[Vorbote, n° 2, avril 1916 / Texte paru pour la première fois en langue française dans la revue (Dis)continuité n° 3 - octobre 1998]
Tant que la guerre se
prolonge, le combat pour sa cessation sans délai est la tâche primordiale de
l’ouvrier socialiste. Mais si la paix arrive, son combat n’est pas fini car les
effets de la guerre demeurent. De nouvelles tâches l’attendent.
Lorsque les soldats rentreront
chez eux, c’est la grimace d’une nouvelle misère et d’une nouvelle détresse qui
les accueillera. Aussi effroyables qu’aient été les souffrances qu’ils ont
endurées durant la guerre, les prolétaires seront, d’un certain point de vue,
encore plus mal lotis dans la paix. Dans la guerre, on a besoin d’eux ; la
bourgeoisie a besoin de leur enthousiasme, de leur courage à se sacrifier, et
du moins de leur bonne volonté ; le moral de l’armée est une question
importante dans la conduite de la guerre. Et là, on ne regarde pas à la dépense
pourvu que le but de la guerre soit atteint ; c’est pourquoi, on n’est pas trop
chiche dans la question des subsides. On souffre, on est massacré, mais on peut
vivre. Cela cesse dans la paix. On n’a plus besoin des ouvriers comme soldats,
ils ne sont plus les camarades, les défenseurs de la patrie, les héros. Ils
sont de nouveau des animaux de travail, des objets d’exploitation, de la
populace. Ils peuvent chercher du travail s’ils ont faim. Qu’en est-il du
travail ?
Lorsque la guerre cesse,
l’économie tout entière doit à nouveau se reconvertir. De la même manière qu’au
début de la guerre. A cette époque-là, il se produisit pendant quelques mois,
malgré les incorporations, un chômage terrible jusqu’à ce que l’industrie se
soit complètement adaptée à l’économie de guerre, aux fournitures correspondant
aux besoins de la guerre. Après la guerre, c’est l’inverse qui devra se passer
: il faudra que la production de guerre se convertisse à nouveau en production
de paix. Mais cette reconversion sera beaucoup plus difficile. Dans la
transformation précédente, c’est l’Etat, l’armée, avec des besoins de masse
homogènes, qui prenait la place du marché aux centaines de demandes de toutes
sortes ; c’est un client unique, et quel client !, qui prenait la place de
milliers de clients qui lésinaient. Lui ne lésinait pas, il payait comptant, il
dépensait sans compter, car il puisait à coups de milliards dans les emprunts
de guerre qui se succédaient. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait eu
bientôt à nouveau le plein emploi. Mais si l’économie de guerre s’arrête, au
lieu de produire pour cet acheteur unique, riche et solvable, il faudra alors
produire à nouveau pour le marché, pour les besoins multiformes des acheteurs
privés. Et c’est là qu’apparaissent les plus grosses difficultés.
Les anciens marchés ont
disparu ; de nouveaux marchés doivent être ouverts, de nouvelles relations
commerciales doivent être cherchées ; mais pour chercher, il faut du temps. Les
gigantesques exportations vers les pays avec lesquels on est actuellement en
guerre n’auront plus lieu si facilement. En effet, on ne doit se faire aucune
illusion à ce sujet : la haine nationale, qui est arrivée à son comble, aura
des répercussions et conduira à ce que, même après la guerre, il persistera un
conflit aigu dans le domaine de l’économie, de la culture, et même de la
science ; chaque pays cherchera beaucoup plus qu’avant à se replier sur lui[1]même.
Dans les pays neutres, il se produit pendant la guerre, par nécessité et du
fait des profits de guerre mirifiques, un essor de l’industrie qui accapare les
marchés. Ce n’est pas très réconfortant pour la reprise, après la guerre, de
l’industrie des pays actuellement en guerre. Il ne fait aucun doute qu’une
stimulation temporaire aura lieu. Les terribles dévastations occasionnées par
la guerre devront être réparées ; une forte impulsion viendra du renouvellement
du matériel de guerre et il faudra également renouveler massivement celui qui
correspond à la production civile. Mais une prospérité durable ne pourra pas en
résulter à cause avant tout de l’immense destruction de capital. L’Europe
sortira de la guerre comme un pays pauvre en capital et fortement endetté
vis-à-vis de l’Amérique. On s’attend donc assez généralement à ce que nous
allions, en Europe, au-devant d’une période de dépression économique
d’ensemble. La bourgeoisie essayera d’accélérer l’accumulation de nouveaux
capitaux par une exploitation plus intensive. Des salaires bas et un fort
chômage, voilà ce qui sera offert au prolétariat par suite de la guerre.
Le problème du chômage sera,
dans les années à venir, la question la plus brûlante, le problème qui pèsera
le plus lourd pour la classe ouvrière. C’est pourquoi la revendication d’une
allocation de chômage suffisamment élevée doit être la revendication principale
et immédiate du prolétariat socialiste. Il faut que cette revendication soit
posée aussitôt que la première grande crise de reconversion se déclenchera.
Quoi, après que les travailleurs auront combattu et versé leur sang pour
l’impérialisme, devront-ils rentrer dans leurs foyers pour rester sur le
carreau et crever de faim ? La crise elle-même n’est-elle pas une conséquence
directe de la guerre, et le gouvernement, qui a dilapidé des milliards dans la
guerre, ne pourrait-il pas ajouter encore quelques milliards aux dépenses de
guerre afin que ses anciens soldats aient la possibilité de passer cette
période de crise en sécurité ? Que dirait-on d’un gouvernement qui laisserait
mourir de faim ses armées victorieuses rentrant à la maison à travers le désert
?
La loi de la nécessité – et
non cette réflexion – sera si impérieuse que la bourgeoisie et le gouvernement
la prennent certainement déjà en compte. Mais ils tiendront ferme sur le
principe fondamental selon lequel, dans la société bourgeoise en temps de paix,
chacun doit pourvoir à ses propres besoins. C’est pourquoi leur allocation
prendra l’aspect d’une aumône misérable, d’une irritante assistance aux pauvres
: elle aura des formes humiliantes, et elle privera probablement les ouvriers
de tout droit d’importance. Contre cela, les travailleurs doivent revendiquer
comme un droit la garantie du niveau de vie des chômeurs. Il est sûr qu’il
s’agit d’une revendication révolutionnaire qui tranche profondément avec les
principes du capitalisme. Mais un gouvernement pourrait-il négliger
complètement une telle revendication si elle est posée par les millions de
travailleurs en armes qui constituent son armée ? Cette revendication fait
coïncider les besoins vitaux les plus immédiats de chaque prolétaire avec les
buts et les tâches du socialisme révolutionnaire. Mais il ne suffit pas de
poser simplement cette revendication : pour qu’elle puisse se réaliser, il faut
lutter pour elle en déployant toute la force de masse à laquelle le prolétariat
est capable de faire appel.
* * * * *
Mais pour la classe dominante
il existe encore une autre issue. Pour les gouvernements et les bourgeoisies,
après la guerre, la première tâche, le premier acte, sera : le renouvellement
de tout le matériel de guerre détruit, le réarmement. Et en outre, un armement
meilleur et plus puissant destiné aux guerres à venir. Pour eux, le premier
commandement c’est : des armements nouveaux. Les ouvriers doivent être aussitôt
employés à cette tâche. Mais à quoi bon les libérer dans un premier temps pour,
après un détour, les remettre au travail du fait des besoins militaires ?
N’est-il pas beaucoup plus adéquat de les conserver dans leur état militaire
et, en tant que soldats, de leur faire produire des matériels de guerre dans le
cadre de la discipline militaire ?
Les expériences qui ont été
faites pendant la guerre avec l’organisation de l’industrie et du commerce sous
contrôle de l’Etat, ont fait mûrir dans plus d’une tête bourgeoise l’idée du «
socialisme » d’Etat. L’avantage d’une production régulée unitairement sur une
économie privée atomisée est devenu trop patent. Les grandes branches
d’industrie les plus importantes pourraient très bien être nationalisées ; et
cela serait possible immédiatement, sans aucune difficulté, avec l’industrie
qui travaille directement pour la guerre. Ainsi serait résolu pour la
bourgeoisie le problème épineux qui se présentera avec le retour des soldats à
la recherche de travail. Le danger qui la menace de ces millions de gens en
effervescence réclamant du travail, du pain, des allocations, serait conjuré si
on les place aussitôt dans l’industrie de guerre et si on ne les libère du
service militaire que progressivement, dans la mesure où la conjoncture dans
l’industrie privée s’améliore.
Mais il y a encore d’autres
avantages qui en découleraient. Tout d’abord la diminution des prix de la
production, par l’élimination de nombreux intermédiaires. Tout le monde
comprend les économies qu’une organisation étatique de la production
produirait. Tous les perfectionnements technico-organisationnels du temps de
guerre seraient par suite conservés après la guerre. On éviterait aussi
l’allocation de chômage. Les salaires pourraient être réglementés : contre cet
employeur puissant, les syndicats seraient sans force, pour autant qu’ils
soient encore tolérés. Les ouvriers tomberaient dans une dépendance beaucoup
plus grande : leur liberté de mouvement serait bien moindre que dans
l’industrie privée. La nationalisation de ces grandes branches d’industrie
signifie en même temps leur militarisation. Il est hors de doute qu’il existe
dans la classe dominante une crainte pour la période qui suivra la guerre,
lorsque l’état de siège, la loi martiale, la censure de la presse et la
dictature militaire devront cesser - que se passera-t-il ? Elle verrait dans la
militarisation de l’industrie un moyen pour continuer à dominer les grandes
masses et pour réfréner leur tendance à l’opposition politique.
Le prolétariat n’a à espérer
de ce socialisme d’Etat qu’une détérioration de sa situation, qu’une
aggravation de son oppression. En dépit de cela, on doit s’attendre à ce que de
grands pans de la social-démocratie ne s’y opposeront pas, mais encore le
soutiendront. Leur vieille idéologie les rend prisonniers de la nouvelle
exploitation étatique. Déjà avant la guerre, on pouvait, à l’occasion de tout
nouveau projet d’un monopole du Reich dont l’objectif était de saigner à blanc
les consommateurs, lire dans toute une série de leurs journaux : c’est un début
de socialisme ; nous devons le soutenir ! Et récemment, à propos des exposés de
Ballod et de Jaffé, Eckstein souleva tout simplement dans le Neue Zeit la
question (et il y répondit par la négative) de savoir si cela représentait un
socialisme véritable à notre sens et si la guerre ne nous avait donc pas
rapprochés du socialisme. On s’interroge sur les termes de ce problème dans une
année où le socialisme n’a jamais été aussi bas ! Le socialisme n’est pas une
question d’entreprises étatiques, mais une question de puissance du
prolétariat. Etant donné que, dans le monde des idées de la social-démocratie
qui a existé jusqu’ici, le socialisme et l’économie d’Etat étaient à peine deux
notions distinctes, ce parti s’opposera aux mesures socialistes d’Etat
destinées à asservir encore plus le prolétariat, mais sans arme intellectuelle,
sans mot d’ordre clair.
C’est au socialisme
révolutionnaire qu’il incombe la tâche de déclarer la lutte à cette nouvelle et
grave mise en chaînes du prolétariat. Le mot d’ordre de lutte contre le
socialisme d’Etat mènera à un éclaircissement énergique des rapports du
prolétariat avec le nouvel impérialisme. Il constitue l’introduction au nouveau
combat pratique. Si l’Etat impérialiste se présente de plus en plus face au
prolétariat comme un oppresseur et un exploiteur, se créera alors d’elle-même
la situation où le prolétariat reconnaîtra dans le pouvoir d’Etat son grand
ennemi, qu’il devra combattre en premier lieu par des actions de masse. C’est
alors que la tradition kautskiste, selon laquelle nous devons par-dessus tout
conserver l’Etat afin de l’utiliser pour nos propres buts, s’effondrera dans la
pratique
* * * * *
Il existe encore, dans la
guerre, une troisième cause d’oppression aggravée dans l’avenir et de nouvelle
nécessité de lutte pour la classe ouvrière. Les Etats européens sortiront de la
guerre écrasés par d’immenses dettes. De nouveaux emprunts de guerre se
succèdent sans cesse. L’ensemble des emprunts de guerre dépasse déjà, à l’heure
actuelle, la centaine de milliards. Et tous les économistes et politiciens
bourgeois posent déjà la question : où trouvera-t-on tous ces milliards,
uniquement pour payer les intérêts ? Quelles sources d’impôt pourra-t-on
exploiter ? Déjà, malgré la paix civile, la lutte des classes fait rage dans les
parlements au sujet des impôts. Chacune cherche à les rejeter sur le dos des
autres ; mais chacune est également convaincue qu’elles devront toutes payer,
si bien qu’il s’agit seulement de savoir si ce sera plus ou moins.
Les sociaux-démocrates – à
l’exception des sociaux-impérialistes conséquents comme Cunow – renouvellent
leurs vieilles résolutions contre les impôts indirects et demandent que les
contributions de guerre soient supportées par les possédants. Ils ont sans
doute raison quand ils disent qu’une imposition plus lourde des masses est
inadmissible, puisqu’elle fera baisser encore plus le niveau de vie des
travailleurs. Mais ils oublient que ce niveau de vie n’est pas une grandeur
fixe donnée, mais qu’elle est déterminée par ce que les travailleurs exigent et
savent obtenir. Une classe apte au combat et fortement organisée peut conquérir
des conditions d’existence meilleures ; et quand parfois elle reperd sur le
terrain politique, par les impôts, ce qu’elle a gagné par l’action syndicale,
et encore plus, cela démontre sa faiblesse politique et son incapacité au
combat. En se soumettant à l’impérialisme depuis août 1914 et en léchant les
bottes de ses exploiteurs, la social-démocratie a tellement affaibli le
prolétariat, elle l’a condamné à une impuissance si absolue, qu’elle ne doit
pas s’étonner d’en recevoir maintenant la quittance sous la forme d’une
dégradation sans cesse aggravée des conditions d’existence des travailleurs.
Ses résolutions sont dans sa bouche une protestation aussi ridicule qu’impuissante
contre ses propres actions. La protestation doit se transformer en action : une
lutte énergique contre tous les impôts sur la consommation qui pèsent sur le
prolétariat.
Cela voudrait-il dire que nous
revendiquons par conséquent des impôts sur la propriété ? Les représentants de
la bourgeoisie n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils prétendent qu’une
imposition de tous les revenus, à cause des intérêts des emprunts, porterait à
un degré important préjudice à l’accumulation du capital, et qu’en outre elle
constituerait pour les entrepreneurs une forte incitation à se décharger de ce
fardeau sur les travailleurs sous la forme de réductions de salaire. Le
paiement des intérêts des emprunts de guerre ne signifie donc pas autre chose
que de pressurer, au moyen des impôts, de quelque sorte qu’ils soient, la
population active de toutes les classes au profit des détenteurs des dettes de
l’Etat. Si ceux qui ont de l’argent avaient voulu se comporter de manière
patriotique, ils auraient pu mettre gratuitement à la disposition de l’Etat une
partie de leurs profits de guerre lorsque l’Etat a eu besoin d’argent pour
cette guerre qui est menée dans leur intérêt.
Puisqu’ils ne l’ont pas fait,
auraient-ils le droit de prélever leur tribut sur la population pour tout
l’avenir ? De toutes les sortes de revenus capitalistes, le revenu du rentier,
obtenu sans travailler des titres de rente de l’Etat, est le plus inutile de
tous pour la société. Il sera donc du devoir d’un gouvernement révolutionnaire
socialiste de supprimer simplement ce tribut et d’annuler les dettes de l’Etat.
A l’heure actuelle, la situation est telle que seule une mesure de ce type,
l’annulation des gigantesques dettes de l’Etat, peut sauver les Etats de la
débâcle financière. Il est certain que les gouvernements bourgeois ne
s’engageront pas dans cette voie car, pour eux, tout intérêt du capital est
sacré. Il est d’autant plus nécessaire que le prolétariat pose cette
revendication face aux tentatives qui sont faites d’imposer plus lourdement les
ouvriers pour payer les intérêts des emprunts de guerre. Et de plus, la
confiscation de tous les profits de guerre donnera à l’Etat les moyens de
remédier aux conséquences les plus graves de la guerre pour la masse du peuple.
Quand le prolétariat reprendra
son combat, pendant ou après la guerre, il lui faudra un projet d’action clair.
La lutte pour le socialisme est toujours une lutte de classe pour les intérêts
immédiats les plus importants du prolétariat ; ce sont les méthodes, les moyens
de lutte qui déterminent son caractère révolutionnaire. Naturellement, une
partie des anciennes revendications conserve son importance pour le nouveau
programme d’action : par exemple, la lutte pour la pleine démocratie dans
l’Etat et la lutte contre le militarisme. Mais toutes deux prendront une
nouvelle force et une nouvelle importance lorsque, avec l’extension du
socialisme d’Etat, l’exploitation économique et l’asservissement militaire
fusionneront avec la répression politique. Et il a été montré, dans les
développements précédents, que la revendication de la garantie d’un niveau de
vie suffisant pour le prolétariat sans travail aussi bien que la revendication
de l’annulation des dettes de l’Etat concernent directement des questions
vitales pour la classe ouvrière, questions qui doivent donc occuper une place
essentielle dans le programme d’action d’un prolétariat qui se remet debout.
C’est pourquoi ces revendications doivent être lancées parmi les masses.
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