CAMARADERIE
Qu'on
considère l'anarchisme sous l'angle qu'on voudra, au point de vue le
plus farouchement individualiste ou le plus largement communiste ;
qu'on le regarde comme une éthique purement individuelle ou comme
une conception uniquement sociale, sa réalisation est et restera
toujours d'ordre « humain », c'est-à-dire qu'en Anarchie, il
existe et il existera des « rapports entre les hommes » comme il en
a existé et existe dans tous les milieux sociaux, quelle que soit
leur importance.
Nous
savons qu'en Anarchie, ces rapports ne sont pas déterminés par la
contrainte, la
violence,
la loi ; nous savons qu'Ils ne sont pas soumis à des sanctions
disciplinaires ou pénales ; nous savons qu'ils ignorent
l’empiétement sur l'évolution d'autrui, la malveillance, l'envie,
la jalousie, la médisance ; nous savons qu'en aucun cas ces rapports
ne sauraient être basés sur le contrôle des actions individuelles,
leur « standardisation » à un étalon-règle de conduite
unilatéral, applicable dans tous les cas et convenant à tous les
tempéraments. Il est essentiel, en effet, que tout cela soit inconnu
« en anarchie », si l'on ne veut pas que ressuscite ou reparaisse ―
sous sa vraie figure ou sous un masque ― l'Autorité, c'est-à-dire
l'État et le gouvernement.
Reste
donc à nous demander quelle forme « en anarchie » revêtent ou
revêtiront les rapports des humains entre eux.
À
mon sens, ils ne peuvent, ils ne pourront s'établir que sur une
certaine façon, une manière spéciale de se comporter les uns, à
l'égard des autres que je dénommerai camaraderie. C'est un de ces
mots dont on a beaucoup abusé pratiquement, et j'en sais quelque
chose, Ailleurs, j'ai proclamé que la camaraderie était d'ordre
individuel et je ne m'en dédirai point ici. La camaraderie est
affaire d'affinités individuelles, c'est exact ; il est évident que
là où les affinités font défaut ; la camaraderie est une piètre
chose, si on veut qu'elle descende des brumes de la théorie. Je
concède qu'il est difficile d'imaginer une camaraderie d'ordre très
intime entre nomades et compagnons appréciant le confort d'un
intérieur ― entre pratiquants de l'unicité en amour et
pratiquants de la pluralité amoureuse ou du communisme sexuel ―
voire entre partisans d'un régime alimentaire exclusif.
Mieux
vaut que ceux qui tiennent à la réalisation d'un aspect spécial de
la vie en liberté se groupent entre eux. La souplesse de la
conception anarchiste de la vie qui permet tout autant à l'isolé
qu'à l'associé de vivre « sa » vie, qui laisse les associations
fonctionner chacune à sa guise et se fixer librement n'importe quel
objet ― la souplesse de la conception anarchistes, disons-nous,
implique une telle diversité d'unions et de fédérations d'unions
qu'il reste et restera loisible à n'importe quelle unité de se
réunir à qui il lui convient davantage.
Mais
tout ceci exposé, il reste encore à définir ce qu'il faut entendre
par camaraderie. Sans doute, c'est une expérience comme tous les
incidents de la vie individuelle, sans doute ce n'est ni une
obligation ni un devoir ; mais ce n'est pas seulement une expérience,
c'est une disposition d'esprit, un sentiment qui relève de la
sympathie, de l'ordre « affectif » et qui, généralisé, constitue
comme une sorte d'assurance volontaire, de contrat tacite, que
souscrivent entre eux les « camarades » pour s'épargner la
souffrance inutile ou évitable.
À
mon sens, une association de camarades anarchistes, c'est un milieu
anti-autoritaire dont les composants ont décidé, entre eux, de se
procurer la plus grande somme de joie et de jouissances compatible
avec la notion anarchiste de la vie. La tendance dune association ou
union d'anarchistes, toujours selon moi, est qu'en son sein se
réalise la satisfaction de tous les besoins, de tous les désirs, de
toutes les aspirations que peuvent éprouver et ressentir des êtres
qui, tout en niant les dieux et les maîtres, ne veulent être des
dieux et des maîtres pour aucun d'entre eux.
Je
ne trouve pas de meilleur synonyme pour le terme camaraderie que le
vocable bonté. On peut exposer que tout recours à l'autorité étant
écarté pour régler les rapports entre êtres humains, il va de soi
que le recours au raisonnement s'impose pour la solution des
difficultés qui peuvent surgir dans le milieu anti-autoritaire.
N'est capable ― semble-t-il au premier abord ― de se passer
d'autorité extérieure que celui qui se sent apte à se servir
lui-même et de loi et de coutume. Sans doute. Dans tout milieu
actuel ou à venir où on ignore les institutions étayées sur la
contrainte, il est évident qu'on aura recours à la raison, à la
logique pour résoudre les conflits ou les désaccords qui peuvent ou
pourront malheureusement survenir ou subsister parmi ceux qui le
constituent. Toujours ? Cet éternel, ce continuel appel à la froide
raison ou à la logique implacable est insatisfaisant. Pareil milieu
ressemblerait, à y réfléchir sérieusement, à une salle d'hôpital
ou à un couloir de prison cellulaire bien entretenue.
Non,
la raison, la logique ne suffisent pas à établir, à régler les
rapports entre les hommes lorsque le recours à la violence ou à
l'action gouvernementale en est exclu. Un facteur autre est
indispensable, et ce facteur, c'est la bonté, dont la camaraderie
est la traduction concrète. Force ici est de se rappeler que
l'humain assez conscient pour écarter l'autorité de ses rapports
avec ses semblables, n'est pas seulement doué de puissantes facultés
d'analyse ou de synthèse, n'est pas seulement un mathématicien ou
un classificateur ; c'est un être sensible, compréhensif, bon. Bon,
parce qu'il est fort. On peut suivre une marche désespérément
rectiligne et être un faible ― plus qu'un faible ― un pauvre
hère qu'une excursion hors de la ligne droite désorienterait
irrémédiablement. Le logicien imperturbable est souvent un
déficient qui perdrait toute faculté de se conduire s'il était
transporté hors du cycle de ses déductions. La logique
indistinctement appliquée à tous les cas trahit souvent un manque
de compréhensivité, de la sécheresse intérieure. Or, voici, pour
moi, comment se définit la camaraderie, mise en pratique de la bonté
: essayer, s'efforcer tenter de saisir, de comprendre, de pénétrer,
voire de s'assimiler les désirs, les aspirations, la mentalité en
un mot, de celui, de celle, de ceux avec qui les habitudes ou les
imprévus de la vie quotidienne nous mettent en présence ou nous
laissent en contact.
Quoiqu'en
prétendent les secs doctrinaires, je maintiens que la bonté reste
sinon le principal, du moins l'un des principaux facteurs qui
président aux relations entre les composants d'un milieu d'où est
bannie toute autorité ― la bonté qui se penche sur la souffrance
que l'existence engendre chez les vivants, la bonté qui n'est
pas envieuse, la bonté que ne rebute pas une apparente froideur, la
bonté qui ne s'irrite point et qui ne soupçonne point le mal, qui
use de patience et de longanimité, la bonté qui revient plusieurs
fois à la charge si elle a des raisons de supposer que son geste a
été faussement interprété, la bonté qui espère et qui supporte
; la bonté qui sait tout le prix, toute la valeur d'une parole qui
apaise, d'un regard qui console ― oui, la bonté en action,
c'est-à-dire la camaraderie.
Nous
pensons que c'est l'autorité qui est la cause de tous les maux dont
se plaignent les individus et dont se lamentent les collectivités ;
nous pensons que la « douleur universelle » est la résultante des
institutions coercitives. Un milieu sans autorité, un milieu
camarades, c'est un milieu où on ne doit plus souffrir, un milieu où
on ne saurait rencontrer un cerveau qui s'atrophie faute de culture,
un seul estomac qui se contracte faute de nourriture, un seul cœur
saigne faute d'amour ― car où tout cela manque, fait défaut la
possibilité de liberté de choix. ― Un milieu
anti-autoritaire qui ne fait pas, qui ne ferait pas tout son possible
pour assurer cela à ses constituants nous est, nous serait une
pénible déception, une désillusion cruelle, n'aurait avec « un
milieu de camarades », que des rapports vraiment trop lointains.
On
peut objecter qu'il est des souffrances inévitables ; qu'en
supposant même que toute autorité soit bannie des groupes où l'on
évolue, il n'est pas certain qu'on se comprenne, les uns les autres
sur tous les points. J'en conviens. Mais je demande à mon tour si le
raisonnement aride, âpre et dur est à même de réduire à un
nombre toujours moindre, les cas de douleur évitable ? Je maintiens
que la bonté souple, flexible, assimilatrice réussira là où
échouera l'implacable logique. Le monde de nos aspirations ― celui
où nous souhaitons nous développer, croître, nous sculpter ― le
milieu de camarades, le milieu nouveau après lequel languissent et
notre chair et notre esprit, c'est une ambiance sociable, où ne
seront plus trouvées rancœur, amertume, insatisfaction. C'est un
monde nouveau pour de vrai. C'est un monde où un effort constant,
inlassable, est voulu pour réduire à un minimum toujours plus
restreint les occasions de souffrance inévitable. C'est un monde de
camarades. Eh bien, selon moi, dans ce monde nouveau, la bonté joue,
jouera un rôle plus décisif que la raison pure. Et c'est ce rôle
déterminant de la bonté, rôle volontaire, qui résume, à mon
sens, toute la camaraderie.
É.
ARMAND
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