Dans
la pratique la causerie est l’intermédiaire entre la conversation
et la conférence. ( Voir ce mot .) La conversation est généralement
imprévue et improvisée et l’objet de l’entretien est souvent
inattendu. Pour la causerie, au contraire, on a préalablement
convenu de quoi l’on s’entretiendra. On peut donc dire que la
causerie est une conférence plus intime ou destinée à des
auditoires réduits à un petit nombre. La causerie comporte le plus
souvent un orateur, mais celui-ci parle en s’attendant aussi à
écouter, en guettant sur les visages de ses auditeurs ce qui
convient à satisfaire la curiosité et les besoins de chacun.
Pendant que la conférence s’adresse à l’auditoire en masse
parce que la quantité d’auditeurs ne permet pas qu’il en soit
autrement, la causerie permet à l’orateur et lui impose même de
viser chaque auditeur individuellement ; Pendant que le conférencier
parle indépendamment des auditeurs devenus anonymes par le nombre,
le causeur vit avec chacun des individus de son auditoire. Le
conférencier touche un plus grand nombre de personnes ; le causeur
touche plus profondément chaque auditeur parce qu’il lui est moins
étranger.
On
commettrait une faute grave contre ce merveilleux moyen qu’est le
verbe en supposant la préparation d’une causerie moins nécessaire
que celle d’une conférence : le causeur peut et doit se permettre
un langage plus simple, de façon à se confondre le plus possible
avec son auditoire ; mais c’est précisément parce que des
interruptions peuvent se produire, sollicitant une précision, un
éclaircissement, un complément d’explication, que le causeur
devra s’être plus solidement préparé. La causerie est la forme
oratoire la plus exigeante ; car, en même temps qu’elle impose à
l’orateur une connaissance profonde du sujet, une préparation
solide du discours, elle exige le don d’improvisation : l’orateur
doit se tenir prêt à répondre brièvement et clairement à toute
question et ramener habilement au sujet son auditoire qui, sans cela,
se livrerait aux plus folles digressions.
Tout
en étant intime, voire familier, le causeur doit demeurer courtois,
affable et même respectueux.
*
* *
La
causerie fut un art très athénien ; outre que le philosophe grec
enseignait, sous forme de causeries faites non à ses disciples, mais
avec ses disciples, dans l’antique Athènes les hommes allaient
volontiers chez le barbier parce que l’on y causait. La causerie
est devenue un art très français parce que le Français est né
causeur ; mais il ne faudrait pas croire que la causerie n’exerce
sa séduction qu’en France : la vérité est que la langue
française, par ses finesses et ses subtilités, donne à la causerie
toute la valeur de son charme ; mais les Français qui ont voyagé
savent que, dans tous les pays du monde, la causerie demeure le
meilleur moyen d’expansion des idées.
Pour
nous en tenir à notre définition, il faut considérer que c’est
aux environs de 1610, en l’hôtel de Rambouillet, que naquit la
causerie française. On ne peut considérer comme causeries les
controverses religieuses qui les auraient devancées ; car, orateurs
papistes et réformistes faisaient des conférences contradictoires
et non des causeries. C’est la jeune marquise de Rambouillet qui,
peu après sa vingtième année, provoqua la formation et l’évolution
des causeries. Instruite, intelligente et sociable, elle avait réuni
dans son hôtel de Rambouillet les esprits les plus cultivés de son
temps : Voiture, Vaugelas, Condé, Mme de Longueville, Mme de
Scudery, Benserade, Corneille, La Rochefoucauld, tant d’autres
encore. Il est fort probable que de tous les personnages illustres
qui fréquentèrent chez Julie (Julie d’Angennes, marquise de
Rambouillet), c’est Vaugelas qui fut le plus « causeur » au sens
que nous donnons ici à ce mot. Mais les bonnes et précieuses leçons
de syntaxe qu’il donna aux familiers de la maison firent commettre
à certains de ridicules exagérations dans les soins donnés au «
bien parler » et ces exagérateurs des préceptes du grammairien
Vaugelas reçurent l’épithète de « précieux » et « précieuses
». Molière ne les épargna point, il fut même dur pour l’Abbé
Cotin dont il fit le Trissotin des Femmes Savantes, ce qui est
injuste car Charles Cotin était non seulement latiniste mais aussi
helléniste et hébraïste ; c’était donc un savant lettré.
Les
causeries de l’hôtel de Rambouillet avaient certainement débuté
sous la forme de verbiages littéraires, par la suite oncausa
philosophie, arts, sciences. Molière nous montre, surtout dans Les
Femmes Savantes et dans Les Précieuses Ridicules, les petits côtés
des effets de ces causeries. Julie d’Angennes semble aussi être la
créatrice de ce qui fut appelé « faire ruelle ». On nommait alors
ruelle la partie de la chambre où se trouvait le lit. Nous dirions
aujourd’hui l’alcôve. La marquise recevait au lit et aussi
pendant que ses caméristes procédaient à sa toilette compliquée,
des courtisans qui, pour lui plaire, poussaient la conversation sur
son terrain favori. Ces « ruelles » devinrent aussi des causeries,
littéraires le plus souvent. Selon que la dame qui recevait était
insignifiante et superficielle ou cultivée et d’esprit élevé,
les visiteurs étaient des lettrés et philosophes ou des oisifs.
Dans ce dernier cas, la causerie déviait de la littérature au
sentiment, sentimentalisme plutôt, et fats et faquins discutaient
sur la fameuse « carte du Tendre ». Dans l’autre cas, les
visiteurs étaient des érudits et des penseurs ; de la littérature
on passait à la philosophie et les causeries philosophiques
s’orientèrent rapidement vers la politique et s’attaquèrent à
l’astucieux et puissant Mazarin. C’est dans les salons, ruelles
et embrasures de fenêtres que naquirent les deux Frondes (1648-1649
et 1649-1653) où nous retrouvons Broussel, Condé, Beaufort. Madame
de Longueville fut célèbre parmi les jolies frondeuses.
L’Académie
Française elle-même est née de causeries et, en dépit de la
légende, Richelieu n’en fut pas le fondateur : elle existait de
fait quand il s’en empara. En 1629, Chapelain, Godeau, Gombault,
Giry, Habert, l’abbé, de Cérisy, Malleville et Cérisay, prirent
l’habitude de se réunir chez leur ami Valentin Conrard pour
s’entretenir des travaux qu’ils préparaient. Le cardinal de
Richelieu, ayant appris l’existence de ces causeries, proposa aux
causeurs de former une compagnie. L’Académie était née, car
Chapelain fit prudemment remarquer à ses compagnons qu’il était
sage de ne pas déplaire au Cardinal. La signature royale consacra
l’existence de l’Académie Française, le 29 janvier 1635. Mais
un siècle plus tard, les causeries prendront une ampleur féconde et
prépareront la révolution, parce que, dans les « salons où l’on
cause » auront fréquenté les encyclopédistes. Qui sont ces
encyclopédistes dont le verbe préparera la chute du trône le plus
élevé d’Europe ? Diderot, d’Alembert, l’abbé de Prades,
Voltaire, Helvétius, le chevalier de Jaucourt, l’abbé de
Condillac, Rousseau, l’abbé Morellet, d’Holbach, l’abbé
Raynal. Où se réunissaient-ils ? - Dans les salons de quelques
grandes dames. Ces cénacles étaient très organisés, voire
disciplinés : chaque maîtresse de maison avait son jour et chaque
jour avait sa matière. Chez Mme de Tencin, le lundi on causait,
arts, le mercredi lettres. Chez Mme Helvétius, le mardi, on causait
sciences, philosophie, sociologie ; mais abrégeons en nommant les
dames qui tinrent les salons les plus célèbres, c’est-à-dire qui
présidèrent aux causeries les plus retentissantes : Mme de
Longueville, Mme Geoffrin, Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, Mme
Necker... Il y a danger d’être injuste quand on cite des noms :
nous allions oublier Marmontel dont les causeries eurent leur part
d’influence. Mme Marmontel aussi tenait salon. Acceptons d’être
incomplet et, pour cette époque, résumons : elle fut fertile en
causeries fécondes. Nous avons fini pour l’époque, mais à côté
de l’époque, dans ce temps-là, dans un coin de province, sous une
tonnelle de rosés, dans le jardin d’un estaminet de la banlieue
d’Arras, des causeurs se réunissaient et fondaient une société.
L’objet de leurs causeries était la poésie ; le nom de leur
société, emprunté à la tonnelle, était les Rosati. Ces jeunes
poètes amateurs étaient avocats, officiers, bourgeois ; les noms
des causeurs : Joseph Le Guay, Lazare Carnot, Maximilien Robespierre
! Les grandes favorites organisèrent aussi des causeries ; la
marquise de Pompadour, alias la fille Poisson, sut en tirer parti de
façon remarquable. Pendant la période révolutionnaire tout prend
des proportions si grandes que la causerie fait place à la
conférence. Elle ne meurt pas tout à fait et Joséphine de
Beauharnais en est une preuve. Plus tard, quand Bonaparte la délaisse
pour sa maîtresse : la gloire, elle réunît les beaux esprits et la
causerie survit dans son salon, mais pour ne renaître réellement
qu’en la deuxième partie du siècle.
On
fait un abus du mot causerie jusqu’à s’en servir pour désigner
une conférence, un cours, voire un article de journal. Les causeries
de Sainte-Beuve ne sont autre chose que des cours. Il en est de même
de ce qu’à tort encore on a nommé les causeries d’Edmond About.
Par contre, quelques conférences de La Bodinière (oh ! très peu !)
furent de réelles causeries. La plupart des conférences et des
cours des Universités Populaires furent aussi des causeries. Les
clubs actuels : Faubourg, Tribune des Femmes, Insurgés, etc., ne
sont pas des milieux où l’on cause. Nous les retrouverons à
l’article Conférence . Nous devons, à ce propos, mettre en garde
nos groupements d’étude et de propagande et leur recommander
d’apprendre à discerner les qualités de leurs orateurs pour
confier les causeries aux causeurs et les conférences aux
conférenciers ; il est exceptionnel que le même homme réunisse les
qualités des deux emplois. Encore une recommandation d’ordre
pratique : si le causeur doit posséder de solides qualités, les
auditeurs doivent s’imposer une certaine discipline à cause du
danger de la digression et de la confusion. Il ne faut pas que, sous
prétexte de la liberté d’interpeller l’orateur, tout le monde
parle à la fois. La grande qualité de l’auditeur de causerie doit
être la discrétion. Les auditoires de causeries se recrutent parmi
l’élite des auditoires de conférences.
Raoul
ODIN.
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