lundi 28 mai 2018

Hermann Hesse Le Loup des Steppes



« Comment ne serais-je pas un loup des steppes et un ermite hérissé au milieu d'un monde dont je ne partage aucune des ambitions, dont je n'apprécie aucun des plaisirs ! »

« Songeur, j'avançais toujours . Oui, je pouvais me passer d'orchestre et d'ami, et il était ridicule de se laisser dévorer par une impuissante soif de réconfort. La solitude est l'indépendance , je l'avais souhaitée et acquise au cours de longues années. Elle était froide, oh ! Oui, mais elle était calme , merveilleusement calme, et immense comme l'espace silencieux et glacé où tournent les astres. »

« J'écartai le verre que l'hôtesse voulait remplir et me levai. Je n'avais plus besoin de vin. La trace d'or avait fusé, j'avais retrouvé le souvenir de l'éternité, de Mozart, des étoiles. J'avais de nouveau une heure à vivre , à respirer, à exister, sans crainte, sans honte, sans souffrance. »

« Mais il en était de même quand Harry sentait et se conduisait en loup, quand il montrait les dents, quand il éprouvait une haine et une aversion mortelle envers tous les hommes, leurs mœurs et leurs manières hypocrites. »

« Tous ces hommes, quels que soient les noms que portent leurs actes et leurs œuvres, n'ont pas, au fond, de vie proprement dite ; leur vie n'est pas une existence : elle n'a pas de forme, ils ne sont pas héros ; artistes ou penseurs, de la même façon dont d'autres sont juges, médecins, professeurs ou cordonniers ; leur vie est un mouvement, un flux éternel et poignant, elle est misérablement , douloureusement déchirée et apparaît insensé et sinistre , si l'on ne consent pas à trouver son sens dans les rares émotions, actions, pensées et œuvres qui resplendissent au dessus de ce chaos. C'est parmi les hommes de cette espèce qu'est née l'idée horrible et dangereuse que la vie humaine toute entière n'est peut-être qu'une méchante erreur , qu'une fausse-couche violente et malheureuse de la Mère des générations , qu'une tentative sauvage et lugubrement avorté de la Nature. Mais c'est aussi parmi eux qu'est né cette autre idée , que l'homme n'est peut-être pas uniquement une bête à moitié raisonnable , mais un enfant des dieux destiné à l'immortalité. »

« Ce cas était celui de Harry, le Loup des steppes. L'idée que le chemin de la mort lui était accessible à n'importe quel moment , il en fit comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d'imagination d'adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. Il est vrai que tout bouleversement, toute souffrance, toute situation défavorable provoquzient immédiatement en lui , comme en tous ceux de son espèce , le désir de s'y soustraire par la mort. Mais, peu à peu, il transforma ce penchant en philosophie utile à la vie. L'accoutumance à l'idée que cette sortie de secours lui était toujours ouverte lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter les douleurs et les peines , et, lorsqu'il se sentait bien misérable, il lui arrivait d'éprouver une joie féroce : «  je suis curieux de voir combien un homme est capable des supporter. Si j'atteins la limite de ce qu'on peut encore subir , eh bien, je n'ai qu'à ouvrir la porte et je serai sauvé ! » Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires. »

« Finalement, à l'âge de quarante-sept ans, il lui vint une idée heureuse et non dénuée d'humour, qui l'égaya souvent. Il fixa à son cinquantième anniversaire le jour où il pourrait se permettre le suicide. Ce jour là, décida-t-il, il serait libre d'utiliser la sortie de secours ou de n'en rien faire , selon son humeur. Qu'il arrivât donc n'importe quoi , maladie, misère, amertume, souffrance, tout avait un terme fixé, ne pouvait durer au maximum que ces quelques années , ces quelques jours, dont le nombre allait diminuant. En effet, il supportait maintenant avec plus d'aisance certains maux qui jadis l'avaient torturé plus longuement et plus profondément, l'avaient même parfois bouleversé jusqu'au fond de son être. Lorsque, pour une raison quelconque, il se sentait particulièrement mail, jusqu'à l'isolement , à l'appauvrissement, à la dévastation de sa vie, s'ajoutaient encore des souffrances ou des pertes supplémentaires, il était libre de dire aux douleurs : « Attendez donc deux ans encore, et je serai votre maître ! » Il s'abandonnait amoureusement à l'idée de son cinquantième anniversaire ; tandis que ce matin là, arriveraient les lettres et les félicitations, lui, sûr de son rasoir, prendrait congé de ses souffrances et fermerait derrière lui. Il s'en moquerait bien, alors, de la goutte qui rongeait ses os, de la mélancolie, des migraines et des maux d'estomac ! »

« Le bourgeois, de par sa nature, est un être d'une faible vitalité, craintif, effrayé de tout abandon, facile à gouverner. C'est pourquoi , à la place de la puissance , il a mis la majorité ; à la place de la force, la loi ; à la place de la responsabilité, le droit de vote. »

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