Jean-Christophe
Bailly (poète-écrivain-dramaturge)
Vers
quoi s'est-on tendu ? Vers quoi se tendre encore ?
« La grande phrase de ces
années – je parle donc faut-il le préciser, de mai 1968, du
moment de conversion d'une partie de la jeunesse à la pensée
critique et des conséquences de cette conversion – aura été
celle de Rosa Luxemburg expliquant que l'expérience effective de la
grève en masse était infinitivement plus formatrice que tous les
cours du soir, et que ce caractère formateur n'était possible que
si la grève en question relevait d'un mouvement spontanée se
répandant à toute allure et indépendamment de toute stratégie
d'appareil. »
« De telle sorte que nous
pouvions nous reconnaître dans la forme de l'élan spontané décrit
par Rosa Luxemburg : autour de nous, sous nos yeux, les effets
de la propagation spontanée du schème libérateur qui nous portait
se déployaient librement, irradiant le corps social tout entier,
bousculant des forces d'inertie et de routine qu'on aurait pu croire
installés pour toujours : ce qui veut dire que la teneur
formatrice de l’événement, liée à la forme de son surgissement,
se répandit loin des petits cercles qui avaient imaginé qu'une
insurrection fût possible, et c'est de cela avant tout, de cette
vitesse de libération atteinte par le motif libérateur que tous
ceux qui ont connu ces jours, quels qu'aient pu être ensuite leurs
parcours, ont la nostalgie – une telle efficacité ne se retrouvant
pas facilement. »
« Plus la durée s'étend
et plus la qualité de cette superposition se défait : penser,
rêver et agir se séparent à nouveau, l’entraînement propagateur
et contagieux est rompu. L'expérience alors ne se termine pas –
elle est, en chacun de nous, en droit tout au moins, interminable –
mais ce qui est perdu, c'est la conjonction de l'expérience et du
cours du temps, c'est la possibilité de partage qui s'était ouverte
selon l’intensité de l’événement. »
« les « événements »
de mai, justement, ont d'abord comme valeur d'événement
l'expérience de ce partage, qui prit naturellement la forme d'une
énorme explosion de langage :
d'un seul coup et pour quelque
temps la scène pronominale fut bouleversée, le je et le tu, le
il(s) et le elle (s), le nous bien sûr et le vous, au lieu de rester
cantonnés dans leur aire de propagation traditionnelle ( dont il
faut se souvenir qu'elle est déjà immense) se mirent à valser tous
ensemble. Qu'une certaine confusion s'en soit suivie, c'est bien le
moins, mais ce que l'on peut vérifier avec le recul, et ce que l'on
éprouvait confusément alors, c'est quetant que cette
confusion durait elle nous protégeait, empêchant notamment ce que
nous sentions nôtre de se refermer sur nous comme une appartenance
et une limite. Ce qui était alors en jeu, c'est une forme dépassant
de loin tous les contenus pronominaux répertoriés, chaque je se
voyant répercuté au-delà de lui-même dans un collectif sans
contours par rapport auquel tous les « nous » bien
dessinés des différents groupes fonctionnaient comme des sortes de
nasses : pour les groupes en question, il s'agissait en effet de
ramasser le plus d'individus possible et de les faire entrer dans un
collectif restreint, pensé ( désiré )comme le profilé d'un
collectif plus grand assimilable au peuple. Mais le piège se
refermait tout de suite : entre ce peuple imaginé et la réalité
des groupes et des individus les composant flottait le spectre d'un
sujet révolutionnaire à construire et à certifier, et là était
l'erreur, car ce que venaient justement de montrer les événements,
c'est qu'en vérité il n'y a pas de « sujet »
révolutionnaire et que l'âme ou la force motrice d'un mouvement qui
s'enclenche réside avant tout dans cet enclenchement lui-même, et
dans la façon dont ceux qui l'ont désiré et perçu se montrent
capables de lui rester fidèles. »
citant Arnold Ruge, en 1843 :
« Notre devise doit donc être : réforme de la
conscience non par des dogmes pais par l'analyse de la conscience
mystique inintelligible à elle-même, qu'elle se manifeste dans la
religion ou dans la politique. Il apparaîtra alors que depuis
longtemps le monde porte le rêve d'une chose dont il suffirait de
prendre conscience pour la posséder réellement. »
« Reconnaître cet
impossible et ne pas le considérer comme une fatalité, en d'autres
termes réenclencher la lutte au sein du désarroi et retrouver le
rêve d'une chose et son devenir vrai – telle aura la constante des
mouvements révolutionnaires que les deux siècles derniers ont
connue, mais nous sommes contraints de constater simultanément
qu'aucun d'entre eux n'a pu vaincre en conservant sa forme et que le
poids des retombées l'emporte malgré tout sur les levées
d'espoir ou de réparation qui ont pu apparaître. Et cela, que
l'échec soit venu d'une défaite pure et simple, accompagnée d'une
répression terrible ( la Commune de Paris, la révolution
spartakiste, la guerre d'Espagne) , ou qu'il ait résulté d'une
corruption du processus révolutionnaire lui-même, du fait de sa
soumission à la toute-puissance d'un sujet devenu État ( la
stalinisme en tous ses états). Même si par moments on est tenté
d'y céder, rien toutefois n'est plus vain et plus désolant que
d’établir une sorte de bilan des profits et des perteqs. En effet,
l'émancipation, malgré tout, traverse, et étrange, à vrai
dire, quand on regarde l'étendue des champs de ruines qui nous ont
été légués, étrange est cette endurance qui fait que le
« principe espérance », pour reprendre
l'expression de Ernst Bloch, ne s'est jamais totalement éteint, ou
que du moins il a toujours fini par renaître de ses cendres. »
« Le nom qui, en français,
désigne le dispositif technique où se déroulent les élections
vaut à lui seul pour programme : isoloir, le nom en
effet parle de lui-même, bien au delà de sa seule fonction, et
prend une valeur évidemment symbolique. Le lieu où officiellement
se consomme l'unique acte politique consenti à tous est un espace
retiré qui tient de la cachette et où ne peut advenir que le
simulacre d'un rapport. (Il m'est arrivé, encore récemment, de me
persuader que cette concession à la conception la plus étriquée de
l'expression politique était malgré tout nécessaire, lorsqu'il
s'agit par ce biais d'éviter le pire. Mais il reste que l'isoloir ne
renvoie chacun à lui-même que comme à une voix perdue dans l'océan
bavard des opinions et que le vote ne propose à l'individuation que
l'espace inerte d'une simple case que l'on coche.)»
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