samedi 5 mai 2018

Journal de la Commune


LA COMMUNE INSURRECTIONNELLE

Qu’est-ce que le 10 août 1792 ?

C’est la journée où éclate dans le peuple la conviction que Louis XVI doit cesser de régner, où l’indépendance nationale doit périr.
On a vu combien cette pensée avait été lente à se former. Enfin, la lumière s’est faite.
La Législative, en proclamant, le 11 juillet « la patrie en danger », a déchaîné les imaginations. Chacun cherche autour de soi. Brunswick, par son manifeste, connu le 28 ou 29, achève d’ouvrir les yeux de ceux qui auraient voulu douter encore. Il donne un corps aux spectres qui obsèdent les esprits.
On tourna ses regards vers cette armée menaçante des Prussiens, dont les étapes étaient comptées, et pour s’y opposer, que trouvait-on ?
Un roi complice qui mettait son salut dans la défaite de la France.
Les plus inconnus, les plus misérables, ceux qui tiennent le plus à la patrie parce qu’ils ne possèdent pas d’autre bien, sentent qu’il n’y a plus un moment à perdre pour mettre le gouvernement en d’autres mains ; ils prennent sur eux la tâche dont leurs chefs s’effrayaient.
Ce fut la journée de l’instinct, celle où parut le mieux la force qui éclate dans la foule, quand tous les moyens ont été épuisés. Voilà pourquoi il est si difficile de découvrir ce que firent les chefs.
Où était Robespierre ? Les recherches les plus patientes n’ont pu retrouver ses traces. Il douta du succès et refusa d’entrer dans un projet dont il ne prévoyait que désastre.
Il en fut de même de Pétion, le maire de Paris. Personne ne désirait plus que lui le triomphe de l’insurrection, personne n’en doutait davantage. Le 3 août, il avait apporté à l’Assemblée législative la demande de la déchéance du roi, au nom de quarante-sept sections de Paris.
Malgré cette quasi-unanimité, l’Assemblée hésite à faire le dernier pas.
L’image de la royauté, à la veille de périr, semble se réveiller. Ce n’était plus qu’une ombre, elle imposait encore.
Presque tous lui croyaient, et elle-même se croyait des forces qui n’étaient nulle part. Il s’agissait de frapper un dernier coup sur un fantôme armé de mille ans de souvenirs : nul ne se sentait le coeur de l’achever.
Merlin de Thionville, Bazire, Chabot, aiguillonnent vainement l’Assemblée ; elle l’écoute et refuse de décider.
Les jacobins s’excitent par des paroles ; ils ajournent leurs actes.
Chacun voit qu’il s’agit d’une heure décisive, et ceux que l’on avait coutume de suivre trouvent de nouvelles raisons de temporiser ; ou, s’ils tentent quelque mouvement, ils reviennent aussitôt sur leurs pas. Les jours se passent en de vains essais d’insurrection, que la crainte réciproque empêche à la fois de faire éclater ou d’étouffer en germe.
Le lendemain de l’arrivée des fédérés de Marseille, Barbaroux a projeté d’investir, à leur tête, les Tuileries ; il veut menacer, non frapper ; comme si, lorsqu’on déchaîne les éléments, on était sûr de les retenir à son gré. Au reste, cette menace il n’a pu l’exercer par la faute, dit-il, de Santerre ; qu’il a vainement promis le faubourg Saint-Antoine. Le 5, la section Mauconseil a résolu de marcher et de mettre Santerre à sa tête. Santerre se déclare malade. Le 6, c’est le tour des sectionnaires des Gobelins. Eux aussi avaient décidé de donner le signal, ils s’étaient ravisés.
Ainsi, les jacobins eux-mêmes manquent d’audace à cet instant suprême. La cour, s’il faut lui laisser ce nom, commence à espérer que tant de fausses entreprises lasseront leurs auteurs, ou, s’ils osent attaquer, c’est à elle dans doute que restera la victoire décisive.
Qui mit un terme à ces irrésolutions ? Qui raffermit les volontés ? Qui fixa le jour, l’heure et donna une seule âme à la foule ? Je veux bien croire que Danton ne faillit pas à lui-même, à pareil moment, et qu’il mit dans la balance le poids de ses colères.
Pourtant, quand je vois, dans la nuit du 10 août, si peu empressé jusqu’à minuit, se laisser harceler et presque enlever par les impatients, et, après de courtes absences, rentrer, se coucher et dormir, j’ai peine à reconnaître en lui l’activité d’un chef qui a tous les fils dans sa main. Il paraît céder au torrent plutôt que de commander : à moins que l’on aime mieux reconnaître dans ce sommeil tranquille la confiance d’un chef qui, ayant tout préparé, se repose d’avance dans la victoire.
Une seule chose est certaine. Vers minuit, par des rues séparées, et de tous les points de Paris arrivent à l’Hôtel-de-Ville quatre-vingt-deux hommes, presque tous inconnus. A ce nom, déjà redoutable, commissaires des sections, les factionnaires les laissent entrer ; ils venaient d’être élus, à cette heure tardive, précipitamment par vingt-six sections de Paris. On dit que par un petit nombre et au dernier moment : ce qui confirme que les résolutions les plus audacieuses se prennent dans la nuit, et n’appartiennent jamais qu’à quelques-uns.
C’étaient des hommes de toutes professions : artisans, gens de loi, scribes, marchands ; parmi eux ne se trouvait aucun des personnages qui ont laissé un nom dans la Révolution, si ce n’est peut-être Hébert, Léonard Bourdon et Rossignol ; presque tous ne devaient avoir que cette heure nocturne de vie politique.
(La suite au prochain numéro)

LE 10 AOÛT
LA COMMUNE INSURRECTIONNELLE (Suite)

Que venaient-ils faire ? Ils avaient accepté ou ils s’étaient donné le mandat d’exécuter la chose la plus téméraire de la révolution. Les pouvoirs qu’ils avaient reçus à la hâte se réduisaient, la plupart, à ces mots : « Sauvez la patrie ! » Mais comment, où, de quels périls, par quels moyens, c’est ce que personne ne disait. Ils se réunissent sous le prétexte de correspondre avec leurs sections ; en réalité, leur mission est d’expulser la municipalité et de la remplacer. Malgré la violence de leurs passions, ils mirent à exécuter ce projet plus de patience et de dissimulation soutenue qu’on ne serait tenté de le croire.
Au lieu de se découvrir dès d’abord, ils commencèrent par s’établir tranquillement dans une chambre voisine de celle où siège le conseil légal de la Commune.
Pendant plusieurs heures, ils gardent l’apparence de l’obéissance, communiquant à l’amiable avec ce conseil qu’ils sont chargés de dissiper. Vers minuit, le tocsin se fait entendre au milieu de la ville, d’abord timide, incertain, souvent interrompu, et bientôt plus hardi ; les églises les plus éloignées le répètent.
L’audace des envahisseurs de l’Hôtel-de-Ville s’en augmente. A chaque tintement nouveau, la contenance des municipaux baisse, leur nombre diminue ; ceux qui restent sur leur siège inclinent peu à peu vers plusieurs des résolutions des insurgés.
Jamais ne s’étaient montrés si près l’une de l’autre à l’égalité et la révolte, séparés seulement par l’épaisseur d’une muraille. Le besoin de dissimuler disparais sait à chaque nouvelle du soulèvement des sections de Saint-Antoine, du faubourg Saint-Marceau et des fédérés de Marseille.
Cependant, les quatre-vingt-deux se continrent encore, et, par cette prudence, ils se servirent des magistrats légaux pour en tirer des ordres, des arrêtés qui ne leur furent jamais refusés.
Par là, ils trouvent le moyen de commander, sous un autre nom, aux troupes du château, de s’en faire obéir et de désorganiser la défense. Un poste d’artillerie avait été placé au Pont-Neuf, pour empêcher la jonction de l’insurrection des deux rives de la Seine ; ils demandent que ce poste soit éloigné. La commune légale en donne l’ordre, et il est signé du nom su secrétaire-greffier, Royer-Collard.
Un point important étai de s’emparer de la personne du commandant en chef de la garde nationale, Mandat ; il commandait aux Tuileries. Le conseil légal tend, malgré lui, cette embûche, il donne à Mandat l’ordre de se rendre à l’Hôtel-de-Ville. En recevant cette dépêche de l’autorité régulière, Mandat n’avait aucun motif de soupçon. Il obéit avec répugnance. Arrivé à l’Hôtel-de-Ville, les magistrats le reçoivent, et après quelques mots échangés, le renvoient aux Tuileries, près du roi. Mais alors ces inconnus l’entraînent dans la salle voisine, où il se trouve devant la commune insurrectionnelle, qui se démasque. Les quatre-vingt deux lui enjoignent de signer l’ordre de retirer la moitié des troupes du château ; il s’y refuse héroïquement. Au même instant, des officiers livrent la lettre par laquelle il a ordonné d’attaquer les colonnes du faubourg-Saint-Antoine par derrière.
C’était deux fois la mort pour Mandat. Conduit dans la prison de l’Hôtel-de-Ville, on l’en arrache pour le traîner à celle de l’Abbaye. Il descendait les degrés de l’Hôtel-de-Ville, quand un home lui brise la tête d’un coup de pistolet. Santerre est nommé à sa place commandant général de la garde nationale.
Après s’être fait livrer le général, la commune insurrectionnelle juge qu’il est inutile de se contenir davantage. Elle a obtenu des magistrats au-delà de ce qu’elle a espéré ; le moment est venu de parler et de commander en son nom. Les quatre vingt-deux font irruption dans la salle du conseil ; ils lui signifient sa suspension et prennent les sièges, vides la plupart, et que personne ne songe à disputer.
Exemple singulier de circonspection dans la violence et de patience dans la révolte !
Tous concourent, même les serviteurs du roi, à livrer la royauté ; et que lui restait-il à espérer, quand on voit dans cette nuit le théoricien futur de la monarchie, Royer-Coliard, signer lui-même presque tous les arrêtés, dont le moindre perdait la couronne ?
Pétion, l’insurrection dans le coeur, partagé entre ses devoirs de maire de Paris et ses voeux pour les révolutionnaires, eût voulu disparaître pendant le temps de la lutte. Il avait lui-même donné aux insurgés l’idée ambiguë de le tenir prisonnier dans son hôtel, pour lui ôter toute occasion d’agir. Masi, dans les premières heures, ce projet n’avait pu être exécuté. Il avait conservé, en dépit de lui, une liberté dont il craignait d’user dans un sens ou dans l’autre ; et il ne savait comment perdre, sans être aperçu, ces heures où allait se décider le sort du roi et de la Révolution.
Pétion croit d’abord plus sage de se rappeler de celui qui, en ce moment, lui semble plus fort. Vers dix heures du soir, il se rend aux Tuileries, se montre au roi, et lui parle pour constater sa présence. « Il paraît, dit le roi, qu’il y a beaucoup de mouvement ? — Oui, répond Pétion, la fermentation est grande… et il s’éloigne.
Les regards le perçaient de tous côtés ; il s’y dérobe. Descendu dans le jardin, il s’y promène jusqu’à l’approche du jour, écoutant le tocsin, le rappel, la générale ; cherchant et se faisant, lui, maire de Paris, la solitude au milieu de la ville soulevée. Et dans une situation si étrange, il se montrait calme, presque impassible.
De quelque côté que tournât la fortune, il se croyait sans reproche, parce qu’il manquait à ses amis aussi bien qu’à ses ennemis.
Quand le jour commença à paraître, sa contenance devint plus difficile ; il se remit à marcher à grands pas sous les arbres des allées, qui le couvraient mal contre les soupçons du château. Il eût voulu s’échapper, surtout depuis que le tocsin, toujours croissant, l’avertissait que la victoire pourrait bien rester aux sections.
Mais les sentinelles le repoussent des portes. Dans cette anxiété, sûr de trouver la mort s’il rentre au château, c’est lui qui inspire la Législative l’ordre de le mander à sa barre. Elle l’envoie chercher par un huissier, accompagné de deux porte-flambeaux. Pétion se voit délivré, il traverse l’Assemblée et réussit enfin à se faire consigner chez lui par les sections. Ce dénouement, but de toutes ses pensées, il se hâte de le publier avec un étonnement joué qui, à la distance où nous sommes, paraît le comble du comique, mêlé à la tragédie nocturne dont le dernier acte allait s’achever.
Avec plus de dignité, l’Assemblée législative parut de même attendre les événements que recelait la nuit. Soixante membres à peine s’étaient réunis au premier tocsin. Ce groupe augmenta peu à peu sans aller jusqu’à deux cents. Pour remplir les heures sans pencher d’aucun côté, l’Assemblée profite de ce qu’elle n’est pas en nombre et écarte toute délibération sur la situation présente. Elle se fait lire, durant de longues heures, d’anciens rapports sur les dettes arriérées des ci-devant provinces, sur les dégrèvements demandés par les départements. Les députés semblent seuls être sourds au milieu des préparatifs de combat qui se font autour d’eux. Masque d’indifférence sous lequel les assemblées se plaisent à cacher leurs plus profondes alarmes.
Lorsque les émissaires apportèrent des nouvelles, on les entendit d’abord sans marquer aucune faveur à l’insurrection. Au contraire, ce fut la commune légale qui eut les honneurs de la séance. Cette disposition allait bientôt changer. La longue séance permanente du 9 au 10 devait finit par glorifier tout ce qui a été renié ou condamné à la première heure.
(La Révolution.)
EDGAR QUINET

Aucun commentaire: