Une
des définitions les plus brèves et les plus claires de ce mot, nous
semble être celle que nous donne Lachâtre et que nous lui
empruntons. « Ce qui est produit par une cause, par un agent
quelconque ». Ces deux mots, cause et effet, sont corrélatifs et
présentent deux idées qui se déterminent l'une par l'autre. Toute
cause n'est rien si elle ne peut être considérée comme productive
d'effets, et l'on ne peut concevoir un effet sans cause. L'effet est
ce qui est, a été, ou sera, parce qu'une cause s'exerce, s'est
exercée ou s'exercera. L'esprit humain ne connaît les causes que
par leurs effets. C'est par une appréciation vraie de ceux-ci qu'il
s'élève à la notion supérieure des lois générales qui régissent
les différents ordres de phénomènes ; c'est par leur étude
approfondie, et à force d'inductions successives, qu'il acquiert la
science, dont les résultats promettent à l'homme l'empire de la
nature. Depuis que le savoir pour le vrai philosophe a signifié
prévoir, il a été évident que l'observation des effets était la
base, le fondement nécessaire de tout édifice scientifique, et que
les causes hypothétiques ne peuvent être sérieusement admises que
lorsqu'il y a des effets qui les confirment. On ne peut, en effet,
concevoir de cause sans effets. Mais on ne peut pas plus concevoir
d'effets sans cause. Nous dirons alors qu'il n'y a pas de cause en
soi, que si la cause détermine l'effet, elle fut elle-même
déterminée par une autre cause et est conséquemment elle-même
cause et effet. La cause est donc inhérente à l'effet comme l'effet
est inhérent à la cause. Si l'on admettait qu'une cause puisse
n'être qu'une cause, qu'elle ne fut jamais déterminée par une
autre cause : ce serait admettre une cause première, ce qui à notre
sens est ridicule, car cela nous entraînerait, ainsi que l'explique
lumineusement S. Faure dans son « Imposture Religieuse », à
imaginer des « Forces extra naturelles, des Puissances antérieures
et supérieures à la nature, un pouvoir réglementant souverainement
toute chose ». Ce serait reconnaître l'oeuvre de création, le
commencement de tout, ce serait sombrer dans l'idée d'un Dieu
supérieur et maître absolu de toute chose. Admettre une cause en
soi, c'est admettre Dieu. Au mot « déterminisme » on trouvera le
développement beaucoup plus étendu sur ce sujet et une
démonstration beaucoup plus limpide des enchaînements de « cause à
effet », et disons avec S. Faure : « Il est impossible de séparer
l'effet de la cause dont il procède ; mais il est également
impossible de séparer la cause de l'effet qui l'accompagne, qui la
suit, qui en découle nécessairement et immédiatement ».
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
dimanche 30 décembre 2018
ÉDUCATION SYNDICALE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
L’éducation
professionnelle est nécessaire à la formation intellectuelle et
manuelle du bon ouvrier. De même l’Éducation syndicale est
indispensable à la formation intellectuelle et mo-rale de
l’exploité. Cette Education, il n’a besoin ni de maîtres, ni de
patrons pour la lui donner : C’est la vie ouvrière elle-même qui
se charge de lui faire une mentalité de revendicateur et parfois
même de révolté ; de lui former une conscience de travailleur qui
veut son indépendance et cherche la voie de son affranchissement. Il
est indéniable que l’Éducation syndicale a su développer chez
les syndicalistes l’esprit de révolte et hausser considérablement
chez la plupart des ouvriers qualifiés la conscience de leur valeur
et chez tous les salariés un besoin d’égalité en tout et pour
tout avec leurs semblables, fussent-ils leur exploiteurs, leurs
patrons, leurs maîtres. Il ne faut pas confondre cet état d’esprit,
produit de l’Éducation syndicale, avec le simple esprit de
démocratie bourgeoise. L’Éducation syndicale signifie bien enfin
que l’ouvrier, le producteur, tend à vivre « sans Dieu ni maître
», sans Etat, sans gouvernement et, par conséquent, sans tyrannie
d’aucune sorte et sans tyrans d’aucune espèce. Il a horreur de
la Dictature, de quelque nom dont on la puisse affubler, de quelque
masque dont se cache le visage un autoritaire politicien pour tromper
son monde. L’Éducation syndicale a fait des hommes de caractère
et de principes. Il est des militants syndicalistes purs auxquels ne
vint jamais à l’idée de changer d’opinions, suivant les
événements politiques ou sociaux. Dès l’instant que le régime
de l’exploitation subsiste, ils restent des révoltés et des
révolutionnaires et s’il est impossible ou inutile d’élever la
voix, ils savent se taire plutôt que de s’offrir stupidement aux
représailles féroces ou de lâchement hurler avec les loups.
L’éducation crée le stoïcisme, le généralise. L’Éducation
syndicale fait adopter le principe fameux que ni la guerre, ni la
victoire ou la défaite, n’ont pu démentir... au contraire, et qui
se traduit simplement par ces mots : « L’ouvrier n’a pas de
patrie ». Chaque fois qu’il prend les armes : pour d’autres
intérêts que les siens, il est dupe et victime. Une seule guerre le
réclame : « la guerre sociale... » un seul combat est le sien, une
seule lutte lui convient s’ils se rapportent à la Révolution
sociale. Et c’est alors, plus que jamais, que lui aura été
nécessaire l’Éducation syndicale susceptible de faire de lui,
producteur, l’organisateur d’une Société libre !
Georges
Yvetot
EDUCATION SEXUELLE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
L'ensemble
des moyens ayant pour objet de déterminer, chez les humains des deux
sexes, des habitudes d'hygiène rationnelle et de prévoyance
sociale, pour ce qui concerne les organes de la génération, et les
fonctions de la reproduction. Cette éducation est d'une importance
extrême, dont sont encore loin de se douter, au vingtième siècle,
nombre de gens pour lesquels les choses de la sexualité ne
représentent d'autre intérêt que celui qui s'attache à des sujets
grivois. Ce n'est pas seulement la préservation individuelle et le
bonheur conjugal qui sont en jeu, mais l'avenir de l'espèce et de la
société. Pourtant, jusqu'à présent, cette partie si importante de
l'éducation a été la plus négligée, on peut dire : la plus
méprisée de toutes, par suite d'absurdes préjugés d'origine
religieuse. En présentant l'acte d'amour hors mariage comme une
faute abominable, la nudité jeune et saine comme impudique, les
organes de la génération comme honteux, et la volupté telle un
divertissement d'enfer, la pudibonderie chrétienne n'a opposé aux
excès qu'un faible correctif. Elle a favorisé principalement le
vice solitaire, les déviations morbides, et la fourberie. Le
rigorisme tout d'apparence qu'elle a engendré dans les moeurs n'a
guère contrarié dans leurs ébats privés les gens des classes
dirigeantes, mais causé, parmi les faibles et les sincères, une
somme incalculable de souffrances inutiles, de remords injustifiés,
de suicides et de crimes, à la fois pitoyables et grotesques. Les
données principales sur lesquelles se fonde l'éducation sexuelle,
scientifiquement comprise, peuvent être résumées dans les
propositions suivantes : 1° Moralités générales. Il n'est pas,
dans l'être humain, de fonction condamnable ni d'organes honteux.
Ceux qui assurent la perpétuation de l'espèce ne sont pas moins
dignes d'estime que ceux qui assurent la conservation de l'individu.
Le désir charnel n'a pas pour origine le vice, mais les exigences
physiologiques des organes reproducteurs lesquels, parvenus à
maturité, réclament, à l'âge nubile, l'accouplement indispensable
à la vie de l'espèce, comme les poumons et l'estomac réclamaient,
dès la naissance, les aliments et l'air indispensables à la vie de
l'enfant. Le vice n'est pas dans la recherche de l'accouplement à
cause de la volupté qui en résulte, mais dans les excès qui
peuvent en être la conséquence. Et l'on n'est fondé à prétendre
qu'il y a excès que là où sont constatés médicalement, et comme
effets durables : un affaiblissement sensible de l'intelligence, une
moindre résistance de l'organisme, ou bien une dégénérescence de
l'espèce. Même lorsqu'il n'a pas pour but l'enfantement, l'amour
sexuel, lorsqu'il ne nuit à personne, trouve dans le bonheur qu'il
procure sa poésie et sa justification. Aimer d'amour sexuel, même
sans l'assentiment de la magistrature et du clergé, n'est pas une
faute, encore moins un crime. Les suites graves qui peuvent en
résulter, particulièrement pour la femme, ne sont pas imputables à
l'amour, mais bien à l'hypocrisie féroce et à l'organisation
déplorable de notre société. 2° Hygiène individuelle et
familiale. Le mystère fait aux enfants, quant aux fonctions de la
génération, a pour conséquence d'exciter leur curiosité, et de
les amener à acquérir clandestinement, d'une manière incomplète
et dangereuse, auprès de condisciples dépravés, les explications
qui auraient pu leur être données scientifiquement, pour leur plus
grand bien, en insistant sur le danger de certaines pratiques. Il
appartient aux éducateurs d'instruire, progressivement et avec tact,
les enfants et les adolescents. D'abord sur l'utilité de la propreté
intime ; ensuite sur l'accouchement ; enfin, sur l'acte procréateur,
les suites qu'il entraîne, et les dangers de contagion auxquels il
expose. La méticuleuse propreté des organes génitaux, grâce à
des lavages journaliers, est une condition de santé. Pour l'enfant,
parce que la négligence à cet égard est cause de démangeaisons
qui occasionnent, à leur tour, de mauvaises habitudes. Pour les
adultes, parce que ce manque de soins est éminemment favorable à la
propagation des maladies vénériennes et de la syphilis. Etre
parfaitement net, des pieds à la tête, et pas seulement sur le
visage et les mains, est - surtout dans les relations amoureuses -
une clause élémentaire de respect de soimême et des autres. La
propreté n'est pas toujours suffisante pour conférer l'immunité,
en cas de rapports suspects ou d'accouplements de hasard. Pour
obtenir le maximum de garanties, il faut lui adjoindre des moyens de
préservation qui sont : l'usage d'un condom pendant l'acte, ou bien,
après l'acte, et en cas de rupture du condom, le recours à des
injections et lavages avec une solution antiseptique, auxquels on
peut ajouter, par surcroît, mais d'une façon occasionnelle, sans
excessive fréquence, l'usage de la pommade de Metchnikoff, ou
quelqu'un des produits qui en sont dérivés. Les maladies
vénériennes et la syphilis ne sont pas des maladies honteuses. Ce
n'est pas la débauche qui les engendre, mais l'infection. Celle-ci
est favorisée par les contacts intimes au cours des ébats amoureux.
Mais ces derniers ne sont pas indispensables à la transmission du
virus, dont peuvent être victimes des personnes parfaitement
chastes, et même des enfants nouveau-nés. Apprendre aux jeunes gens
des deux sexes à se défendre contre ces maladies, dont les
conséquences, lorsqu'elles ne sont pas soignées à temps, peuvent
être fort graves pour l’homme, comme pour la femme, et leur
progéniture, ce n'est pas pervertir la jeunesse, mais la prémunir
contre un redoutable danger. 3° Procréation consciente. Goûter le
plaisir d'amour n'est pas une faute. Ce qui est condamnable, c'est de
procréer bestialement, au hasard, sans souci de la santé ou de la
sécurité de la mère, ni de ce que deviendront les enfants. La
santé et la sécurité de la mère doivent être prises tout d'abord
en considération : il est des cas où, par suite soit de maladie,
soit de malformation, la maternité comporte, pour la femme, un péril
de mort, tout au moins de graves complications. D'autre part, dans
notre organisation sociale où la maternité pauvre est si mal
secourue, la venue d'un enfant, pour une femme abandonnée, ou bien
sans ressources suffisantes, représente trop souvent : pour le
nourrisson, la maladie et la mort ; pour celle qui le berce,
l'acheminement vers la prostitution, le suicide, ou l'extrême
misère. La liberté de l'amour, et la recherche d'un plaisir très
légitime en soi, ne doivent point servir de prétexte au rejet de
tous scrupules. Les enfants ressemblent physiquement et moralement à
ceux qui les ont mis au monde. Ils héritent de leurs qualités, mais
aussi de leurs tares. Ils portent même l'empreinte des dispositions
plus ou moins heureuses dans lesquelles se trouvaient les géniteurs
au moment de la conception. Il ne faut donc point se mettre dans le
cas d'avoir des enfants tant que l'on est malade, affaibli, en état
d'ivresse, ou sous l'influence d'une intoxication, si l'on se fait un
cas de conscience de ne donner le jour qu'à des êtres sains, utiles
et intelligents. Les jeunes gens, particulièrement les jeunes
filles, devraient apprendre de bonne heure quelles sont les
conditions nécessaires à une bonne procréation, et de quels soins
éclairés doivent être l'objet les tout petits, dont l'existence
fragile est si souvent compromise par la persistance de coutumes
malpropres et de dictons absurdes. Ils devraient être éveillés à
la conscience de leurs futures responsabilités à l'égard de la
génération qui leur succédera. L'amour n'est profitable et pur que
lorsqu'il ne sème ni douleurs ni déchéances. La paternité comme
la maternité ne se justifient que par le désir de créer à la fois
du bonheur et de la beauté.
-
Jean MARESTAN.
Education ( suite ) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
L'Education
et la Vie.
Certes,
j'admire fort les pédagogues de Cempuis, aussi bien Delon que Robin,
mais l'admiration n'empêche point la critique et je veux faire une
critique à leur conception de l'éducation. Ce qu'ils voulaient? Une
éducation intégrale, et « Par ce mot d'éducation intégrale,
disait Robin, nous entendons celle qui tend au développement
progressif et bien équilibré de l'être tout entier, sans lacune ni
mutilation, sans qu'aucun côté de la nature humaine soit négligé
ni systématiquement sacrifié à un autre ». Jusqu'ici, nous sommes
presque d'accord et nous le serions même tout à fait si cette
éducation harmonieuse se faisait en un milieu également harmonieux
et bien équilibré, mais dans un milieu qui ne réalise pas cet
idéal l'éducateur doit agir de telle façon que : 1° de l'action
combinée du milieu et de l'éducation résulte une éducation aussi
intégrale que possible ; 2° l'éducation rétablisse l'harmonie du
milieu (Voir précédemment : « But de l'Education et développement
mental »). Où notre désaccord est plus sérieux, c'est lorsque ces
pédagogues proclament la nécessité de l'instruction intégrale «
but et moyen de l'éducation ». Figurant l'ensemble des
connaissances humaines par un grand cercle, plaçant au centre le
point de départ ils figurent la marche de l'instruction par des
cercles, ayant tous le même centre, de plus en plus grands. Ainsi,
l'instruction intégrale est également développée dans toutes les
branches du savoir humain, elle forme un tout sans lacunes, logique,
continu, serré. A une telle instruction, j'aurai à faire des
objections de diverses natures, d'abord c'est que les connaissances
humaines ne se sont pas développées avec une si belle harmonie : il
est des sciences qui depuis des siècles ont acquis un degré relatif
de perfection, il en est d'autres qui en sont encore aujourd'hui à
leurs premiers pas. De même l'acquisition des connaissances par
l'enfant doit tenir compte du développement mental et des intérêts
de celui-ci ; l'âge des progrès en calcul est plus tardif que celui
des progrès en lecture, par exemple. Ensuite, de même qu'il y a de
multiples façons de faire un bon repas, il y a de nombreuses
manières d'assurer le développement de l'esprit. Il y a de
multiples sujets d'étude qui éveillent la curiosité, retiennent
l'attention, fournissent l'occasion d'observer, de juger, de
réfléchir. Ajoutons que ces sujets varient selon les milieux et les
individus. Ainsi, une instruction spécialisée en une certaine
mesure peut permettre de donner une éducation intégrale, alors
qu'en certaines conditions une instruction intégrale ne le peut pas.
En résumé, ce que je reproche aux pédagogues de Cempuis, c'est de
ne pas avoir tenu assez compte des réalités et de la variété des
milieux éducatifs. L'instruction et l'éducation ne doivent pas être
les mêmes pour le petit paysan que pour l'enfant des villes parce
que l'une et l'autre doivent plonger dans la vie, s'accrocher aux
intérêts des enfants et leur faire comprendre leur milieu. Il ne
s'agit point - avec des enfants du moins - de les adapter à ce
milieu, mais de les rendre capables de s'adapter à des
transformations possibles et capables aussi de coopérer à la
transformation sociale, c'est-à-dire à l'adaptation de la société
à l'idéal qu'ils se seront forgé. Au point de vue social,
l'éducateur, qui ne voit pas en la société une ennemie fatale des
individus, mais le moule dans lequel se forgent et se trempent les
individualités, a un double rôle ; il doit d'abord préparer les
enfants à la vie sociale normale et saine, il doit ensuite leur
faire observer la société telle qu'elle est, de façon qu'ils aient
un jour le désir de la changer. Préparer les enfants à la vie
sociale, à cette entraide auquel Kropotkine a consacré tout un
ouvrage, n'est pas précisément ce que fait l'école d'aujourd'hui,
où l'entraide est un défaut, où il ne faut pas aider le voisin
mais s'efforcer de le dépasser. Le régime actuel de l'école est la
concurrence. « L'histoire de la pédagogie au cours des cinq
derniers siècles présente trois phases principales : celle de la
contrainte, celle de la concurrence et celle de l'intérêt
spécifique. Ces diverses phases coexistent et se confondent »
(Wells). Hélas, beaucoup plus d'écoles restent à la première
phase que nous n'en trouvons à la dernière. Cependant, « lorsque,
dit encore Wells, règne dans un établissement le système du
tableau d'honneur, lesélèves brillants sont enchantés qu'il se
trouve parmi leurs condisciples des paresseux et des sots, qui leur
facilitent la besogne en diminuant la concurrence ; mais dans une
collectivité dont tous les membres poursuivent le même but, on ne
tolère pas les paresseux. L'action stimulante est beaucoup plus
profonde et elle va en
grandissant
». Ainsi, comme nous l'avons dit, à propos du mot Ecole, il faut,
dès que cela est possible, faire une place aux travaux scolaires
libres. Enfin, il leur faut faire observer la société actuelle dans
leur milieu d'abord : les ouvriers qui s'en vont pieds nus, toujours
courbés à travers les rangs de betteraves qu'ils sarclent et binent
; plus tard les ouvriers chargeant les lourds tombereaux, l'onglée
aux doigts ; ailleurs, les vachères qui s'en vont à travers les
prairies couvertes de rosée. « Ce qu'un homme, dit Guieysse, a le
plus de peine à connaître intelligemment, c'est sa propre vie,
tellement elle est faite de tradition et de routine, le meilleur
procédé pratique n'est pas de répandre des idées et des
connaissances extérieures et lointaines, mais de faire raisonner la
tradition par ceux qui s'y conforment, la routine par ceux qui la
suivent ».
Il
y a bien quelques parasites en tout milieu ; faisons observer aussi
le parasitisme social. Combattons aussi, par des récits ou des
lectures appropriées, l'action de ceux qui viendraient dresser les
uns contre les autres les travailleurs de l'usine et de la campagne,
de leur pays et d'ailleurs, montrons leur que, partout, il est des
hommes qui peinent et qui souffrent. Mais ne concluons pas, ne nous
mettons pas au service d'un Parti, l'éducateur qui tire des
conclusions et s'empresse de les enseigner, manque de confiance en la
valeur de ses propres conclusions ou en celle de la nature humaine.
Pour
finir, nous ne pouvons mieux faire que de citer toute une page de
Roorda : « Le rôle de l'école est d'entretenir l'idéalisme dans
l'âme humaine et, dans ce sens, son action ne peut être que
révolutionnaire. Qu'elle ait donc le courage de dire aux puissants
défenseurs de l'ordre actuel : « Ne comptez plus sur moi ! » «
Les forces conservatrices qui retardent les changements sociaux (les
changements souhaitables comme les autres), sont considérables. Les
formes, du passé sont défendues par l'hérédité, en vertu de
laquelle les enfants ressemblent à leurs parents ; par l'imitation,
qui fait que les êtres nouveaux adoptent les formules et les gestes
des anciens ; par la paresse humaine, car il faut plus d'efforts pour
innover que pour conserver ses habitudes. Le passé est protégé
par les lois et les gendarmes. Enfin, il est défendu par ceux qui
défendent l'argent et par leurs domestiques. Eh bien! Il ne faut pas
que l'éducateur vienne encore donner son coup de main à toutes ces
puissances et mette à leur service la docilité et la crédulité
des enfants. « Donnons aux enfants un élan pour la vie. Et si cet
élan doit les porter au delà du point où notre lassitude et notre
prudence nous ont fixés ; si, un jour, avec l'ardeur et la liberté
d'esprit qu'ils nous devront, ils attaquent les dogmes de notre
imparfaite sagesse, tant mieux ». (Roorda, Le Pédagogue n'aime pas
les enfants).
*
* *
-La
pratique et les étapes de l'Education.
Cette
question, dont nous avions déjà parlé à propos des mots
Coéducation et Ecole, que nous avons effleurée, dans les pages qui
précèdent, ne peut être étudiée qu'après une étude approfondie
de l'enfant, de son développement mental et physique. Nos lecteurs
voudront bien se reporter au mot Enfant, à propos duquel nous
complèterons le présent travail.
-
E. DELAUNAY
Education (suite) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
LE
BUT DE L'EDUCATION.
-
But de l'éducation et but de la vie.
Il
convient de ne pas confondre ces deux buts, le but de la vie est une
conception personnelle qui dépend du jugement, des goûts, des
intérêts de chacun, l'un désirera être un savant, l'autre un
artiste, la plupart accorderont leur préférence à des métiers
manuels, etc. ; il n'appartient pas à l'éducation de fixer ce
choix. Ce serait une erreur cependant de croire que l'éducateur doit
se désintéresser du problème de l'orientation professionnelle, il
serait un mauvais éducateur s'il ne s'efforçait pas de faire
connaître à l'individu éduqué les carrières que celui-ci peut
embrasser avec quelques chances de succès, celles pour lesquelles il
n'a pas les aptitudes, la santé, etc., convenables. Si le but de la
vie est quelque chose de fort variable le but de l'Education est par
contre quelque chose de très précis. A propos du mot coéducation
nous avons déjà défini notre idéal éducatif en ces termes : «
Nous voulons éduquer l'enfant pour qu'il puisse accomplir la
destinée qu'il jugera la meilleure, de telle façon qu'en toute
occasion il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir
une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement ».
Ceci veut dire, ajoutons-nous, que nous sommes respectueux de la
personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer
des croyants d’une religion, des citoyens d'un Etat et des
doctrinaires d'un parti. Il en résulte évidemment que notre idéal
n'est pas de modeler des enfants selon l'idée que nous nous faisons
d'un enfant modèle, mais d'aider à l'épanouissement de chaque
individualité enfantine en tenant compte de ses intérêts et de ses
capacités. A la vérité, tout ce qui précède peut prêter à
confusion pour qui confond le but à atteindre et les moyens d'y
parvenir ou oublie que l'Education est une action de l'éducateur qui
a pour résultat la modification de l'individu éduqué. Si
respectueux que nous soyons de la personnalité enfantine nous savons
bien que chaque enfant a des tendances bonnes et mauvaises et qu'en
définitive éduquer c'est favoriser le développement des premières
- c'est-à-dire de celles qui peuvent être utiles à la réalisation
de l'idéal que nous venons de définir - et étouffer ou dériver
les dernières. Enfin si nous sommes soucieux de former des hommes
libres et capables de volonté, cela ne veut pas dire que les enfants
doivent être les esclaves de leurs caprices et que nous devons
toujours les laisser agir à leur guise. Croire ceci c'est ; 1° ne
pas se rendre compte de ce que sont véritablement la liberté et la
volonté ; 2° ne pas savoir comment obtenir de tels résultats. Par
contre il est un point qui, nous semble-t-il, ne peut prêter à
nulle équivoque ; l'Education est faite dans l'intérêt de l'éduqué
et non dans celui de l'éducateur. C'est dire que ce dernier doit
d'abord s'efforcer de ne pas nuire. S'efforcer de ne pas nuire paraît
évident et facile, en réalité lorsqu'on y regarde de près on
constate bien souvent des effets nuisibles de l'Education donnée aux
enfants ; ordres mal à propos, études inutiles ou prématurées ou
surmenant les enfants, etc... - Le but de l'éducation et le
développement de l'individu. L'enfant n'est pas un homme en plus
petit, il est aisé de voir par exemple que les proportions des
différentes parties du corps sont bien différentes suivant qu'il
s'agit d'un adulte ou d'un jeune enfant ; ce dernier a
proportionnellement une tête beaucoup plus grosse et des jambes
beaucoup plus courtes. Mentalement les différences ne sont pas
moindres, c'est un fait connu que chaque âge a ses plaisirs et il
est évident que les intérêts varient aussi selon les sexes.
L'enfant ne devient un adulte qu'à la suite d'une série de crises,
comparables jusqu'à un certain point aux métamorphoses des
insectes. Physiquement, il subit une série de crises de croissance
entre lesquelles l'accroissement de sa taille et de son poids subit
des arrêts ou ne se fait qu'à une allure beaucoup plus lente. La
dernière de ces crises surtout est importante ; c'est alors que se
produit l'éclosion des fonctions sexuelles, et de grosses
modifications dans le caractère. Cette période, à laquelle on a
donné le nom de puberté, étant bien connue, nous n'insistons pas.
Non seulement le développement physique varie suivant les sexes mais
il varie également suivant les individus. Le développement mental a
lui aussi ses crises de croissance et ses variations dont l'étude
pourra être faite à propos du mot enfant. Ce que nous voulons
maintenant c'est montrer que l'enfant n'est pas un adulte en
miniature, que les enfants diffèrent selon les âges et les sexes et
qu'enfin il est des différences individuelles considérables. Il en
résulte évidemment qu'une bonne éducation ne doit pas traiter les
enfants comme des adultes, qu'elle doit présenter des étapes
correspondant aux étapes de leur développement et enfin qu'elle
doit être aussi différenciée que le sont les enfants eux-mêmes. -
But de l'éducation et développement physique. Pour que l'enfant
puisse se développer moralement et intellectuellement il faut qu'il
soit en bonne santé physique. Meumann écrit : « Il n'existe pas de
limite entre le travail physique et le travail spirituel ; tout
travail physique est en même temps un travail spirituel… tout
travail spirituel est en même temps physique ». V. Rasmussen qui
rapporte cette citation ajoute plus loin : « Les nombreuses
expériences faites sur les enfants démontrent l'importance qu'a
pour le développement intellectuel le développement physique. M.
Stanley Hall dit ainsi dans « Adolescence » p. 37 : « La plupart
du temps, les enfants qui travaillent avec le plus de succès en
classe sont ceux dont les mesures de tour de poitrine et de tête
sont plus élevées que celles des enfants dont les progrès sont
moindres » ; et M. Meumann dit dans l'ouvrage cité ci-dessus, p. 52
; « L'enfant qui est insuffisamment nourri et qui est arriéré au
point de vue du développement physique fournit, en général, un
travail intellectuel moindre que l'enfant bien nourri et bien
développé, et il semble être moins bien doué qu'il ne l'est
réellement ». L'accord qui règne à ce sujet, au moins en théorie,
nous permet d'être brefs. Il faut préparer des hommes forts,
souples et sains mais non des étalons de force et de vitesse ». En
conséquence le développement physique ne doit pas être sacrifié à
la culture intellectuelle. - But de l'éducation et développement
mental. Une question préalable se pose à nous : qui importe le plus
des développements intellectuel, affectif et volitif? Il serait sans
doute exact de répondre que ce qui importe c'est un développement
harmonieux de tout l'individu. Un pédagogue américain a écrit : «
Développez exclusivement l'intelligence de l'enfant, il deviendra un
être sans coeur ; ne développez que son coeur, il deviendra un
fanatique religieux ; ne développez que son corps, il sera un
monstre ; ne formez que sa main, il deviendra une machine. L'école
de demain doit donner une éducation universelle ». Cependant une
telle réponse ne tient pas assez compte de ce qui manque le plus aux
hommes d'à présent du développement mental de l'enfant et de
l'importance des divers développements intellectuel, affectif et
volitif chez l'adulte. Il n'est pas besoin de nous reporter à un
siècle en arrière et nous pouvons faire appel à nos propres
souvenirs pour constater l'immense progrès matériel qui s'est
produit dans le monde, la T.S.F., l'aviation, l'automobilisme, la
modeste bicyclette même sont des conquêtes récentes et pourtant
combien généralisées. Par contre le progrès moral est presque
nul, la grosse masse des prolétaires s'empresse de singer la classe
bourgeoise en ce qu'elle a de pis ; on se serre la ceinture pour
aller au cinéma, se payer une toilette chic, etc... Si, cessant
d'observer la vie sociale, nous nous efforçons de rechercher les
mobiles des actions de chaque individu, nous constatons sans peine la
grande importance des sentiments. C'est dans la sphère affective du
cerveau, dit Piéron, que se coordonne l'unité biologique de
l'organisme et c'est cette sphère affective qui régit l'activité
mentale supérieure. Ce sont nos sentiments et nos tendances qui
dirigent notre attention, notre logique est toujours affective ; «
une suite de raisonnements, c'est-à-dire une pensée véritable, est
toujours régie par des tendances ». Sentiments, intérêts,
tendances, constituent le moteur de notre activité. J'aurais beau
avoir réfléchi sur toutes ces questions éducatives, je ne
m'efforcerais évidemment pas de faire connaître mes idées sur la
question, si je n'avais le désir de voir donner une éducation
meilleure. Je pourrais en d'autres circonstances écrire ; par
orgueil pour voir ma prose imprimée dans un ouvrage, par intérêt
pour gagner quelque argent, etc., mais quelque soit le mobile de
cette action, ce serait toujours un sentiment, un intérêt ou une
tendance. Par suite, développer l'intelligence d'un individu ayant
d'éduquer son affectivité, c'est-à-dire de dériver ses tendances
mauvaises ou de les réduire à l'impuissance en favorisant des
tendances aux effets contraires, c'est le mieux armer pour des buts
mauvais. Enfin une troisième raison de songer d'abord et surtout à
l'éducation de la partie affective de l'individu réside en ce fait
que l'individu à éduquer est généralement un enfant dont le
développement intellectuel fort peu avancé ne peut être accéléré
et dont le développement affectif a besoin d'être surveillé de
près. Ainsi la culture des sentiments est l'essentiel de l'oeuvre
éducative. Or il est des sentiments dits égoïstes qui se
rapportent au bien de l'individu lui-même alors qu'il est des
sentiments sociaux qui paraissent opposés aux premiers. Les uns et
les autres sont nécessaires, l'égoïsme donne de la force à la
personnalité et le jeune enfant qui a surtout besoin de développer
ses forces est naturellement égoïste. Par contre les sentiments
sociaux apparaissent plus tardivement, ce n'est que vers huit ans que
l'enfant commence à s'intéresser aux jeux collectifs et ce n'est
que vers douze ans que sa conscience sociale s'éveille. Faut-il
attendre si tard pour se soucier de l'Education des sentiments
sociaux? Evidemment non, l'amour des parents pour leurs enfants
appelle l'attachement de ceux-ci à leurs parents, cet attachement de
nature égoïste du début devient une seconde nature, l'enfant
s'attache à d'autres individus et peu à peu l'attachement égoïste
se transforme en un sentiment altruiste. Préparer des individus
sociaux quoique conservant une forte personnalité est donc à nos
yeux l'oeuvre éducative la plus importante. A la culture de la bonté
nous rattachons la culture du goût, nous voulons que les individus
deviennent autant que possible capables de jouir des beautés
musicales, artistiques, etc., cela contribuera à les rendre
meilleurs.
*
* *
Il
ne faut pas confondre l'instruction qui meuble l'esprit et
l'Education qui le forme. Former l'esprit, c'est donner à l'individu
« les habitudes solides et efficaces permettant de discerner les
opinions dont la preuve est faite, de ce qui n'est qu'affirmation,
supposition ou hypothèse... ; des principes de recherches et de
raisonnement qui répondent à la nature des problèmes divers à
résoudre... » (Dewey). Former l'esprit c'est le mettre en garde
contre toutes les causes subjectives (intérêt personnel, amour
propre, paresse, dépendance d'autrui, principes dogmatiques, goût
du merveilleux) qui nous empêchent d'observer et de juger ou nous
induisent en erreur dans nos observations et nos jugements. C'est
donc mettre l'esprit à même de juger objectivement, le dégager des
influences mystiques ; l'habituer à penser qu'il n'est pas de cause
sans effet, que la nature a des lois et que tout en lui et autour de
lui est soumis à un déterminisme universel. L'origine de toute
connaissance vient de l'observation, c'est-à-dire des sens ; or, nos
sens ont le grave défaut de nous tromper parfois ; chacun connaît
cette illusion des deux lignes parallèles qui ne paraissent plus
parallèles parce qu'en dessus et en-dessous on a tracé des lignes
obliques ; comme aussi ce fait qu'une image noire sur fond blanc ne
paraît pas être de même grandeur que la même image, de même
dimension, mais blanche sur fond noir. Il en est beaucoup d'autres,
et c'est une des raisons pour lesquelles il faut éduquer les sens. «
L'école moderne fait bon marché de l'éducation des sens. Meubler
l'esprit de la science des autres semble être l'unique souci de
beaucoup d'éducateurs, qui mériteraient plutôt le nom générique
de déformateurs. Leurs élèves apprennent à voir par procuration,
alors que dans toutes les circonstances de la vie et dans tous les
actes d'une profession, ils devront voir avec leurs propres yeux »
(Ch.-Ed. Guillaume). Or, les sens sont éducables : « Un marin
distingue la forme et la structure d'un navire sur la mer, quand le
passager ne voit encore qu'un point trouble et informe. Un Arabe,
dans le désert, distingue un chameau et peut dire à quelle distance
il se trouve, alors qu'un Européen ne voit absolument rien » (Dr
Emile Laurent). Il faut amener l'enfant à voir juste, c'est-à-dire
à distinguer nettement les formes et les couleurs, vite et beaucoup;
à goûter les beautés musicales ; à se servir habilement de son
toucher, de son goût, de son, odorat ; il faut que ces sens soient
affinés pour que les enfants ne trouvent pas leur plaisir dans des
jouissances grossières qui provoquent des habitudes vicieuses. Pour
bien observer, comme aussi pour bien juger, il faut, avant tout, être
attentif. La culture de l'attention est, par suite, l'un des buts
principaux de l'éducation. « L'établissement des connexions entre
les organes des sens n'est pas moins important, et il en est, parmi
elles, d'étonnamment précises. Alors qu'un joueur de boules
appréciera difficilement à un mètre près la distance du
cochonnet, il le piquera presque à coup sûr ; son habileté
témoigne d'une coordination parfaite entre son estimation visuelle
et son sens musculaire, coordination en partie inconsciente, que
l'éducation a. réalisée, et qu'utilise, un mécanisme
automatique... Si l'homme a appris à voler dans les airs, ce n'est
pas seulement parce qu'il a su construire des machines volantes ;
c'est, tout autant, parce qu'il a pris conscience de tous leurs
mouvements dans le fluide décevant où elles évoluent » (Ch.-Ed.
Guillaume). Il ne suffit pas d'éviter les erreurs des sens pour
observer le mieux qu'il est possible, il faut encore savoir remplacer
nos sens imparfaits : un thermomètre mieux, que notre main nous
indiquera si un bain est à la température qui convient à un
malade. C'est encore faire de l'éducation qu'habituer les individus
à ne pas se contenter de l'approximatif fourni par les sens et à
leur substituer la mesure. La science ne se serait pas développée
sans les perfections successives de la mesure et il n'est pas moins
utile de prendre l'habitude de mesurer pour la vie pratique : le
cultivateur qui mesurera les rendements de diverses variétés de
pommes de terre, par exemple, aura moins de chances de se tromper en
son choix que celui qui se contentera d'une observation
superficielle. On fera donc prendre aux enfants l'habitude de la
mesure et on les exercera à mesurer avec précision, car ils ne le
savent pas naturellement. Lorsque l'occasion s'en présentera, on en
profitera pour leur faire constater les erreurs de leurs sens ou pour
reporter sur un graphique les résultats observés. L'observation des
faits est, en un certain sens, le résultat du hasard : toute autre
est l'expérimentation dans laquelle on modifie systématiquement
les conditions dont dépendent les faits pour faciliter les
observations. Une expérience est une question posée à la nature.
Il est nécessaire d'apprendre à l'enfant comment on pose de telles
questions. L'une des règles les plus importantes est celle de ne
faire varier à la fois qu'une des conditions dont dépend un
phénomène. En pratique, certaines expériences ne permettent pas de
satisfaire pleinement à cette condition, mais l'on parvient
cependant à un résultat satisfaisant en tenant compte d'un grand
nombre de cas. Si, par exemple, je veux juger de l'influence des
divers engrais chimiques sur la production du fraisier, je ferai
porter mon expérience sur un assez grand nombre de pieds, tous de la
même variété, pour éviter les erreurs provenant des différences
de rapport qui dépendent de l'individu et de la variété. Observer
des faits n'est pas tout ; il faut encore les interpréter, il faut
juger, il
faut
raisonner. Faire l'éducation du jugement, c'est, évidemment,
exercer l'individu à juger comme il convient, mais c'est aussi le
mettre en garde contre tout ce qui peut fausser son jugement.Pour
bien juger, il faut d'abord s'efforcer d'être aussi objectif que
possible, c'est-à-dire ne pas se laisser entraîner par la passion,
l'intérêt, la colère, l'amourpropre. L'individu éduqué sait que
ses sens, sa mémoire, son imagination peuvent le romper et se défie
des jugements où son intérêt est en cause. Pour bien juger, il
faut ensuite ne pas être sous la dépendance des autres. Or, on est
sous la dépendance des autres de bien des manières : l'on y est
lorsque l'on admet pour vrai les opinions de la masse des individus
ou même celle de quelques individus. Combien d'erreurs n'ont-elles
pas duré parce qu'au début elles ont eu l'approbation d'un savant
en renom dont on n'a pas songé à suspecter le jugement. Le fait que
l'éducateur a la confiance de l'éduqué crée au premier un devoir
d'autant plus impératif que le second est un individu jeune et,
partant, suggestionnable. Nous ne saurions mieux faire, à ce propos,
que de citer les paroles d'un camarade au meeting qui suivit le
Congrès de la Fédération de l'Enseignement (Brest, 1923) : « Tout
militant se sent porté d'instinct à faire de l'éducation un moyen
de propagande en faveur de ses doctrines ; il voudrait faire des
enfants autant de disciples ardents, prêts à la rescousse, prêts à
remplacer les troupes épuisées ou meurtries. Eh bien! Nous pensons
que c'est une erreur, nous disons qu'il faut résister à une telle
tentation. Il est des vérités qui nous sont chères et que nous
croyons certaines ; nous nous efforçons de les répandre partout,
nous vivons par elles et nous souffrons pour elles ; nous les
défendons avec une énergie farouche tant que nous avons en face de
nous des hommes armés pour la résistance, pour la controverse et la
discussion. Mais les enfants ? Quand nous arrive une de ces petites
âmes encore vierges, ue nous pouvons travailler et féconder
presque à notre guise, comprenez-vous le scrupule qui nous étreint?
Comprenez-vous que nous hésitions sur le choix de la
semence
que notre enseignement doit lui confier avec l'espoir des moissons
futures? Et nous constatons, avec regret peut-être, qu'il est des
vérités profondes, dont nous sommes intimement pénétrés, mais
qui n'ont pas, qui ne peuvent pas avoir le caractère de certitude
scientifique indispensable aux connaissances sur lesquelles doit se
baser une éducation rationnelle. Et nous ne nous reconnaissons pas
le droit d'inculquer aux enfants des notions qu'ils ne sont pas aptes
à reconnaître eux-mêmes comme évidentes, ou que nous ne pouvons
pas démontrer d'une façon simple et claire. Nous ne voulons pas
acculer nos jeunes disciples à des actes de foi. Sur toutes les
questions encore controversées parmi les hommes, nous pensons qu’il
faut laisser planer le doute. Nous sommes persuadés qu'un esprit
ainsi habitué à n'admettre comme vrai que ce qu'il constate ou
comprend, à refuser tout ce qui ne s'impose pas de soi-même à la
libre intelligence est armé désormais pour la conquête de toute
vérité » (F. Bernard). Ceci nous amène à la nécessité de
combattre le goût du merveilleux et les principes dogmatiques.
«
Le goût du merveilleux, écrit H. Le Chatelier, de
l'incompréhensible est un besoin irrésistible de l'esprit humain et
la source de beaucoup de nos croyances. Si l'homme cesse d'être
religieux, au sens strict du mot, il croit aux tables tournantes, aux
sorciers, au nombre 13, au quanta, à la relativité, sans,
d'ailleurs, essayer, le plus souvent, de comprendre ce que signifient
ces mots. Il a la foi du charbonnier ; il croit à quelque chose,
mais n'a pas besoin de savoir au juste à quoi. », Pour combattre
cette tendance, il faut apprendre à juger et à raisonner en faisant
juger et raisonner des enfants à propos de faits ou d'idées qui ne
leur permettent pas - au moins au début de cette éducation - de
mêler le sentiment à la raison. L'enfant trouvera, par exemple,
sans peine l'absurdité des religions disparues auxquelles les
religions actuelles ont emprunté une partie de leurs dogmes. Il est
nécessaire enfin, pour la même raison, de faire connaître aux
enfants « l'existence des lois », c'est-à phénomènes. C'est
encore par le travail personnel et manuel que l'on s'assimile le plus
facilement cette notion. Un enfant qui se donne un coup de marteau
sur les doigts comprend très vite qu'autant de fois il recommencera,
autant de fois il se fera du mal. Cette notion peut être développée
et précisée par des expériences faciles à réaliser avec les
leviers, les poulies. De simples observations qualitatives suffisent
même pour reconnaître l'existence des lois. Mettez deux haricots,
l'un dans du sable sec et l'autre dans du sable mouillé, le premier
ne germera jamais ; il y a donc une relation nécessaire entre la
germination et la présence de l'eau. Pour entraîner une foi
complète au déterminisme, il faut surtout s'attacher à montrer que
les lois ne comportent aucune exception. Toutes les fois qu'une même
expérience répétée deux fois donne des résultats différents,
c'est que, sans nous en apercevoir, nous avons modifié une condition
déterminante sur laquelle notre attention n'était pas attirée »
(H. Le Chatelier). En résumé, une bonne éducation intellectuelle
tient beaucoup moins à la quantité des connaissances acquises qu'à
la façon dont elles ont été acquises bien plus qu'autrefois,
l'éducateur ne peut songer aujourd'hui à apprendre à son élève
tout ce que celui-ci aura besoin de connaître pour la vie. Le
meilleur éducateur est celui qui apprend le mieux à l'enfant à se
passer de lui, qui le rend le plus capable de chercher la vérité
lui-même, soit dans les livres, soit sans eux. Pour remplir sa
tâche, il a des obstacles à vaincre, dont nous avons indiqué les
principaux (intérêt, croyance, etc.) ; mais il trouve dans la
nature de l'enfant, des dispositions spontanées utiles (curiosité,
besoin d’activité, etc.) qu'il encourage et dont il assure le
développement, car il sait que l'éducation se fait beaucoup mieux
en aidant à l'épanouissement des tendances utiles qu'en combattant
directement les tendances mauvaises.
*
* *
Relisons
maintenant la définition générale que nous avons donnée de notre
idéal éducatif : « Nous voulons éduquer l'enfant pour qu'il
puisse accomplir la destinée qu'il jugera la meilleure, de telle
façon qu'en toute occasion, il puisse juger librement de la conduite
à choisir, et avoir une volonté assez forte pour conformer son
action à ce jugement ».Il nous reste évidemment à parler de cette
partie de l'éducation qui a trait à la liberté et à la volonté
des individus.Mais, pourra-t-on dire, cette étude est superflue car
les sciences nous enseignent que tout est soumis au déterminisme,
par conséquent liberté et volonté n'existent pas. Il est bien vrai
que la liberté absolue n'existe pas mais « il est bon d'envisager
le problème de libre arbitre, en distinguant en lui le problème
scientifique qui concerne le déterminisme psychologique des actes
humains et le problème moral qui se rattache à leur jugement » (F.
Enriques). « … en interprétant correctement l'intuition que nous
avons des faits volontaires, liberté et déterminisme ne se
contredisent pas. La thèse de la liberté de notre volonté, suivant
l'attestation de notre conscience, affirme : 1° La possibilité pour
chaque homme de faire, dans certaines limites, ce qu'il a décidé
(liberté physique ou liberté extérieure) ; 2° La possibilité que
chaque homme a d'influer, jusqu'à un certain point, sur le cours de
ses pensées et de ses sentiments et de déterminer ou de modifier
ainsi ses décisions ultérieures, en inhibant ou en renforçant
l'action des motifs. Cette « liberté de la volonté » opposé à
la « liberté de l'exécution », constitue la liberté morale ou
liberté intérieure. Elle a, comme la première, une existence
réelle. En elle, nous puisons notre confiance en nous-mêmes. En
elle, nous posons le vrai fondement de notre responsabilité, si
bien que nous attribuons le plus haut degré de responsabilité aux
actions voulues avec préméditation, comme conséquence d'une
délibération mûrie, à laquelle nous avons subordonné une série
d'actes, et, par conséquent, en connexion avec les caractères
permanents de notre personnalité. Au contraire, nous croyons avoir
moins de responsabilité lorsqu'il s'agit d'actions imprévues, tout
en nous inculpant de ne pas nous être prémunis contre la
possibilité d'une telle occurrence, en en prohibant l'effet sur
notre volonté. Si bien que cette responsabilité s'évanouit presque
à nos yeux si l'action fut provoquée par un motif puissant et
inattendu » (F. Enriques). Autrement dit nos décisions personnelles
sont toujours déterminées par plusieurs facteurs, notre
personnalité toute entière (sentiments, volonté, etc.) étant l'un
de ces facteurs. Nous sommes libres dans la mesure du facteur
personnel de la décision. Ainsi, notre liberté dépend de notre
développement intellectuel et sentimental d'une part, du
développement de notre volonté de l'autre. L'individu qui ne peut
prendre de décisions raisonnées ou qui est incapable de conformer
sa conduite à son jugement par insuffisance de l'éducation de ses
sentiments ou de sa volonté n'est pas libre ; il peut se croire
libre mais il est en réalité l'esclave de ses faux jugements, de
ses passions, de ses caprices. Si nous examinons les conséquences de
cela pour l'Education, nous constatons d'abord l'erreur de certains
théoriciens qui, proclamant le droit de l'enfant à la liberté,
croient qu'il faut, en tout, le laisser agir à sa fantaisie. « Les
anarchistes, disait Malatesta, ont tellement souffert de l'autorité,
ils en ont une telle haine, qu'ils en arrivent volontiers à penser
que la meilleure méthode d'éducation à employer avec leurs
enfants, consiste à les laisser grandir dans la liberté la plus
absolue. Jamais d'observations, pas de fantaisies qui ne soient
tolérées, l'insolence est respectueusement ménagée, la brutalité,
la grossièreté même, la paresse est excusée et la gourmandise est
absoute. A en croire ces très sincères mais malheureux camarades,
cela s'appellerait : respecter l'individualité de l'entant. En
réalité, c'est la culture intensive des mauvaises herbes, et
l'enfant se mue en grandissant en un parfait égoïste. Son père,
croyant former une individualité, n'a réussi qu'à faire un enfant
gâté. Malheur à ceux qui plus tard auront commerce avec cette
brute. Il sera, selon les circonstances et selon son tempérament,
soit un tyran, soit un vaniteux, soit un paresseux, quand il ne sera
pas les trois à la fois ». Une seconde conséquence de ce que nous
avons dit de la nature de la véritable liberté, c'est qu'en réalité
on ne l'éduque pas. La liberté est le couronnement de l'édifice
éducatif. L'individu dont les éducations physique et mentale sont
faites est libre. Bien entendu, sa liberté n'est que relative car il
doit encore compter avec les contraintes sociales, mais au moins il a
acquis toute la liberté qu'il pouvait obtenir par sa propre
éducation. De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que le
bon éducateur ne laissera nulle liberté aux enfants. Un pédagogue
a dit que la liberté ne consistait pas à faire tout ce qu'on veut,
mais à vouloir tout ce qu'on fait. Formule heureuse que l'éducateur
prendra pour guide. Ce qui importe le plus dans l'éducation des
enfants, c'est d'user de la contrainte le moins qu'il est possible ;
or, il est évident, d'autre part, que pour de nombreux actes de sa
vie, l'enfant a besoin d'être guidé, commandé et qu'il faut qu'il
obéisse. Mais il convient de remarquer qu'en de nombreux cas,
l'enfant pourrait choisir entre deux alternatives, ou même plus,
sans qu'il en résulte nul inconvénient. S'il pleut et qu'un enfant
disposant d'un capuchon et d'un parapluie doive sortir pourquoi ne
pas lui laisser la liberté de choisir entre l'un ou l'autre, si'
nulle raison particulière, autre que la fantaisie de l'éducateur,
ne s'oppose à ce choix. Il est deux conditions essentielles à ce
que l'enfant veuille ce que l'éducateur lui commande et obéisse
ainsi sans contrainte : c'est d'abord que l'éducateur ait su gagner
l'attachement de l'enfant et ceci n'est possible que s'il aime cet
enfant ; c'est ensuite que l'enfant n'attribue pas ces ordres à la
fantaisie de l'éducateur, donc que ce dernier ne donne pas d'ordres
quand il n'est point nécessaire d'en donner, qu'il donne ces ordres
en laissant le plus de liberté possible à l'enfant dans le choix
des moyens d'exécution et enfin qu'il ne démontre pas lui même
l'inutilité de ses ordres en donnant des contre-ordres continuels.
Nous avons dit que la liberté de l'individu dépendait en partie de
sa volonté ; il importe donc de préciser ce qui caractérise l'acte
volontaire. Ce n'est pas seulement l'hésitation, la délibération
et le choix, comme certains psychologues le supposent, c'est aussi la
conscience qu'a l'individu de la personnalité de sa décision et,
par conséquent, des responsabilités qui lui incombent. Faire
l'éducation de la volonté ce n'est donc pas seulement faire celle
de la pensée (hésitation, délibération, choix) puis appliquer
cette pensée aux actes de la vie ; c'est encore préparer des hommes
d'initiative et ayant le sentiment de leur propre responsabilité.
EDUCATION n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Développement
individuel et social. Hérédité et milieu.
Les
qualités physiques et mentales d'un individu dépendent en une
certaine mesure de ceux qui l'on fait et pour le reste de l'influence
d'un second facteur : le milieu. Depuis fort longtemps, les savants
se sont préoccupés de savoir quelle est l'importance respective de
chacun de ces deux facteurs : hérédité et milieu, dans le
développement des individus. Il fut un temps où certains
théoriciens, Condillac par exemple, nièrent l’influence de
l'hérédité sur ce développement. Aujourd'hui, les savants ne
discutent plus que sur l'importance respective de ce facteur. «
Personne, dit Duprat, ne soutiendra que les tout petits enfants sont
tous semblables au point de vue de leurs dispositions permanentes :
les nourrices diront que tel fut plus vif, tel autre plus endormi,
tel plus « méchant » ou irascible, tel autre plus souriant et
patient ou même endurant ». « On a souvent remarqué, écrit
Elslander, que, chez les races inférieures, les enfants qu'on envoie
aux écoles ou qu'on essaie d'instruire montrent d'abord une facilité
étonnante, mais qui s'arrête brusquement... Ces esprits sauvages
sont comme des terres incultes, que le travail successif des
générations seul peut défricher. C'est ainsi que, dans l'Inde, les
enfants des brahmanes, issus d'une classe cultivée depuis longtemps,
montrent de l'intelligence, de la pénétration, de la docilité,
tandis qu'au jugement des missionnaires, les enfants dès autres
castes leur sont bien inférieurs à cet égard ». De son côté le
Docteur Govaerts déclare : « Les populations actuelles de
l'Amérique sont, en grande partie, les descendants des nations et
des peuples accourus il y a trois siècles de tous les coins du
monde, pour coloniser une terre neuve. Malgré l'égale influence du
milieu, chaque peuple a conservé les différences anatomiques,
physiologiques et psychologiques particulières à son type ethnique
et continue aujourd'hui à montrer une certaine similitude avec les
habitants de son pays d'origine.
Si
l'influence du milieu avait agi à l'exclusion de l'hérédité, on
se trouverait aujourd'hui devant un type uniforme ; or, c'est la
variabilité et l'hétérogénéité qui caractérisent les
caractères biologiques de ce peuple ». Il convient de remarquer que
le Docteur Govaerts donne au mot milieu un sens étroit ; « Il faut,
dit Claparède, comprendre dans l'influence du milieu les
circonstances survenues au cours de la gestation (période
intra-utérine) », une chute de la mère pouvant, par exemple, avoir
comme conséquence l'idiotie de l'enfant. Précisons le rôle de
l'hérédité : « L'hérédité est, comme le dit Max Auliffe,
l'ensemble des circonstances passées qui ont modelé l'être vivant
avant sa formation proprement dite ; elle donne à l'individu qui
naît, ses tendances, ses aptitudes, sa structure, sa configuration.
Le devenir de l'enfant dépend en grande partie de trois conditions :
1° Organisation ancestrale du germe ; 2° santé des générateurs ;
3° circonstances qui ont entouré le développement embryonnaire.
L'enfant est donc l'aboutissant de toute une lignée. Il tient de tel
ancêtre, la taille ; de tel autre, la chevelure ; de celui-ci, les
yeux ; de celui-là, l'esprit ; d'un troisième, le caractère ; d'un
quatrième, la tendance professionnelle. Il naît avec une puissance
formée par le passé, avec laquelle il entre en contact avec tout ce
qui n'est pas lui, c'est-à-dire le milieu. Il s'y adaptera le mieux
qu'il pourra et par cela qu'il fonctionne, il tendra toujours à
mettre en harmonie son rythme propre avec celui du monde extérieur.
L'hérédité n'est donc pas une force mystérieuse condamnant
l'enfant à
l'immobilité
et à l'invariabilité, c'est une limite assignée par la nature,
limite que peut atteindre l'évolution d'un caractère de l'individu.
L'hérédité a donné à l'enfant le thème dont le milieu forme les
variations (Mac Auliffe) ». (Docteur Go 52). « Le développement
psychique de l'enfant est ainsi la résultante de deux facteurs ;
tendance mentale aux cellules cérébrales de se développer ;
excitation de ces cellules par les impressions et vibrations
extérieures. Le premier est l'éducabilité ou propriété de
l'enfant de répondre au système d'éducation ou d'instruction, ou
encore possibilité du développement mental. La deuxième est
l'ensemble des influences de l'enfant qui ne lui appartiennent pas et
que nous appelons milieu. Les fonctions mentales ne sont donc qu'une
trame sur lequel le milieu brodera un dessin définitif ; elles sont
en puissance chez l'enfant et l'étendue de leur développement sera
fonction de cette puissance » (Dr Govaerts, L'hérédité et son
rôle dans l'éducation, p. 53). Ainsi les hommes ne naissent pas
égaux et ce serait une faute de vouloir leur donner une même
éducation. L'hérédité limite donc les possibilités de
développement des individus mais fournit à ceux-ci un héritage
ancestral qui assure le progrès individuel et le progrès social. «
L'homme s'est élevé constamment au-dessus de l'animal parce que
chaque génération a pu s'assimiler rapidement les connaissances
acquises et les arts inventés par les générations antérieures,
et employer l'âge viril à ajouter aux vérités et aux richesses
acquises » (Dr Richard, Pédagogie expérimentale, p. 51). Il n'est
pas inutile de rechercher quelques caractéristiques du progrès
individuel et du progrès social. La plus importante à nos yeux est
le développement de la personnalité qui caractérise tout à la
fois le développement social et le développement individuel. « Nos
sociétés, dit Ch. Blondel, sont complexes. Des groupements
familiaux au groupement national, elles se subdivisent en une foule
de groupes religieux, politiques ou professionnels. Comme nous
faisons tous partie d'un grand nombre de ces groupes sans jamais
cependant faire partie de tous à la fois, la diversité des
influences subies assure à chacun de nous une certaine
individualité. Les sociétés primitives, au contraire, sont
étroites et homogènes. Leur action pèse d'un poids à peu près
uniforme sur tous leurs membres. Les individus ont peine et ne
songent pas à s'y différencier ». D'après un autre auteur, M.
Lévy-Bruhl, dans les sociétés primitives les moins évoluées,
l'individu aurait bien plutôt la conscience de son groupe que celle
de sa propre personnalité. Dans la société primitive, l'homme est
esclave de la tradition et la « contrainte sociale annihile autant
que possible la part de l'initiative individuelle dans presque tous
les domaines de la vie publique et privée » (G.-L. Duprat). De même
que les primitifs les moins évolués le petit enfant ignore son moi
;
«
il vit « tout hors de lui » ; il imagine des objets, il voit des
êtres humains avant de s'imaginer lui-même » ». Ce n'est que peu
à peu, grâce à la vie sociale et au langage que l'enfant prend une
conscience de plus en plus claire de sa propre personnalité. Ce qui
précède nous permet de comprendre ces lignes d'un sociologue : «
Le développement mental de l'individu fait suite à la vie
embryonnaire dans laquelle on voit unanimement une récapitulation du
développement phylogénétique. L'éducation est donc une
récapitulation abrégée de la civilisation au profit du
développement personnel, et réciproquement toute initiation à la
civilisation est une éducation quand elle concourt au développement
spontané d'une personnalité » (G. Richard, Pédagogie
expérimentale, p. 92). Ainsi l'Education est avant tout une
modification des individus due au milieu. A l'encontre de ce que
pensent beaucoup de parents cette modification se produit surtout
dans le premier âge et par des moyens dont la plupart d'entre nousne
se rendent pas compte. Il n'est pas sans importance que dans ces
premières années l'enfant puisse se débattre et jouer en un milieu
qui lui offre des occasions d'exercer ses muscles et ses sens, et
nous dirons plus loin ce que nous pensons de cette période
éducative, mais ce qui contribue pour la plus large part à
permettre à l'enfant de récapituler le développement de la race
d'une manière abrégée, c'est le langage. « Pour apprendre, non
pas seulement à juger et à raisonner, mais à sentir et même à
percevoir comme nous, il lui faut apprendre à parler. Quels que
soient les rapports de l'intelligence et du langage, il est trop
évident que l'enfant va beaucoup moins des choses aux mots que des
mots aux choses et que l'acquisition du langage lui impose d'accepter
du dehors et sans contrôle la vision du monde propre à son milieu
et à son temps » (Ch. Blondel). Un autre psychologue exprime la
même idée en disant que l'être humain doit « penser sa parole
avant de parler sa pensée ». L'enfant doit d'abord apprendre le
sens des mots et des expressions employés autour de lui et ce sens
est fixé par l'usage collectif : le langage, instrument de la vie
sociale doit permettre aux individus de se comprendre. « C'est
pourquoi l'humanité civilisée substitue à l'arbitraire de chacun
une sorte de décision stable, qu'enregistrent les dictionnaires, et
qui fixe pour plusieurs générations au moins le sens des mots... »
(Duprat). Or notre langage, j'entends le langage des peuples,
civilisés, est un langage logique qui impose à l'enfant des idées
abstraites et générales. Par exemple le nom que nous donnons à un
objet ou à un animal est presque toujours un nom commun, ainsi le
nom chien donné au toutou familier puis à toutes autres sortes de
chiens amène fatalement l'enfant à porter son attention sur les
caractères communs à tous les chiens, à concevoir que son toutou,
outre certains caractères individuels en possède d'autres qui
l'apparentent aux animaux de la même espèce ; le mot bête employé
pour nommer non seulement les chiens mais aussi les poules, les
lapins, etc., est un pas de plus dans la classification des êtres.
Ainsi, « en apprenant à parler, l'enfant se forme à penser
logiquement, avant même d'être en âge de comprendre ce qu'est la
pensée logique et ce que sont ses lois ». De même donc que la
science met partout sa marque dans le monde matériel où l'enfant
grandit de nos jours, de même le langage qu'il apprend annonce la
science par l'ordre et la distinction que les mots établissent entre
toutes choses » (Ch. Blondel). Pour bien saisir l'importance du
langage dans le développement mental de l'enfant il faudrait opposer
le langage des primitifs au langage des peuples civilisés. Le
langage des primitifs offre lui aussi des classifications et des
termes génériques mais alors que les nôtres reposent sur des
caractères objectifs, que nous disposons par exemple du mot
quadrupède pour désigner toutes les bêtes qui ont quatre pieds,
ceux des primitifs sont fondés sur des représentations mystiques :
des êtres fort divers mais auxquels les primitifs attribuent des
propriétés mystiques identiques sont identifiés, c'est ainsi qu'un
Huichol rapproche le blé, le cerf et le hikuli (plante sacrée de
son groupe) au point de les identifier. Il fut un temps, au XVIIIème
siècle par exemple, où l'on admirait le « bon
sauvage
», l'homme primitif et où l'on prêchait le retour à la nature.
Une connaissance plus exacte des groupements de primitifs nous permet
aujourd'hui d'avoir une opinion toute autre, nos civilisations
constituent un progrès, les progrès de la vie sociale permettent
aux individus d'avoir une conscience de plus en plus nette de leur
individualité et leur forgent un esprit de moins en moins mystique.
Certes beaucoup d'individualités sont encore opprimées mais
l'individu trouve dans la multiplicité des groupements de multiples
moyens de défense ; l'on peut dire que l'oppression actuelle est une
survivance du passé et qu'elle prouve seulement que nous ne sommes
pas parvenus au terme du progrès. Certes la plupart de nos
contemporains croient encore en Dieu, mais ils croient aussi en des
lois naturelles. « Dans un monde auquel il a octroyé une charte,
Dieu ne peut plus intervenir qu'exceptionnellement et par des
miracles, sorte de coups d'Etat, durant lesquels il suspend la
constitution sans l'abolir... Le surnaturel dont nos contemporains
retiennent l'idée n'est donc pas dans la nature qui est naturelle
toute entière » (Ch. Blondel). Tout compte fait nos milieux sociaux
sont plus utiles que nuisibles aux individus. Voir seulement l'action
oppressive de ces milieux c'est n'apercevoir que le mauvais côté du
progrès qui comporte aussi la réaction des individus d'où provient
la formation des individualités.
En
résumé l'éducation, en son sens le plus ample, comprend : 1°
L'éducation involontaire de l'enfant par lui-même dont nous
reparlerons par la suite ; 2° L'éducation involontaire par les
choses et les individus - l'exemple que nous avons donné du rôle du
langage permet de comprendre que cette éducation qui agit surtout
dans les premières années de l'enfant est plus importante qu'on ne
le pense d'ordinaire, d'où le devoir pour les parents d'être plus
circonspects en ce qui peut agir sur le développement de leurs
enfants ; 3° L'éducation proprement dite, ou action systématique
des adultes sur d'autres individus (d'âge variable mais généralement
plus jeunes) en vue de modifier ces derniers ; 4° L'auto-éducation
volontaire (l'individu à éduquer étant son propre éducateur) qui
ne s'applique évidemment pas aux tout jeunes enfants. Education et
milieu. - Les imperfections sociales et individuelles ont, de tout
temps, entraîné certaines catégories d'individus à rechercher les
moyens les plus efficaces de réaliser un progrès individuel ou
social. Fallait-il changer les individus pour rendre le milieu plus
parfait où fallait-il changer le milieu pour améliorer les
individualités? Devions-nous être des éducateurs ou des
révolutionnaires? Dès que l'on aborde ces problèmes, il convient
tout d'abord d'examiner ce qu'est l'éducation proprement dite et les
limites des possibilités éducatives. « L'éducation, dit Maurice
Imbart, est la formation des esprits ; elle a pour but d'améliorer
les moeurs, les caractères, la conduite ultérieure des individus ».
Un autre auteur déclare qu'elle « consiste à enseigner à l'enfant
l'usage normal et le soin de son corps ». D'autres se bornent à
opposer éducation et instruction. « Le rôle du professeur, écrit
Louis Prat, est d'enseigner les vérités qu'il sait ou qu'il croit
savoir ; le rôle de l'éducateur est d'expliquer aux élèves
l'usage qu'ils feront plus tard, dans la vie, des vérités qu'ils
ont apprises ». Ces définitions et beaucoup d'autres que nous
pourrions citer ont le tort d'être incomplètes, celles de M. Imbart
et de M. Prat négligent évidemment les points de vue hygiénique et
physiologique auxquels se borne la deuxième des définitions citées.
Nous avons déjà dit que l'éducation était un effort des
éducateurs en vue de modifier des individus. Ceci veut dire qu'aux
yeux des éducateurs les individus soumis à l'éducation sont des
produits imparfaits de l'hérédité et du milieu, soit que leur
corps soit débile, soit que leur intelligence soit médiocre, au
moins par quelque côté, soit que certaines de leurs tendances
soient indésirables ou que désirables elles aient besoin d'être
stimulées ; c'est donc le développement entier des individus sur
lequel doivent porter les modifications : développement mental
(intellectuel, affectif et volitif) et développement physique.
L'éducation a donc pour but une amélioration des individus, soit en
tant qu'individus, soit comme membres d'une société, il en résulte
que l'éducateur doit avoir un idéal et si j'ajoute que cet idéal
ne doit pas être une chimère, qu'il doit tenir compte des
possibilités, il est évident qu'il faut que l'éducateur détermine
cet idéal d'après les limites que lui tracent l'hérédité et le
milieu. Reprenant la définition que nous avons donnée précédemment
et la complétant nous disons donc : L'éducation est l'intervention
systématique dans le développement mental (intellectuel, affectif,
volitif) et physique des individus d'après un idéal fixé en tenant
compte du développement de chacun d'eux et des milieux dans lesquels
ils sont placés.
*
* *
Il
y a dans toutes les écoles du monde des éducateurs qui, plus ou
moins habilement, s'efforcent de modifier des enfants. Ces enfants
sont bien différents et il serait désirable que l'éducation tienne
plus compte de ces différences qu'elle ne le fait d'ordinaire. En
moyenne les enfants des classes aisées sont physiquement supérieurs
aux enfants des classes pauvres : ils dépassent ces derniers par la
taille, le poids, le périmètre thoracique, la force musculaire, la
résistance à la fatigue, la circonférence de la tête, la hauteur
du front, la capacité du crâne, le poids de l'encéphale, etc. Les
causes de l'infériorité physique des enfants pauvres, nous les
trouvons dans la mauvaise alimentation, la mauvaise hygiène, les
conditions de travail et le surmenage des femmes enceintes ; les
logements insalubres, trop étroits (ou bien où vivent trop de
personnes), certains soins de propreté difficiles ou impossibles à
prendre. En moyenne également, les enfants riches sont
intellectuellement supérieurs aux enfants des prolétaires et ceci
s'explique par leur supériorité physique comme aussi par les
meilleures conditions de milieu dans lesquelles ils se trouvent. De
tout ceci nous pouvons déjà conclure qu'en donnant aux petits
prolétaires une éducation aussi bonne que celle que reçoivent les
enfants des riches on ne ferait qu'apporter un palliatif à
l'inégalité sociale, que les modifications physiques et
intellectuelles des déshérités limitées par l'hérédité et le
milieu resteront partiellement inefficaces. Mais il s'agit aussi
d'améliorations morales ; or, allez prêcher la justice aux
individus lorsque l'injustice règne autour d'eux, invitez à une
pudeur délicate une jeune fille élevée dans un taudis où toute la
famille couche entassée. A plus forte raison lorsque le milieu
social assure, comme il le fait aujourd'hui, une meilleure éducation
aux enfants des classes possédantes et dirigeantes ; l'éducation
donnée aux petits prolétaires reste impuissante et ne peut assurer
à ceux-ci l'amélioration désirable. Les possibilités éducatives
ne sont pas moins limitées par le milieu que par l'hérédité.
*
* *
Le
milieu social étant un obstacle au développement convenable de
certains individus convient-il d'abandonner le projet de modifier les
individus pour changer le milieu social et faut-il transformer ce
milieu social pour pouvoir éduquer convenablement les individus.
Remarquons d'abord que ceux qui disent : Faisons d'abord la
Révolution, nous ferons de l'éducation après ne nient nullement la
nécessité de l'éducation, ils ne sont d'ailleurs ce qu'ils sont
que parce qu'ils ont reçu une certaine éducation. Une révolution
ne se fait pas sans révolutionnaires et l'individu révolutionnaire
est pour une part un produit de l'Education. A vrai dire, certains
soutiennent qu'une toute petite minorité révolutionnaire suffit
pourvu que la situation soit révolutionnaire. Pour préparer la
Révolution il n'est plus guère question alors d'amener les masses à
la conscience de leur servitude ; de développer en elles le désir
de plus de justice ; de réfléchir à propos de l'organisation
sociale : défauts de l'organisation présente, moyens d'y remédier
par une organisation meilleure ; de soumettre leurs sentiments au
contrôle de la raison ; de se forger un idéal individuel et un
alors : 1° s'efforcer d'augmenter le besoin de cette Révolution,
donc ne pas tenter d'obtenir des réformes qui sont un replâtrage de
la société actuelle mais : demander à grand fracas aux dirigeants
de la société bourgeoise ce que ceux-ci ne pourraient accorder,
même s'ils le voulaient (ce que les révolutionnaires eux-mêmes
n'accorderaient pas aux masses si la Révolution était faite),
favoriser discrètement toute action des dirigeants actuels qui aura
pour résultat la baisse des salaires, le chômage, la misère ; 2°
parler aux sentiments des masses, les tromper (dans leur intérêt),
faire appel à l'égoïsme, à la haine - nous aussi nous croyons à
l'utilité de faire appel à la haine mais avec cette différence
toutefois que cette haine n'est que la conséquence d'un amour très
vif pour un idéal : nous ne haïssons pas pour haïr mais parce que
l'objet de notre haine est un obstacle à notre idéal. Evidemment
des Révolutions se sont produites qui ont été rendues possibles
par l'accroissement de la misère des masses, mais quel rôle les
masses ont-elles joué dans ces Révolutions? N'ont-elles point été
un instrument passionné dirigé par des révolutionnaires moins
misérables? Ces Révolutions ont-elles apporté aux masses autre
chose que des désillusions? Certes, la misère peut amener les
masses à piller les marchés, dévaster les boutiques, pendre
quelques mercantis, jeter les ingénieurs à la porte des usines mais
il n'y a là qu'oeuvre de destruction. Une Révolution qui ne sait
que détruire et se
montre
incapable de construire est une Révolution qui fait faillite. Pour
qu'une Révolution puisse amener des changements heureux il faut
avant tout qu'une élite révolutionnaire ait préparé le monde
nouveau dans les esprits et dans les coeurs. La propagande, la vraie,
la seule digne de ce nom, celle qui s'efforce d'améliorer les hommes
n'est donc pas chose négligeable, elle est l'Education qui prépare
la Révolution. La Révolution préparée nécessairement par une
évolution dans les idées et les moeurs, résultant elle-même pour
une grande part de l'Education, est limitée également par l'état
du développement des individus comme aussi par les possibilités de
réalisations économiques dont ils disposent. Si la vente de
l'alcool a repris en Russie, c'est que les masses russes n'étaient
pas mûres pour une vie plus sobre et si les ouvriers italiens
avaient été capables de faire marcher les usines qu'ils avaient
conquises, le sort actuel du prolétariat italien serait tout autre.
Lorsqu'une élite révolutionnaire impose aux masses un progrès qui
n'a pas été préparé par l'éducation de ces masses un recul ne
tarde pas à se produire et ce recul est d'autant plus important que
l'éducation préalable a été insuffisante. Les possibilités
révolutionnaires se trouvent ainsi limitées par les réalisations
éducatives qui ont précédé la Révolution.
*
* *
Si
l'on considère que l'Education ne peut être parfaite en un milieu
social imparfait et que la création d'un milieu social parfait sans
une éducation parfaite préalable est tout aussi impossible, on peut
croire que la question du perfectionnement des individus et des
sociétés est insoluble. En fait ni l'Education, ni les Révolutions
n'ont jamais permis d'atteindre la perfection individuelle et la
perfection sociale. Cependant le progrès individuel est un fait,
tout comme le progrès social. L'un et l'autre sont même liés
étroitement : c'est à une vie sociale plus intense que les
individus doivent l'éveil puis l'accroissement des individualités
et le développement des individualités est la condition du progrès
social. L'individu est tout à la fois effet et cause du progrès
social et réciproquement ce progrès est, lui aussi, effet et cause
du progrès des individus. Si l'on cesse de comparer ce qui est à
notre idéal (individuel et social) pour le comparer à ce qui fut,
on constate qu'une double série d'actions et de réactions ont eu
comme résultats des progrès manifestes. Le progrès n'est pas dans
l'immobilité, l'état d'équilibre est l'exception ; c'est un
mouvement rythmé qui caractérise le progrès. L'éducation ne se
borne pas à préparer l'adaptation des individus à leur milieu
social, elle tend à former ces individus en vue d'un milieu social
meilleur ; mais cette formation crée une désadaptation au milieu
social présent qui se résout tantôt par l’évolution lente des
institutions, tantôt par une Révolution. A son tour la Révolution
ne se limite pas à la création d'institutions nouvelles à la
mesure de la masse des individus de son temps. Les révolutionnaires
appartiennent à une élite et les institutions qu'ils créent
dépassent souvent les possibilités éducatives et sont faites à la
taille d'hommes plus parfaits. Le progrès est une suite
d'anticipations : tantôt celui des individus appelle un progrès
social ; tantôt un progrès social provoque le progrès des
individualités. Ainsi Education et Révolution se complètent, un
révolutionnaire conscient ne peut pas se désintéresser de
l'Education et un bon éducateur ne peut oublier tout ce que
l'Education doit aux Révolutions. Mais pour le progrès du
développement individuel comme pour ceux du développement social
est-ce l'Education ou la Révolution qui importe le plus? Pour nous
la réponse n'est pas douteuse : l'Education est plus importante que
la Révolution. L'Education est utile en tous temps et en tous lieux
; la Révolution n'est qu'une crise éphémère qui permet de briser
des obstacles que l'on a pu ou su écarter autrement. Une Humanité
plus civilisée aura plus encore que la nôtre besoin d'Education car
au fur et à mesure que s'accroissent les progrès croît également
l'importance de la récapitulation abrégée des progrès passés,
oeuvre de l'Education sans laquelle seraient impossibles les progrès
futurs. Par contre la connaissance des lois psychologiques et
sociales, comme aussi la transformation de l'égoïsme, qui se fait
déjà peu à peu, permettront sans doute d'éviter les Révolutions
tout comme la recherche scientifique systématiquement organisée
rendra les inventions inutiles en les remplaçant par une suite de
petits progrès. N'anticipons pas trop sur un avenir encore éloigné
et concluons à la nécessité présente d'une Education
révolutionnaire pour assurer les progrès du développement individuel
et du développement social.
EDILE n. m. (du latin oedilis, de oedes, édifices) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
A
l'origine les édiles étaient, des magistrats romains dont les
fonctions consistaient à prendre soin des édifices publics et
particuliers. Ils furent créés à la même époque que les tribuns
du peuple, c'est-à tout d'abord choisis uniquement parmi la plèbe.
Ils étaient au nombre de deux ; mais à la fondation de Rome, par
décret, le Sénat ordonna la création de deux nouveaux édiles
choisis parmi les patriciens et il fut ainsi fait. Les édiles
subsistèrent jusqu'au règne de l'empereur Constantin ; leurs
fonctions et leurs pouvoirs étaient très étendus. Ils avaient la
responsabilité de toute la sécurité de la ville ; ils visitaient
les édifices, les temples, les bains, les maisons particulières et
les immeubles afin de se rendre compte de leur solidité ou de leur
état de délabrement et examiner s'ils n'étaient pas un danger à
la sécurité du passant. Ce sont eux qui surveillaient les ventes au
forum et brisaient les faux poids et les fausses mesures. Ils
assuraient également la quiétude publique, condamnaient et
bannissaient les prostituées et réprimaient la fraude et l'usure.
En un mot leurs fonctions étaient à peu près semblables à celles
qu'occupent actuellement un préfet de police et un préfet de la
Seine réunis. A présent on donne le nom d'édiles aux magistrats
municipaux ; plus particulièrement à ceux de la ville de Paris et
des grandes cités, parce que leurs fonctions comprennent certaines
des attributions des édiles romains. Dans les petites communes, si
celles-ci étaient libres et non pas sous la tutelle d'un préfet et
par conséquent du Gouvernement, les édiles pourraient être de
quelque utilité. Mais actuellement, avec le statut qui régit les
municipalités, ils n'ont aucun pouvoir et sont asservis ou écrasés
par les puissances d'argent. Quant à ceux des grandes cités on sait
que c'est la politique qui les fait agir et que l'on ne peut
absolument rien en tirer de bon.
ECRIVAIN n. m. (du latin scriptor) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Le
mot écrivain, bien que peu usité maintenant en ce sens, sert à
désigner celui qui fait son métier de l'écriture. Il y a peu de
temps encore, alors que quantité de gens ne savaient ni lire ni
écrire, il existait des écrivains publics, tenant échoppe tout
comme des savetiers, et qui, moyennant rétribution, rédigeaient
pour les illettrés, les lettres, les mémoires, les pétitions,
etc... En France du moins, ce métier a presque totalement disparu et
le terme écrivain est couramment employé comme synonyme de :
littérateur, homme de lettres, romancier. Un grand écrivain ; un
bon écrivain ; un excellent écrivain ; un écrivain médiocre.
Pourtant il ne faut pas s'y tromper ; quoique l'on désigne sous le
nom d'écrivains tous ceux en général qui se mêlent d'écrire,
gardons-nous de confondre : écrivain et littérateur, car il ne
suffit pas pour être homme de lettres d'assembler des caractères,
de composer un ouvrage, de le faire éditer et d'essayer de le lancer
dans le public, faut-il encore dans cet ouvrage exprimer des pensées
saines, claires et logiques. Il y a certainement plus d'écrivains
que de littérateurs et cela s'explique facilement. Les métiers
manuels étant considérés comme inférieurs par les classes
possédantes, une partie de la bourgeoisie - tout le monde ne peut
pas se lancer dans le commerce, la finance ou l'industrie - se jette
dans les professions dites libérales. Or, celles-ci se divisent en
deux catégories : premièrement celles qui nécessitent des études
sérieuses, profondes et suivies : la médecine, les sciences,
etc..., qui fournissent les docteurs, les chirurgiens, les
ingénieurs..., et dont l'exercice exige, plus que des diplômes :
des capacités techniques ; deuxièmement, les professions libérales
indéterminées, que chacun peut embrasser, qui produisent les
politiciens, les journalistes, les écrivains, et qui groupent tous
les ratés, tous les incapables, tous les rebuts intellectuels de la
Société. En notre siècle de mercantilisme, la chance et le culot
sont de plus sûrs facteurs de réussite que les connaissances ; mais
l'assiette au beurre est relativement petite pour tous les appétits,
et bien des affames de gloire, d'honneur et de réputation n'arrivent
jamais jusqu'à la précieuse table sur laquelle elle repose. Ils
tentent cependant de sortir de l'ombre et comme chacun peut se dire
écrivain et coucher sur le papier les idées les plus saugrenues et
les plus ridicules, ou encore écrire pour ne rien dire, le monde est
infesté d'écrivaillons qui produisent des livres sans intérêt,
que bien souvent personne ne lit et qui pourrissent dans les caves
des éditeurs et des libraires. Malheureusement, parmi les
littérateurs sans talent, il est une minorité qui, s'assimilant les
goûts du grand public d'ignorants, spécule sur cette ignorance, et
par une prose infecte - qui obtient un succès retentissant -
continue d'empoisonner l'esprit des foules. Ce qui peut de par le
monde s'écouler de romans feuilletons est formidable. Le romancier,
l'écrivain qui a le courage - ou la lâcheté - de se livrer à un
tel sport, sport avantageux au point de vue intérêt, acquiert bien
vite la réputation et la fortune ; et comme aujourd'hui tout
s'achète et se vend, comme chacun n'a qu'un but : gagner de l'argent
et jouir de la richesse ; comme la société n'est qu'un vaste
comptoir commercial, l'écrivain stupide, trouve bien vite un
éditeur, alors que le savant ou l'homme de lettres sérieux est - à
part quelques exceptions qui s'imposent par leur génie - incapable
de vivre de sa plume. Les « Corneille », qui au déclin de la vie
et après une existence de travail sont contraints d'attendre chez le
savetier, n'ont pas disparu. Il y en a toujours, cependant que des
Pierre Decourcelle et des Michel Morphy crèvent sur des montagnes
d'or. Peut-il en être autrement en un siècle où tout se négocie,
se marchande, où l'on ensemence le cerveau du peuple, comme on
ensemence un champ de betteraves, sans tenir compte de ce qui est bon
ou mauvais à l'individu, mais en calculant simplement le rendement
de l'opération. L'écrivain, dont le rôle social devrait être de
soigner et de guérir les esprits, comme le médecin soigne et guérit
les plaies et les maladies, s'est prostitué à l'argent et n'est
plus qu'un objet méprisable entre les doigts crochus du capital. .
Mais quoi, « il est des célébrités factices auxquelles on
travaille toute sa vie et qui finissent à la mort. Il y a des
célébrités qui commencent à la mort et qui ne finissent plus ».
L'écrivain médiocre ne sera jamais glorieux si l'on pense avec
Voltaire « que la gloire est la réputation jointe à l'estime ».
Il peut acquérir auprès des faibles et des ignorants une certaine
popularité, mais son nom s'efface de l'histoire à mesure que le
peuple s'éduque et comprend, et s'il ne se perd pas dans l'oubli, il
ne subsiste que pour signaler une époque de bassesse et de lâcheté
et est méprisé comme celui du criminel ou du général qui sont des
glorieux sans gloire.
ECRITURE n. f. (du latin scriptura, même signification) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
L'écriture
est l'art qui consiste à transmettre ou communiquer à l'aide de
signes et de caractères conventionnels, la parole et les idées.
Paul-Louis Courrier nous dit que « lorsque l'écriture fut trouvée,
plusieurs blâmaient cette invention, non encore justifiée aux yeux
de bien des gens ; on la disait propre à ôter l'exercice de la
mémoire et à rendre l'esprit paresseux ». L'expérience a démontré
une fois de plus que les adversaires du progrès étaient dans
l'erreur puisque à tous les points de vue, l'écriture a amplement
servi la cause de la civilisation. L'écriture ne fut pas toujours ce
qu'elle est aujourd'hui, et à l'origine pour rendre sa pensée on se
servait de ce que nous appelons les hiéroglyphes. L'écriture
hiéroglyphique se divisait en hiéroglyphes représentatifs,
caractéristiques ou allégoriques. L'écriture hiéroglyphique
représentative était la plus élémentaire et la plus simple. Pour
transmettre l'idée, d'un chien, d'une table, d'un fleuve, d'une
montagne, etc., on peignait simplement cet animal, cet objet ou cette
chose de façon rudimentaire. Ainsi que son nom même l'indique,
l'écriture hiéroglyphique caractéristique servait à peindre le
caractère ; ainsi un lion, un tigre, signifiait la méchanceté, la
barbarie ; un hippopotame la cruauté ; enfin l'écriture
hiéroglyphique allégorique avait un caractère symbolique ; le
soleil annonçait la divinité ; l'oeil, un monarque, etc... On
conçoit quelle difficulté on rencontrait pour transmettre sa pensée
en utilisant de tels procédés, et que seule une faible minorité
était capable d'apprendre et susceptible d'écrire. L'écriture
phonétique n'exige, elle, qu'un nombre restreint de signes ou
caractères auquel on donne un son conventionnel et dont l'assemblage
dans des ordres différents permet à l'individu de transmettre
toutes les idées qui germent en son cerveau. On pense que l'écriture
phonétique ou alphabétique est d'origine phénicienne et que ce fut
Cadmus, le fondateur légendaire de Thèbes, qui porta aux Grecs les
premières lettres. Par la suite, les peuples varièrent la forme des
caractères et aussi leurs dispositions, et si les Orientaux
écrivent, par exemple, horizontalement de droite à gauche, les
occidentaux depuis fort longtemps, écrivent de gauche à droite ;
quant aux Chinois, leur écriture est perpendiculaire et ils écrivent
de haut en bas. Quelle que soit la forme des caractères et la façon
dont on les utilise, la nécessité de savoir écrire est
incontestable, puisque c'est l'unique moyen qui existe de s'exprimer
à distance et que l'écriture est un précieux intermédiaire entre
les hommes. L'écriture est un facteur d'évolution et il est
remarquable que les peuples analphabétiques, c'est-à-dire ceux où
la grande majorité des hommes ne savent ni lire ni écrire, sont les
plus arriérés au point de vue social. On pourrait objecter que
l'écriture est comme « les langues d'Ésope » la meilleure, mais
aussi la plus mauvaise chose qui existe ; que si elle est un facteur
d'évolution, elle est aussi un facteur d'asservissement et qu'elle
sert à traduire et à transmettre les bonnes et les mauvaises
pensées ; que les maîtres, les chefs, les dirigeants, les bergers
du peuple, par son intermédiaire, empoisonnent et corrompent la
mentalité de ceux qu'ils veulent maintenir dans l'esclavage ; pour
mieux profiter du produit de leurs travaux. C'est une erreur. La
lumière finit toujours par triompher de l'obscurité et une idée
juste d'une idée fausse. Si l'écriture véhicule des idées
fausses, elle véhicule également des idées nobles et grandes et
petit à petit - c'est une question de temps - s'effacent et
disparaissent devant le flambeau de la vérité.
Et
c'est pourquoi il est souhaitable que dans un avenir rapproché,
chaque homme sache lire et écrire. Lorsque, sur tous les points du
globe, il n'y aura plus un illettré et quand chaque individu sera
capable de comprendre ce qu'il lit, alors il sera impossible de
maintenir l'être humain dans l'asservissement et il se libèrera de
toutes les chaînes qui le tiennent encore rivé à la barbarie
ancestrale.
ECONOMIE n. f. (du grec oikos, maison et nomos, loi) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
L'économie
est le produit de l'épargne, ce que l'on soustrait de son revenu, du
fruit de son travail. Avoir de l'économie. « C'est le travail qui
chasse la misère et non l'économie. L'économie est le jugement
appliqué aux consommations » a écrit J.-B. Say. Cela dépend
comment on l'entend ; car, en réalité, le travail organisé tel
qu'il l'est actuellement n'arrête pas la misère, qui pénètre
malgré tout dans le foyer plébéien. Du reste il serait vraiment
difficile au travailleur de faire des économies : l'exploitation
qu'il subit lui permettant tout juste de vivre au jour le jour.
L'économie chez le travailleur ne pourrait être vraiment que le
fruit de l'avarice ou de privations encore plus grandes que celles
qui lui sont imposées. L'économie domestique est une qualité dont
n'est pas dépourvue la femme du peuple, obligée par la force des
choses de régler sagement ses dépenses et d'avoir de l'ordre dans
la conduite de sa maison ou de son ménage. Cela nous fait sourire
lorsque nous lisons à la troisième ou quatrième page des grands
journaux bourgeois, les conseils d'économie domestique que donne
quelque vieille bourgeoise en mal de copie et vivant probablement
grassement de ses revenus. La ménagère qui n'a pour subvenir aux
besoins d'une famille, que le modeste salaire de son compagnon, n'a,
en vérité, que faire de ces conseils, et sait mieux que quiconque
comment elle peut et doit s'arranger. Quant à faire des économies,
il ne faut pas qu'elle y songe ; elle se considère déjà comme
heureuse lorsque la maladie ne pénètre pas dans le foyer, venant
troubler la quiétude relative dans laquelle s'écoule la vie de sa
petite famille. « La richesse et la fortune, disent certains, sont
le produit de l'épargne et de l'économie ». Nous savons ce que
vaut une telle affirmation, et ceux qui la propagent seraient bien
embarrassés de donner des preuves à l'appui de leur assertion. Où
est-il donc ce pays rêvé, ce pays heureux, cet Eden où le
travailleur a la possibilité de vivre et d'épargner une partie de
son salaire? Il n'existe pas évidemment, c'est un royaume des cieux
pour les pauvres d'esprit. Non, la richesse n'est pas le fruit du
travail et de l'économie, elle est le fruit de l'oisiveté et de
l'expropriation ; elle est le produit du vol et de la rapine, elle
est la conséquence du
travail
de la majorité au profit de la minorité. Si économie est synonyme
d'ordre, eh bien ce n'est pas au peuple qu'il faut prêcher
l'économie, mais à ceux qui le dirigent, qui le gouvernent, et qui
pataugent en plein dans le désordre. En toute sincérité et sans
aucun parti-pris, peut-on qualifier d'ordonnée, l'économie
politique et sociale des sociétés modernes? Si l'économie
politique est « la science qui traite de la production, de la
répartition des richesses, et l'économie sociale, la science de
l'ensemble des lois qui régissent la société et ses intérêts »,
on peut dire que l'économie politique et sociale actuelle a fait
totalement faillite et qu'en conséquence elle est condamnable.
Qu'est-ce que l'économie politique et sociale, ou plutôt que
devrait-elle être? Une science qui étudie les phénomènes
découlant des transactions entre les hommes ; qui tient compte des
besoins et des aspirations de la collectivité et de l'individu, et
qui permette de maintenir l'ordre, au sein de la grande Cité commune
que pourrait être l'humanité. Or, une telle science ne peut être
féconde qu'à l'unique condition d'être à l'abri de toute autorité
officielle, et débarrassée de tout parasitisme gouvernemental.
C’est tout le contraire qui reproduit dans l'économie politique et
sociale moderne, et c'est au pouvoir central, au gouvernement que
l’on confie la tâche économique d'assurer la prospérité de la
nation et, par extension, du monde entier. Les exemples sont trop
nombreux pour qu'il nous soit utile d'insister sur le rôle que joue
un gouvernement. Dans l'entreprise qui lui est confiée et qu'il a la
charge de mener à bien, il n'y a qu'une sorte d'intérêts qui le
préoccupe, et ce sont ceux du capitalisme ; comment pourrait-il
alors travailler utilement à satisfaire aux besoins de la
collectivité ? Toute l'économie politique et sociale moderne est
basée sur des principes faux et erronés et c'est pourquoi elle ne
donne que des résultats négatifs. D'autre part, la plupart des
économistes furent et sont des livresques, qui ne touchent le
peuple, le vrai, que de très loin et sont, par conséquent,
incapables d'en connaître les besoins. Sans contester la valeur de
leurs travaux, surtout au point de vue de la production, et tout en
tenant compte de l'apport de leurs recherches, qui compose petit à
petit le bagage intellectuel de l'humanité, c'est surtout sur le
terrain social que leur économie se manifeste inopérante ; c'est
qu'elle ne repose pas sur des bases solides, et que tous les
économistes ou presque furent des réformateurs et non des
destructeurs d'abord et des constructeurs ensuite. Turgot, par
exemple, fut un grand administrateur et un éminent économiste. Nous
ne pousserons pas le ridicule jusqu'à lui reprocher de n'avoir pas
été anarchiste. Ce fut pour son temps un homme de progrès.
Intendant à Limoges, puis ministre des Finances de Louis XVI, il
avait rêvé de grandes réformes et désiré mettre un peu d'ordre
dans les caisses du roi de France. Adversaire de la routine - devant
laquelle du reste il se brisa - il voulut établir la liberté du
commerce et de l'industrie, abolir les corvées par tout le royaume,
supprimer les abus de la féodalité…, etc. Ses projets étaient
imbus d'une certaine indépendance, et cependant il ne put les
réaliser, justement parce que toute son économie politique et
sociale reposait sur « la réforme ». Ce qu'il ne put faire, lui,
la Révolution française le fit à peine dix ans après sa mort. Le
peuple moins instruit, moins éduqué, sut imposer par la violence,
ce qui provoqua la disgrâce de Turgot, et pourtant il est probable
que Turgot, baron de l'Aulne, noble par naissance, eût s'il avait
vécu, soutenu et défendu la monarchie contre le peuple
révolutionnaire. Et c'est l'erreur grave de tous les économistes de
chercher à vouloir confondre et associer les intérêts d'une
collectivité alors que cette collectivité est séparée à sa base
et est appelée à se diviser de plus en plus. Ce fut l'erreur de
tous les économistes du passé et c'est encore l'erreur d'un des
plus sérieux des économistes modernes : M. Charles Gide. De nos
jours plus que jamais l'économie politique et sociale du monde est
dans le marasme. Les conflits sr succèdent ; on leur trouve une
solution provisoire, momentanée, mais ils éclatent ensuite avec
plus de violence et de ténacité. La guerre entre le travail et le
capital devient de plus en plus intense, plus brutale, plus terrible
et naturellement, en connaissant les causes, les économistes,
cherchent les remèdes. L'unique remède susceptible d'assurer la
paix sociale, ils le rejettent avec dédain, bien que toutes les
méthodes basées sur le réformisme aient définitivement échoué à
leur application. Afin de calmer l'effervescence populaire on lui
propose, de temps à autre, certaines modifications dans
l'exploitation qu'il subit et c'est ainsi que, dans certaines
industries, le travailleur a une participation aux bénéfices, qu'il
lui est alloué une somme supplémentaire en raison de ses charges de
famille, que se sont créées des coopératives de consommation et de
production, etc., etc... Tous ces moyens sont restés et resteront
inefficaces et ne peuvent qu'asservir le travailleur et le river un
peu plus fortement à sa chaîne. Dans un ouvrage qu'il fit paraître
récemment, un ouvrier, H. Dubreuil, croit trouver dans ce qu'il
appelle « la République industrielle » l’apaisement à tous nos
maux. Son étude est digne d'intérêt, mais nous ne pensons pas
cependant que là soit la solution du problème, car Dubreuil veut,
lui aussi, améliorer le sort du travailleur en réformant le mode de
production. « La crise économique ne peut être résolue que par le
travail, mais ce travail ne peut être fécond que si l'ouvrier a sa
liberté. Organisons donc le travail en « commandite d'atelier »,
tel qu'il existe déjà dans l'imprimerie, et la production en sera
intensifiée ». Telle est la thèse soutenue par Dubreuil qui
déclare à l'appui de celle-ci : « Quiconque est né et a vécu
dans les couches les plus profondes de la classe ouvrière, sait
combien il est commun d'entendre affirmer qu'on aime mieux y vivre de
pain et de fromage, dans une situation indépendante, que dans un
bien-être relatif en travaillant « chez les autres » » . Il est
évident que la liberté dans le travail mettrait fin à bien des
conflits, et si une telle formule était pratiquement matérialisable
personne ne s'opposerait du moins parmi les amis sincères et dévoués
de la classe ouvrière - à l'application d'une telle méthode de
production. Mais nous la croyons irréalisable en régime capitaliste
et l'expérience nous donne raison. Comme le démontre pourtant avec
clarté Dubreuil, dans le premier chapitre de son ouvrage, le droit
au travail n'existe pas dans les sociétés modernes. Ce qu'il faut
ajouter, c'est qu'il n'existera jamais, qu'il ne peut pas exister,
tant que subsistera une parcelle de capitalisme. Le droit au travail
n'existant pas, la liberté dans le travail ne peut être que
relative, subordonnée à un nombre incalculable de facteurs d'ordres
économiques, sociaux et politiques, et l'économie politique
capitaliste - j'appelle économie politique capitaliste, celle qui
entend régler l'ordre social par voie diplomatique, c'est-à-dire en
dehors de toute action révolutionnaire - ne peut trouver pour
équilibrer un ordre troublé que des palliatifs temporaires et des
pis aller. Prenons un exemple : dans une petite ville du Sud-est de
la France, le travail était organisé de telle façon que chacun
était son propre maître. Les industriels - non pas par
philanthropie, mais parce que ce mode de production leur paraissait
avantageux -, avaient divisé leurs usines en un certain nombre
d'ateliers qu'ils sous-louaient aux travailleurs. L'industriel
fournissait l'outillage, la machinerie et le travail dont le prix
était débattu à l'avance. La plus grande, la plus large liberté
était permise, accordée à l'ouvrier, qui était en apparence son
propre maître, venait et quittait son travail à l'heure qui lui
plaisait, oeuvrait selon son bon plaisir, quatre heures ou dix heures
par jour et touchait à la livraison de son ouvrage le montant de la
somme qui lui était due. La paix la plus absolue régnait au sein de
cette communauté. Survient une catastrophe indépendante de la
volonté des « ouvriers » et des patrons : la mode des cheveux
courts pour les femmes. Or, dans la petite ville en question on ne
fabriquait que du peigne et la nouvelle mode déclenche une
perturbation sur le marché. Le manque d'ouvrage provoque l'abondance
de maind'oeuvre, et l'abondance de main-d'oeuvre la diminution du
prix du travail ainsi que le chômage. Que devient alors la liberté
du travail, alors que le droit au travail n'existe pas? Et jamais au
grand jamais, un capitaliste - ce serait sa fin – ne consentira à
employer de la main-d'oeuvre lorsque celle-ci lui est inutile.
Lorsque le phénomène est local, il est de faible importance, mais
lorsqu'il est national il provoque une énorme perturbation. Que peut
l'économie politique moderne? Pas grand-chose, rien. Le
protectionnisme a été condamné de longue date par tous les
économistes sérieux; quant au libre échangisme, il ne donne pas et
ne donnera pas les résultats que certains en attendaient. (Voir le
mot : Echange libre). Quant à ce qui concerne l'Etat, son rôle dans
tous les phénomènes économiques c'est d'assurer au capitalisme le
maximum de bénéfice et le minimum de pertes. «
L'interventionnisme, l'intrusion de l'Etat ignorant, aveugle et
brutal dans le jeu des phénomènes économiques, est une conception
rétrograde, absurde, barbare », écrit Urbain Gohier, et il a
raison ; mais où nous ne sommes plus d'accord, c'est lorsqu'il
ajoute : « L'interventionnisme, c'est proprement le socialisme. Le
mot de socialisme ne signifie rien, s'il ne désigne l'intervention
de l'Etat dans tous les faits sociaux, spécialement dans les faits
économiques ». « Mais s'il y a une excuse à l'intrusion de l'Etat
dans les phénomènes
économiques,
ce ne peut être que la nécessité de protéger les faibles, de
limiter et de réprimer l'avidité des puissants, de rétablir dans
l'enfer social une apparence de justice et d'humanité » (Urbain
Gohier : « La Révolution vient-elle? » - Le nouveau pacte de
famine). Qu'Urbain Gohier nourrisse des illusions sur la possibilité
d'un Etat indépendant et humanitaire en matière d'économie
politique et sociale, nous autres anarchistes, nous sommes fixés à
ce sujet et l'expérience russe nous suffit amplement pour affirmer
que nous ne nous trompons pas. Nous restons convaincus que seule la
disparition du capitalisme et de l'Etat peut donner naissance à une
société harmonieuse, et que l'économie politique n'est qu'un
tampon entre le capital et le travail, mais que ce tampon ne peut
être avantageux que pour le capital. Que faire alors? La Révolution?
Mais les économistes sont des pacifistes qui ont une sainte horreur
de la violence et qui voudraient que tout se passât dans le calme.
Pas tant que les Anarchistes. « Nous aussi, nous avons horreur de la
violence ; nous aussi, il nous répugne de verser du sang ; nous
aussi, nous avons l'amour ,de la paix, de la joie et du bonheur, mais
lorsqu'on a souffert de cette société, dit Jean Grave, lorsqu'on a
vu les siens souffrir de la faim, mourir d'épuisement, certains
scrupules disparaissent, et lorsque la force vous opprime, qu'il n'y
a plus que la force comme suprême argument, ceux-là qui ne
maintiennent leur tyrannie qu'à l'aide de la violence, sont mal
venus de se plaindre lorsqu'elle se retourne contre eux. Lorsque la
bête est acculée, elle voit rouge, fonce sur les assaillants,
renverse ce qui lui fait obstacle ; tant pis pour ceux qui se
trouvent sur sa route. La responsabilité première en est à ceux
qui la poussèrent au désespoir » (Jean Grave : L'Anarchie, son
but, ses moyens). Nous sommes des révolutionnaires parce que nous
voulons la liberté : liberté sociale, liberté individuelle et
liberté économique. Or, l'économie politique moderne ne peut nous
donner satisfaction, puisqu'elle prétend rechercher un terrain
d'entente entre le capital et le travail. Qu'elle poursuive ses
recherches. Que les économistes bourgeois blanchissent à la tâche,
qu'ils découvrent les apparences trompeuses qui retarderont
peut-être l'heure de l'échéance, mais quoi qu'ils disent et quoi
qu'ils fassent, la révolution viendra, entraînant avec elle le
despotisme économique et la tyrannie politique. La société
bourgeoise est puissante, elle a l'argent et avec l'argent tout
s'achète? C'est vrai. « Il est fort l'homme qui dispose de quelques
millions ; mais il est redoutable, l'homme qui n'a pas de besoins,
qui n'a pas de crainte, et qui garde une âme ferme, une pensée
lucide, l'oeil juste et la main prompte » (Urbain Gohier).Tout passe
; la bourgeoisie a vécu plus qu'elle ne vivra et avec un peu de
conscience, de raison et de courage, le peuple aura bientôt fait de
se libérer de l'étreinte qui l'oppresse. Il pourra alors organiser
son économie, librement, sans le concours des ruffians de la
politique qui ne font qu'embrouiller la solution d'un problème qu'il
serait si facile de résoudre.
-
J. CHAZOFF.
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