lundi 21 juin 2021

Réflexion sur la violence par Georges Sorel

 

« Sur ce terrain il est impossible qu'il y ait la moindre entente entre les syndicalistes et les socialistes officiels ; ceux-ci parlent bien de tout briser, mais ils attaquent plutôt les hommes au pouvoir que le pouvoir lui-même; ils espèrent posséder la force de l’Etat et ils se rendent compte que le jour où ils détiendraient le gouvernement, ils auraient besoin d’une armée ; ils feraient de la politique étrangère et, par suite, auraient, eux aussi, à vanter le dévouement à la patrie. »

 

« Les socialistes parlementaires ne peuvent avoir une grande influence que s'ils parviennent à s'imposer à des groupes très divers, en parlant un langage embrouillé : il leur faut des électeurs ouvriers assez naïfs pour se laisser duper par des phrases ronflantes sur le collectivisme futur; ils ont besoin de se présenter comme de profond philosophes aux bourgeois stupides qui veulent paraître entendus en questions sociales ; il leur est très nécessaire de pouvoir exploiter des gens riches qui croient bien mériter de l'humanité en commanditant des entreprises de politique socialiste. Cette influence est fondée sur le galimatias et nos grands hommes travaillent, avec un succès parfois trop grand, à jeter la confusion dans les idées de leurs lecteurs ; ils détestent la grève générale parce que toute propagande faite sur ce terrain est trop socialiste pour plaire aux philanthropes. »

 

« L’émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, comme on l'imprime encore tous les jours, mais la véritable émancipation consiste à voter pour un professionnel de la politique, à lui assurer les moyens de se faire une bonne situation, à se donner un maître. »

 

« En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre, qui amuse quelques farceurs et qu'admirent les décadents, se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s'efforce, au contraire, de ne rien laisser dans l'indécision; la pensée est ici honnêtement exprimée, sans supercherie et sans sous-entendus; on ne cherche plus à diluer les doctrines dans un fleuve de commentaires embrouillés. Le syndicalisme s'efforce d'employer des moyens d'expression qui projettent sur les choses une pleine lumière, qui les posent parfaitement à la place que leur assigne leur nature et qui accusent toute la valeur des forces mises en jeu. Au lieu d'atténuer les oppositions, il faudra, pour suivre l'orientation syndica[1]liste, les mettre en relief; il faudra donner un aspect aussi solide que possible aux groupements qui luttent entre eux; enfin on représentera les mouvements des masses révoltées de telle manière que l'âme des révoltés en reçoive une impression pleinement maîtrisante. »

 

« Que la grève générale ne soit pas populaire dans l’Angleterre contemporaine, c'est un pauvre argument à faire valoir contre la portée historique de l’idée, car les Anglais se distinguent par une extraordinaire incompréhension de la lutte de classe; leur pensée est restée très dominée par des influences médiévales : la corporation, privilégiée ou protégée au moins par les lois, leur apparaît toujours comme l’idéal de l'organisation ouvrière ; c’est pour l’Angleterre que l’on a inventé le terme d’aristocratie ouvrière pour parler des syndiqués et, en effet, le trade[1]unionisme poursuit l'acquisition de faveurs légales [C’est ce qu’on voit, par exemple, dans les efforts faits par les trade-unions pour obtenir des lois leur évitant la responsabilité civile de leurs actes.]. Nous pourrions donc dire que l'aversion que l’Angleterre éprouve pour la grève générale devrait être regardée comme une forte présomption en faveur de celle-ci, par tous ceux qui regardent la lutte de classe comme l’essentiel du socialisme. »

« Pour résoudre une pareille question, nous ne sommes plus réduits à raisonner savamment sur l’avenir ; nous n’avons pas à nous livrer à de hautes considérations sur la philosophie, sur l’histoire et sur l’économie ; nous ne sommes pas sur le domaine des idéologies, mais nous pouvons rester sur le terrain des faits que l’on peut observer. Nous avons à interroger les hommes qui prennent une part très active au mouvement réellement révolutionnaire au sein du prolétariat, qui n'aspirent point à monter dans la bourgeoisie et dont l'esprit n'est pas dominé par des préjugés corporatifs. Ces hommes peuvent se tromper sur une infinité de questions de politique, d'économie ou de morale; mais leur témoignage est décisif, souverain et irréfor[1]mable quand il s'agit de savoir quelles sont les représentations qui agissent sur eux et sur leurs camarades de la manière la plus efficace, qui possèdent, au plus haut degré, la faculté de s'identifier avec leur conception socialiste, et grâce auxquelles la raison, les espérances et la perception des faits particuliers semblent ne plus faire qu'une indivisible unité [C'est encore une application des thèses bergsoniennes.] »

 

« S'ils combattent la grève générale, c’est qu’ils reconnaissent, au cours de leurs tournées de propagande, que l'idée de grève générale est si bien adaptée à l'âme ouvrière qu'elle est capable de la dominer de la manière la plus absolue et de ne laisser aucune place aux désirs que peuvent satisfaire les parlementaires. Ils s’aperçoivent que cette idée est tellement motrice qu’une fois entrée dans les esprits, ceux-ci échappent à tout contrôle de maîtres et qu'ainsi le pouvoir des députés serait réduit à rien. Enfin ils sentent, d'une manière vague, que tout le socialisme pourrait bien être absorbé par la grève générale, ce qui rendrait fort inutiles tous les compromis entre les groupes politiques en vue desquels a été constitué le régime parlementaire. »

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