samedi 12 mai 2018

Journal de la Commune


La coupe des douleurs, nous écrit-on de Strasbourg, ne sera pas longtemps épuisée pour nous, les martyrs et les victimes volontairement sacrifiées de cette fatale guerre.
Chaque jour apporte sa nouvelle part à nos souffrances.
Une des plus cruelles et des plus poignantes qui pouvaient nous être réservées, c’était d’assister au retour de nos frères prisonniers.
Dans quel abîme de sombres réflexions, dans quel découragement, dans quel désespoir nous plonge la vue de ces malheureux revenant pâles, amaigris, courbés par la tristesse, la maladie et les privations, vous ne pouvez guère le comprendre.
Il faut être ici, voir tous ces visages de femmes baignés de pleurs, toutes ces figures d’hommes contractées par un orage intérieur, il faut éprouver nos sentiments, il faut comprendre la profondeur et l’étendue de notre misère pour se faire une idée de l’immensité du mal moral dont souffre cette population.
Après les six et sept mois de captivité endurés par nos soldats et nos volontaires, nous les voyons depuis quelques jours revenir par petits groupes dans leurs foyers, dans leurs anciennes garnisons, chez des parents et des amis.
Rentrer en France était leur rêve, ils auraient tout oublié, eux les victimes de l’ignorance et de la félonie des chefs, leurs angoisses, leurs maux, leur douleur d’avoir perdu tant de camarades, s’ils n’avaient pas trouvé leur patrie déshonorée.
C’est la tête haute et avec la ferme résolution d’aider la France à se relever dignement en mettant à son service le dévouement le plus absolu, qu’ils comptaient revenir dans leur pays, tandis que c’est la mort dans l’âme, la honte au front qu’ils reparaissent timidement dans ce Strasbourg, qui eût dû être leur première étape en France.
C’est le coeur saignant que nous voyons ces pauvres soldats en uniformes déchirés, souillés, incomplets, à l’aspect morne et hâve, longer craintivement les
rues, tandis que les Prussiens se pavanent insolemment dans des voitures découvertes,
riant aux éclats, narguant la foule et insultant à sa douleur.
La population s’en venge bien, savez-vous comment ? Elle accueille à bras ouverts nos malheureux soldats, et malgré la dure charge des garnisaires allemands, c’est à qui en amènera un ou plusieurs chez lui, à manger à sa table et coucher dans sa chambre. Dans la rue on dédommage nos pauvres frères de l’armée de la vue de Prussiens sur un sol jadis français par la sympathie qu’on leur témoigne ; la vue d’un soldat français, d’un pantalon rouge, comme dit naïvement le peuple, fait battre le cœur à chacun, aussi veut-on montrer le visage le moins triste possible à ces infortunés.
Quelquefois même, les sentiments nationaux font explosion en dépit de la prudence ; c’est ainsi que l’on affirme que, dimanche soir, il y avait un très gros attroupement près de la gare où venaient de débarquer quelques centaines de nos pauvres prisonniers. L’effusion était touchante, l’on comprenait du regard ce que l’émotion empêchait quelquefois d’exprimer, lorsqu’un vieux chevronné, dans un moment de douleur et de désespoir, saisit le sabre d’un des Prussiens qui s’était permis de se mêler aux groupes, et lui aurait peut-être fait un mauvais parti, mais il fut promptement désarmé par des soldats allemands, qui alors le maltraitèrent ; l’indignation de la foule devint de l’exaspération, lorsque les Prussiens mirent la main suer quelques personnes qui protestaient en faveur de nos soldats.
Les cris de : Vive la France ! A bas les Prussiens ! retentirent de tous côtés, et
dans la tombée rapide de la nuit, il y eût peut-être une collision sanglante, regrettable
à tous égards, car nous n’osons pas encore oublier que les canons sont toujours
braqués sur la ville.
A quand la fin de toutes ces épreuves ?
Je voudrais bien que les hommes qui ont voté la paix soient contraints à partager
notre vie pendant quelques mois, ils comprendraient alors peut-être tout ce
qu’il y a de honte et de douleur dans ce fait de dénationaliser, à son corps défendant,
une population aussi patriotique que celle qu’ils ont livrée à la Prusse.



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