Le
dogme, en théologie, en philosophie comme en sociologie, est le
principe accepté par les individus ou à eux imposé par une église
ou une école qui présente ledit principe comme une vérité
incontestable et indiscutable. Le dogme est la base fondamentale de
toute religion spirituelle, matérielle ou sociale et ce serait une
faute grave de penser que seules doivent être considérées comme
des dogmes les théories qui puisent leur source dans la révélation
divine. Il existe un nombre incalculable d'individus qui se croient
sincèrement débarrassés de tous préjugés et qui affirment ne se
courber devant aucun dogme et qui, cependant, sont les esclaves
d'idées rétrogrades qu'ils se refusent à soumettre à l'analyse et
qu'ils soutiennent comme des vérités intangibles et immuables. Le
dogme est, à nos yeux, la barrière qui se dresse devant le regard
de l’homme, l'arrête et l'empêche de plonger dans l'obscurité du
passé. A l'époque où l'intelligence était encore primitive et où
la science n'avait pas arraché à la nature ses nombreux secrets,
l'homme fut naturellement entraîné à attribuer à une force et une
puissance surhumaines les phénomènes heureux ou malheureux qui le
frappaient. La vie elle-même était pour l'individu une énigme et
l'esprit humain ne pouvant concevoir l'infini, l'homme se donna, à
lui et à tous les objets qui l'entouraient, une cause initiale,
déterminante, un commencement, un Dieu créateur duquel émane tout
l'Univers et qui dirigea, dirige et dirigera éternellement, selon sa
volonté, les destinées du monde. C'est sur ce dogme, sur ce
principe métaphysique, ténébreux, que se sont élaborées,
jusqu'au XVIIIe siècle, presque toutes les philosophies. Cela ne
nous surprend aucunement car, même de nos jours, « si loin que
portent, dit Sébastien Faure, les prodigieux appareils par lesquels
l'optique prolonge le champ d'observation de l'homme de science, la
puissance de ces appareils a une limite au-delà de laquelle la
constatation fait nécessairement place à la supposition ou au
calcul ». Or, le passé peut être considéré comme un astre
éloigné, le plus éloigné de la terre et, forcément, il arrive un
moment où la .pensée est obligée de s'arrêter rencontrant devant
elle un nuage épais et obscur. Est-ce à dire qu'il n'y a rien
derrière ce nuage, que la passé s'arrête là et qu'il n'est pas
éternel comme l'avenir ? L'explication des déistes nous paraît
simpliste et ne satisfait pas notre soif de savoir. Rien pour nous ne
représente que « rien » et nous ne pouvons pas admettre que ce «
rien » est l' « Etre éternel, infini et puissant » qui a fait
toutes choses de « rien », c'est-à-dire de Lui. Si l'on accepte
comme base, comme dogme, l'hypothèse « Dieu », alors rien de
surprenant à ce que l'on accepte avec autant de facilité tous les
autres dogmes qui en dérivent. Et c'est là que se manifeste le
danger de la religion et de ses dogmes. Le « Dieu » spéculatif des
métaphysiciens vit - s'il existe - dans des régions séparées par
d'incommensurables distances de celles où se meut la fourmilière
humaine. Se suffisant à lui-même, il dédaigne de s'occuper de ce
qui se passe sur notre globe terraqué ; il se désintéresse des
microscopiques passions qui nous agitent ; il ne se mêle, ni
directement, ni indirectement aux rapports établis entre nous ; il
ne s'inquiète ni de nos bonnes, ni de nos mauvaises actions. Les
abstracteurs de quintessence, les extracteurs de racines cubiques de
la Pensée pure, veulent qu'Il soit ; ils se targuent de
démontrer
péremptoirement qu'Il doit être, qu'il est impossible qu'Il ne soit
pas. « Il est, affirment-ils, Il existe, parce qu'Il n'est pas
possible qu'Il n'existe pas ». Un point c'est tout. Il est évident
que, présenté de cette façon, le dogme « Dieu » ne nous gêne
nullement et nous nous garderons bien de contester, à qui que ce
soit, d'avoir une croyance semblable, aussi ridicule nous
semble-t-elle. Mais « Dieu » traîne à sa suite un tas d'autres
dogmes et, en premier lieu, celui de l'immortalité de l'âme qui fut
enseigné par la presque unanimité des métaphysiciens ; et ce
dogme, adroitement exploité par les théologiens, fut peut-être le
facteur le plus précieux d'asservissement et de domination sociale.
Si, à tous les âges de l'humanité, l'Eglise s'est emparée de ce
principe, c'est qu'elle a compris tout l'avantage qu'elle pouvait en
tirer au profit du riche et du puissant. Il n'est pas une religion
qui n'ait pas, à sa base, l'immortalité de l'âme, de cette âme
qui, une fois séparée du corps, quittera la vallée de misères et
de souffrances pour atteindre l'idéal, dans la profondeur éthérée
des cieux. Les Juifs ont leur « terre promise » comme les chrétiens
ont leur paradis et ces Edens ne sont accessibles qu'à ceux qui,
durant leur vie terrestre, auront respecté les lois préalablement
établies par la bonté, la justice et la sagesse de Dieu. Quels
profits, quels avantages énormes ont su tirer de ce dogme les
princes de l'Eglise qui amenèrent habilement les peuples à renoncer
aux joies terrestres en leur promettant un paradis céleste! «
Heureux les pauvres d'esprit, le royaume des cieux leur appartient!
», cependant que les grands ne se contentent pas des promesses,
jouissent et vivent heureux sur notre boule ronde, spéculant sur la
naïveté, la bêtise et l'ignorance des faibles. Comme l'on comprend
bien les raisons pour lesquelles les théologiens se refusent à
discuter les dogmes et interdisent aux fidèles de les approfondir.
C'est que, à l'analyse, tout s'ébranle, et l'on aperçoit, à la
faveur de la critique, l'erreur et le mensonge sur lesquels ils
reposent. Quelles que soient, pourtant, les murailles dont on les
entoure, les dogmes spirituels, révélés, deviennent de moins en
moins dangereux, tendent à disparaître et tout le formidable
édifice qu'ils ont construit s'écroulera demain. C'est que la vie
moderne ne s'accorde plus avec le dogme du Dieu tout-puissant et
infaillible. Un vent d'athéisme a passé sur les hommes et les
exigences de la religion ont éloigné d'elle la plupart des
individus. Certes, la croyance en une divinité n'est pas totalement
éteinte ; on continue à se livrer, plus par coutume, par cupidité
et par besoin, que par foi sincère, à certaines manifestations
extérieures, à condition cependant que celles-ci n'entravent pas la
marche courante de la vie quotidienne. Quel est celui qui sera assez
fou, surtout dans nos contrées occidentales, pour sacrifier une
parcelle, aussi minime soit-elle, de son bien-être terrestre, afin
d'atteindre aux félicités célestes? S'il y en a, ils sont peu et
leur nombre est insignifiant. L'idée de Dieu n'est plus dangereuse ;
le dogme n'est plus qu'une lumière vacillante qui disparaît
derrière les flambeaux de la science, et qui va s'éteindre
totalement, sous le souffle puissant du progrès. Mais l'Eglise,
elle, subsiste, soutenue par toutes les puissances d'argent ; elle ne
prétend même plus être un organisme de moralisation, mais avoue
être une association politique ; c'est donc comme telle qu'il faut
la considérer et la combattre. Il faut la placer parmi toutes les
autres associations de conservateurs ; elle forme l'élément le plus
puissant de réaction, de conservation et de domination sociale. Ne
cherchons donc plus à détruire ce qui fut sa force, mais ce qui est
sa force, actuellement, et qui lui permet d'exercer, malgré la
faillite de son dogme, une influence colossale sur la collectivité
humaine. Les dogmes de l'Eglise moderne se confondent avec les dogmes
des nouvelles religions matérielles, religions politiques, aussi
néfastes et aussi nuisibles que les précédentes. Le nationalisme,
le patriotisme, le démocratisme sont les dogmes auxquels se sont
attachés les hommes d'aujourd’hui et il est aussi difficile de les
arracher à leur croyance qu'il fut difficile de faire pénétrer
dans le cerveau des anciens religieux une parcelle de raison. Si le
christianisme fut, et est encore, l'allié de la classe capitaliste,
le nationalisme, le patriotisme et le démocratisme en sont les
précieux auxiliaires et les souffrances que ces dogmes ont
déterminées, les crimes dont ils ont été la cause sont déjà
terriblement nombreux. La lenteur avec laquelle un individu abandonne
un dogme et la rapidité avec laquelle il s'attache à un autre
pourrait faire penser que le peuple a besoin d'une religion : c'est,
du reste, ce qu'affirment certains philosophes. De là, sans doute,
les différents dogmes qui se succèdent les uns aux autres. A notre
sens, c'est l'erreur de toutes les écoles que de croire à la
nécessité de remplacer une religion par une autre, sous prétexte
que l'homme doit avoir un idéal et un but. Il est vrai que
l'individu a besoin d'un idéal, mais celui-ci ne doit pas être
dogmatique ; sans quoi, il perpétue un état de chose qui, échappant
à l'analyse, maintient l'individu dans l'ignorance et l'esclavage. «
Le dogmatisme est l'opposé de la méthode critique qui part de
l'examen approfondi de la faculté de connaître pour aller à la
connaissance des objets », a dit J. Aicard. Conservons donc et
essayons de développer chez ceux qui nous entourent cette faculté
de critique ; ne dogmatisons pas, détruisons les dogmes, tous les
dogmes et, lorsqu'il en sera libéré, l'individu s'acheminera à
grand pas vers le bonheur et la liberté.
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