La
coupe des douleurs, nous écrit-on de Strasbourg, ne sera pas
longtemps épuisée pour nous, les martyrs et les victimes
volontairement sacrifiées de cette fatale guerre.
Chaque
jour apporte sa nouvelle part à nos souffrances.
Une
des plus cruelles et des plus poignantes qui pouvaient nous être
réservées, c’était d’assister au retour de nos frères
prisonniers.
Dans
quel abîme de sombres réflexions, dans quel découragement, dans
quel désespoir nous plonge la vue de ces malheureux revenant pâles,
amaigris, courbés par la tristesse, la maladie et les privations,
vous ne pouvez guère le comprendre.
Il
faut être ici, voir tous ces visages de femmes baignés de pleurs,
toutes ces figures d’hommes contractées par un orage intérieur,
il faut éprouver nos sentiments, il faut comprendre la profondeur et
l’étendue de notre misère pour se faire une idée de l’immensité
du mal moral dont souffre cette population.
Après
les six et sept mois de captivité endurés par nos soldats et nos
volontaires, nous les voyons depuis quelques jours revenir par petits
groupes dans leurs foyers, dans leurs anciennes garnisons, chez des
parents et des amis.
Rentrer
en France était leur rêve, ils auraient tout oublié, eux les
victimes de l’ignorance et de la félonie des chefs, leurs
angoisses, leurs maux, leur douleur d’avoir perdu tant de
camarades, s’ils n’avaient pas trouvé leur patrie déshonorée.
C’est
la tête haute et avec la ferme résolution d’aider la France à se
relever dignement en mettant à son service le dévouement le plus
absolu, qu’ils comptaient revenir dans leur pays, tandis que c’est
la mort dans l’âme, la honte au front qu’ils reparaissent
timidement dans ce Strasbourg, qui eût dû être leur première
étape en France.
C’est
le coeur saignant que nous voyons ces pauvres soldats en uniformes
déchirés, souillés, incomplets, à l’aspect morne et hâve,
longer craintivement les
rues,
tandis que les Prussiens se pavanent insolemment dans des voitures
découvertes,
riant
aux éclats, narguant la foule et insultant à sa douleur.
La
population s’en venge bien, savez-vous comment ? Elle accueille à
bras ouverts nos malheureux soldats, et malgré la dure charge des
garnisaires allemands, c’est à qui en amènera un ou plusieurs
chez lui, à manger à sa table et coucher dans sa chambre. Dans la
rue on dédommage nos pauvres frères de l’armée de la vue de
Prussiens sur un sol jadis français par la sympathie qu’on leur
témoigne ; la vue d’un soldat français, d’un pantalon rouge,
comme dit naïvement le peuple, fait battre le cœur à chacun, aussi
veut-on montrer le visage le moins triste possible à ces infortunés.
Quelquefois
même, les sentiments nationaux font explosion en dépit de la
prudence ; c’est ainsi que l’on affirme que, dimanche soir, il y
avait un très gros attroupement près de la gare où venaient de
débarquer quelques centaines de nos pauvres prisonniers. L’effusion
était touchante, l’on comprenait du regard ce que l’émotion
empêchait quelquefois d’exprimer, lorsqu’un vieux chevronné,
dans un moment de douleur et de désespoir, saisit le sabre d’un
des Prussiens qui s’était permis de se mêler aux groupes, et lui
aurait peut-être fait un mauvais parti, mais il fut promptement
désarmé par des soldats allemands, qui alors le maltraitèrent ;
l’indignation de la foule devint de l’exaspération, lorsque les
Prussiens mirent la main suer quelques personnes qui protestaient en
faveur de nos soldats.
Les
cris de : Vive la France ! A bas les Prussiens !
retentirent de tous côtés, et
dans
la tombée rapide de la nuit, il y eût peut-être une collision
sanglante, regrettable
à
tous égards, car nous n’osons pas encore oublier que les canons
sont toujours
braqués
sur la ville.
A
quand la fin de toutes ces épreuves ?
Je
voudrais bien que les hommes qui ont voté la paix soient contraints
à partager
notre
vie pendant quelques mois, ils comprendraient alors peut-être tout
ce
qu’il
y a de honte et de douleur dans ce fait de dénationaliser, à son
corps défendant,
une
population aussi patriotique que celle qu’ils ont livrée à la
Prusse.
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