Extraits : Conférence
organisée, le 29 juillet 1904, par la Jeunesse
Syndicaliste
de Paris.
« A
mon sens,le mouvement ouvrier actuel ne remonte à aucune de ces
sources. Il ne se rattache directement à aucune des deux conceptions
qui voudraient se le disputer : il est le résultat d'une
longue pratique créée bien plus par les événements que par tels
ou tels hommes.
Et
cette pratique est loin d'avoir eu une marche régulière : les
incohérences la caractérisent, les contradictions la jalonnent. Et
il en est ainsi, parce qu'elle n'est pas le produit d'une action
exercée en vertu seulement de principes, mais d'une vie chaque jour
renouvelée et modifiée. »
«L'action
ouvrière est comme la terre tournant autour du soleil. La
gravitation s'opère par suite d'un mouvement que la terre fait sur
elle-même c'est dans le mouvement quotidien que l'action ouvrière
se développe et marque ses progrès. Ces progrès ne sont par
conséquent pas, à mes yeux, l'expression d'une science ou d'une
formule, mais la résultante d'efforts continus.
La
grosse difficulté pour un mouvement ainsi compris est de créer une
vie syndicale profonde. Et cette création ne se réalise pas en
essayant de ramener les événements et les faits à une théorie
donnée, mais au contraire en s'efforçant de les diriger pour les
orienter vers des fins brièvement énoncées.»
«Les
phases traversées par la pratique ouvrière peuvent se ramener à
trois. Ces trois périodes ont été caractérisées par des
réactions contre des tentatives ou des expériences diverses.
La
première va de 1873 à 1886 (ces dates n'ont évidemment pour moi
qu'un caractère indicatif). Les syndicats créés au lendemain de la
Commune sont imprégnés de l'esprit corporativiste et mutualiste. Et
dans les premiers Congrès ouvriers, l'esprit socialiste, je ne dis
pas politique et l'esprit corporativiste sont aux prises. Le triomphe
reste au premier. La suprématie, appartient au parti politique, dont
les divisions arrêtent vite le développement des syndicats. Ceux-ci
deviennent les vassaux des différentes fractions socialistes, qui
attachent à l'action syndicale une importance fort variable. Les
guesdistes veulent faire des syndicats des Comités électoraux
chargés de fournir au parti ses effectifs en hommes et en argent;
ils se constituent leurs directeurs de conscience. En opposition, les
possibilistes, qui vont se diviser à leur tour, laissent aux
syndicats une certaine autonomie. Par la, suite, les allemanistes
attacheront plus d'importance à l'action syndicale qu'à l'action
politique, et par leurs efforts prépareront le terrain au
syndicalisme. »
« Il
y a dix, huit, six ans, il m'eût été absolument impossible de les
écrire avec la faible précision qu'ils contiennent. Ouvrier
j'étais, ayant puisé dans une existence souvent fort difficile,
dans des privations multiples, le désir d'y mettre fin; salarié
j'étais, ayant à subir l'exploitation du patron, et souhaitant
ardemment d'y échapper. Mais ces désirs et ces souhaits ne
pouvaient se concrétiser en une action continue qu'avec le concours
des autres hommes astreints au même sort que moi. Et j'ai été au
syndicat, pour y lutter contre le patronat, instrument direct de mon
asservissement, et contre l’État, défenseur naturel, parce que
bénéficiaire, du patronat. C'est au syndicat que j'ai puisé toute
ma force d'action et c'est là que mes idées ont commencé à se
préciser. »
« II.
Les deux méthodes lutte ou conciliation ?
L'ouvrier
veut naturellement acquérir un mieux-être. Mais, pour y parvenir,
il lui faut se grouper, afin d'obtenir de son patron les
satisfactions nécessaires. Et, comme ce dernier ne les lui donnera
pas de bon gré, l'ouvrier est contraint de lutter. Cette lutte de
l'ouvrier doit donc s'exercer contre le patron elle doit, en
augmentant la puissance du travailleur, tendre à diminuer le
privilège du patron. Il y a là deux adversaires irréductibles en
présence, qui doivent se combattre jusqu'au moment où les chocs
successifs auront fait disparaître les causes de la lutte
l'exploitation et l'asservissement des travailleurs. »
«Pour
nous, syndicalistes révolutionnaires, la lutte repose, non sur des
sentiments, mais sur des intérêts et des besoins. Telle est la
conception qui nous guide dans notre mouvement.Nous nous séparons de
ceux qui, comme les syndicalistes réformistes, veulent combiner les
efforts ouvriers et les efforts patronaux pour assurer des avantages
communs, lesquels ne peuvent s'obtenir que sur le dos du
consommateur, et par conséquent sur le dos de l'ouvrier, celui-ci
étant' consommateur. En notre milieu social actuel, l'ouvrier
produit parce qu'il lui faut consommer,c'est-à-dire que, pour être
à même de calmer sa faim et de parer à ses premiers appétits, le
travailleur est obligé de produire. La question ouvrière est posée
par nous, syndicalistes révolutionnaires, de la façon suivante
lutter contre le patronat pour obtenir de lui, et à son désavantage,
toujours plus d'améliorations, en nous acheminant vers la
suppression de l'exploitation. Pour les camarades syndicalistes
réformistes, avec lesquels nous sommes en opposition, la même
question ouvrière se pose comme suit se grouper pour établir une
entente avec le patronat, ayant pour but de lui démontrer la
nécessité d'accorder quelques satisfactions,n'entamant en rien le
privilège patronal. Cette dernière façon de procéder nous amène
loin du but que nous nous assignons. »
« En
dehors du patronat et contre lui, en dehors du gouvernement et contre
lui, le mouvement syndical doit librement se développer et agir. »
« Les
conflits devenant plus nombreux et se produisant en dehors de toute
considération patronale et gouvernementale, parce qu'ils sont des
produits naturels, ont fait naître un tas de projets, qui, sous une
apparence libérale, sont inutiles ou dangereux. On voudrait, pour
diminuer le nombre des conflits ou pour en atténuer le caractère,
instituer toute une réglementation compliquée et d'un maniement
difficile. Avec elle, les grèves régularisées, d'un mécanisme
lent, perdraient de leur acuité d'abord, pour disparaître ensuite.
On espère parvenir à tirer d'un. organisme social plein
d'irrégularités, d'incohérences et de chocs, des manifestations se
déroulant selon un cadre défini et étroit. On a l'illusion de
vouloir modeler les faits qui meurtrissent l'ouvrier, en réduire les
effets, en les faisant passer travers des formalités procédurières,
pour les rendre supportables au travailleur, au grand bénéfice de
la « paix sociale ».
« C'est
par la force que la bourgeoisie impose ses volontés et ses caprices,
c'est par la force qu'elle maintient son exploitation, Le monde
social repose uniquement sur la force, il vit de la force et il porte
la force en lui-même. Il lui faut par conséquent créer la force et
obliger ceux qu'il assujettit à utiliser la force. L'autorité
patronale est faite de violence, et seule la force peut la supprimer.
Et cela, non pas parce que la force peut plaire, mais parce qu'elle
est imposée par les conditions qui président à la lutte
ouvrière. »
« Cette
conception n'est pas seulement la nôtre d'autres la partagent.
Lagardelle écrivait dans Pages libres, en 1902 :
« Le
socialisme d'État tend, au contraire, à étendre le domaine des
institutions administratives existantes, à développer le champ
d'action des rouages mômes de la société présente,et non à lui
substituer des organismes nouveaux, de formation purement ouvrière.
De
ce point de vue, le ministérialisme fausse l'esprit des masses. Il
déplace le centre de gravité de leur action il enlève au
prolétariat toute confiance en lui-même, lui fait tout espérer de
l'action providentielle de l'État, et l'intéresse seulement 'au
maintien ou au renversement du personnel gouvernemental. Autant le
socialisme révolutionnaire est une doctrine de combat et d'énergie,
n'attendant rien que des efforts conscients du prolétariat lui-même,
autant le socialisme d'État est un principe de lassitude et de
faiblesse, espérant réaliser par l'intervention extérieure du
pouvoir ce que l'action personnelle ne peut atteindre. Le premier
doit se développer dans les pays à large et pleine vie
industrielle, le second est le produit de nations en décadence
économique, de peuples anémiés et vieillis.
Le
mot d'ordre de tous les socialistes soucieux de maintenir
intangible la vertu révolutionnaire des institutions autonomes du
prolétariat contre les débordements du socialisme d'État, c'est
encore la vieille parole de l'Internationale: « L'émancipation des
travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
« C'est
ce besoin d'autonomie et d'indépendance qui nous fait repousser
toutes les institutions que les gouvernements ont créées, parce
qu'elles ont un but suspect. Ces institutions déplacent notre action
en la mettant sous la tutelle du pouvoir. Avec elles, l'organisation
ouvrière deviendrait un organisme de l'État, tandis que nous
voulons créer en face de l'État bourgeois une organisation appelée
à lutter contre lui et contre les forces qu'il représente. »
«VII.
Conclusion
L'action
ouvrière pour nous n'est donc qu'une manifestation continue de nos
efforts. Nous disons que la lutte doit être de tous les jours et que
son exercice appartient aux intéressés. Il y a, par conséquent, à
nos yeux, une pratique journalière, qui va chaque jour grandissant,
jusqu'au moment où, parvenue à un degré de puissance supérieur,
elle se transformera en une conflagration que nous dénommons grève
générale, et qui sera la révolution sociale. »
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