La
discipline est l'ensemble des règlements qui régissent certains
corps et devant lesquels sont obligés de se soumettre, sous peine de
sanction, tous les individus. Telle est la définition que l'on peut
donner de la discipline, en ce qui concerne les sociétés organisées
selon les principes de l'autoritarisme. La discipline est donc une
contrainte et, selon l'importance des institutions où elle s'exerce,
elle est plus ou moins sévère. Naturellement, comme dans tout ce
qui découle de l'autorité, il y a ceux qui en bénéficient et ceux
qui en souffrent. Ceux qui en bénéficient sont ceux qui l'imposent,
ceux qui en souffrent sont ceux qui la subissent. « La discipline
scolaire, la discipline ecclésiastique, la discipline militaire, la
discipline de la magistrature » etc., etc. L'homme est une victime
de la « discipline », il est pris entre ses griffes dès sa plus
tendre enfance, dès son plus jeune âge. C'est à l'école qu'elle
commence à peser sur ses frêles épaules, et son poids augmente
avec les années. Il est évident que l'enfant a besoin d'être
conduit, orienté, qu'il est un petit animal inéduqué et qu'il est
bon de lui enseigner certaines règles et de réfréner parfois ses
instincts naturels. Toutefois, il ne nous apparaît pas que la
discipline scolaire puisse atteindre le but qu'elle poursuit,
c'est-à-dire : donner à l'écolier, qui sera demain un homme, un
enseignement lui permettant d'acquérir de l'ordre et de la méthode,
qualités indispensables à la bonne harmonie des sociétés. La
discipline scolaire s'adresse moins à l'intelligence de l'enfant
qu'à ses sentiments de crainte et de frayeur et, s'il se courbe
devant elle, ce n'est pas qu'il en reconnaisse l'utilité, mais parce
qu'il a peur des sanctions qui pourraient résulter de ses
infractions. Par conséquent, l'ordre, le calme qui existent dans une
classe ne sont qu'apparents, superficiels et, si l'on pouvait plonger
dans le jeune cerveau des élèves, on s'apercevrait bien vite du
travail nocif de la discipline. L'erreur particulièrement profonde
de la discipline scolaire est de s'adresser à la collectivité, sans
tenir compte du tempérament, de la personnalité des individus qui
la composent. « Qu'importe, dira-t-on, puisque les résultats sont
obtenus ». Et c'est justement là que l'erreur se corse. Le but - à
nos yeux, tout au moins - de l'école, est de faire de l'enfant un
homme ; de lui faire comprendre la différence qui existe entre une
action utile à la collectivité, à la vie de laquelle il
participera bientôt, et une action qui lui est néfaste ; de lui
faire distinguer, en s'adressant à sa raison, à son intelligence,
le « bien » du « mal », le beau du laid, et de frapper son
imagination par des exemples susceptibles d'éveiller en lui l'amour
de son prochain et le désir vivace de ne pas nuire à son semblable.
Or, l'école moderne ne remplit pas ce rôle et, loin d'être, pour
leurs élèves, de grands frères expérimentés, les maîtres, les
professeurs, sont plutôt des caporaux chargés de faire respecter
une discipline qui se traduit par des punitions donnant naissance,
non seulement à un sentiment de terreur, mais aussi de haine. Dans
certaines écoles anglaises, les infractions à la discipline sont
sévèrement réprimées et l'on assiste parfois au pénible
spectacle d'un jeune homme de 15 ou 18 ans fouetté pour n'avoir pas
respecté les règlements auxquels il était soumis. Quelles
influences bienveillantes peuvent avoir de tels procédés? Aucune,
bien au contraire. L'enfant est un terrain vierge qu'il faut savoir
cultiver. Ce n'est pas par la brutalité, par la force, par la
violence que l'on peut arriver à en faire un homme digne de ce nom,
c'est-à-dire qui, dans l'avenir, aidera son prochain à gravir le
rude chemin de la civilisation. Au lieu de répondre aux incartades
de la jeunesse par des sanctions ridicules et arbitraires,
enseignons-lui plutôt à se respecter, à s'instruire, et l'on
détruira ainsi les germes mauvais dont elle a hérité et qui ne
disparaîtront que si nous voulons sincèrement ne pas faire de nos
enfants ce que nous sommes nous-mêmes : des esclaves. (Voir :
Education.) La discipline ecclésiastique repose sur les décisions
et les Canons des conciles ainsi que sur les décrets des papes et
des princes de l'église. Est-il besoin de souligner que tous les
règlements, toutes les lois religieuses édictées pour déterminer
la conduite commune des individus n'ont d'autres buts que de protéger
le puissant et le riche des révoltes possibles du faible et du
pauvre? Il est heureux que, de nos jours, l'Eglise ne puisse plus,
dans certains pays, entre autres la France, exercer des sanctions
contre ceux qui ne se soumettent pas à sa discipline, car elle se
distingua, dans le passé, par sa barbarie et sa cruauté. A présent,
son prestige a disparu et elle n'exerce plus qu'une puissance occulte
de laquelle il faut pourtant se méfier. On ne peut cependant oublier
les crimes dont elle se rendit coupable et l'Inquisition qui régna
en maîtresse sur le monde, et plus particulièrement sur l'Espagne,
où les bûchers allumés par Torquemada - qui pour son compte
personnel a un actif de 120.000 victimes - ne s'éteignirent qu'au
XIXe siècle, illustre les bienfaits de la discipline ecclésiastique.
Les premiers inquisiteurs avaient le droit de citer tout hérétique,
de l'excommunier, d'accorder des indulgences à tous princes qui
extermineraient les condamnés, de réconcilier à l'église, de
taxer les pénitents et de recevoir d'eux, en argent, une caution de
leur repentir. Nul n'a le droit d'ignorer aujourd'hui les ravages
causés par l'Eglise, tout l'odieux de cette discipline déployée
pour consolider les privilèges des seigneurs et du clergé, et qui
coûta tant de vies humaines sacrifiées pour forger les chaînes de
l'esclavage. Et cette discipline terrible était telle qu'elle donna
son nom à un fouet composé de cordelettes et de petites chaînes,
et l'on vit au XIe siècle des bandes composées de plusieurs
milliers d'imbéciles qui parcouraient les villes en se donnant la «
discipline », croyant par ces actes ridicules racheter leurs péchés
et ceux des autres. Ces coutumes sont enfouies dans la nuit du passé,
et il faut espérer que jamais plus, dans nos pays occidentaux, nous
ne serons assujettis à la discipline de l'église. Hélas! La
discipline militaire a survécu à la discipline ecclésiastique et,
de gré ou de force, par la bêtise, par la lâcheté humaines, nous
y sommes tous astreints. « La discipline fait la force des armées »
et, à l'armée, discipline est synonyme d'obéissance, de
soumission, de respect aux ordres du chef, quels que soient ces
ordres et quelles qu'en soient les conséquences. On a dit sur
l'armée tout ce qui pouvait en être dit et si ce n'était que l'on
connaisse son rôle, sa discipline nous paraîtrait comique. Notre
Molière moderne, Georges Courteline, l'a ridiculisée avec un rare
talent, en a souligné les travers, les mesquineries, les petitesses,
et l'a marquée au fer rouge de l'ironie. Mais l'ironie n'a tué ni
l'armée ni la discipline. C'est que l'armée est la force sur
laquelle se repose le capitalisme, et c'est pourquoi elle exige pour
tous ceux qui forment ses cadres, qu'ils abandonnent toute
personnalité pour devenir des automates animés par un cerveau
extérieur, dont les ordres sont infaillibles et indiscutables.
Malheur à celui qui ayant franchi les murs de la caserne, se permet
encore d'être un homme! Avec le costume civil qu'il quitte, il doit
se dépouiller de tout ce qu'il sait, de tout ce qu'il connaît, de
tout ce qu'il a appris à l'expérience de la vie. Il doit faire le
vide en son crâne comme en son coeur, il ne doit plus être
lui-même, mais la millionième partie d'un tout, d'un corps immense,
d'un corps sans âme, sans idée, sans pensée, qui tourne à droite
ou à gauche, lorsqu'on le lui dit, qui mange et qui boit, non pas
lorsqu'il a faim ou soif, mais lorsqu'on le lui permet, qui dort
lorsqu'un autre le veut bien ; un corps qui n'est qu'un objet
semblable au jouet mécanique que l'on donne à un enfant. Ainsi le
veut la discipline militaire, pour que le soldat exécute sans
protester les actes criminels qu'il est appelé à accomplir. Et si,
malgré le costume militaire, le coeur continue à battre et le
cerveau à penser, alors, la sanction est là, menaçante, et s'abat
terriblement sur la victime. Peut-on mieux faire pour donner une
image de la discipline militaire, que de citer l'aventure récente
survenue à trois officiers espagnols? C'était en 1924. L'Espagne
était courbée sous le joug de l'aventurier Primo de Rivera, mais de
l'autre côté des Pyrénées, des hommes jeunes, nobles et courageux
avaient juré de délivrer le pays du tyran et de son roi. Ils
partirent un soir, avec au coeur l'espérance de déclencher la
révolution, et de donner à l'Espagne un régime plus conforme aux
aspirations de la population. Ils traversèrent la montagne, et
s'attaquèrent à des forces tellement supérieures, que tout leur
courage ne put suffire, et que leur action fut inutile. Ils furent
vaincus. Léonidas et ses 300 Spartiates pouvaient-ils arrêter et
triompher de l’armée de Xerxès? Leur petite armée à eux fut
dispersée ; certains moururent dans la batai1le, les autres se
perdirent dans la montagne. Cependant, cette tentative ne fut pas
sans soulever l'émotion et la terreur de la réaction espagnole qui
demanda à son digne représentant de déférer à la justice les
coupables de ce « coup de main ». De coupables on n'en avait pas,
il fallait en trouver, et l'on arrêta trois jeunes gens, connus pour
leurs idées syndicalistes ; mais qui niaient avoir participé à
cette action révolutionnaire. Ils furent pourtant renvoyés devant
un Conseil de guerre, composé de trois officiers. On sait le peu
d'indulgence des juges civils à l'égard des révolutionnaires, mais
on peut dire que d'ordinaire les peines infligées par ces derniers
sont relativement douces, si on les compare à celles que distribuent
les juges militaires. Les magistrats siégeant à ce conseil de
guerre étaient donc peu disposés en faveur des inculpés ;
cependant, devant l'absence totale de preuve, il leur fut impossible
de condamner ; ils acquittèrent. Ces officiers ne connaissaient-ils
pas les lois intangibles de la discipline qui ordonnent d'exécuter
sans discuter, sans écouter le coeur et la conscience, les actes
décidés par les autorités supérieures? Pour n'avoir pas condamné
des innocents, ils furent condamnés eux-mêmes à être enfermés
dans une forteresse, et les malheureux acquittés furent renvoyés
devant d'autres magistrats qui punirent de la peine de mort, et
devant le bourreau qui garrotta. Telle est la discipline militaire.
Et encore, dans le fait que nous citons ci-dessus, ce sont des
officiers qui se trouvent être les victimes de cette institution
cruelle qu'est l'armée, mais lorsqu'il s'agit de simples soldats,
les peines encourues sont terribles. Dans notre douce république, en
cette année de grâce 1927, malgré toutes les campagnes entreprises
contre les conseils de guerre et contre les bagnes militaires où
croupissent et meurent des milliers de jeunes gens dont le seul crime
est d'avoir eu un jour un légitime geste de révolte contre la
discipline, ces lieux maudits subsistent encore, sans qu'il soit
possible d' espérer pour un avenir prochain leur suppression. Que de
crimes sont commis au nom de cette discipline qui est un facteur de
désordre, de gabegie, de corruption et de dégénérescence! Les
révolutionnaires sont partisans, eux, de la discipline : les
anarchistes la considèrent comme indispensable à la vie en commun
des individus. Ils savent qu'aucun groupement, qu'aucune
organisation, qu'aucun travail, qu'aucune action ne sont possibles
sans discipline. Mais notre discipline n'est pas la vôtre. Elle ne
repose pas sur l'autorité, sur la bêtise et sur l'arbitraire, mais
sur la logique. Elle est librement consentie. Etant l'oeuvre de
l'intelligence, elle n'est pas une contrainte. Elle n'oblige personne
à se courber devant elle, elle n'use pas de sanction, elle est libre
en un mot et est constituée par l'engagement pris par chacun de
respecter une décision prise en commun. Voilà ce que doit être et
ce que sera la discipline, lorsque les hommes, en ayant assez d'être
des esclaves ou des serfs, briseront les chaînes qui les tiennent
attachés aux institutions criminelles, derniers vestiges d'un passé
d'horreur qui ne se perpétue que par la veulerie et l'ignorance des
masses populaires.
-
J. CHAZOFF.
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