lundi 10 décembre 2018

A Contre-Courant Aout 2001


Les ambitions du Médef

Une situation favorable.
Depuis l'exacerbation de la mondialisation, le monde social et du travail se retrouve apparemment confronté à un adversaire auquel il s'est toujours heurté depuis la naissance du capitalisme industriel, parfois de manière dramatique quand les forces dites de l'ordre intervenaient sur consigne du pouvoir politique pour le maintien du statut-quo, autrement dit du système d'exploitation et d'aliénation.
Les moeurs dans le domaine de la répression ont quelque peu évolué, même si dans les moments de forte tension (Mai 68, les contre manifestations anti-mondialisation d'aujourd'hui telle celle de Nice) la violence policière donne libre cours aux défoulements des pulsions contenues de ses auteurs. Il en est de même du patronat. Il se veut désormais plus soft, plus près du peuple, tout au moins en paroles et en apparence, car partager les fruits du labeur populaire par une redistribution plus significative de la plus-value est pour lui une autre histoire. Il ne veut plus être perçu au travers du portrait caricatural de maître de forge aux dents acérées, au costume trois pièces rayé et haut-de-forme en cheminées d'usine. Fini cette image. Le patron moderne sourit, serre la main de son employé, devenu collaborateur, parle, volontiers.
Et il se targue d'idées car il a fait les grandes écoles : Centrale, Mines, ENA, souvent assis sur le même banc que celui, entré en politique, lui, qui sera en charge des affaires de la nation. Ça crée des liens et à l'occasion, ni l'un, ni l'autre, n'oubliera. Inutile de nommer, il y aurait des oublis et cela ferait des mécontents !
Bref, qu'il s'agisse d'économie, de politique, de rapports sociaux (ne dit-on pas humains ?), depuis quelques années on se veut moderne du côté des accapareurs de profit (dont les hausses sont parfois vertigineuses) et de celui des décideurs (politiciens de tous bords garants de la bonne marche des choses). Cette maladie de la modernité - gangrène devrait-on dire tant elle a pénétré profondément tous les corps de la société - n'a pas épargné le milieu présumé assurer la défense des intérêts des travailleurs, à savoir le syndicalisme. Le consensus mou et rampant qui a pris naissance sous le règne mitterrandien est bien ancré dans les comportements et les pratiques des appareils de représentation. La déconnexion de ces appareils de la base n'a jamais été aussi flagrante. Elle est le fruit de ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui le syndicalisme d'accompagnement. Sur le plan politique elle se traduit par la désaffection continue et croissante des urnes. Cette fracture a aussi donné naissance, après les expulsions des moutons noirs cher à Edmond Maire, au départ volontaire de milliers de militants syndicaux issus surtout de la CFDT, pour construire de nouvelles structures de lutte : les SUD, le groupe des Dix, ou en développer d'autres, existantes, comme la CNT. Et pourtant il y eut et il y a toujours des réactions, des sursauts. L'automne hiver 95 a ainsi vu s'élever une bonne partie des travailleurs contre le plan Juppé qui fut abandonné. L'espoir de relance du mouvement social fut cependant de courte durée, les formes autoorganisationnelles hors structures syndicales s'estompant avec la fin de la grève. Et puis il y eut la fermeture de l'usine Renault à Vilvoorde (Belgique) confirmée par Jospin tout empreint de compassion à l'égard des ouvriers kleenexés. Sursaut encore, mais défaite : la Bourse fait la loi. Enfin le printemps vient de connaître sa chaîne de restructurations- délocalisations : Danone, Mark & Spencer, Valéo, Moulinex (sans compter les milliers de jetés des PME non-astreintes aux plans sociaux et dont on ne parle donc pas) qui n'a entraîné là encore que réactions morales de la part des pouvoirs publics, complices en ce qu'ils ne mettent en cause que la brutalité des méthodes et non leur fondement : le profit des grands groupes transnationaux. Les manifestations, les occupations, le boycott ont malheureusement un goût de luttes défensives, dispersées, sans projet collectif qui, il est vrai, ne peut s'esquisser dans les moments de stress, mais surtout don ne veulent pas les confédérations). Si l'on ajoute à ce bref tableau de morosité sociale l'adhésion totale des politiques de la gauche plurielle aux thèses du néolibéralisme avec ce que cela suppose d'agressions répétées contre les acquis obtenus de haute lutte par le mouvement ouvrier - citons entre autres méfaits le saccage de la protection sociale, la distribution de l'argent public au patronat sous couvert d'allégement des charges, la mise en oeuvre de l'annualisation et de la flexibilisation du temps de travail par le biais des 35 heures à la sauce Aubry – alors on ne peut que reconnaître que l'époque est particulièrement favorable à l'apparition au premier plan d'un patronat réactionnaire plus dominateur que jamais.

Le patronat : force incontournable ?

Déçu par les pouvoirs de droite successifs : Balladur, Juppé coupables de tergiversations, ne supportant plus la mollesse du prédécesseur de Seillière, le patronat a décidé donc , dans un contexte environnemental particulièrement propice, de prendre le taureau par les cornes et d'affirmer son existence en tant que force incontournable dans l'ouvre néo-libérale mondiale. Les affaires sont les affaires, et ce n'est certes pas le baron qui démentira, lui qui, sous la pression de ses actionnaires a retiré ses billes d'AOM -Air Liberté, mettant au chômage plusieurs centaines de salariés. On peut mettre en évidence plusieurs phases de la démarche patronale.

  1. La mue.

Depuis plusieurs années' déjà le patronat se préparait, en particulier sous l'impulsion de son théoricien Denis Kessler, président de la F é d é r a t i o n française des sociétés d'assura n c e s (FFSA)(2) à changer de peau. V*CNPF"' était devenu ringard
de part la c o n n o ta t i o n lutte de classes qui en émanait. Désormais, avec le Mouvement Des Entreprises de France (MEDEF), il a voulu faire ressortir l'idée " d'unir dans un destin commun entrepreneurs et salariés". L'entreprise ne doit plus être conçue comme un lieu de conflit potentiels, mais en tant que communauté d'intérêt où les relations, - n'osons pas dire les rapports de production ! - dirigeants/exécutants sont interactives et non plus conflictuelles. Exit donc domination et soumission. A quoi pourraient donc servir les syndicats, sinon à avaliser les décisions directoriales ? Le MEDEF en fait peu de cas, quand il ne les méprise pas, excepté la CFDT.

  1. Les objectifs.

a) L'entreprise, cellule de base. Il s'agit pour le MEDEF de faire de l'entre prise la cellule de base de la société "favorisant la liberté d'entreprendre (3>, en " promouvant l'esprit d'entreprise et sa diffusion dans toutes les composantes de la société"^ (souligné par nous). Le MEDEF estime aujourd'hui que son rôle ne se borne plus à l'économique, mais qu'il a aussi une vocation idéologique. Il se veut ainsi groupe de pression, ce qu'il ne va pas tarder à montrer dans son projet de "Refondation sociale". Pour atteindre cet objectif : l'inscription de l'entreprise au centre de la société - en somme l'entreprise devient une grande famille - l'organisation patronale se prétend partenaire politique au même titre que n'importe quelle institution de ce type. Elle exige d'être associé à part entière à la définition et à la conduite des affaires publiques et donc d'y imprimer sa marque. Car le MEDEF voit bien au delà du bout du nez de son baron. La société française doit changer et il compte bien être un élément déterminant dans cette réforme. Face à l'exigence de "compétitivité globale", il n'hésite pas à affirmer que les entrepreneurs ont désormais un droit de regard sur des secteurs aussi sitôt que la santé, l'éducation, l'information, l'emploi, le fonctionnements de l'Etat... Cette prétention du MEDEF à devenir un pôle sociétal hégémonique, de par les moyens utilisés pour y parvenir : déconstruction sociale, appropriation des pouvoirs de décision... a un goût marqué de totalitarisme new-look au service de la nouvelle cellule de base de la société : l'entreprise. Ne nous leurrons pas : le projet de Big Brother est global.

b) Le partage des risques.

Cet objectif est en rapport direct avec le précédent. Si la société doit changer, c'est bien évidemment dans le sens des intérêts du capitalisme. Mais à ce dernier il faut redonner une couleur moderne qui le rende plus acceptable; il faut donc le moraliser. Comment est-ce possible ? En imposant l'idée d'une société consensuelle où le facteur risque ("la valeur des valeurs" selon D. Kessler et F. Ewald – ce dernier ancien de la Gauche Prolétarienne et second théoricien du MEDEF) "s'identifie à la responsabilité, au Bien, au Juste; tandis que la protection renvoie à l'irresponsabilité,
au Mat' <4). A une époque où l'on se gausse encore de la disparition des idéologies passéistes : marxisme, communisme, le MEDEF voudrait bien combler le vide en imposant le sienne toute neuve; "peut-être l'idéologie du risque vient-elle occuper la place des grandes utopies du passé ? " s'interrogent nos deux penseurs de la nouvelle économie. Ewald, qui fut autrefois collaborateur de M. Foucault, n'hésite pas à affirmer dans une tribune des Echos (5-9-2000) que le capitalisme est lui-même " une
morale, un système de valeurs à la fois individuelles et collectives, celui précisément de l'entreprise avec les idées de risque, de liberté et de responsabilité qui la caractérisent. ". Ces belles pensées et d'autres trouvailles du genre de celles de l'DIMM (Union des Industrie métallurgiques et minières), fédération patronale réac, virulente et influente "la responsabilité individuelle vaut mieux que l'irresponsabilité
collective" traduisent bien la volonté du MEDEF d'imposer sa conception de l'individualisation du risque à la place de la responsabilité socialisée. Là, on est en droite ligne de l'attaque menée par le patronat contre la protection sociale. A ses yeux les droits sociaux doivent être fonction du degré d'intégration dans l'activité productive et non plus liés à la personne elle-même. A quand la remise en cause du RMI qui, selon Kessler, consiste un droit sans devoirs, c'est à dire de l'assistance ? La
perspective patronale en matière est celle d'une " nouvelle protection sociale par et pour l'entreprise"(5). Ainsi donc la protection sociale ne relèverait plus de droits universels, mais serait pour l'entreprise un simple instrument de domination. On est largement sur la pente de la privatisation. L'éloge du risque a donc pour raison d'être la disqualification des solidarités collectives. Et on ne peut que rapprocher de cette disqualification les modalités Aubry de la mise en place des 35 h branche par branche et pis, entreprise par entreprise. On a vu qu'à ce niveau ci, bien souvent, l'autoritarisme patronal a prévalu. Le risque c'est bien souvent le salarié seul qui le supporte : CDD, intérim, précarité, contrats divers, dégradation des conditions de travail, salaires immobiles et parfois réduits. Mais les patrons voient plus loin. Le salariat d'aujourd'hui - et d'hier - est un "mode d'organisation du travail où l'un des partenaires à l'activité productive se trouve pratiquement déchargé de tous les risques en échange de sa subordination" (Kessler et Ewald dans la revue Le Débat). Pour eux il faut donc que, en plus de la subordination le salarié prenne sa part de risque par une rémunération variable. Quand on sait que les profits d'une entreprise servent surtout à engraisser les gros actionnaires, on se demande ce que pourront tirer les salariés des performances réalisées, à moins de jouer le jeu des stock options, de l'épargne salariale, de l'intéressement dépendant des cours boursiers. Et quid des périodes de vaches maigres ? En terme de risque, c'est quand même pas mal !

Le droit du travail. Autre objectif du MEDEF : la reconsidération du droit existant et sa modification. Règle d'or : la décentralisation des négociations - ou discussions - et leur engagement au niveau de l'entreprise "niveau le plus fécond ", dixit le MEDEF, en fait le lieu où le patronat a le meilleur rapport de force (faible en l'absence de syndicalisation, syndicat jaune). Alors que le droit du travail est régi par le principe de faveur : l'accord d'entreprise s'applique s'il est plus favorable que celui de la branche, lui-même meilleur que la loi, le MEDEF projette une remise en question de ce principe en se servant de l'accord dérogatoire, issu des lois Auroux de 82, la nouvelle règle. Exit le cadre légal, bonjour les pressions sur les accords à la base !


3/La Refondation sociale.

Il faut comprendre ce terme comme instrument patronal pour atteindre les objectifs qu'il s'est assigné sur la domination de la société qu'il veut (contre- )révolutionner pour mieux assurer le pouvoir financier du capital. La sémantique patronale elle-même n'est pas innocente ; refondre c'est changer et de moule et de contenu. A la sauce libérale anglo-saxonne bien entendu. A ses yeux la droite française a trop hésité à suivre le modèle thatchérien et le social-libéralisme de Blair alors que les pics atteints par le chômage leur en donnait l'occasion, au moins au début de sa "gouvernance" par la gauche plurielle). D'où l'impatience du MEDEF et sa volonté de
paraître comme une deuxième droite bien plus volontariste et apte à faire le ménage nécessaire. Au frein de pouvoir politique (retrait du plan Juppé par exemple), le MEDEF adjoint celui des fonctionnaires et des services publics réticents à toute réforme dont l'inertie ne pourra être brisée que par le démantèlement du statut. Rappelons-le : il s'agit bien pour le patronat nouveau de s'imposer comme force intellectuelle et politique non seulement dans le domaine économique et social, mais aussi dans de secteurs aussi divers que la santé, l'éducation , secteur qu'il est nécessaire de contrôler, de maîtriser pour enfin parler et agir vrai, c'est à dire sous la houlette des thèses libérales

Ses applications. La première a consisté à prendre la décision en janvier 2000 de se retirer des organismes paritaires et, devant la panique des confédérations syndicales, d'accepter d'en différer l'application jusqu'à la fin de cette année. Battre le fer quand il est chaud est certainement la devise du MEDEF. Exploitant le choc provoqué chez les grandes centrales dites représentatives (CGT, FO, CFDT, CGC, CFTC), il convoquait le 3 février dernier les deux autres composantes patronales (CGPME et UPA) et ces mêmes centrales pour définir ensemble les divers chantiers de sa Refondation sociale,
c'est à dire pour imposer son point de vue sur ces mêmes chantiers sur lesquels bien évidemment il cogite depuis pas mal de temps. Ceux qu'il estimait le plus urgent de démarrer l'ont été sur le champ, il s'agit de la nouvelle convention assurance-chômage, des retraites complémentaires, de la santé dans le travail et de la négociation collective. Les choses risquent d'être rondement menées si l'on se réfère au soutien scandaleux qu'a apporté la CFDT au MEDEF sur la question du PARE. Et de fait, dès le 10 février , la centrale de N. Notât et la CFTC signaient avec le MEDEF, la CGPME et l'UPA un accord sur la réforme des retraites, accord assassin en ce qu'il remet en cause notamment le départ à soixante ans de l'âge de la retraite pour un taux plein ? Ce que les uns et les autres appellent hypocritement "la retraite
à la carte".Restent pour l'automne quatre terrains à rafraîchir : l'assurance-maladie et l'assurancevieillesse, la formation professionnelle, l'égalité dans la profession entre hommes et femmes et la place des cadres. Nul doute que là aussi le patronat fera tout pour amener ses "partenaires" à partager sa conception libérale de la protection sociale, avec l'aval à posteriori du gouvernement. On peut même se demander si sa hâte de régler la question avant les échéances électorales de l'an prochain n'est pas sans rapport avec une possible crainte de se trouver en face de difficultés sous un éventuel gouvernement de droite du fait d'une réaction sociale plus marquée que celle qui se manifeste sous la gauche plurielle, si l'on veut bien excepter la grève du 25 janvier dernier pour la défense des retraites qui a mobilisé près de 300 000 personnes avec un fort soutien populaire, mais qui malheureusement fut sans lendemain.
Résumons-nous. Les ambitions du MEDEF sont claires : faire de l'entreprise la cellule de base de la société et donc le point de référence de l'activité économique et sociale ; faire en sorte que tout ce qui touche à son organisation, à son fonctionnement et à son développement soit abordé en discussion - le terme négociation ne serait plus approprié - de manière interne, au sein d'une communauté restreinte où chef d'entreprise et salariés deviendraient tous entrepreneurs partageant risques et responsabilités (en somme un mariage pour le pire et pour le meilleur) pour le plus grand intérêt - profit - du management et des actionnaires. Tout cela passe nécessairement par la gestion du droit du travail et des lieux qui lui sont collatéraux telles que la retraite, les assurances et bien évidemment la déréglementation de la protection sociale, l'Etat étant sommé par les institutions internationales (BM, FMI, OMC) relayées par la technocratie européenne, de réduire ses dépenses publiques et d'accélérer le rythme des privatisations (Poste, SNCF, France-Télécom). L'économique deviendrait le primat de tout développement auquel seraient subordonnés le social et politique. Cette perspective est un retour en arrière sans précédent, où le travailleur court le risque de voir ses droits amputés, ses conditions de travail dégradées, sa vieillesse mal garantie. Elle est inacceptable dans une société de démocratie représentative, encore moins de démocratie directe fondée sur la solidarité et l'autogestion. En tant que telle elle est à combattre parce que totalitaire.
Juin 01

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