dimanche 27 mai 2018

Hermann Hesse Le Loup des Steppes




« Celui qui a subi les mauvais jours, avec les crises de goutte ou ces affreuses migraines qui s'agrippent derrière les prunelles et changent diaboliquement de joie en torture toute activité de l’œil et de l'oreille ; celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l'âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l'abomination dans notre propre moi pourri, celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd'hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu'aujourd'hui encore aucune guerre n'a éclaté, aucune nouvelle dictature n'a été proclamé, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires ; avec gratitude, il accorde sa lyre rouillée pour le psaume de louanges modéré, médiocratie gai, presque content, avec lequel il ennuiera son dieu des couci-couça, doux, tranquille, un peu engourdi de bromure ; et, dans l'air épais et fadasse de cet ennui satisfait, de cette absence de douleur dont il convient d'être grandement reconnaissant, tous les deux, le dieu couci-couça, qui branle de son chef morne, et l'homme couci-couça, un peu grisonnant, qui chante un psaume assourdi, se ressemblent comme des jumeaux.

C'est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n'osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c'est précisément cette satisfaction que je supporte le moins ; après une brève durée, elle me répugne et m'horripile inexprimablement, et je sois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat, si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d'enfantillage se sent prise d'une telle misère, d'un tourment si cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, ou une cathédrale , ou moi-même, de faire des sottises enragées, d'arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d'aider des écoliers en révolte à s'embarquer sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l'ordre bourgeois. Car c'est cela que je hais, que je maudis et que j'abomine du plus profond de mon cœur : cette béatitude, cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l'ordinaire. »

« J'aime sans doute cette atmosphère depuis mon enfance, et ma nostalgie secrète de ce qui ressemble à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ces vieilles niaiseries. Eh ! Oui, j'aime aussi le contraste entre ma vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour, et ce milieu familial et bourgeois. C'est bon de respirer dans l'escalier cette odeur de calme, d'ordre, de propreté, de décence, qui a toujours pour moi, malgré ma haine des bourgeois, quelque chose d'attendrissant, j'aime passer le seuil de ma chambre où tout cela cesse d'un coup, où des bouts de cigares et des bouteilles qui traînent parmi les bouquins, où tout est désordonné, délaissé, dénué de confort, où les livres, les manuscrits, les pensées sont marqués et saturés de la peine du solitaire, des problèmes de l'être, du désir nostalgique de donner un sens nouveau à la vie devenu absurde. »

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