux mandats électoraux et de grasses prébendes officielles,
s'emparèrent des « droits imprescriptibles » comme fait le
chasseur d'un miroir à alouettes et, à l'aide de vagues promesses,
de formules pompeuses mais vides, où les « principes immortels »
revenaient comme un leitmotiv, ils dupèrent, pendant plus d'un
siècle, le peuple, qui semblait fasciné. Devant l'urne électorale,
on ne fut plus serrurier, maçon, couvreur, mais « citoyen ». Au
lieu de militer pour ses intérêts personnels, on s'enflamma pour
l'idéologie des « clubs », des comités. On fut républicain ou
monarchiste, clérical ou laïque, radical ou opportuniste,
socialiste ou communiste, libéral ou fasciste. L'ex-compagnon
boucher négligea ses droits de boucher ; l'ex compagnon zingueur
délaissa ses droits de zingueur ; l'ex-compagnon charron passa
condamnation de ses droits de charron. L'ouvrier, frustré mais
aveuglé, sembla préférer des théories générales à ses intérêts
corporatifs immédiats. On se passionna pour des mythes ; on se
battit pour des chimères ; on mourut pour des abstractions. Les
Français, Don Quichottes éternels, que les croisades avaient promus
jadis « soldats de Dieu », devinrent, par la grâce des « Droits
de l'Homme », les « soldats de la liberté ». Leur devise fut : «
La fraternité ou la mort ! » Ils semèrent de leurs os les champs
de bataille du monde. Leurs sacrifices, pourtant, restaient vains.
Ils sapaient les « abus » ; mais sur leurs cadavres immolés à la
justice, les abus renaissaient aussi nombreux, avec de nouveaux noms.
Ils proclamaient les « immortels principes » ; mais, eux disparus,
les « droits » qu'ils avaient consacrés de leur sang étaient «
soigneusement roulés dans le linceul de pourpre où dorment les
dieux morts ». Durant plus d'un siècle, des millions de Français -
des ouvriers, pour la plupart - moururent pour l'idéal. Quant au
profit, ce fut le bourgeois qui l'obtint. En effet, tandis que les
champions de l'idée pure succombaient sans retour, l'ex-maître
boucher, l'ex-maître zingueur, l'ex-maître charron, le bourgeois,
le «patron », n'oubliait point ses anciennes « franchises » et,
par tous les moyens, s'efforçait de les rétablir. Dans la société
issue de la Révolution, la noblesse, le clergé avaient perdu leurs
privilèges. Et c'était justice. Mais le bourgeois – c'est-à dire
le propriétaire, le commerçant, l'industriel, le financier, surtout
- désormais tout puissant, régnait sans contrôle sur la cité
nouvelle. On connaît le piquant tableau qu'a tracé de la France
républicaine la plume acérée d'Anatole France :
«
L'État pingouin était démocratique, trois ou quatre compagnies
financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus
effectif et plus continu que celui des ministres de la République,
petits seigneurs qu'elles gouvernaient secrètement, qu'elles
obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux
dépens de l'État, et qu'elles détruisaient par les calomnies de la
Presse, quand ils restaient honnêtes. » (L'Île des Pingouins,
p. 243.) « Le nouvel État reçut le nom de chose publique, ou
République. Ses partisans étaient appelés républicanistes ou
républicains. On les nommait aussi chosards et, parfois, fripouilles
; mais ce dernier terme était pris en mauvaise part. La démocratie
pingouine ne se gouvernait point par elle-même ; elle obéissait à
une oligarchie financière qui faisait l'opinion par les journaux et
tenait dans sa main les députés, les ministres et le président.
Elle ordonnait souverainement des finances de la République et
dirigeait la politique extérieure du pays. » (« L'Île des
Pingouins », p. 173.) Le témoignage d'un auteur sceptique, mais
averti, semblerait-il suspect ? Détachons de la revue démocratique
Les Cahiers des Droits de l'Homme, organe officiel de la Ligue
du même nom, l'exergue suivant qui contient un aveu à retenir : «
Les Droits de l'Homme sont-ils proclamés ? Oui. Sont-ils appliqués
? Non. » Ce désintéressement total des pouvoirs publics français
à l'égard des Droits de l'Homme ne doit pas surprendre outre
mesure. La Constitution de 1875, qui régit présentement l'État
français, ignore, en effet, officiellement les Droits de l'Homme et
du Citoyen. Faut-il conclure de cette ignorance officielle - qui fut
certainement volontaire, de la part de nos derniers « constituants »
- qu'une loi française peut, sans violer la Constitution, attenter
aux Droits de l'Homme ? M. Léon Duguit, professeur de droit
international à la Faculté de Bordeaux, a répondu négativement à
cette question redoutable : « La Constitution de 1875, a-t-il écrit,
est la seule des Constitutions françaises où l'on ne trouve aucune
mention, aucun rappel des droits inscrits dans la Déclaration de
1789. Dans ces conditions, on peut se demander si les règles de la
Déclaration des Droits de 1789 ont cessé d'avoir force
légale, positive, et si le Parlement pourrait, à l'heure actuelle,
faire des lois portant atteinte aux droits naturels, individuels, de
l'homme, sans violer les dispositions fondamentales de notre droit
public ? Nous répondons : non, sans hésiter, et nous croyons
fermement que toute loi contraire aux termes de la Déclaration
des Droits de 1789 serait une loi inconstitutionnelle. (Léon
DUGUIT : Manuel de droit constitutionnel, Paris 1918, p. 228.)
Léon
Duguit « croit » qu'il en est ainsi. Mais il ne propose aucune
raison à l'appui de sa « croyance ». Autant dire qu'elle ne vaut
rien. La question qui se pose, en fait, à l'heure présente, est
celle-ci : Les Droits de l'Homme sont-ils respectés dans la
législation française ? On sait que non. Les lois injustes qu'on
maintient en vigueur, les pratiques abusives auxquelles on reconnaît
force de loi sont-elles inconstitutionnelles par cela seul
qu'elles sont injustes ? On aimerait en être assuré, et pour
chacune d'elles, par les juristes qui, « faisant autorité » dans
les prétoires, inspirent aux juges leurs arrêts. Car les
dispositions législatives et les pratiques administratives ou
policières qui violent les Droits de l'Homme sont en France plus
nombreuses qu'on ne le croit communément. Tels sont, pour ne citer
que les plus révoltants de ces « abus légaux » : 1° L'article 75
de la Constitution de l'An VIII, qui décide que les « agents du
gouvernement, autres que les ministres ne peuvent être poursuivis
pour des faits relatifs à leur fonction, qu'en vertu d'une décision
du Conseil d'État ». Cet article, instituant, en fait,
l'irresponsabilité professionnelle des fonctionnaires de l'État,
est en opposition avec les articles XV de la Déclaration de
1789 ; XXXI de la Déclaration de 1793 et XXII de la
Déclaration de 1795 ; 2° L'article 10 du Code d'instruction
criminelle qui arme les préfets des attributions les plus
redoutables du pouvoir judiciaire, comme, par exemple, du droit de «
se saisir eux-mêmes, en tous les cas, pour les crimes ou délits,
flagrants ou non flagrants, pour les délits politiques comme pour
les délits de droit commun » de délivrer des mandats, de faire
arrêter et détenir, d'opérer des perquisitions et des saisies, de
procéder à des interrogatoires, de faire, en un mot, tout ce que
peuvent les juges « sauf prononcer eux-mêmes la condamnation. »
(G. CLÉMENCEAU, Journal officiel, séance du 16 décembre
1904, et GARÇON, Revue Pénitentiaire, 1901.) Cet article
viole le principe de la séparation des pouvoirs énoncés dans
l'article XVI de la Déclaration de 1879 ; 3° La pratique des
arrestations dites « administratives » qui s'exerce à l'égard des
voyageurs sans passeport, des filles publiques et des aliénés ou
prétendus tels. (Loi du 30 juin 1838) ; 4° Les arrestations
injustifiées et les détentions préventives, opérées par l'ordre
de magistrats ineptes ou trop zélés et prolongées sans motif
valable. Il nous serait aisé d'allonger cette liste indéfiniment en
citant les actes arbitraires, les passe-droits et les injustices
caractérisées commises quotidiennement sur tout le territoire
français. (Voir, sur ce sujet passionnant, l'article Droits de
l'Homme (Ligue française pour la défense des). Devant cette
carence indéniable et systématique des gouvernements, insoucieux
d'assurer la séparation des pouvoirs et le respect des droits
individuels, les pensées libres ont le devoir d'en appeler aux
principes formulés dans les Déclarations des Droits. Ces
principes, qui sont la garantie suprême des individus contre l'État
oublieux de la mission qu'il s'est donnée, nous tenons à les
reproduire au terme de cet article, comme la plus logique et la plus
opportune conclusion : « XVI. - Toute société dans laquelle la
garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des
pouvoirs déterminée, n'a point de constitution. » (1789.)
«
XXXIII. - La résistance à l'oppression est la conséquence des
autres droits de l'homme. »
«
XXXIV. - Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de
ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre
lorsque le corps social est opprimé. »
«
XXXV. - Quand le gouvernement viole les droits du peuple,
l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple,
le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
(1793.)
A
chaque citoyen d'y recourir, dans toute la mesure efficace et selon
les possibilités du moment.
-
Henri BEAUVOIS.
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