jeudi 17 juin 2021

PANNEKOEK : LORSQUE LA GUERRE PRENDRA FIN (1916)

 [Vorbote, n° 2, avril 1916 / Texte paru pour la première fois en langue française dans la revue (Dis)continuité n° 3 - octobre 1998]

Tant que la guerre se prolonge, le combat pour sa cessation sans délai est la tâche primordiale de l’ouvrier socialiste. Mais si la paix arrive, son combat n’est pas fini car les effets de la guerre demeurent. De nouvelles tâches l’attendent.

Lorsque les soldats rentreront chez eux, c’est la grimace d’une nouvelle misère et d’une nouvelle détresse qui les accueillera. Aussi effroyables qu’aient été les souffrances qu’ils ont endurées durant la guerre, les prolétaires seront, d’un certain point de vue, encore plus mal lotis dans la paix. Dans la guerre, on a besoin d’eux ; la bourgeoisie a besoin de leur enthousiasme, de leur courage à se sacrifier, et du moins de leur bonne volonté ; le moral de l’armée est une question importante dans la conduite de la guerre. Et là, on ne regarde pas à la dépense pourvu que le but de la guerre soit atteint ; c’est pourquoi, on n’est pas trop chiche dans la question des subsides. On souffre, on est massacré, mais on peut vivre. Cela cesse dans la paix. On n’a plus besoin des ouvriers comme soldats, ils ne sont plus les camarades, les défenseurs de la patrie, les héros. Ils sont de nouveau des animaux de travail, des objets d’exploitation, de la populace. Ils peuvent chercher du travail s’ils ont faim. Qu’en est-il du travail ?

Lorsque la guerre cesse, l’économie tout entière doit à nouveau se reconvertir. De la même manière qu’au début de la guerre. A cette époque-là, il se produisit pendant quelques mois, malgré les incorporations, un chômage terrible jusqu’à ce que l’industrie se soit complètement adaptée à l’économie de guerre, aux fournitures correspondant aux besoins de la guerre. Après la guerre, c’est l’inverse qui devra se passer : il faudra que la production de guerre se convertisse à nouveau en production de paix. Mais cette reconversion sera beaucoup plus difficile. Dans la transformation précédente, c’est l’Etat, l’armée, avec des besoins de masse homogènes, qui prenait la place du marché aux centaines de demandes de toutes sortes ; c’est un client unique, et quel client !, qui prenait la place de milliers de clients qui lésinaient. Lui ne lésinait pas, il payait comptant, il dépensait sans compter, car il puisait à coups de milliards dans les emprunts de guerre qui se succédaient. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait eu bientôt à nouveau le plein emploi. Mais si l’économie de guerre s’arrête, au lieu de produire pour cet acheteur unique, riche et solvable, il faudra alors produire à nouveau pour le marché, pour les besoins multiformes des acheteurs privés. Et c’est là qu’apparaissent les plus grosses difficultés.

Les anciens marchés ont disparu ; de nouveaux marchés doivent être ouverts, de nouvelles relations commerciales doivent être cherchées ; mais pour chercher, il faut du temps. Les gigantesques exportations vers les pays avec lesquels on est actuellement en guerre n’auront plus lieu si facilement. En effet, on ne doit se faire aucune illusion à ce sujet : la haine nationale, qui est arrivée à son comble, aura des répercussions et conduira à ce que, même après la guerre, il persistera un conflit aigu dans le domaine de l’économie, de la culture, et même de la science ; chaque pays cherchera beaucoup plus qu’avant à se replier sur lui[1]même. Dans les pays neutres, il se produit pendant la guerre, par nécessité et du fait des profits de guerre mirifiques, un essor de l’industrie qui accapare les marchés. Ce n’est pas très réconfortant pour la reprise, après la guerre, de l’industrie des pays actuellement en guerre. Il ne fait aucun doute qu’une stimulation temporaire aura lieu. Les terribles dévastations occasionnées par la guerre devront être réparées ; une forte impulsion viendra du renouvellement du matériel de guerre et il faudra également renouveler massivement celui qui correspond à la production civile. Mais une prospérité durable ne pourra pas en résulter à cause avant tout de l’immense destruction de capital. L’Europe sortira de la guerre comme un pays pauvre en capital et fortement endetté vis-à-vis de l’Amérique. On s’attend donc assez généralement à ce que nous allions, en Europe, au-devant d’une période de dépression économique d’ensemble. La bourgeoisie essayera d’accélérer l’accumulation de nouveaux capitaux par une exploitation plus intensive. Des salaires bas et un fort chômage, voilà ce qui sera offert au prolétariat par suite de la guerre.

Le problème du chômage sera, dans les années à venir, la question la plus brûlante, le problème qui pèsera le plus lourd pour la classe ouvrière. C’est pourquoi la revendication d’une allocation de chômage suffisamment élevée doit être la revendication principale et immédiate du prolétariat socialiste. Il faut que cette revendication soit posée aussitôt que la première grande crise de reconversion se déclenchera. Quoi, après que les travailleurs auront combattu et versé leur sang pour l’impérialisme, devront-ils rentrer dans leurs foyers pour rester sur le carreau et crever de faim ? La crise elle-même n’est-elle pas une conséquence directe de la guerre, et le gouvernement, qui a dilapidé des milliards dans la guerre, ne pourrait-il pas ajouter encore quelques milliards aux dépenses de guerre afin que ses anciens soldats aient la possibilité de passer cette période de crise en sécurité ? Que dirait-on d’un gouvernement qui laisserait mourir de faim ses armées victorieuses rentrant à la maison à travers le désert ?

La loi de la nécessité – et non cette réflexion – sera si impérieuse que la bourgeoisie et le gouvernement la prennent certainement déjà en compte. Mais ils tiendront ferme sur le principe fondamental selon lequel, dans la société bourgeoise en temps de paix, chacun doit pourvoir à ses propres besoins. C’est pourquoi leur allocation prendra l’aspect d’une aumône misérable, d’une irritante assistance aux pauvres : elle aura des formes humiliantes, et elle privera probablement les ouvriers de tout droit d’importance. Contre cela, les travailleurs doivent revendiquer comme un droit la garantie du niveau de vie des chômeurs. Il est sûr qu’il s’agit d’une revendication révolutionnaire qui tranche profondément avec les principes du capitalisme. Mais un gouvernement pourrait-il négliger complètement une telle revendication si elle est posée par les millions de travailleurs en armes qui constituent son armée ? Cette revendication fait coïncider les besoins vitaux les plus immédiats de chaque prolétaire avec les buts et les tâches du socialisme révolutionnaire. Mais il ne suffit pas de poser simplement cette revendication : pour qu’elle puisse se réaliser, il faut lutter pour elle en déployant toute la force de masse à laquelle le prolétariat est capable de faire appel.

* * * * *

Mais pour la classe dominante il existe encore une autre issue. Pour les gouvernements et les bourgeoisies, après la guerre, la première tâche, le premier acte, sera : le renouvellement de tout le matériel de guerre détruit, le réarmement. Et en outre, un armement meilleur et plus puissant destiné aux guerres à venir. Pour eux, le premier commandement c’est : des armements nouveaux. Les ouvriers doivent être aussitôt employés à cette tâche. Mais à quoi bon les libérer dans un premier temps pour, après un détour, les remettre au travail du fait des besoins militaires ? N’est-il pas beaucoup plus adéquat de les conserver dans leur état militaire et, en tant que soldats, de leur faire produire des matériels de guerre dans le cadre de la discipline militaire ?

Les expériences qui ont été faites pendant la guerre avec l’organisation de l’industrie et du commerce sous contrôle de l’Etat, ont fait mûrir dans plus d’une tête bourgeoise l’idée du « socialisme » d’Etat. L’avantage d’une production régulée unitairement sur une économie privée atomisée est devenu trop patent. Les grandes branches d’industrie les plus importantes pourraient très bien être nationalisées ; et cela serait possible immédiatement, sans aucune difficulté, avec l’industrie qui travaille directement pour la guerre. Ainsi serait résolu pour la bourgeoisie le problème épineux qui se présentera avec le retour des soldats à la recherche de travail. Le danger qui la menace de ces millions de gens en effervescence réclamant du travail, du pain, des allocations, serait conjuré si on les place aussitôt dans l’industrie de guerre et si on ne les libère du service militaire que progressivement, dans la mesure où la conjoncture dans l’industrie privée s’améliore.

Mais il y a encore d’autres avantages qui en découleraient. Tout d’abord la diminution des prix de la production, par l’élimination de nombreux intermédiaires. Tout le monde comprend les économies qu’une organisation étatique de la production produirait. Tous les perfectionnements technico-organisationnels du temps de guerre seraient par suite conservés après la guerre. On éviterait aussi l’allocation de chômage. Les salaires pourraient être réglementés : contre cet employeur puissant, les syndicats seraient sans force, pour autant qu’ils soient encore tolérés. Les ouvriers tomberaient dans une dépendance beaucoup plus grande : leur liberté de mouvement serait bien moindre que dans l’industrie privée. La nationalisation de ces grandes branches d’industrie signifie en même temps leur militarisation. Il est hors de doute qu’il existe dans la classe dominante une crainte pour la période qui suivra la guerre, lorsque l’état de siège, la loi martiale, la censure de la presse et la dictature militaire devront cesser - que se passera-t-il ? Elle verrait dans la militarisation de l’industrie un moyen pour continuer à dominer les grandes masses et pour réfréner leur tendance à l’opposition politique.

Le prolétariat n’a à espérer de ce socialisme d’Etat qu’une détérioration de sa situation, qu’une aggravation de son oppression. En dépit de cela, on doit s’attendre à ce que de grands pans de la social-démocratie ne s’y opposeront pas, mais encore le soutiendront. Leur vieille idéologie les rend prisonniers de la nouvelle exploitation étatique. Déjà avant la guerre, on pouvait, à l’occasion de tout nouveau projet d’un monopole du Reich dont l’objectif était de saigner à blanc les consommateurs, lire dans toute une série de leurs journaux : c’est un début de socialisme ; nous devons le soutenir ! Et récemment, à propos des exposés de Ballod et de Jaffé, Eckstein souleva tout simplement dans le Neue Zeit la question (et il y répondit par la négative) de savoir si cela représentait un socialisme véritable à notre sens et si la guerre ne nous avait donc pas rapprochés du socialisme. On s’interroge sur les termes de ce problème dans une année où le socialisme n’a jamais été aussi bas ! Le socialisme n’est pas une question d’entreprises étatiques, mais une question de puissance du prolétariat. Etant donné que, dans le monde des idées de la social-démocratie qui a existé jusqu’ici, le socialisme et l’économie d’Etat étaient à peine deux notions distinctes, ce parti s’opposera aux mesures socialistes d’Etat destinées à asservir encore plus le prolétariat, mais sans arme intellectuelle, sans mot d’ordre clair.

C’est au socialisme révolutionnaire qu’il incombe la tâche de déclarer la lutte à cette nouvelle et grave mise en chaînes du prolétariat. Le mot d’ordre de lutte contre le socialisme d’Etat mènera à un éclaircissement énergique des rapports du prolétariat avec le nouvel impérialisme. Il constitue l’introduction au nouveau combat pratique. Si l’Etat impérialiste se présente de plus en plus face au prolétariat comme un oppresseur et un exploiteur, se créera alors d’elle-même la situation où le prolétariat reconnaîtra dans le pouvoir d’Etat son grand ennemi, qu’il devra combattre en premier lieu par des actions de masse. C’est alors que la tradition kautskiste, selon laquelle nous devons par-dessus tout conserver l’Etat afin de l’utiliser pour nos propres buts, s’effondrera dans la pratique

* * * * *

Il existe encore, dans la guerre, une troisième cause d’oppression aggravée dans l’avenir et de nouvelle nécessité de lutte pour la classe ouvrière. Les Etats européens sortiront de la guerre écrasés par d’immenses dettes. De nouveaux emprunts de guerre se succèdent sans cesse. L’ensemble des emprunts de guerre dépasse déjà, à l’heure actuelle, la centaine de milliards. Et tous les économistes et politiciens bourgeois posent déjà la question : où trouvera-t-on tous ces milliards, uniquement pour payer les intérêts ? Quelles sources d’impôt pourra-t-on exploiter ? Déjà, malgré la paix civile, la lutte des classes fait rage dans les parlements au sujet des impôts. Chacune cherche à les rejeter sur le dos des autres ; mais chacune est également convaincue qu’elles devront toutes payer, si bien qu’il s’agit seulement de savoir si ce sera plus ou moins.

Les sociaux-démocrates – à l’exception des sociaux-impérialistes conséquents comme Cunow – renouvellent leurs vieilles résolutions contre les impôts indirects et demandent que les contributions de guerre soient supportées par les possédants. Ils ont sans doute raison quand ils disent qu’une imposition plus lourde des masses est inadmissible, puisqu’elle fera baisser encore plus le niveau de vie des travailleurs. Mais ils oublient que ce niveau de vie n’est pas une grandeur fixe donnée, mais qu’elle est déterminée par ce que les travailleurs exigent et savent obtenir. Une classe apte au combat et fortement organisée peut conquérir des conditions d’existence meilleures ; et quand parfois elle reperd sur le terrain politique, par les impôts, ce qu’elle a gagné par l’action syndicale, et encore plus, cela démontre sa faiblesse politique et son incapacité au combat. En se soumettant à l’impérialisme depuis août 1914 et en léchant les bottes de ses exploiteurs, la social-démocratie a tellement affaibli le prolétariat, elle l’a condamné à une impuissance si absolue, qu’elle ne doit pas s’étonner d’en recevoir maintenant la quittance sous la forme d’une dégradation sans cesse aggravée des conditions d’existence des travailleurs. Ses résolutions sont dans sa bouche une protestation aussi ridicule qu’impuissante contre ses propres actions. La protestation doit se transformer en action : une lutte énergique contre tous les impôts sur la consommation qui pèsent sur le prolétariat.

Cela voudrait-il dire que nous revendiquons par conséquent des impôts sur la propriété ? Les représentants de la bourgeoisie n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils prétendent qu’une imposition de tous les revenus, à cause des intérêts des emprunts, porterait à un degré important préjudice à l’accumulation du capital, et qu’en outre elle constituerait pour les entrepreneurs une forte incitation à se décharger de ce fardeau sur les travailleurs sous la forme de réductions de salaire. Le paiement des intérêts des emprunts de guerre ne signifie donc pas autre chose que de pressurer, au moyen des impôts, de quelque sorte qu’ils soient, la population active de toutes les classes au profit des détenteurs des dettes de l’Etat. Si ceux qui ont de l’argent avaient voulu se comporter de manière patriotique, ils auraient pu mettre gratuitement à la disposition de l’Etat une partie de leurs profits de guerre lorsque l’Etat a eu besoin d’argent pour cette guerre qui est menée dans leur intérêt.

Puisqu’ils ne l’ont pas fait, auraient-ils le droit de prélever leur tribut sur la population pour tout l’avenir ? De toutes les sortes de revenus capitalistes, le revenu du rentier, obtenu sans travailler des titres de rente de l’Etat, est le plus inutile de tous pour la société. Il sera donc du devoir d’un gouvernement révolutionnaire socialiste de supprimer simplement ce tribut et d’annuler les dettes de l’Etat. A l’heure actuelle, la situation est telle que seule une mesure de ce type, l’annulation des gigantesques dettes de l’Etat, peut sauver les Etats de la débâcle financière. Il est certain que les gouvernements bourgeois ne s’engageront pas dans cette voie car, pour eux, tout intérêt du capital est sacré. Il est d’autant plus nécessaire que le prolétariat pose cette revendication face aux tentatives qui sont faites d’imposer plus lourdement les ouvriers pour payer les intérêts des emprunts de guerre. Et de plus, la confiscation de tous les profits de guerre donnera à l’Etat les moyens de remédier aux conséquences les plus graves de la guerre pour la masse du peuple.

Quand le prolétariat reprendra son combat, pendant ou après la guerre, il lui faudra un projet d’action clair. La lutte pour le socialisme est toujours une lutte de classe pour les intérêts immédiats les plus importants du prolétariat ; ce sont les méthodes, les moyens de lutte qui déterminent son caractère révolutionnaire. Naturellement, une partie des anciennes revendications conserve son importance pour le nouveau programme d’action : par exemple, la lutte pour la pleine démocratie dans l’Etat et la lutte contre le militarisme. Mais toutes deux prendront une nouvelle force et une nouvelle importance lorsque, avec l’extension du socialisme d’Etat, l’exploitation économique et l’asservissement militaire fusionneront avec la répression politique. Et il a été montré, dans les développements précédents, que la revendication de la garantie d’un niveau de vie suffisant pour le prolétariat sans travail aussi bien que la revendication de l’annulation des dettes de l’Etat concernent directement des questions vitales pour la classe ouvrière, questions qui doivent donc occuper une place essentielle dans le programme d’action d’un prolétariat qui se remet debout. C’est pourquoi ces revendications doivent être lancées parmi les masses.

Aucun commentaire: