vendredi 18 mai 2018

Revue Ligne N°55




Jean-Christophe Bailly (poète-écrivain-dramaturge)

Vers quoi s'est-on tendu ? Vers quoi se tendre encore ?

« La grande phrase de ces années – je parle donc faut-il le préciser, de mai 1968, du moment de conversion d'une partie de la jeunesse à la pensée critique et des conséquences de cette conversion – aura été celle de Rosa Luxemburg expliquant que l'expérience effective de la grève en masse était infinitivement plus formatrice que tous les cours du soir, et que ce caractère formateur n'était possible que si la grève en question relevait d'un mouvement spontanée se répandant à toute allure et indépendamment de toute stratégie d'appareil. »

« De telle sorte que nous pouvions nous reconnaître dans la forme de l'élan spontané décrit par Rosa Luxemburg : autour de nous, sous nos yeux, les effets de la propagation spontanée du schème libérateur qui nous portait se déployaient librement, irradiant le corps social tout entier, bousculant des forces d'inertie et de routine qu'on aurait pu croire installés pour toujours : ce qui veut dire que la teneur formatrice de l’événement, liée à la forme de son surgissement, se répandit loin des petits cercles qui avaient imaginé qu'une insurrection fût possible, et c'est de cela avant tout, de cette vitesse de libération atteinte par le motif libérateur que tous ceux qui ont connu ces jours, quels qu'aient pu être ensuite leurs parcours, ont la nostalgie – une telle efficacité ne se retrouvant pas facilement. »

« Plus la durée s'étend et plus la qualité de cette superposition se défait : penser, rêver et agir se séparent à nouveau, l’entraînement propagateur et contagieux est rompu. L'expérience alors ne se termine pas – elle est, en chacun de nous, en droit tout au moins, interminable – mais ce qui est perdu, c'est la conjonction de l'expérience et du cours du temps, c'est la possibilité de partage qui s'était ouverte selon l’intensité de l’événement. »

« les « événements » de mai, justement, ont d'abord comme valeur d'événement l'expérience de ce partage, qui prit naturellement la forme d'une énorme explosion de langage :
d'un seul coup et pour quelque temps la scène pronominale fut bouleversée, le je et le tu, le il(s) et le elle (s), le nous bien sûr et le vous, au lieu de rester cantonnés dans leur aire de propagation traditionnelle ( dont il faut se souvenir qu'elle est déjà immense) se mirent à valser tous ensemble. Qu'une certaine confusion s'en soit suivie, c'est bien le moins, mais ce que l'on peut vérifier avec le recul, et ce que l'on éprouvait confusément alors, c'est quetant que cette confusion durait elle nous protégeait, empêchant notamment ce que nous sentions nôtre de se refermer sur nous comme une appartenance et une limite. Ce qui était alors en jeu, c'est une forme dépassant de loin tous les contenus pronominaux répertoriés, chaque je se voyant répercuté au-delà de lui-même dans un collectif sans contours par rapport auquel tous les « nous » bien dessinés des différents groupes fonctionnaient comme des sortes de nasses : pour les groupes en question, il s'agissait en effet de ramasser le plus d'individus possible et de les faire entrer dans un collectif restreint, pensé ( désiré )comme le profilé d'un collectif plus grand assimilable au peuple. Mais le piège se refermait tout de suite : entre ce peuple imaginé et la réalité des groupes et des individus les composant flottait le spectre d'un sujet révolutionnaire à construire et à certifier, et là était l'erreur, car ce que venaient justement de montrer les événements, c'est qu'en vérité il n'y a pas de « sujet » révolutionnaire et que l'âme ou la force motrice d'un mouvement qui s'enclenche réside avant tout dans cet enclenchement lui-même, et dans la façon dont ceux qui l'ont désiré et perçu se montrent capables de lui rester fidèles. »

citant Arnold Ruge, en 1843 : « Notre devise doit donc être : réforme de la conscience non par des dogmes pais par l'analyse de la conscience mystique inintelligible à elle-même, qu'elle se manifeste dans la religion ou dans la politique. Il apparaîtra alors que depuis longtemps le monde porte le rêve d'une chose dont il suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. »

« Reconnaître cet impossible et ne pas le considérer comme une fatalité, en d'autres termes réenclencher la lutte au sein du désarroi et retrouver le rêve d'une chose et son devenir vrai – telle aura la constante des mouvements révolutionnaires que les deux siècles derniers ont connue, mais nous sommes contraints de constater simultanément qu'aucun d'entre eux n'a pu vaincre en conservant sa forme et que le poids des retombées l'emporte malgré tout sur les levées d'espoir ou de réparation qui ont pu apparaître. Et cela, que l'échec soit venu d'une défaite pure et simple, accompagnée d'une répression terrible ( la Commune de Paris, la révolution spartakiste, la guerre d'Espagne) , ou qu'il ait résulté d'une corruption du processus révolutionnaire lui-même, du fait de sa soumission à la toute-puissance d'un sujet devenu État ( la stalinisme en tous ses états). Même si par moments on est tenté d'y céder, rien toutefois n'est plus vain et plus désolant que d’établir une sorte de bilan des profits et des perteqs. En effet, l'émancipation, malgré tout, traverse, et étrange, à vrai dire, quand on regarde l'étendue des champs de ruines qui nous ont été légués, étrange est cette endurance qui fait que le « principe espérance », pour reprendre l'expression de Ernst Bloch, ne s'est jamais totalement éteint, ou que du moins il a toujours fini par renaître de ses cendres. »
« Le nom qui, en français, désigne le dispositif technique où se déroulent les élections vaut à lui seul pour programme : isoloir, le nom en effet parle de lui-même, bien au delà de sa seule fonction, et prend une valeur évidemment symbolique. Le lieu où officiellement se consomme l'unique acte politique consenti à tous est un espace retiré qui tient de la cachette et où ne peut advenir que le simulacre d'un rapport. (Il m'est arrivé, encore récemment, de me persuader que cette concession à la conception la plus étriquée de l'expression politique était malgré tout nécessaire, lorsqu'il s'agit par ce biais d'éviter le pire. Mais il reste que l'isoloir ne renvoie chacun à lui-même que comme à une voix perdue dans l'océan bavard des opinions et que le vote ne propose à l'individuation que l'espace inerte d'une simple case que l'on coche.)»

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