dimanche 30 décembre 2018

Education (suite) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


LE BUT DE L'EDUCATION.

- But de l'éducation et but de la vie.
Il convient de ne pas confondre ces deux buts, le but de la vie est une conception personnelle qui dépend du jugement, des goûts, des intérêts de chacun, l'un désirera être un savant, l'autre un artiste, la plupart accorderont leur préférence à des métiers manuels, etc. ; il n'appartient pas à l'éducation de fixer ce choix. Ce serait une erreur cependant de croire que l'éducateur doit se désintéresser du problème de l'orientation professionnelle, il serait un mauvais éducateur s'il ne s'efforçait pas de faire connaître à l'individu éduqué les carrières que celui-ci peut embrasser avec quelques chances de succès, celles pour lesquelles il n'a pas les aptitudes, la santé, etc., convenables. Si le but de la vie est quelque chose de fort variable le but de l'Education est par contre quelque chose de très précis. A propos du mot coéducation nous avons déjà défini notre idéal éducatif en ces termes : « Nous voulons éduquer l'enfant pour qu'il puisse accomplir la destinée qu'il jugera la meilleure, de telle façon qu'en toute occasion il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement ». Ceci veut dire, ajoutons-nous, que nous sommes respectueux de la personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer des croyants d’une religion, des citoyens d'un Etat et des doctrinaires d'un parti. Il en résulte évidemment que notre idéal n'est pas de modeler des enfants selon l'idée que nous nous faisons d'un enfant modèle, mais d'aider à l'épanouissement de chaque individualité enfantine en tenant compte de ses intérêts et de ses capacités. A la vérité, tout ce qui précède peut prêter à confusion pour qui confond le but à atteindre et les moyens d'y parvenir ou oublie que l'Education est une action de l'éducateur qui a pour résultat la modification de l'individu éduqué. Si respectueux que nous soyons de la personnalité enfantine nous savons bien que chaque enfant a des tendances bonnes et mauvaises et qu'en définitive éduquer c'est favoriser le développement des premières - c'est-à-dire de celles qui peuvent être utiles à la réalisation de l'idéal que nous venons de définir - et étouffer ou dériver les dernières. Enfin si nous sommes soucieux de former des hommes libres et capables de volonté, cela ne veut pas dire que les enfants doivent être les esclaves de leurs caprices et que nous devons toujours les laisser agir à leur guise. Croire ceci c'est ; 1° ne pas se rendre compte de ce que sont véritablement la liberté et la volonté ; 2° ne pas savoir comment obtenir de tels résultats. Par contre il est un point qui, nous semble-t-il, ne peut prêter à nulle équivoque ; l'Education est faite dans l'intérêt de l'éduqué et non dans celui de l'éducateur. C'est dire que ce dernier doit d'abord s'efforcer de ne pas nuire. S'efforcer de ne pas nuire paraît évident et facile, en réalité lorsqu'on y regarde de près on constate bien souvent des effets nuisibles de l'Education donnée aux enfants ; ordres mal à propos, études inutiles ou prématurées ou surmenant les enfants, etc... - Le but de l'éducation et le développement de l'individu. L'enfant n'est pas un homme en plus petit, il est aisé de voir par exemple que les proportions des différentes parties du corps sont bien différentes suivant qu'il s'agit d'un adulte ou d'un jeune enfant ; ce dernier a proportionnellement une tête beaucoup plus grosse et des jambes beaucoup plus courtes. Mentalement les différences ne sont pas moindres, c'est un fait connu que chaque âge a ses plaisirs et il est évident que les intérêts varient aussi selon les sexes. L'enfant ne devient un adulte qu'à la suite d'une série de crises, comparables jusqu'à un certain point aux métamorphoses des insectes. Physiquement, il subit une série de crises de croissance entre lesquelles l'accroissement de sa taille et de son poids subit des arrêts ou ne se fait qu'à une allure beaucoup plus lente. La dernière de ces crises surtout est importante ; c'est alors que se produit l'éclosion des fonctions sexuelles, et de grosses modifications dans le caractère. Cette période, à laquelle on a donné le nom de puberté, étant bien connue, nous n'insistons pas. Non seulement le développement physique varie suivant les sexes mais il varie également suivant les individus. Le développement mental a lui aussi ses crises de croissance et ses variations dont l'étude pourra être faite à propos du mot enfant. Ce que nous voulons maintenant c'est montrer que l'enfant n'est pas un adulte en miniature, que les enfants diffèrent selon les âges et les sexes et qu'enfin il est des différences individuelles considérables. Il en résulte évidemment qu'une bonne éducation ne doit pas traiter les enfants comme des adultes, qu'elle doit présenter des étapes correspondant aux étapes de leur développement et enfin qu'elle doit être aussi différenciée que le sont les enfants eux-mêmes. - But de l'éducation et développement physique. Pour que l'enfant puisse se développer moralement et intellectuellement il faut qu'il soit en bonne santé physique. Meumann écrit : « Il n'existe pas de limite entre le travail physique et le travail spirituel ; tout travail physique est en même temps un travail spirituel… tout travail spirituel est en même temps physique ». V. Rasmussen qui rapporte cette citation ajoute plus loin : « Les nombreuses expériences faites sur les enfants démontrent l'importance qu'a pour le développement intellectuel le développement physique. M. Stanley Hall dit ainsi dans « Adolescence » p. 37 : « La plupart du temps, les enfants qui travaillent avec le plus de succès en classe sont ceux dont les mesures de tour de poitrine et de tête sont plus élevées que celles des enfants dont les progrès sont moindres » ; et M. Meumann dit dans l'ouvrage cité ci-dessus, p. 52 ; « L'enfant qui est insuffisamment nourri et qui est arriéré au point de vue du développement physique fournit, en général, un travail intellectuel moindre que l'enfant bien nourri et bien développé, et il semble être moins bien doué qu'il ne l'est réellement ». L'accord qui règne à ce sujet, au moins en théorie, nous permet d'être brefs. Il faut préparer des hommes forts, souples et sains mais non des étalons de force et de vitesse ». En conséquence le développement physique ne doit pas être sacrifié à la culture intellectuelle. - But de l'éducation et développement mental. Une question préalable se pose à nous : qui importe le plus des développements intellectuel, affectif et volitif? Il serait sans doute exact de répondre que ce qui importe c'est un développement harmonieux de tout l'individu. Un pédagogue américain a écrit : « Développez exclusivement l'intelligence de l'enfant, il deviendra un être sans coeur ; ne développez que son coeur, il deviendra un fanatique religieux ; ne développez que son corps, il sera un monstre ; ne formez que sa main, il deviendra une machine. L'école de demain doit donner une éducation universelle ». Cependant une telle réponse ne tient pas assez compte de ce qui manque le plus aux hommes d'à présent du développement mental de l'enfant et de l'importance des divers développements intellectuel, affectif et volitif chez l'adulte. Il n'est pas besoin de nous reporter à un siècle en arrière et nous pouvons faire appel à nos propres souvenirs pour constater l'immense progrès matériel qui s'est produit dans le monde, la T.S.F., l'aviation, l'automobilisme, la modeste bicyclette même sont des conquêtes récentes et pourtant combien généralisées. Par contre le progrès moral est presque nul, la grosse masse des prolétaires s'empresse de singer la classe bourgeoise en ce qu'elle a de pis ; on se serre la ceinture pour aller au cinéma, se payer une toilette chic, etc... Si, cessant d'observer la vie sociale, nous nous efforçons de rechercher les mobiles des actions de chaque individu, nous constatons sans peine la grande importance des sentiments. C'est dans la sphère affective du cerveau, dit Piéron, que se coordonne l'unité biologique de l'organisme et c'est cette sphère affective qui régit l'activité mentale supérieure. Ce sont nos sentiments et nos tendances qui dirigent notre attention, notre logique est toujours affective ; « une suite de raisonnements, c'est-à-dire une pensée véritable, est toujours régie par des tendances ». Sentiments, intérêts, tendances, constituent le moteur de notre activité. J'aurais beau avoir réfléchi sur toutes ces questions éducatives, je ne m'efforcerais évidemment pas de faire connaître mes idées sur la question, si je n'avais le désir de voir donner une éducation meilleure. Je pourrais en d'autres circonstances écrire ; par orgueil pour voir ma prose imprimée dans un ouvrage, par intérêt pour gagner quelque argent, etc., mais quelque soit le mobile de cette action, ce serait toujours un sentiment, un intérêt ou une tendance. Par suite, développer l'intelligence d'un individu ayant d'éduquer son affectivité, c'est-à-dire de dériver ses tendances mauvaises ou de les réduire à l'impuissance en favorisant des tendances aux effets contraires, c'est le mieux armer pour des buts mauvais. Enfin une troisième raison de songer d'abord et surtout à l'éducation de la partie affective de l'individu réside en ce fait que l'individu à éduquer est généralement un enfant dont le développement intellectuel fort peu avancé ne peut être accéléré et dont le développement affectif a besoin d'être surveillé de près. Ainsi la culture des sentiments est l'essentiel de l'oeuvre éducative. Or il est des sentiments dits égoïstes qui se rapportent au bien de l'individu lui-même alors qu'il est des sentiments sociaux qui paraissent opposés aux premiers. Les uns et les autres sont nécessaires, l'égoïsme donne de la force à la personnalité et le jeune enfant qui a surtout besoin de développer ses forces est naturellement égoïste. Par contre les sentiments sociaux apparaissent plus tardivement, ce n'est que vers huit ans que l'enfant commence à s'intéresser aux jeux collectifs et ce n'est que vers douze ans que sa conscience sociale s'éveille. Faut-il attendre si tard pour se soucier de l'Education des sentiments sociaux? Evidemment non, l'amour des parents pour leurs enfants appelle l'attachement de ceux-ci à leurs parents, cet attachement de nature égoïste du début devient une seconde nature, l'enfant s'attache à d'autres individus et peu à peu l'attachement égoïste se transforme en un sentiment altruiste. Préparer des individus sociaux quoique conservant une forte personnalité est donc à nos yeux l'oeuvre éducative la plus importante. A la culture de la bonté nous rattachons la culture du goût, nous voulons que les individus deviennent autant que possible capables de jouir des beautés musicales, artistiques, etc., cela contribuera à les rendre meilleurs.
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Il ne faut pas confondre l'instruction qui meuble l'esprit et l'Education qui le forme. Former l'esprit, c'est donner à l'individu « les habitudes solides et efficaces permettant de discerner les opinions dont la preuve est faite, de ce qui n'est qu'affirmation, supposition ou hypothèse... ; des principes de recherches et de raisonnement qui répondent à la nature des problèmes divers à résoudre... » (Dewey). Former l'esprit c'est le mettre en garde contre toutes les causes subjectives (intérêt personnel, amour propre, paresse, dépendance d'autrui, principes dogmatiques, goût du merveilleux) qui nous empêchent d'observer et de juger ou nous induisent en erreur dans nos observations et nos jugements. C'est donc mettre l'esprit à même de juger objectivement, le dégager des influences mystiques ; l'habituer à penser qu'il n'est pas de cause sans effet, que la nature a des lois et que tout en lui et autour de lui est soumis à un déterminisme universel. L'origine de toute connaissance vient de l'observation, c'est-à-dire des sens ; or, nos sens ont le grave défaut de nous tromper parfois ; chacun connaît cette illusion des deux lignes parallèles qui ne paraissent plus parallèles parce qu'en dessus et en-dessous on a tracé des lignes obliques ; comme aussi ce fait qu'une image noire sur fond blanc ne paraît pas être de même grandeur que la même image, de même dimension, mais blanche sur fond noir. Il en est beaucoup d'autres, et c'est une des raisons pour lesquelles il faut éduquer les sens. « L'école moderne fait bon marché de l'éducation des sens. Meubler l'esprit de la science des autres semble être l'unique souci de beaucoup d'éducateurs, qui mériteraient plutôt le nom générique de déformateurs. Leurs élèves apprennent à voir par procuration, alors que dans toutes les circonstances de la vie et dans tous les actes d'une profession, ils devront voir avec leurs propres yeux » (Ch.-Ed. Guillaume). Or, les sens sont éducables : « Un marin distingue la forme et la structure d'un navire sur la mer, quand le passager ne voit encore qu'un point trouble et informe. Un Arabe, dans le désert, distingue un chameau et peut dire à quelle distance il se trouve, alors qu'un Européen ne voit absolument rien » (Dr Emile Laurent). Il faut amener l'enfant à voir juste, c'est-à-dire à distinguer nettement les formes et les couleurs, vite et beaucoup; à goûter les beautés musicales ; à se servir habilement de son toucher, de son goût, de son, odorat ; il faut que ces sens soient affinés pour que les enfants ne trouvent pas leur plaisir dans des jouissances grossières qui provoquent des habitudes vicieuses. Pour bien observer, comme aussi pour bien juger, il faut, avant tout, être attentif. La culture de l'attention est, par suite, l'un des buts principaux de l'éducation. « L'établissement des connexions entre les organes des sens n'est pas moins important, et il en est, parmi elles, d'étonnamment précises. Alors qu'un joueur de boules appréciera difficilement à un mètre près la distance du cochonnet, il le piquera presque à coup sûr ; son habileté témoigne d'une coordination parfaite entre son estimation visuelle et son sens musculaire, coordination en partie inconsciente, que l'éducation a. réalisée, et qu'utilise, un mécanisme automatique... Si l'homme a appris à voler dans les airs, ce n'est pas seulement parce qu'il a su construire des machines volantes ; c'est, tout autant, parce qu'il a pris conscience de tous leurs mouvements dans le fluide décevant où elles évoluent » (Ch.-Ed. Guillaume). Il ne suffit pas d'éviter les erreurs des sens pour observer le mieux qu'il est possible, il faut encore savoir remplacer nos sens imparfaits : un thermomètre mieux, que notre main nous indiquera si un bain est à la température qui convient à un malade. C'est encore faire de l'éducation qu'habituer les individus à ne pas se contenter de l'approximatif fourni par les sens et à leur substituer la mesure. La science ne se serait pas développée sans les perfections successives de la mesure et il n'est pas moins utile de prendre l'habitude de mesurer pour la vie pratique : le cultivateur qui mesurera les rendements de diverses variétés de pommes de terre, par exemple, aura moins de chances de se tromper en son choix que celui qui se contentera d'une observation superficielle. On fera donc prendre aux enfants l'habitude de la mesure et on les exercera à mesurer avec précision, car ils ne le savent pas naturellement. Lorsque l'occasion s'en présentera, on en profitera pour leur faire constater les erreurs de leurs sens ou pour reporter sur un graphique les résultats observés. L'observation des faits est, en un certain sens, le résultat du hasard : toute autre est l'expérimentation dans laquelle on modifie systématiquement les conditions dont dépendent les faits pour faciliter les observations. Une expérience est une question posée à la nature. Il est nécessaire d'apprendre à l'enfant comment on pose de telles questions. L'une des règles les plus importantes est celle de ne faire varier à la fois qu'une des conditions dont dépend un phénomène. En pratique, certaines expériences ne permettent pas de satisfaire pleinement à cette condition, mais l'on parvient cependant à un résultat satisfaisant en tenant compte d'un grand nombre de cas. Si, par exemple, je veux juger de l'influence des divers engrais chimiques sur la production du fraisier, je ferai porter mon expérience sur un assez grand nombre de pieds, tous de la même variété, pour éviter les erreurs provenant des différences de rapport qui dépendent de l'individu et de la variété. Observer des faits n'est pas tout ; il faut encore les interpréter, il faut juger, il
faut raisonner. Faire l'éducation du jugement, c'est, évidemment, exercer l'individu à juger comme il convient, mais c'est aussi le mettre en garde contre tout ce qui peut fausser son jugement.Pour bien juger, il faut d'abord s'efforcer d'être aussi objectif que possible, c'est-à-dire ne pas se laisser entraîner par la passion, l'intérêt, la colère, l'amourpropre. L'individu éduqué sait que ses sens, sa mémoire, son imagination peuvent le romper et se défie des jugements où son intérêt est en cause. Pour bien juger, il faut ensuite ne pas être sous la dépendance des autres. Or, on est sous la dépendance des autres de bien des manières : l'on y est lorsque l'on admet pour vrai les opinions de la masse des individus ou même celle de quelques individus. Combien d'erreurs n'ont-elles pas duré parce qu'au début elles ont eu l'approbation d'un savant en renom dont on n'a pas songé à suspecter le jugement. Le fait que l'éducateur a la confiance de l'éduqué crée au premier un devoir d'autant plus impératif que le second est un individu jeune et, partant, suggestionnable. Nous ne saurions mieux faire, à ce propos, que de citer les paroles d'un camarade au meeting qui suivit le Congrès de la Fédération de l'Enseignement (Brest, 1923) : « Tout militant se sent porté d'instinct à faire de l'éducation un moyen de propagande en faveur de ses doctrines ; il voudrait faire des enfants autant de disciples ardents, prêts à la rescousse, prêts à remplacer les troupes épuisées ou meurtries. Eh bien! Nous pensons que c'est une erreur, nous disons qu'il faut résister à une telle tentation. Il est des vérités qui nous sont chères et que nous croyons certaines ; nous nous efforçons de les répandre partout, nous vivons par elles et nous souffrons pour elles ; nous les défendons avec une énergie farouche tant que nous avons en face de nous des hommes armés pour la résistance, pour la controverse et la discussion. Mais les enfants ? Quand nous arrive une de ces petites âmes encore vierges, ue nous pouvons travailler et féconder presque à notre guise, comprenez-vous le scrupule qui nous étreint? Comprenez-vous que nous hésitions sur le choix de la
semence que notre enseignement doit lui confier avec l'espoir des moissons futures? Et nous constatons, avec regret peut-être, qu'il est des vérités profondes, dont nous sommes intimement pénétrés, mais qui n'ont pas, qui ne peuvent pas avoir le caractère de certitude scientifique indispensable aux connaissances sur lesquelles doit se baser une éducation rationnelle. Et nous ne nous reconnaissons pas le droit d'inculquer aux enfants des notions qu'ils ne sont pas aptes à reconnaître eux-mêmes comme évidentes, ou que nous ne pouvons pas démontrer d'une façon simple et claire. Nous ne voulons pas acculer nos jeunes disciples à des actes de foi. Sur toutes les questions encore controversées parmi les hommes, nous pensons qu’il faut laisser planer le doute. Nous sommes persuadés qu'un esprit ainsi habitué à n'admettre comme vrai que ce qu'il constate ou comprend, à refuser tout ce qui ne s'impose pas de soi-même à la libre intelligence est armé désormais pour la conquête de toute vérité » (F. Bernard). Ceci nous amène à la nécessité de combattre le goût du merveilleux et les principes dogmatiques.
« Le goût du merveilleux, écrit H. Le Chatelier, de l'incompréhensible est un besoin irrésistible de l'esprit humain et la source de beaucoup de nos croyances. Si l'homme cesse d'être religieux, au sens strict du mot, il croit aux tables tournantes, aux sorciers, au nombre 13, au quanta, à la relativité, sans, d'ailleurs, essayer, le plus souvent, de comprendre ce que signifient ces mots. Il a la foi du charbonnier ; il croit à quelque chose, mais n'a pas besoin de savoir au juste à quoi. », Pour combattre cette tendance, il faut apprendre à juger et à raisonner en faisant juger et raisonner des enfants à propos de faits ou d'idées qui ne leur permettent pas - au moins au début de cette éducation - de mêler le sentiment à la raison. L'enfant trouvera, par exemple, sans peine l'absurdité des religions disparues auxquelles les religions actuelles ont emprunté une partie de leurs dogmes. Il est nécessaire enfin, pour la même raison, de faire connaître aux enfants « l'existence des lois », c'est-à phénomènes. C'est encore par le travail personnel et manuel que l'on s'assimile le plus facilement cette notion. Un enfant qui se donne un coup de marteau sur les doigts comprend très vite qu'autant de fois il recommencera, autant de fois il se fera du mal. Cette notion peut être développée et précisée par des expériences faciles à réaliser avec les leviers, les poulies. De simples observations qualitatives suffisent même pour reconnaître l'existence des lois. Mettez deux haricots, l'un dans du sable sec et l'autre dans du sable mouillé, le premier ne germera jamais ; il y a donc une relation nécessaire entre la germination et la présence de l'eau. Pour entraîner une foi complète au déterminisme, il faut surtout s'attacher à montrer que les lois ne comportent aucune exception. Toutes les fois qu'une même expérience répétée deux fois donne des résultats différents, c'est que, sans nous en apercevoir, nous avons modifié une condition déterminante sur laquelle notre attention n'était pas attirée » (H. Le Chatelier). En résumé, une bonne éducation intellectuelle tient beaucoup moins à la quantité des connaissances acquises qu'à la façon dont elles ont été acquises bien plus qu'autrefois, l'éducateur ne peut songer aujourd'hui à apprendre à son élève tout ce que celui-ci aura besoin de connaître pour la vie. Le meilleur éducateur est celui qui apprend le mieux à l'enfant à se passer de lui, qui le rend le plus capable de chercher la vérité lui-même, soit dans les livres, soit sans eux. Pour remplir sa tâche, il a des obstacles à vaincre, dont nous avons indiqué les principaux (intérêt, croyance, etc.) ; mais il trouve dans la nature de l'enfant, des dispositions spontanées utiles (curiosité, besoin d’activité, etc.) qu'il encourage et dont il assure le développement, car il sait que l'éducation se fait beaucoup mieux en aidant à l'épanouissement des tendances utiles qu'en combattant directement les tendances mauvaises.
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Relisons maintenant la définition générale que nous avons donnée de notre idéal éducatif : « Nous voulons éduquer l'enfant pour qu'il puisse accomplir la destinée qu'il jugera la meilleure, de telle façon qu'en toute occasion, il puisse juger librement de la conduite à choisir, et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement ».Il nous reste évidemment à parler de cette partie de l'éducation qui a trait à la liberté et à la volonté des individus.Mais, pourra-t-on dire, cette étude est superflue car les sciences nous enseignent que tout est soumis au déterminisme, par conséquent liberté et volonté n'existent pas. Il est bien vrai que la liberté absolue n'existe pas mais « il est bon d'envisager le problème de libre arbitre, en distinguant en lui le problème scientifique qui concerne le déterminisme psychologique des actes humains et le problème moral qui se rattache à leur jugement » (F. Enriques). « … en interprétant correctement l'intuition que nous avons des faits volontaires, liberté et déterminisme ne se contredisent pas. La thèse de la liberté de notre volonté, suivant l'attestation de notre conscience, affirme : 1° La possibilité pour chaque homme de faire, dans certaines limites, ce qu'il a décidé (liberté physique ou liberté extérieure) ; 2° La possibilité que chaque homme a d'influer, jusqu'à un certain point, sur le cours de ses pensées et de ses sentiments et de déterminer ou de modifier ainsi ses décisions ultérieures, en inhibant ou en renforçant l'action des motifs. Cette « liberté de la volonté » opposé à la « liberté de l'exécution », constitue la liberté morale ou liberté intérieure. Elle a, comme la première, une existence réelle. En elle, nous puisons notre confiance en nous-mêmes. En elle, nous posons le vrai fondement de notre responsabilité, si bien que nous attribuons le plus haut degré de responsabilité aux actions voulues avec préméditation, comme conséquence d'une délibération mûrie, à laquelle nous avons subordonné une série d'actes, et, par conséquent, en connexion avec les caractères permanents de notre personnalité. Au contraire, nous croyons avoir moins de responsabilité lorsqu'il s'agit d'actions imprévues, tout en nous inculpant de ne pas nous être prémunis contre la possibilité d'une telle occurrence, en en prohibant l'effet sur notre volonté. Si bien que cette responsabilité s'évanouit presque à nos yeux si l'action fut provoquée par un motif puissant et inattendu » (F. Enriques). Autrement dit nos décisions personnelles sont toujours déterminées par plusieurs facteurs, notre personnalité toute entière (sentiments, volonté, etc.) étant l'un de ces facteurs. Nous sommes libres dans la mesure du facteur personnel de la décision. Ainsi, notre liberté dépend de notre développement intellectuel et sentimental d'une part, du développement de notre volonté de l'autre. L'individu qui ne peut prendre de décisions raisonnées ou qui est incapable de conformer sa conduite à son jugement par insuffisance de l'éducation de ses sentiments ou de sa volonté n'est pas libre ; il peut se croire libre mais il est en réalité l'esclave de ses faux jugements, de ses passions, de ses caprices. Si nous examinons les conséquences de cela pour l'Education, nous constatons d'abord l'erreur de certains théoriciens qui, proclamant le droit de l'enfant à la liberté, croient qu'il faut, en tout, le laisser agir à sa fantaisie. « Les anarchistes, disait Malatesta, ont tellement souffert de l'autorité, ils en ont une telle haine, qu'ils en arrivent volontiers à penser que la meilleure méthode d'éducation à employer avec leurs enfants, consiste à les laisser grandir dans la liberté la plus absolue. Jamais d'observations, pas de fantaisies qui ne soient tolérées, l'insolence est respectueusement ménagée, la brutalité, la grossièreté même, la paresse est excusée et la gourmandise est absoute. A en croire ces très sincères mais malheureux camarades, cela s'appellerait : respecter l'individualité de l'entant. En réalité, c'est la culture intensive des mauvaises herbes, et l'enfant se mue en grandissant en un parfait égoïste. Son père, croyant former une individualité, n'a réussi qu'à faire un enfant gâté. Malheur à ceux qui plus tard auront commerce avec cette brute. Il sera, selon les circonstances et selon son tempérament, soit un tyran, soit un vaniteux, soit un paresseux, quand il ne sera pas les trois à la fois ». Une seconde conséquence de ce que nous avons dit de la nature de la véritable liberté, c'est qu'en réalité on ne l'éduque pas. La liberté est le couronnement de l'édifice éducatif. L'individu dont les éducations physique et mentale sont faites est libre. Bien entendu, sa liberté n'est que relative car il doit encore compter avec les contraintes sociales, mais au moins il a acquis toute la liberté qu'il pouvait obtenir par sa propre éducation. De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que le bon éducateur ne laissera nulle liberté aux enfants. Un pédagogue a dit que la liberté ne consistait pas à faire tout ce qu'on veut, mais à vouloir tout ce qu'on fait. Formule heureuse que l'éducateur prendra pour guide. Ce qui importe le plus dans l'éducation des enfants, c'est d'user de la contrainte le moins qu'il est possible ; or, il est évident, d'autre part, que pour de nombreux actes de sa vie, l'enfant a besoin d'être guidé, commandé et qu'il faut qu'il obéisse. Mais il convient de remarquer qu'en de nombreux cas, l'enfant pourrait choisir entre deux alternatives, ou même plus, sans qu'il en résulte nul inconvénient. S'il pleut et qu'un enfant disposant d'un capuchon et d'un parapluie doive sortir pourquoi ne pas lui laisser la liberté de choisir entre l'un ou l'autre, si' nulle raison particulière, autre que la fantaisie de l'éducateur, ne s'oppose à ce choix. Il est deux conditions essentielles à ce que l'enfant veuille ce que l'éducateur lui commande et obéisse ainsi sans contrainte : c'est d'abord que l'éducateur ait su gagner l'attachement de l'enfant et ceci n'est possible que s'il aime cet enfant ; c'est ensuite que l'enfant n'attribue pas ces ordres à la fantaisie de l'éducateur, donc que ce dernier ne donne pas d'ordres quand il n'est point nécessaire d'en donner, qu'il donne ces ordres en laissant le plus de liberté possible à l'enfant dans le choix des moyens d'exécution et enfin qu'il ne démontre pas lui même l'inutilité de ses ordres en donnant des contre-ordres continuels. Nous avons dit que la liberté de l'individu dépendait en partie de sa volonté ; il importe donc de préciser ce qui caractérise l'acte volontaire. Ce n'est pas seulement l'hésitation, la délibération et le choix, comme certains psychologues le supposent, c'est aussi la conscience qu'a l'individu de la personnalité de sa décision et, par conséquent, des responsabilités qui lui incombent. Faire l'éducation de la volonté ce n'est donc pas seulement faire celle de la pensée (hésitation, délibération, choix) puis appliquer cette pensée aux actes de la vie ; c'est encore préparer des hommes d'initiative et ayant le sentiment de leur propre responsabilité.

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