LA
COMMUNE INSURRECTIONNELLE
Qu’est-ce
que le 10 août 1792 ?
C’est
la journée où éclate dans le peuple la conviction que Louis XVI
doit cesser de régner, où l’indépendance nationale doit périr.
On
a vu combien cette pensée avait été lente à se former. Enfin, la
lumière s’est faite.
La
Législative, en proclamant, le 11 juillet « la patrie en danger »,
a déchaîné les imaginations. Chacun cherche autour de soi.
Brunswick, par son manifeste, connu le 28 ou 29, achève d’ouvrir
les yeux de ceux qui auraient voulu douter encore. Il donne un corps
aux spectres qui obsèdent les esprits.
On
tourna ses regards vers cette armée menaçante des Prussiens, dont
les étapes étaient comptées, et pour s’y opposer, que
trouvait-on ?
Un
roi complice qui mettait son salut dans la défaite de la France.
Les
plus inconnus, les plus misérables, ceux qui tiennent le plus à la
patrie parce qu’ils ne possèdent pas d’autre bien, sentent qu’il
n’y a plus un moment à perdre pour mettre le gouvernement en
d’autres mains ; ils prennent sur eux la tâche dont leurs chefs
s’effrayaient.
Ce
fut la journée de l’instinct, celle où parut le mieux la force
qui éclate dans la foule, quand tous les moyens ont été épuisés.
Voilà pourquoi il est si difficile de découvrir ce que firent les
chefs.
Où
était Robespierre ? Les recherches les plus patientes n’ont pu
retrouver ses traces. Il douta du succès et refusa d’entrer dans
un projet dont il ne prévoyait que désastre.
Il
en fut de même de Pétion, le maire de Paris. Personne ne désirait
plus que lui le triomphe de l’insurrection, personne n’en doutait
davantage. Le 3 août, il avait apporté à l’Assemblée
législative la demande de la déchéance du roi, au nom de
quarante-sept sections de Paris.
Malgré
cette quasi-unanimité, l’Assemblée hésite à faire le dernier
pas.
L’image
de la royauté, à la veille de périr, semble se réveiller. Ce
n’était plus qu’une ombre, elle imposait encore.
Presque
tous lui croyaient, et elle-même se croyait des forces qui n’étaient
nulle part. Il s’agissait de frapper un dernier coup sur un fantôme
armé de mille ans de souvenirs : nul ne se sentait le coeur de
l’achever.
Merlin
de Thionville, Bazire, Chabot, aiguillonnent vainement l’Assemblée
; elle l’écoute et refuse de décider.
Les
jacobins s’excitent par des paroles ; ils ajournent leurs actes.
Chacun
voit qu’il s’agit d’une heure décisive, et ceux que l’on
avait coutume de suivre trouvent de nouvelles raisons de temporiser ;
ou, s’ils tentent quelque mouvement, ils reviennent aussitôt sur
leurs pas. Les jours se passent en de vains essais d’insurrection,
que la crainte réciproque empêche à la fois de faire éclater ou
d’étouffer en germe.
Le
lendemain de l’arrivée des fédérés de Marseille, Barbaroux a
projeté d’investir, à leur tête, les Tuileries ; il veut
menacer, non frapper ; comme si, lorsqu’on déchaîne les éléments,
on était sûr de les retenir à son gré. Au reste, cette menace il
n’a pu l’exercer par la faute, dit-il, de Santerre ; qu’il a
vainement promis le faubourg Saint-Antoine. Le 5, la section
Mauconseil a résolu de marcher et de mettre Santerre à sa tête.
Santerre se déclare malade. Le 6, c’est le tour des sectionnaires
des Gobelins. Eux aussi avaient décidé de donner le signal, ils
s’étaient ravisés.
Ainsi,
les jacobins eux-mêmes manquent d’audace à cet instant suprême.
La cour, s’il faut lui laisser ce nom, commence à espérer que
tant de fausses entreprises lasseront leurs auteurs, ou, s’ils
osent attaquer, c’est à elle dans doute que restera la victoire
décisive.
Qui
mit un terme à ces irrésolutions ? Qui raffermit les volontés ?
Qui fixa le jour, l’heure et donna une seule âme à la foule ? Je
veux bien croire que Danton ne faillit pas à lui-même, à pareil
moment, et qu’il mit dans la balance le poids de ses colères.
Pourtant,
quand je vois, dans la nuit du 10 août, si peu empressé jusqu’à
minuit, se laisser harceler et presque enlever par les impatients,
et, après de courtes absences, rentrer, se coucher et dormir, j’ai
peine à reconnaître en lui l’activité d’un chef qui a tous les
fils dans sa main. Il paraît céder au torrent plutôt que de
commander : à moins que l’on aime mieux reconnaître dans ce
sommeil tranquille la confiance d’un chef qui, ayant tout préparé,
se repose d’avance dans la victoire.
Une
seule chose est certaine. Vers minuit, par des rues séparées, et de
tous les points de Paris arrivent à l’Hôtel-de-Ville
quatre-vingt-deux hommes, presque tous inconnus. A ce nom, déjà
redoutable, commissaires des sections, les factionnaires les laissent
entrer ; ils venaient d’être élus, à cette heure tardive,
précipitamment par vingt-six sections de Paris. On dit que par un
petit nombre et au dernier moment : ce qui confirme que les
résolutions les plus audacieuses se prennent dans la nuit, et
n’appartiennent jamais qu’à quelques-uns.
C’étaient
des hommes de toutes professions : artisans, gens de loi, scribes,
marchands ; parmi eux ne se trouvait aucun des personnages qui ont
laissé un nom dans la Révolution, si ce n’est peut-être Hébert,
Léonard Bourdon et Rossignol ; presque tous ne devaient avoir que
cette heure nocturne de vie politique.
(La
suite au prochain numéro)
LE
10 AOÛT
LA
COMMUNE INSURRECTIONNELLE (Suite)
Que
venaient-ils faire ? Ils avaient accepté ou ils s’étaient donné
le mandat d’exécuter la chose la plus téméraire de la
révolution. Les pouvoirs qu’ils avaient reçus à la hâte se
réduisaient, la plupart, à ces mots : « Sauvez la patrie ! » Mais
comment, où, de quels périls, par quels moyens, c’est ce que
personne ne disait. Ils se réunissent sous le prétexte de
correspondre avec leurs sections ; en réalité, leur mission est
d’expulser la municipalité et de la remplacer. Malgré la violence
de leurs passions, ils mirent à exécuter ce projet plus de patience
et de dissimulation soutenue qu’on ne serait tenté de le croire.
Au
lieu de se découvrir dès d’abord, ils commencèrent par s’établir
tranquillement dans une chambre voisine de celle où siège le
conseil légal de la Commune.
Pendant
plusieurs heures, ils gardent l’apparence de l’obéissance,
communiquant à l’amiable avec ce conseil qu’ils sont chargés de
dissiper. Vers minuit, le tocsin se fait entendre au milieu de la
ville, d’abord timide, incertain, souvent interrompu, et bientôt
plus hardi ; les églises les plus éloignées le répètent.
L’audace
des envahisseurs de l’Hôtel-de-Ville s’en augmente. A chaque
tintement nouveau, la contenance des municipaux baisse, leur nombre
diminue ; ceux qui restent sur leur siège inclinent peu à peu vers
plusieurs des résolutions des insurgés.
Jamais
ne s’étaient montrés si près l’une de l’autre à l’égalité
et la révolte, séparés seulement par l’épaisseur d’une
muraille. Le besoin de dissimuler disparais sait à chaque nouvelle
du soulèvement des sections de Saint-Antoine, du faubourg
Saint-Marceau et des fédérés de Marseille.
Cependant,
les quatre-vingt-deux se continrent encore, et, par cette prudence,
ils se servirent des magistrats légaux pour en tirer des ordres, des
arrêtés qui ne leur furent jamais refusés.
Par
là, ils trouvent le moyen de commander, sous un autre nom, aux
troupes du château, de s’en faire obéir et de désorganiser la
défense. Un poste d’artillerie avait été placé au Pont-Neuf,
pour empêcher la jonction de l’insurrection des deux rives de la
Seine ; ils demandent que ce poste soit éloigné. La commune légale
en donne l’ordre, et il est signé du nom su secrétaire-greffier,
Royer-Collard.
Un
point important étai de s’emparer de la personne du commandant en
chef de la garde nationale, Mandat ; il commandait aux Tuileries. Le
conseil légal tend, malgré lui, cette embûche, il donne à Mandat
l’ordre de se rendre à l’Hôtel-de-Ville. En recevant cette
dépêche de l’autorité régulière, Mandat n’avait aucun motif
de soupçon. Il obéit avec répugnance. Arrivé à l’Hôtel-de-Ville,
les magistrats le reçoivent, et après quelques mots échangés, le
renvoient aux Tuileries, près du roi. Mais alors ces inconnus
l’entraînent dans la salle voisine, où il se trouve devant la
commune insurrectionnelle, qui se démasque. Les quatre-vingt deux
lui enjoignent de signer l’ordre de retirer la moitié des troupes
du château ; il s’y refuse héroïquement. Au même instant, des
officiers livrent la lettre par laquelle il a ordonné d’attaquer
les colonnes du faubourg-Saint-Antoine par derrière.
C’était
deux fois la mort pour Mandat. Conduit dans la prison de
l’Hôtel-de-Ville, on l’en arrache pour le traîner à celle de
l’Abbaye. Il descendait les degrés de l’Hôtel-de-Ville, quand
un home lui brise la tête d’un coup de pistolet. Santerre est
nommé à sa place commandant général de la garde nationale.
Après
s’être fait livrer le général, la commune insurrectionnelle juge
qu’il est inutile de se contenir davantage. Elle a obtenu des
magistrats au-delà de ce qu’elle a espéré ; le moment est venu
de parler et de commander en son nom. Les quatre vingt-deux font
irruption dans la salle du conseil ; ils lui signifient sa suspension
et prennent les sièges, vides la plupart, et que personne ne songe à
disputer.
Exemple
singulier de circonspection dans la violence et de patience dans la
révolte !
Tous
concourent, même les serviteurs du roi, à livrer la royauté ; et
que lui restait-il à espérer, quand on voit dans cette nuit le
théoricien futur de la monarchie, Royer-Coliard, signer lui-même
presque tous les arrêtés, dont le moindre perdait la couronne ?
Pétion,
l’insurrection dans le coeur, partagé entre ses devoirs de maire
de Paris et ses voeux pour les révolutionnaires, eût voulu
disparaître pendant le temps de la lutte. Il avait lui-même donné
aux insurgés l’idée ambiguë de le tenir prisonnier dans son
hôtel, pour lui ôter toute occasion d’agir. Masi, dans les
premières heures, ce projet n’avait pu être exécuté. Il avait
conservé, en dépit de lui, une liberté dont il craignait d’user
dans un sens ou dans l’autre ; et il ne savait comment perdre, sans
être aperçu, ces heures où allait se décider le sort du roi et de
la Révolution.
Pétion
croit d’abord plus sage de se rappeler de celui qui, en ce moment,
lui semble plus fort. Vers dix heures du soir, il se rend aux
Tuileries, se montre au roi, et lui parle pour constater sa présence.
« Il paraît, dit le roi, qu’il y a beaucoup de mouvement ? —
Oui, répond Pétion, la fermentation est grande… et il s’éloigne.
Les
regards le perçaient de tous côtés ; il s’y dérobe. Descendu
dans le jardin, il s’y promène jusqu’à l’approche du jour,
écoutant le tocsin, le rappel, la générale ; cherchant et se
faisant, lui, maire de Paris, la solitude au milieu de la ville
soulevée. Et dans une situation si étrange, il se montrait calme,
presque impassible.
De
quelque côté que tournât la fortune, il se croyait sans reproche,
parce qu’il manquait à ses amis aussi bien qu’à ses ennemis.
Quand
le jour commença à paraître, sa contenance devint plus difficile ;
il se remit à marcher à grands pas sous les arbres des allées, qui
le couvraient mal contre les soupçons du château. Il eût voulu
s’échapper, surtout depuis que le tocsin, toujours croissant,
l’avertissait que la victoire pourrait bien rester aux sections.
Mais
les sentinelles le repoussent des portes. Dans cette anxiété, sûr
de trouver la mort s’il rentre au château, c’est lui qui inspire
la Législative l’ordre de le mander à sa barre. Elle l’envoie
chercher par un huissier, accompagné de deux porte-flambeaux. Pétion
se voit délivré, il traverse l’Assemblée et réussit enfin à se
faire consigner chez lui par les sections. Ce dénouement, but de
toutes ses pensées, il se hâte de le publier avec un étonnement
joué qui, à la distance où nous sommes, paraît le comble du
comique, mêlé à la tragédie nocturne dont le dernier acte allait
s’achever.
Avec
plus de dignité, l’Assemblée législative parut de même attendre
les événements que recelait la nuit. Soixante membres à peine
s’étaient réunis au premier tocsin. Ce groupe augmenta peu à peu
sans aller jusqu’à deux cents. Pour remplir les heures sans
pencher d’aucun côté, l’Assemblée profite de ce qu’elle
n’est pas en nombre et écarte toute délibération sur la
situation présente. Elle se fait lire, durant de longues heures,
d’anciens rapports sur les dettes arriérées des ci-devant
provinces, sur les dégrèvements demandés par les départements.
Les députés semblent seuls être sourds au milieu des préparatifs
de combat qui se font autour d’eux. Masque d’indifférence sous
lequel les assemblées se plaisent à cacher leurs plus profondes
alarmes.
Lorsque
les émissaires apportèrent des nouvelles, on les entendit d’abord
sans marquer aucune faveur à l’insurrection. Au contraire, ce fut
la commune légale qui eut les honneurs de la séance. Cette
disposition allait bientôt changer. La longue séance permanente du
9 au 10 devait finit par glorifier tout ce qui a été renié ou
condamné à la première heure.
(La
Révolution.)
EDGAR
QUINET
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