LE
BUT DE L'EDUCATION.
-
But de l'éducation et but de la vie.
Il
convient de ne pas confondre ces deux buts, le but de la vie est une
conception personnelle qui dépend du jugement, des goûts, des
intérêts de chacun, l'un désirera être un savant, l'autre un
artiste, la plupart accorderont leur préférence à des métiers
manuels, etc. ; il n'appartient pas à l'éducation de fixer ce
choix. Ce serait une erreur cependant de croire que l'éducateur doit
se désintéresser du problème de l'orientation professionnelle, il
serait un mauvais éducateur s'il ne s'efforçait pas de faire
connaître à l'individu éduqué les carrières que celui-ci peut
embrasser avec quelques chances de succès, celles pour lesquelles il
n'a pas les aptitudes, la santé, etc., convenables. Si le but de la
vie est quelque chose de fort variable le but de l'Education est par
contre quelque chose de très précis. A propos du mot coéducation
nous avons déjà défini notre idéal éducatif en ces termes : «
Nous voulons éduquer l'enfant pour qu'il puisse accomplir la
destinée qu'il jugera la meilleure, de telle façon qu'en toute
occasion il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir
une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement ».
Ceci veut dire, ajoutons-nous, que nous sommes respectueux de la
personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer
des croyants d’une religion, des citoyens d'un Etat et des
doctrinaires d'un parti. Il en résulte évidemment que notre idéal
n'est pas de modeler des enfants selon l'idée que nous nous faisons
d'un enfant modèle, mais d'aider à l'épanouissement de chaque
individualité enfantine en tenant compte de ses intérêts et de ses
capacités. A la vérité, tout ce qui précède peut prêter à
confusion pour qui confond le but à atteindre et les moyens d'y
parvenir ou oublie que l'Education est une action de l'éducateur qui
a pour résultat la modification de l'individu éduqué. Si
respectueux que nous soyons de la personnalité enfantine nous savons
bien que chaque enfant a des tendances bonnes et mauvaises et qu'en
définitive éduquer c'est favoriser le développement des premières
- c'est-à-dire de celles qui peuvent être utiles à la réalisation
de l'idéal que nous venons de définir - et étouffer ou dériver
les dernières. Enfin si nous sommes soucieux de former des hommes
libres et capables de volonté, cela ne veut pas dire que les enfants
doivent être les esclaves de leurs caprices et que nous devons
toujours les laisser agir à leur guise. Croire ceci c'est ; 1° ne
pas se rendre compte de ce que sont véritablement la liberté et la
volonté ; 2° ne pas savoir comment obtenir de tels résultats. Par
contre il est un point qui, nous semble-t-il, ne peut prêter à
nulle équivoque ; l'Education est faite dans l'intérêt de l'éduqué
et non dans celui de l'éducateur. C'est dire que ce dernier doit
d'abord s'efforcer de ne pas nuire. S'efforcer de ne pas nuire paraît
évident et facile, en réalité lorsqu'on y regarde de près on
constate bien souvent des effets nuisibles de l'Education donnée aux
enfants ; ordres mal à propos, études inutiles ou prématurées ou
surmenant les enfants, etc... - Le but de l'éducation et le
développement de l'individu. L'enfant n'est pas un homme en plus
petit, il est aisé de voir par exemple que les proportions des
différentes parties du corps sont bien différentes suivant qu'il
s'agit d'un adulte ou d'un jeune enfant ; ce dernier a
proportionnellement une tête beaucoup plus grosse et des jambes
beaucoup plus courtes. Mentalement les différences ne sont pas
moindres, c'est un fait connu que chaque âge a ses plaisirs et il
est évident que les intérêts varient aussi selon les sexes.
L'enfant ne devient un adulte qu'à la suite d'une série de crises,
comparables jusqu'à un certain point aux métamorphoses des
insectes. Physiquement, il subit une série de crises de croissance
entre lesquelles l'accroissement de sa taille et de son poids subit
des arrêts ou ne se fait qu'à une allure beaucoup plus lente. La
dernière de ces crises surtout est importante ; c'est alors que se
produit l'éclosion des fonctions sexuelles, et de grosses
modifications dans le caractère. Cette période, à laquelle on a
donné le nom de puberté, étant bien connue, nous n'insistons pas.
Non seulement le développement physique varie suivant les sexes mais
il varie également suivant les individus. Le développement mental a
lui aussi ses crises de croissance et ses variations dont l'étude
pourra être faite à propos du mot enfant. Ce que nous voulons
maintenant c'est montrer que l'enfant n'est pas un adulte en
miniature, que les enfants diffèrent selon les âges et les sexes et
qu'enfin il est des différences individuelles considérables. Il en
résulte évidemment qu'une bonne éducation ne doit pas traiter les
enfants comme des adultes, qu'elle doit présenter des étapes
correspondant aux étapes de leur développement et enfin qu'elle
doit être aussi différenciée que le sont les enfants eux-mêmes. -
But de l'éducation et développement physique. Pour que l'enfant
puisse se développer moralement et intellectuellement il faut qu'il
soit en bonne santé physique. Meumann écrit : « Il n'existe pas de
limite entre le travail physique et le travail spirituel ; tout
travail physique est en même temps un travail spirituel… tout
travail spirituel est en même temps physique ». V. Rasmussen qui
rapporte cette citation ajoute plus loin : « Les nombreuses
expériences faites sur les enfants démontrent l'importance qu'a
pour le développement intellectuel le développement physique. M.
Stanley Hall dit ainsi dans « Adolescence » p. 37 : « La plupart
du temps, les enfants qui travaillent avec le plus de succès en
classe sont ceux dont les mesures de tour de poitrine et de tête
sont plus élevées que celles des enfants dont les progrès sont
moindres » ; et M. Meumann dit dans l'ouvrage cité ci-dessus, p. 52
; « L'enfant qui est insuffisamment nourri et qui est arriéré au
point de vue du développement physique fournit, en général, un
travail intellectuel moindre que l'enfant bien nourri et bien
développé, et il semble être moins bien doué qu'il ne l'est
réellement ». L'accord qui règne à ce sujet, au moins en théorie,
nous permet d'être brefs. Il faut préparer des hommes forts,
souples et sains mais non des étalons de force et de vitesse ». En
conséquence le développement physique ne doit pas être sacrifié à
la culture intellectuelle. - But de l'éducation et développement
mental. Une question préalable se pose à nous : qui importe le plus
des développements intellectuel, affectif et volitif? Il serait sans
doute exact de répondre que ce qui importe c'est un développement
harmonieux de tout l'individu. Un pédagogue américain a écrit : «
Développez exclusivement l'intelligence de l'enfant, il deviendra un
être sans coeur ; ne développez que son coeur, il deviendra un
fanatique religieux ; ne développez que son corps, il sera un
monstre ; ne formez que sa main, il deviendra une machine. L'école
de demain doit donner une éducation universelle ». Cependant une
telle réponse ne tient pas assez compte de ce qui manque le plus aux
hommes d'à présent du développement mental de l'enfant et de
l'importance des divers développements intellectuel, affectif et
volitif chez l'adulte. Il n'est pas besoin de nous reporter à un
siècle en arrière et nous pouvons faire appel à nos propres
souvenirs pour constater l'immense progrès matériel qui s'est
produit dans le monde, la T.S.F., l'aviation, l'automobilisme, la
modeste bicyclette même sont des conquêtes récentes et pourtant
combien généralisées. Par contre le progrès moral est presque
nul, la grosse masse des prolétaires s'empresse de singer la classe
bourgeoise en ce qu'elle a de pis ; on se serre la ceinture pour
aller au cinéma, se payer une toilette chic, etc... Si, cessant
d'observer la vie sociale, nous nous efforçons de rechercher les
mobiles des actions de chaque individu, nous constatons sans peine la
grande importance des sentiments. C'est dans la sphère affective du
cerveau, dit Piéron, que se coordonne l'unité biologique de
l'organisme et c'est cette sphère affective qui régit l'activité
mentale supérieure. Ce sont nos sentiments et nos tendances qui
dirigent notre attention, notre logique est toujours affective ; «
une suite de raisonnements, c'est-à-dire une pensée véritable, est
toujours régie par des tendances ». Sentiments, intérêts,
tendances, constituent le moteur de notre activité. J'aurais beau
avoir réfléchi sur toutes ces questions éducatives, je ne
m'efforcerais évidemment pas de faire connaître mes idées sur la
question, si je n'avais le désir de voir donner une éducation
meilleure. Je pourrais en d'autres circonstances écrire ; par
orgueil pour voir ma prose imprimée dans un ouvrage, par intérêt
pour gagner quelque argent, etc., mais quelque soit le mobile de
cette action, ce serait toujours un sentiment, un intérêt ou une
tendance. Par suite, développer l'intelligence d'un individu ayant
d'éduquer son affectivité, c'est-à-dire de dériver ses tendances
mauvaises ou de les réduire à l'impuissance en favorisant des
tendances aux effets contraires, c'est le mieux armer pour des buts
mauvais. Enfin une troisième raison de songer d'abord et surtout à
l'éducation de la partie affective de l'individu réside en ce fait
que l'individu à éduquer est généralement un enfant dont le
développement intellectuel fort peu avancé ne peut être accéléré
et dont le développement affectif a besoin d'être surveillé de
près. Ainsi la culture des sentiments est l'essentiel de l'oeuvre
éducative. Or il est des sentiments dits égoïstes qui se
rapportent au bien de l'individu lui-même alors qu'il est des
sentiments sociaux qui paraissent opposés aux premiers. Les uns et
les autres sont nécessaires, l'égoïsme donne de la force à la
personnalité et le jeune enfant qui a surtout besoin de développer
ses forces est naturellement égoïste. Par contre les sentiments
sociaux apparaissent plus tardivement, ce n'est que vers huit ans que
l'enfant commence à s'intéresser aux jeux collectifs et ce n'est
que vers douze ans que sa conscience sociale s'éveille. Faut-il
attendre si tard pour se soucier de l'Education des sentiments
sociaux? Evidemment non, l'amour des parents pour leurs enfants
appelle l'attachement de ceux-ci à leurs parents, cet attachement de
nature égoïste du début devient une seconde nature, l'enfant
s'attache à d'autres individus et peu à peu l'attachement égoïste
se transforme en un sentiment altruiste. Préparer des individus
sociaux quoique conservant une forte personnalité est donc à nos
yeux l'oeuvre éducative la plus importante. A la culture de la bonté
nous rattachons la culture du goût, nous voulons que les individus
deviennent autant que possible capables de jouir des beautés
musicales, artistiques, etc., cela contribuera à les rendre
meilleurs.
*
* *
Il
ne faut pas confondre l'instruction qui meuble l'esprit et
l'Education qui le forme. Former l'esprit, c'est donner à l'individu
« les habitudes solides et efficaces permettant de discerner les
opinions dont la preuve est faite, de ce qui n'est qu'affirmation,
supposition ou hypothèse... ; des principes de recherches et de
raisonnement qui répondent à la nature des problèmes divers à
résoudre... » (Dewey). Former l'esprit c'est le mettre en garde
contre toutes les causes subjectives (intérêt personnel, amour
propre, paresse, dépendance d'autrui, principes dogmatiques, goût
du merveilleux) qui nous empêchent d'observer et de juger ou nous
induisent en erreur dans nos observations et nos jugements. C'est
donc mettre l'esprit à même de juger objectivement, le dégager des
influences mystiques ; l'habituer à penser qu'il n'est pas de cause
sans effet, que la nature a des lois et que tout en lui et autour de
lui est soumis à un déterminisme universel. L'origine de toute
connaissance vient de l'observation, c'est-à-dire des sens ; or, nos
sens ont le grave défaut de nous tromper parfois ; chacun connaît
cette illusion des deux lignes parallèles qui ne paraissent plus
parallèles parce qu'en dessus et en-dessous on a tracé des lignes
obliques ; comme aussi ce fait qu'une image noire sur fond blanc ne
paraît pas être de même grandeur que la même image, de même
dimension, mais blanche sur fond noir. Il en est beaucoup d'autres,
et c'est une des raisons pour lesquelles il faut éduquer les sens. «
L'école moderne fait bon marché de l'éducation des sens. Meubler
l'esprit de la science des autres semble être l'unique souci de
beaucoup d'éducateurs, qui mériteraient plutôt le nom générique
de déformateurs. Leurs élèves apprennent à voir par procuration,
alors que dans toutes les circonstances de la vie et dans tous les
actes d'une profession, ils devront voir avec leurs propres yeux »
(Ch.-Ed. Guillaume). Or, les sens sont éducables : « Un marin
distingue la forme et la structure d'un navire sur la mer, quand le
passager ne voit encore qu'un point trouble et informe. Un Arabe,
dans le désert, distingue un chameau et peut dire à quelle distance
il se trouve, alors qu'un Européen ne voit absolument rien » (Dr
Emile Laurent). Il faut amener l'enfant à voir juste, c'est-à-dire
à distinguer nettement les formes et les couleurs, vite et beaucoup;
à goûter les beautés musicales ; à se servir habilement de son
toucher, de son goût, de son, odorat ; il faut que ces sens soient
affinés pour que les enfants ne trouvent pas leur plaisir dans des
jouissances grossières qui provoquent des habitudes vicieuses. Pour
bien observer, comme aussi pour bien juger, il faut, avant tout, être
attentif. La culture de l'attention est, par suite, l'un des buts
principaux de l'éducation. « L'établissement des connexions entre
les organes des sens n'est pas moins important, et il en est, parmi
elles, d'étonnamment précises. Alors qu'un joueur de boules
appréciera difficilement à un mètre près la distance du
cochonnet, il le piquera presque à coup sûr ; son habileté
témoigne d'une coordination parfaite entre son estimation visuelle
et son sens musculaire, coordination en partie inconsciente, que
l'éducation a. réalisée, et qu'utilise, un mécanisme
automatique... Si l'homme a appris à voler dans les airs, ce n'est
pas seulement parce qu'il a su construire des machines volantes ;
c'est, tout autant, parce qu'il a pris conscience de tous leurs
mouvements dans le fluide décevant où elles évoluent » (Ch.-Ed.
Guillaume). Il ne suffit pas d'éviter les erreurs des sens pour
observer le mieux qu'il est possible, il faut encore savoir remplacer
nos sens imparfaits : un thermomètre mieux, que notre main nous
indiquera si un bain est à la température qui convient à un
malade. C'est encore faire de l'éducation qu'habituer les individus
à ne pas se contenter de l'approximatif fourni par les sens et à
leur substituer la mesure. La science ne se serait pas développée
sans les perfections successives de la mesure et il n'est pas moins
utile de prendre l'habitude de mesurer pour la vie pratique : le
cultivateur qui mesurera les rendements de diverses variétés de
pommes de terre, par exemple, aura moins de chances de se tromper en
son choix que celui qui se contentera d'une observation
superficielle. On fera donc prendre aux enfants l'habitude de la
mesure et on les exercera à mesurer avec précision, car ils ne le
savent pas naturellement. Lorsque l'occasion s'en présentera, on en
profitera pour leur faire constater les erreurs de leurs sens ou pour
reporter sur un graphique les résultats observés. L'observation des
faits est, en un certain sens, le résultat du hasard : toute autre
est l'expérimentation dans laquelle on modifie systématiquement
les conditions dont dépendent les faits pour faciliter les
observations. Une expérience est une question posée à la nature.
Il est nécessaire d'apprendre à l'enfant comment on pose de telles
questions. L'une des règles les plus importantes est celle de ne
faire varier à la fois qu'une des conditions dont dépend un
phénomène. En pratique, certaines expériences ne permettent pas de
satisfaire pleinement à cette condition, mais l'on parvient
cependant à un résultat satisfaisant en tenant compte d'un grand
nombre de cas. Si, par exemple, je veux juger de l'influence des
divers engrais chimiques sur la production du fraisier, je ferai
porter mon expérience sur un assez grand nombre de pieds, tous de la
même variété, pour éviter les erreurs provenant des différences
de rapport qui dépendent de l'individu et de la variété. Observer
des faits n'est pas tout ; il faut encore les interpréter, il faut
juger, il
faut
raisonner. Faire l'éducation du jugement, c'est, évidemment,
exercer l'individu à juger comme il convient, mais c'est aussi le
mettre en garde contre tout ce qui peut fausser son jugement.Pour
bien juger, il faut d'abord s'efforcer d'être aussi objectif que
possible, c'est-à-dire ne pas se laisser entraîner par la passion,
l'intérêt, la colère, l'amourpropre. L'individu éduqué sait que
ses sens, sa mémoire, son imagination peuvent le romper et se défie
des jugements où son intérêt est en cause. Pour bien juger, il
faut ensuite ne pas être sous la dépendance des autres. Or, on est
sous la dépendance des autres de bien des manières : l'on y est
lorsque l'on admet pour vrai les opinions de la masse des individus
ou même celle de quelques individus. Combien d'erreurs n'ont-elles
pas duré parce qu'au début elles ont eu l'approbation d'un savant
en renom dont on n'a pas songé à suspecter le jugement. Le fait que
l'éducateur a la confiance de l'éduqué crée au premier un devoir
d'autant plus impératif que le second est un individu jeune et,
partant, suggestionnable. Nous ne saurions mieux faire, à ce propos,
que de citer les paroles d'un camarade au meeting qui suivit le
Congrès de la Fédération de l'Enseignement (Brest, 1923) : « Tout
militant se sent porté d'instinct à faire de l'éducation un moyen
de propagande en faveur de ses doctrines ; il voudrait faire des
enfants autant de disciples ardents, prêts à la rescousse, prêts à
remplacer les troupes épuisées ou meurtries. Eh bien! Nous pensons
que c'est une erreur, nous disons qu'il faut résister à une telle
tentation. Il est des vérités qui nous sont chères et que nous
croyons certaines ; nous nous efforçons de les répandre partout,
nous vivons par elles et nous souffrons pour elles ; nous les
défendons avec une énergie farouche tant que nous avons en face de
nous des hommes armés pour la résistance, pour la controverse et la
discussion. Mais les enfants ? Quand nous arrive une de ces petites
âmes encore vierges, ue nous pouvons travailler et féconder
presque à notre guise, comprenez-vous le scrupule qui nous étreint?
Comprenez-vous que nous hésitions sur le choix de la
semence
que notre enseignement doit lui confier avec l'espoir des moissons
futures? Et nous constatons, avec regret peut-être, qu'il est des
vérités profondes, dont nous sommes intimement pénétrés, mais
qui n'ont pas, qui ne peuvent pas avoir le caractère de certitude
scientifique indispensable aux connaissances sur lesquelles doit se
baser une éducation rationnelle. Et nous ne nous reconnaissons pas
le droit d'inculquer aux enfants des notions qu'ils ne sont pas aptes
à reconnaître eux-mêmes comme évidentes, ou que nous ne pouvons
pas démontrer d'une façon simple et claire. Nous ne voulons pas
acculer nos jeunes disciples à des actes de foi. Sur toutes les
questions encore controversées parmi les hommes, nous pensons qu’il
faut laisser planer le doute. Nous sommes persuadés qu'un esprit
ainsi habitué à n'admettre comme vrai que ce qu'il constate ou
comprend, à refuser tout ce qui ne s'impose pas de soi-même à la
libre intelligence est armé désormais pour la conquête de toute
vérité » (F. Bernard). Ceci nous amène à la nécessité de
combattre le goût du merveilleux et les principes dogmatiques.
«
Le goût du merveilleux, écrit H. Le Chatelier, de
l'incompréhensible est un besoin irrésistible de l'esprit humain et
la source de beaucoup de nos croyances. Si l'homme cesse d'être
religieux, au sens strict du mot, il croit aux tables tournantes, aux
sorciers, au nombre 13, au quanta, à la relativité, sans,
d'ailleurs, essayer, le plus souvent, de comprendre ce que signifient
ces mots. Il a la foi du charbonnier ; il croit à quelque chose,
mais n'a pas besoin de savoir au juste à quoi. », Pour combattre
cette tendance, il faut apprendre à juger et à raisonner en faisant
juger et raisonner des enfants à propos de faits ou d'idées qui ne
leur permettent pas - au moins au début de cette éducation - de
mêler le sentiment à la raison. L'enfant trouvera, par exemple,
sans peine l'absurdité des religions disparues auxquelles les
religions actuelles ont emprunté une partie de leurs dogmes. Il est
nécessaire enfin, pour la même raison, de faire connaître aux
enfants « l'existence des lois », c'est-à phénomènes. C'est
encore par le travail personnel et manuel que l'on s'assimile le plus
facilement cette notion. Un enfant qui se donne un coup de marteau
sur les doigts comprend très vite qu'autant de fois il recommencera,
autant de fois il se fera du mal. Cette notion peut être développée
et précisée par des expériences faciles à réaliser avec les
leviers, les poulies. De simples observations qualitatives suffisent
même pour reconnaître l'existence des lois. Mettez deux haricots,
l'un dans du sable sec et l'autre dans du sable mouillé, le premier
ne germera jamais ; il y a donc une relation nécessaire entre la
germination et la présence de l'eau. Pour entraîner une foi
complète au déterminisme, il faut surtout s'attacher à montrer que
les lois ne comportent aucune exception. Toutes les fois qu'une même
expérience répétée deux fois donne des résultats différents,
c'est que, sans nous en apercevoir, nous avons modifié une condition
déterminante sur laquelle notre attention n'était pas attirée »
(H. Le Chatelier). En résumé, une bonne éducation intellectuelle
tient beaucoup moins à la quantité des connaissances acquises qu'à
la façon dont elles ont été acquises bien plus qu'autrefois,
l'éducateur ne peut songer aujourd'hui à apprendre à son élève
tout ce que celui-ci aura besoin de connaître pour la vie. Le
meilleur éducateur est celui qui apprend le mieux à l'enfant à se
passer de lui, qui le rend le plus capable de chercher la vérité
lui-même, soit dans les livres, soit sans eux. Pour remplir sa
tâche, il a des obstacles à vaincre, dont nous avons indiqué les
principaux (intérêt, croyance, etc.) ; mais il trouve dans la
nature de l'enfant, des dispositions spontanées utiles (curiosité,
besoin d’activité, etc.) qu'il encourage et dont il assure le
développement, car il sait que l'éducation se fait beaucoup mieux
en aidant à l'épanouissement des tendances utiles qu'en combattant
directement les tendances mauvaises.
*
* *
Relisons
maintenant la définition générale que nous avons donnée de notre
idéal éducatif : « Nous voulons éduquer l'enfant pour qu'il
puisse accomplir la destinée qu'il jugera la meilleure, de telle
façon qu'en toute occasion, il puisse juger librement de la conduite
à choisir, et avoir une volonté assez forte pour conformer son
action à ce jugement ».Il nous reste évidemment à parler de cette
partie de l'éducation qui a trait à la liberté et à la volonté
des individus.Mais, pourra-t-on dire, cette étude est superflue car
les sciences nous enseignent que tout est soumis au déterminisme,
par conséquent liberté et volonté n'existent pas. Il est bien vrai
que la liberté absolue n'existe pas mais « il est bon d'envisager
le problème de libre arbitre, en distinguant en lui le problème
scientifique qui concerne le déterminisme psychologique des actes
humains et le problème moral qui se rattache à leur jugement » (F.
Enriques). « … en interprétant correctement l'intuition que nous
avons des faits volontaires, liberté et déterminisme ne se
contredisent pas. La thèse de la liberté de notre volonté, suivant
l'attestation de notre conscience, affirme : 1° La possibilité pour
chaque homme de faire, dans certaines limites, ce qu'il a décidé
(liberté physique ou liberté extérieure) ; 2° La possibilité que
chaque homme a d'influer, jusqu'à un certain point, sur le cours de
ses pensées et de ses sentiments et de déterminer ou de modifier
ainsi ses décisions ultérieures, en inhibant ou en renforçant
l'action des motifs. Cette « liberté de la volonté » opposé à
la « liberté de l'exécution », constitue la liberté morale ou
liberté intérieure. Elle a, comme la première, une existence
réelle. En elle, nous puisons notre confiance en nous-mêmes. En
elle, nous posons le vrai fondement de notre responsabilité, si
bien que nous attribuons le plus haut degré de responsabilité aux
actions voulues avec préméditation, comme conséquence d'une
délibération mûrie, à laquelle nous avons subordonné une série
d'actes, et, par conséquent, en connexion avec les caractères
permanents de notre personnalité. Au contraire, nous croyons avoir
moins de responsabilité lorsqu'il s'agit d'actions imprévues, tout
en nous inculpant de ne pas nous être prémunis contre la
possibilité d'une telle occurrence, en en prohibant l'effet sur
notre volonté. Si bien que cette responsabilité s'évanouit presque
à nos yeux si l'action fut provoquée par un motif puissant et
inattendu » (F. Enriques). Autrement dit nos décisions personnelles
sont toujours déterminées par plusieurs facteurs, notre
personnalité toute entière (sentiments, volonté, etc.) étant l'un
de ces facteurs. Nous sommes libres dans la mesure du facteur
personnel de la décision. Ainsi, notre liberté dépend de notre
développement intellectuel et sentimental d'une part, du
développement de notre volonté de l'autre. L'individu qui ne peut
prendre de décisions raisonnées ou qui est incapable de conformer
sa conduite à son jugement par insuffisance de l'éducation de ses
sentiments ou de sa volonté n'est pas libre ; il peut se croire
libre mais il est en réalité l'esclave de ses faux jugements, de
ses passions, de ses caprices. Si nous examinons les conséquences de
cela pour l'Education, nous constatons d'abord l'erreur de certains
théoriciens qui, proclamant le droit de l'enfant à la liberté,
croient qu'il faut, en tout, le laisser agir à sa fantaisie. « Les
anarchistes, disait Malatesta, ont tellement souffert de l'autorité,
ils en ont une telle haine, qu'ils en arrivent volontiers à penser
que la meilleure méthode d'éducation à employer avec leurs
enfants, consiste à les laisser grandir dans la liberté la plus
absolue. Jamais d'observations, pas de fantaisies qui ne soient
tolérées, l'insolence est respectueusement ménagée, la brutalité,
la grossièreté même, la paresse est excusée et la gourmandise est
absoute. A en croire ces très sincères mais malheureux camarades,
cela s'appellerait : respecter l'individualité de l'entant. En
réalité, c'est la culture intensive des mauvaises herbes, et
l'enfant se mue en grandissant en un parfait égoïste. Son père,
croyant former une individualité, n'a réussi qu'à faire un enfant
gâté. Malheur à ceux qui plus tard auront commerce avec cette
brute. Il sera, selon les circonstances et selon son tempérament,
soit un tyran, soit un vaniteux, soit un paresseux, quand il ne sera
pas les trois à la fois ». Une seconde conséquence de ce que nous
avons dit de la nature de la véritable liberté, c'est qu'en réalité
on ne l'éduque pas. La liberté est le couronnement de l'édifice
éducatif. L'individu dont les éducations physique et mentale sont
faites est libre. Bien entendu, sa liberté n'est que relative car il
doit encore compter avec les contraintes sociales, mais au moins il a
acquis toute la liberté qu'il pouvait obtenir par sa propre
éducation. De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que le
bon éducateur ne laissera nulle liberté aux enfants. Un pédagogue
a dit que la liberté ne consistait pas à faire tout ce qu'on veut,
mais à vouloir tout ce qu'on fait. Formule heureuse que l'éducateur
prendra pour guide. Ce qui importe le plus dans l'éducation des
enfants, c'est d'user de la contrainte le moins qu'il est possible ;
or, il est évident, d'autre part, que pour de nombreux actes de sa
vie, l'enfant a besoin d'être guidé, commandé et qu'il faut qu'il
obéisse. Mais il convient de remarquer qu'en de nombreux cas,
l'enfant pourrait choisir entre deux alternatives, ou même plus,
sans qu'il en résulte nul inconvénient. S'il pleut et qu'un enfant
disposant d'un capuchon et d'un parapluie doive sortir pourquoi ne
pas lui laisser la liberté de choisir entre l'un ou l'autre, si'
nulle raison particulière, autre que la fantaisie de l'éducateur,
ne s'oppose à ce choix. Il est deux conditions essentielles à ce
que l'enfant veuille ce que l'éducateur lui commande et obéisse
ainsi sans contrainte : c'est d'abord que l'éducateur ait su gagner
l'attachement de l'enfant et ceci n'est possible que s'il aime cet
enfant ; c'est ensuite que l'enfant n'attribue pas ces ordres à la
fantaisie de l'éducateur, donc que ce dernier ne donne pas d'ordres
quand il n'est point nécessaire d'en donner, qu'il donne ces ordres
en laissant le plus de liberté possible à l'enfant dans le choix
des moyens d'exécution et enfin qu'il ne démontre pas lui même
l'inutilité de ses ordres en donnant des contre-ordres continuels.
Nous avons dit que la liberté de l'individu dépendait en partie de
sa volonté ; il importe donc de préciser ce qui caractérise l'acte
volontaire. Ce n'est pas seulement l'hésitation, la délibération
et le choix, comme certains psychologues le supposent, c'est aussi la
conscience qu'a l'individu de la personnalité de sa décision et,
par conséquent, des responsabilités qui lui incombent. Faire
l'éducation de la volonté ce n'est donc pas seulement faire celle
de la pensée (hésitation, délibération, choix) puis appliquer
cette pensée aux actes de la vie ; c'est encore préparer des hommes
d'initiative et ayant le sentiment de leur propre responsabilité.
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