[Texte paru en langue
française dans la revue (Dis) continuité, n° 24, février 2007. Traduction de
Jean-Pierre Laffitte.]
I - LE BUT DE LA LUTTE DE
CLASSE
La tactique de la lutte de
classe prolétarienne est une application de la science, de la théorie, qui nous
permet d’apprendre à connaître les causes et les tendances de l’évolution
sociale. Le mode de production capitaliste transforme la production de valeurs
d’usage socialement nécessaires en un moyen d’élargir le capital. Le
propriétaire de capitaux achète la force de travail des ouvriers qui ne
possèdent pas de moyens de production, il l’emploie à mettre en mouvement les
moyens de production qui lui appartiennent, et il s’approprie ainsi le produit
du travail, la valeur engendrée par ce travail. La force de travail crée une
valeur plus grande que la valeur nécessaire à sa reproduction ; l’exploitation
de cette force de travail constitue un moyen d’accroître les richesses ; ce que
les ouvriers produisent en excédent de la valeur de leur force de travail, la
plus-value, revient aux capitalistes et sert pour la plus grande partie à
l’augmentation du capital.
La propriété la plus
importante du capital ne réside pourtant pas dans cette structure, dans ce
caractère général d’exploitation, mais dans son développement rapide vers des
formes de plus en plus nouvelles. La force motrice de ce développement est la
concurrence. Les lois de la concurrence ne font que la totalité de la
plus-value, que toutes les entreprises capitalistes produisent, n’est pas
répartie de manière proportionnelle entre tous les capitaux. Les entreprises
qui ont les machines et les méthodes les plus productives, et qui peuvent donc
produire aux prix les plus bas, obtiennent un surprofit, tandis que les
entreprises moins productives n’obtiennent qu’un profit moindre ou pas de
profit du tout, et parfois subissent des pertes.
La première conséquence de
cette situation est une croissance constante de la productivité du travail
social. Les résultats d’une science de la nature en développement rapide
servent à l’amélioration des méthodes de travail et au perfectionnement des
machines. Une course s’engage en vue d’utiliser la meilleure technique ; les moyens
techniques les moins perfectionnés sont mis au rebut ; la capacité de
production des machines et le rendement du travail augmentent sans cesse.
En règle générale, ce sont les
instruments les plus grands et les plus chers qui sont aussi capables du meilleur
rendement. Et grâce à ces instruments, les grandes usines, où sont mises en
œuvre une plus grande division du travail et une plus grande économie de
dépenses, travaillent à meilleur marché que les petites. La grande entreprise
est en règle générale l’entreprise la plus productive. C’est pourquoi la grande
entreprise à l’avantage dans la lutte concurrentielle et elle repousse la
petite entreprise toujours plus loin. De grands capitaux sont nécessaires à la
grande entreprise, afin d’acquérir des machines grosses et chères. Il en
découle la nécessité pour les capitalistes de faire grossir de plus en plus
leurs capitaux. Réciproquement, la plus grande partie, et de loin, de la
plus-value globale afflue vers les plus grands capitaux, de sorte qu’ils grossissent
proportionnellement beaucoup plus vite que les petits capitaux.
Les conséquences de cette
évolution se manifestent par un changement continu de la structure de la
société. Le déclin de la classe moyenne autonome s’est accompli presque
entièrement dans le domaine de la production ; on ne trouve plus la petite
entreprise que dans des branches particulières, avant tout dans le travail de
réparation. Dans le domaine du commerce de détail, le changement est
actuellement en cours. Ce déclin va de pair avec une augmentation du
prolétariat qui ne possède rien, lequel se recrute pour partie dans cette
ancienne petite bourgeoisie, pour partie chez des paysans qui émigrent de la
campagne, et qui est absorbé par la grande industrie. La concentration du
capital, qui ne va pas assez vite par la voie naturelle de la croissance des
grands capitaux particuliers, est accélérée par le fait que les petits capitaux
sont rassemblés dans des sociétés par actions et par l’intermédiaire des
banques et sont ainsi regroupés en de plus gros capitaux. L’organisation des
entreprises se modifie ; le capitaliste, qui auparavant dirigeait en même temps
la production, s’efface de plus en plus ; la gestion des grandes entreprises
revient à des employés salariés, les directeurs, qui ont sous eux tout un
état-major de chefs de service, de surveillants et de contremaîtres, de
techniciens, d’ingénieurs, de chimistes, etc. Ceux-ci constituent une nouvelle
classe moyenne qui se différencie de l’ancienne classe moyenne par sa position
de dépendance. Les propriétaires de capitaux perdent ainsi tout rôle actif dans
le processus de production et se voient réduits toujours davantage à la
fonction de purs parasites. La production se poursuit tout à fait sans eux,
mais leur intérêt demeure pourtant maître de la production.
Cette évolution du capitalisme
conduit à des contradictions de plus en plus grandes. Les énormes forces
productives permettent une multiplication presque illimitée des produits, qui
pourraient servir à la satisfaction des besoins humains ; mais, dès qu’ils sont
écoulés sans frein sur le marché, ils se heurtent au pouvoir d’achat limité des
masses, et une crise économique ruine d’innombrables petites entreprises et
transforme une grande quantité d’ouvriers en chômeurs. Les rapports sociaux
nouvellement créés, qui condamnent la masse des producteurs à une pauvreté
constante et à une existence de plus en plus incertaine, et attribuent tous les
fruits de la productivité accrue du travail à une minorité de parasites, sont
en contradiction avec les fondements juridiques de l’économie privée ; la
propriété privée des moyens de production qui était, dans la petite entreprise,
le moyen pour chacun, grâce à son travail, de se procurer les éléments de sa
subsistance devient dans le capitalisme un moyen de spolier les producteurs des
fruits de leur travail. La production est devenue une production collective,
sociale, et elle est en contradiction avec la forme traditionnelle de propriété
de l’appropriation privée.
Ces contradictions deviennent
encore plus aiguës parce que le résultat de la libre concurrence, la
concentration des entreprises, conduit à l’abolition partielle de la libre
concurrence. Une fois que la masse des petits entrepreneurs a disparu, il est
plus avantageux pour les grands entrepreneurs qui subsistent de s’allier que de
se détruire par la concurrence jusqu’à l’épuisement. La coalition prend la
place de la concurrence. Ces coalitions vont dans la direction d’une solidité
de plus en plus grande, en commençant par de simples accords sur les prix et
des luttes intermittentes, pour en arriver aux syndicats et à la forme
d’organisation stable des trusts, qui réunissent toutes les entreprises
individuelles dans une entreprise géante unique. L’anarchie illimitée de la
production privée est ici supprimée ; une régulation partielle de la production
apparaît. Mais les avantages de cette régulation ne profitent qu’aux très
grands capitalistes qui règnent sur les trusts et qui utilisent leur contrôle
de la production pour saigner à blanc tous les consommateurs. Syndicats et
trusts constituent une forme supérieure d’organisation, car le gaspillage
d’énergie occasionné par les petites entreprises peu productives et par la
concurrence mutuelle est aboli. Mais en même temps disparaît également le produit
de la concurrence, c’est-à-dire l’aiguillon de l’accroissement continu de la
productivité du travail.
Ces contradictions, qui
s’accroissent de plus en plus sous le capitalisme, sont finalement supprimées
par le fait que le mode de production lui-même est bouleversé. En abolissant le
titre des capitalistes vivant en parasites, la production cesse de servir à la
passion du profit ; les entreprises individuelles ne s’opposent plus comme des
concurrentes, mais elles deviennent des membres d’une production sociale
consciemment régulée. La masse du peuple, les producteurs, redeviennent les
maîtres des moyens de production dont ils se servent maintenant pour la
satisfaction de leurs besoins. Non pas individuellement, mais collectivement :
c’est en tant que collectivité qu’ils travaillent en vue des besoins
collectifs. Les forces productives pourront alors être libérées ; plus elles se
développeront puissamment, et plus elles fourniront à profusion une foule de
produits, plus faible sera le travail que les membres de la communauté devront
accomplir pour leur subsistance. La socialisation des moyens de production, la
production socialiste, résout les contradictions du capitalisme. L’évolution du
capitalisme révèle donc d’elle-même le but auquel elle conduit ; elle accroît
les contradictions du capitalisme jusqu’à un degré où elles deviennent
insupportables et où elles provoquent un bouleversement, une révolution
sociale, qui entraîne le remplacement du capitalisme par un nouveau mode de
production, le mode de production socialiste. Mais ces contradictions ne
produisent pas mécaniquement une telle révolution. Elles ne le font que dans la
mesure où elles sont ressenties par les hommes comme des inconvénients. Tous
les rapports de production sont des rapports humains ; tout ce qui se passe
dans la société est dû à l’intervention des hommes. L’invention et
l’introduction de nouvelles machines, la concurrence, la concentration des
capitaux, la création d’usines de plus en plus grandes, la formation de
syndicats et de trusts, tout cela est l’œuvre de l’homme. Certes, il ne s’agit
pas d’actions humaines obéissant à un dessein global, à une volonté claire ;
tout homme ne voit que sa propre situation, n’est mue que par la nécessité ou
le besoin immédiat ; chacun cherche à servir ses propres intérêts, à se dresser
contre les autres, à devancer les autres dans la compétition. Le développement
social est le produit de toutes ces actions isolées, de cette volonté dispersée
; il n’est provoqué intentionnellement par personne. C’est pourquoi la
résultante de l’ensemble de ces actions apparaît, comparée à chaque action
individuelle, comme une puissance surhumaine ; elle agit comme une force
surnaturelle, de manière inexorable, inéluctable, comme une nécessité
naturelle. La société est comme un organisme sans tête, privé de pensée
d’ensemble, où rien ne se passe après une réflexion consciente, où tout se
produit selon des lois aveugles ; et pourtant cet organisme est composé
d’hommes qui, individuellement, réfléchissent de façon consciente.
Toutes les opérations sociales
découlent donc uniquement du fait que les hommes agissent. Les contradictions
du développement social sont des contradictions ressenties par les hommes, et,
par conséquent, le renversement d’un mode de production ne peut être que
l’œuvre des hommes. Mais ce n’est en aucune façon l’œuvre d’hommes qui
s’estiment placés au-dessus de la société, d’hommes lucides qui seraient
capables de transformer l’organisation sociale selon un dessein conscient, car
chaque individu ne fait jamais que ce à quoi son intérêt immédiat le pousse ;
au contraire, ce sont les actions que les hommes entreprennent nécessairement,
d’une manière en quelque sorte instinctive, pour satisfaire leurs intérêts, qui
ont pour résultat global le renversement du mode de production.
Les intérêts des membres d’une
même classe concordent, alors que ceux de classes différentes divergent ou bien
s’opposent. La poursuite de ces intérêts entraîne donc la lutte des classes.
L’intérêt de l’ouvrier exploité s’oppose à celui du capitaliste exploiteur ; le
capitaliste veut accroître le plus possible l’exploitation afin que la
plus-value, grâce à laquelle son capital augmente, soit la plus grande possible
; il cherche à cet effet à baisser les salaires, à allonger la durée du travail
et à amplifier l’intensité de celui-ci. L’ouvrier, dont la force vitale et la
santé périclitent à cause de cela, lui résiste ; il aspire au contraire à un
salaire plus élevé, à une durée de travail plus courte, afin que son existence
devienne quelque chose d’un peu humain. Les conditions de travail font donc
l’objet d’une lutte au cours de laquelle les ouvriers et les capitalistes
s’opposent les uns aux autres, tout d’abord de manière isolée, mais,
progressivement, au fur et à mesure qu’ils comprennent le caractère de classe
de leurs intérêts, ils s’unissent avec leurs compagnons de classe en créant des
organisations. La lutte de classe du prolétariat se développe peu à peu. Elle
débute avec les révoltes isolées des ouvriers de certaines usines contre des
conditions de travail par trop insupportables. Petit à petit, ces ouvriers
constituent des associations permanentes, et ils commencent à voir clairement
que leurs intérêts n’entrent pas fortuitement en conflit avec ceux des
entrepreneurs, mais qu’ils sont en contradiction durable. Ils prennent alors
conscience du fait qu’ils constituent une classe particulière ; leur vision
s’étend à toute la classe. Mais de ce fait, en même temps, la lutte passe sur
le terrain politique où se déroule l’affrontement général entre les classes.
Tant que l’État leur apparaît
comme une puissance suprême, planant au-dessus des classes, les travailleurs se
tournent vers lui, par la prière ou par la revendication, afin que, par des
lois, il mette fin à leur misère et qu’il les protège d’une oppression trop
forte. Mais inversement, ils font dans leur lutte avec les capitalistes
l’expérience que ceux-ci utilisent leur hégémonie sur l’État pour défendre
leurs intérêts de classe contre les travailleurs. Les ouvriers se voient donc contraints
de participer au combat politique. Plus ils s’aperçoivent de la dépendance de
l’État des classes exploiteuses et de l’importance du pouvoir de l’État pour
les intérêts économiques, plus ils doivent se fixer clairement comme but de
conquérir le pouvoir politique. Mais si la classe ouvrière se pose cet
objectif, elle doit en même temps y voir clair sur la façon dont elle veut
utiliser son pouvoir politique ; elle a besoin d’un programme pour l’avenir. La
compréhension de la nature du capitalisme, qu’elle acquiert par l’expérience de
la lutte de classe, lui apprend que l’amélioration de quelques défauts du
capitalisme ne suffit pas. Sa misère se fonde sur la nature la plus profonde du
capitalisme. Elle est la classe qui réussit à percevoir toutes les contradictions
du capitalisme comme de graves maux. C’est elle qui souffre le plus lors des
crises ; elle constitue la masse des véritables producteurs qui sont de plus en
plus dépouillés par une minorité de parasites inutiles de la plus grande part
de leurs produits. Son intérêt réclame l’abolition des fondements du
capitalisme, la transformation de ce mode de production en socialisme. Ses
intérêts convergent avec les tendances évolutives du capitalisme. Elle doit se
poser la révolution de l’ordre dominant, le mode de production socialiste,
comme objectif final de son combat, comme le programme politique qu’elle doit
réaliser par la conquête du pouvoir politique.
Le socialisme ne viendra donc
pas de la compréhension par tous les hommes raisonnables du fait qu’il est
meilleur que le capitalisme et qu’il supprime ses défauts. Les hommes ne se
laissent conduire que par leurs intérêts de classe immédiats ; on peut donc les
désigner, considérés du point de vue d’une régulation consciente de leurs
rapports sociaux, comme une masse inconsciente. La bourgeoisie sent que son
intérêt immédiat est lié à la conservation du système, dans lequel elle vit de
l’exploitation de la classe ouvrière ; elle ne veut rien savoir du socialisme.
Mais le socialisme est la conséquence nécessaire d’une victoire de la classe
ouvrière dans la lutte de classe ; il ne peut que naître de la lutte de classe.
C’est ainsi que le socialisme, l’objectif social de la classe ouvrière, se
transforme lui-même en objet, ou encore mieux, en mot d’ordre, de la lutte de
classe entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Le but immédiat de toute
action isolée dans la lutte de classe quotidienne ne peut pas être le
socialisme ; il ne peut être que le résultat final d’une longue période de
lutte. Le socialisme est justement le but final de la lutte de classe, et il
faut donc distinguer entre le but final et le but immédiat. En tant que but
final, le socialisme aide la classe en lutte à prendre conscience de la
direction du développement ; en tant que réalité future à atteindre, il lui
offre un élément de comparaison pour tous les rapports capitalistes, il incite,
du fait de la splendeur de cet idéal, aux plus grands efforts et il exprime
sous une forme critique notre compréhension scientifique de la nature du capitalisme.
Mais le but immédiat de toutes les actions isolées de la pratique quotidienne
ne peut être qu’un résultat immédiat.
Ce résultat immédiat de la
lutte est l’accroissement de notre pouvoir. Chaque classe dispose d’un pouvoir
plus ou moins grand dans la société ; pour une classe ascendante, il augmente,
et pour une classe déclinante, il diminue. La classe la plus puissante dispose
du pouvoir ; une classe qui veut conquérir le pouvoir doit accroître ses forces
de telle sorte qu’elle puisse vaincre la classe ennemie. L’accroissement de la
puissance sociale est donc le but immédiat de la lutte de classe.
Les facteurs sur lesquels se
construit le pouvoir d’une classe sont en effet très différents pour des
classes différentes, et ils dépendent des rapports sociaux généraux, des
rapports de production, et de la fonction de ces derniers au sein des premiers.
Le pouvoir de la noblesse féodale au Moyen Âge reposait avant tout sur
l’aptitude à faire la guerre de la suite qu’elle pouvait mettre sur pied à
partir de la population qui dépendait d’elle. Le pouvoir de la bourgeoisie dans
sa lutte contre l’absolutisme reposait principalement sur son argent ; la
bourgeoisie était la classe qui disposait d’une source d’argent abondante et
régulière, et les princes devaient obtenir d’elle l’argent dont ils avaient
besoin pour l’Etat.
La puissance de la bourgeoisie
dans les États modernes repose en premier lieu sur son caractère irremplaçable
du point de vue économique. Ses membres sont à la tête des branches de
production importantes, de l’industrie et du commerce, dont dépendent de larges
couches populaires. C’est pourquoi elle possède une supériorité morale sur ces
couches qui lui reconnaissent un rôle dirigeant, du moins tant qu’elles n’ont
pas pris conscience de l’antagonisme de classe qui les opposent à elle [Lors
des dernières élections en Amérique, les ouvriers et les petits bourgeois ont
voté massivement pour le parti des grands trusts parce qu’ils se sont dit que
leur intérêt immédiat à une bonne conjoncture dépendait du fait que les maîtres
des trusts prospèrent.].
Grâce à ses ressources
monétaires, elle devient la classe déterminante dans l’Etat, et elle peut
contraindre la bureaucratie qui gouverne directement à défendre ses intérêts ;
ses ressources monétaires font aussi qu’elle est forte dans le combat qui
l’oppose au prolétariat. Le facteur important qui s’ajoute également à cela,
c’est la conscience populaire qui règne dans de vastes milieux que sa
domination est bonne et nécessaire. Cela repose partiellement sur le fait
qu’une très grande classe moyenne se compose encore d’entrepreneurs
indépendants qui, même s’ils sont opprimés par le grand capital, ressentent
pourtant le même intérêt à la domination du système capitaliste que les grands
capitalistes eux-mêmes. Mais ce facteur de la conscience populaire est
partiellement un facteur négatif, c’est-à-dire qu’il consiste en une absence de
conscience de classe chez une partie de la classe ouvrière. Ce dernier facteur
de puissance se réduit constamment pour deux raisons ; d’une part, le nombre de
ceux qui ont un intérêt direct à l’exploitation diminue continuellement,
d’autre part, de plus en plus de travailleurs s’éveillent à la conscience de
classe et, de partisans de la bourgeoise, ils se transforment en ses ennemis. Pour
une classe en déclin, plus les facteurs qui lui restent de son pouvoir perdent
de leur importance, et plus un certain facteur devient le facteur le plus
important de pouvoir : le fait qu’elle dispose réellement du pouvoir d’Etat.
Grâce à son pouvoir politique, une classe dominante peut encore conserver sa
position vis-à-vis d’une classe montante, même si elle a perdu toutes les
racines du pouvoir avec lesquelles elle adhérait à la terre ferme. L’Etat
moderne met à la disposition de la classe qui le domine de grands moyens de
pouvoir, moraux ut physiques. Il constitue une organisation finement articulée
qui, grâce à une armée de fonctionnaires, fait appliquer une volonté centrale
déterminée, partout, jusque dans le coin le plus reculé, agit partout selon les
mêmes principes et possède ainsi une énorme supériorité sur la masse du peuple
inorganisée. Il dispose d’une autorité morale qu’artificiellement il maintient
et augmente encore du fait de son influence sur l’école, l’Église et la
science. Il dispose du moyen physique de force de l’armée laquelle, soudée par
une discipline ferme, peut facilement, grâce à ses armes supérieures, mater une
population insubordonnée, dans les cas les plus extrêmes où la justice et la
police n’y suffiraient pas. Même si deux classes en lutte faisaient jeu égal,
la classe dominante est, parce qu’elle est classe dominante, largement
supérieure à son adversaire, étant donné qu’elle dispose du pouvoir d’Etat. La
classe ouvrière ne peut donc pas se contenter d’accroître son pouvoir sur la
bourgeoisie et les classes qui sont alliées avec cette dernière, mais elle doit
augmenter son pouvoir de telle sorte qu’elle puisse vaincre le pouvoir d’État
et s’en emparer.
II - LE POUVOIR DU PROLETARIAT
En quoi consiste donc le
pouvoir social de la classe ouvrière ?
En tout premier lieu dans son
nombre ; le prolétariat forme de plus en plus la grande masse du peuple ; dans
les pays développés, les salariés forment déjà une importante majorité de la
population. Mais une majorité qui est dépendante de la minorité, comme un
nombreux lumpenprolétariat par exemple, ne peut pas développer de pouvoir
autonome. Il faut donc ajouter au nombre l’importance économique de la classe
ouvrière. La classe ouvrière devient de plus en plus la classe économiquement la
plus importante dans la société. Les ouvriers qui travaillent dans la grande
industrie sont beaucoup plus importants pour la production sociale que la
classe encore nombreuse des petits bourgeois et des petits paysans
prolétarisés. Ils vivent entassés dans les grands centres, dans les capitales,
là où se concentre la vie politique, tandis que le paysan, du fait de son
isolement, a beaucoup moins d’influence. Les entreprises qui dominent pour la
plupart toute la vie sociale : l’industrie lourde, les chemins de fer, les
mines, sont toutes des grandes entreprises, et les ouvriers qui y sont employés
peuvent exercer, par exemple par une grève, une influence sur la société qui
dépasse largement leur nombre. Du fait de l’importance de sa fonction
économique, du fait de son caractère irremplaçable dans la production sociale,
le pouvoir de la classe ouvrière est donc beaucoup plus grand que cela
n’apparaît d’après son simple effectif.
Cependant, le simple nombre et
l’importance économique seule ne peuvent pas donner du pouvoir à une classe si
elle n’est consciente ni de l’un ni de l’autre. Quand une classe est incapable
de discerner sa situation particulière, ses intérêts particuliers, quand elle
supporte machinalement et sans réagir la domination de ses oppresseurs et
qu’elle croit qu’il s’agit de l’ordre des choses éternel, alors son nombre et
son importance ne lui servent à rien. C’est pourquoi il doit y avoir en plus
connaissance et conscience. C’est seulement grâce à la conscience de classe que
le grand nombre devient un nombre pour la classe elle-même, ce n’est qu’ainsi
qu’elle devient consciente du pouvoir qui réside dans son caractère économique
irremplaçable et qu’elle peut s’en servir dans son propre intérêt, pour ses
propres objectifs. Seule la conscience de classe redonnera vie à ce corps
monstrueux, musculeux et mort et le rendra capable d’agir.
Le savoir, qui donne du
pouvoir à la classe ouvrière, ne se borne pas à cette simple conscience
d’appartenir à une classe particulière avec ses intérêts propres. Elle mènera
la lutte contre son adversaire d’autant mieux et avec d’autant plus de succès
que sera profonde sa compréhension des rapports sociaux qui constituent les
conditions de son combat. Et sur ce point, la classe ouvrière possède une
grande avance sur ses ennemis. Elle dispose d’une science de la société qui la
rend capable de percer à jour les causes de sa misère et le but du
développement social. Étant donné qu’elle est familière avec les forces qui
déterminent les événements, et qu’elle prévoit ce qui va se passer, elle
acquiert une fermeté tranquille, une assurance intérieure, qui la soutient dans
toutes les vicissitudes de la lutte. La maturité politique qu’elle manifeste
dans la lutte politique repose sur cette même base. Sa science lui permet de
prévoir les conséquences les plus lointaines de ses actes et la préserve de se
laisser tromper par une apparence temporaire immédiate. La certitude que cette
science lui donne de sa victoire finale future, lui confère une force morale
solide, alors que les classes, qui, par manque de science, tâtonnent comme dans
l’obscurité et sentent, emplies d’angoisse, approcher leur déclin, oscillent
sans consistance de ci, de là. Ainsi la compréhension de la société et le
savoir, depuis leur forme la plus simple de la conscience de classe s’éveillant
jusqu’à sa forme la plus élevée des doctrines provenant de Marx, que nous
nommons le socialisme scientifique, la théorie socialiste ou le marxisme,
constituent l’un des plus importants facteurs de pouvoir du prolétariat.
Mais la compréhension, de
quelque façon qu’on la traite, ne suffit pas à elle seule quand la force pour
l’action fait défaut. Le bras vigoureux, qui accomplit ce qui est pensé, doit
s’associer à la tête pensante. Le grand nombre à lui seul ne suffit pas pour
une action énergique. Toute l’histoire de l’humanité civilisée nous montre des
masses populaires qui se sont laissé dominer par de petites minorités et qui se
sont révoltées en vain contre ce fait, parce que ces minorités étaient fortes
en raison de leur organisation. L’organisation est nécessaire pour rendre la
masse forte. Tant qu’une classe se compose d’unités dispersées, qui veulent
chacune une chose différente, elle ne peut pas exercer de pouvoir.
L’organisation l’unifie, réunit ses volontés différemment orientées en une
volonté unique, derrière laquelle se tient ensuite toute la force de la masse.
La puissance énorme d’une armée, le pouvoir de l’Etat lui-même dans son
ensemble, reposent sur leur organisation solide et compacte qui, comme un seul
corps, est dirigée par une volonté unique.
Mais qu’est-ce qui transforme
un grand nombre d’hommes en une organisation ? La subordination de l’individu,
la soumission de sa volonté personnelle à la volonté qui régit l’ensemble, la
discipline. Dans l’armée, il s’agit de la soumission à une volonté étrangère :
la discipline militaire est obtenue par la peur de punitions sévères qui
menacent l’insoumis. Chez les travailleurs, la volonté à laquelle l’individu se
soumet est la volonté de l’ensemble de l’organisation elle-même, qui se
manifeste par des décisions prises à la majorité. La discipline est ici une
discipline volontaire, une soumission pleinement consentie à la volonté de
l’ensemble. Cela ne signifie pas que l’individu renonce à son opinion, abdique
sa personnalité, mais qu’il reconnaît consciemment que ce n’est que lorsque la
masse est dirigée par une volonté unique qu’elle peut développer sa force, et
que la minorité n’a pas le droit d’exiger que la majorité se conforme à ses
vues. Ce n’est qu’en unissant ses forces avec celles de ses compagnons de
classe que l’individu peut atteindre son but ; seul, il ne peut rien ; et c’est
pourquoi la réflexion rationnelle, si ce n’est le simple instinct, lui dit
qu’il doit se joindre aux autres dans une organisation. Mais pour cela il est
nécessaire que l’organisation puisse toujours compter sur les forces de tous
ses membres, même s’ils sont personnellement d’un avis différent et si leur
volonté diverge de celle de l’organisation. La discipline, qui est le mortier de
l’organisation, consiste dans ce lien moral qui cimente les unités autrefois
dispersées en une masse lourde et imposante.
Le pouvoir de la classe
ouvrière se compose donc de ces trois facteurs principaux : le nombre et
l’importance économique, la conscience de classe et la compréhension,
l’organisation et la discipline. Ce pouvoir augmente en fonction de la
croissance de ces facteurs. Le premier de ces facteurs croît indépendamment de
notre volonté ou de notre influence, il est le résultat du développement
économique lui-même. Ce développement transforme le prolétariat salarié en une
partie de plus en plus grande de la population ; il le rassemble également de
plus en plus dans de grandes entreprises, fait de plus en plus de la production
sociale l’affaire des grandes entreprises et transforme de plus en plus
profondément la dépendance réciproque et la liaison de toutes les branches de
production en une économie mondiale. Cette croissance de l’importance
économique du prolétariat est indépendante de notre intervention ; nous ne
pouvons ni l’accélérer ni la ralentir ; elle est l’effet des lois économiques.
En revanche, les deux autres
facteurs sont une conséquence de notre action. Certes, ils sont aussi provoqués
par le développement économique, lequel nous permet de mieux comprendre la
société et nous pousse à nous organiser. Mais les causes économiques agissent
ici par l’intermédiaire des hommes, du fait qu’elles nous forcent à œuvrer à la
croissance de ces deux facteurs avec un projet conscient. De les faire croître,
c’est-à-dire d’élever toujours plus le savoir et la conscience de classe de
tous les prolétaires, et de renforcer leur organisation, de consolider leur
discipline, c’est le but de toute notre agitation, de toutes nos luttes. C’est
en cela que consiste la croissance du pouvoir de la classe ouvrière, dans la
mesure où cela dépend de notre volonté ; c’est en cela que consiste donc le but
de la lutte de classe. Nous avons ici en même temps le critère permettant
d’évaluer notre tactique et toutes nos actions : tout ce qui accroît notre
pouvoir est bon et nous rapproche du but, et inversement pour tout ce qui le
diminue.
On a ici aussi l’unique sens
rationnel de ce "mouvement" que Bernstein opposait en son temps au
but final. Pour nous, le mouvement tout court n’est non seulement pas tout,
mais il n’est rien, un mot vide sans signification. Vaciller de ci, de là, sans
progresser, c’est aussi du mouvement ; reculer, c’est aussi du mouvement. Cette
expression repose néanmoins sur un sentiment juste, à savoir le sentiment qu’il
existe à l’heure actuelle une transformation au jour le jour qui épuise toute
notre action et est son unique but. Il s’agit de l’accroissement de notre
pouvoir. Mais celui-ci ne s’oppose pas au but final, il est même absolument
identique à lui ; le but final est déjà inclus dans le but de l’accroissement
incessant de notre pouvoir. On défend parfois l’opinion selon laquelle le but
immédiat de toute notre action consiste dans l’obtention de réformes. Mais
comme cela a été exposé ici, cette conception est incorrecte. Certaines
réformes, qui améliorent à tout point de vue les conditions de vie des
travailleurs, peuvent accroître le pouvoir du prolétariat ; mais ce n’est pas
toujours le cas. Une loi sur la réduction du temps de travail peut relever une
couche d’ouvriers complètement éreintée, dégénérée, spirituellement rabougrie,
restaurer sa santé, sa force physique et spirituelle, elle peut lui permettre
de consacrer son temps au repos, aux activités intellectuelles, au travail
d’organisation, et entraîner ainsi une augmentation de son pouvoir. Cela est
encore plus valable pour des lois qui donnent aux travailleurs des droits
politiques, par exemple le suffrage universel. Mais il peut aussi arriver que,
grâce à des lois favorables aux ouvriers, la bourgeoisie endorme leur
conscience de classe qui venait à peine de s’éveiller et qu’elle suscite chez
les travailleurs l’idée que c’est grâce à la bienveillance des gouvernants
qu’ils obtiendront le plus facilement des améliorations et non pas par la force
de leur organisation ; le pouvoir du prolétariat n’est donc pas accru, mais
affaibli, par la réforme. Mais, à vrai dire, cela n’arrive plus que rarement ;
depuis que le prolétariat est partout éveillé à la conscience de classe, chaque
loi constitue un objet de lutte des classes. Et cette lutte, qu’elle soit
totalement, partiellement ou pas du tout, couronnée de succès pour les
travailleurs, a toujours pour effet d’accroître son pouvoir. Car la résistance
de la bourgeoisie, les faux[1]fuyants
des politiciens, les discussions dans la presse et dans les réunions, secouent
les masses apathiques, leur infusent les premiers brins de conscience de
classe, donnent aux travailleurs plus évolués une leçon de choses, augmentent
leur discernement politique et mettent devant leurs yeux de manière évidente le
caractère productif de l’action organisée. Une réforme acquise de haute lutte,
une loi importante pour la classe ouvrière, n’est pas un facteur de pouvoir du
prolétariat, au sens indiqué plus haut ; on pourrait la désigner de manière
plus juste comme une position de pouvoir. La différence entre ces deux expressions
se manifeste immédiatement si l’on pense à la guerre. Les facteurs de pouvoir
déterminent la force des armées, les positions de pouvoir sont les objets de la
lutte qui peuvent être aussi bien en possession d’une partie que de l’autre. À
cet égard, la possession de positions importantes donne naturellement un grand
avantage par rapport à l’adversaire, et toute la lutte est une lutte pour de
telles positions. Elles sont le but immédiat pour lequel on combat, qu’elles
puissent être insignifiantes en soi et que leur possession durable puisse ne
pas être même envisagée. L’armée allemande lutta en 1870 avec de grands
sacrifices pour des collines et des villages qui lui étaient complètement
indifférents et elle conquit des places fortes qui n’étaient pas l’objet de la
guerre et qu’elle rétrocéda tranquillement ensuite.
Il en est pareillement dans la
lutte de classe. Les positions de pouvoir, que nous possédons et dont nous nous
servons, ne sont pas notre but ; elles ne sont pas les fondements de notre
pouvoir, mais elles en sont des positions importantes. Chaque droit politique,
le droit de coalition, la liberté de la presse, et avant tout le droit de vote,
sont de telles positions. Elles peuvent nous être reprises temporairement ;
nous devons alors lutter dans des conditions défavorables, mais les sources les
plus profondes de notre pouvoir n’en sont pas pour autant atteintes ; nous nous
sentons simplement sur la défensive, provisoirement. La force de notre groupe
parlementaire est une telle position de pouvoir ; nous poussons ici toujours
plus loin, notre règle est de conquérir toujours plus de mandats ; mais si nous
sommes contraints à la retraite dans ce domaine par des circonstances
politiques ou une altération du droit de vote, nous avons alors perdu assurément
des positions de pouvoir, des marques extérieures de notre pouvoir, mais en
même temps notre véritable pouvoir peut en réalité avoir grandi du fait d’une
compréhension plus claire dans de larges cercles et de l’union des
organisations. Des organisations peuvent même être anéanties par le despotisme
des gouvernants ; mais cela ne touche que la forme extérieure, car ce qui
constitue la nature et la force de l’organisation, la ferme discipline et
l’esprit d’organisation, ne peut pas être anéanti par la violence. La
destruction des associations ouvrières signifie la perte d’une position de
pouvoir extérieurement importante, mais elle ne touche pas le facteur de
pouvoir lui-même tant que le cœur à lutter demeure.
Avec les exemples, que nous
avons pris, de la différence entre les facteurs de pouvoir caractéristiques et
les positions de pouvoir, il faut remarquer que les dernières peuvent être
gagnées ou perdues comme des choses extérieures palpables, tandis que les
premiers sont localisés dans l’esprit des travailleurs et sont indestructibles.
Cela veut dire : la violence extérieure ne peut pas les détruire ; mais, comme
le dur granit, ils peuvent parfaitement être lentement corrompus de
l’intérieur. Quand une classe ouvrière laisse obscurcir sa science claire et sa
conscience de classe par des conceptions bourgeoises, ou bien troubler ses
organisations, sa solide cohésion, par une tactique incorrecte, elle amoindrit
son pouvoir social et elle devient plus faible vis-à-vis de son ennemi. Une
telle tactique renversée ne peut évidemment se maintenir que provisoirement,
dans des conditions particulières. Les réformes sociales ne constituent donc
pas, comme on l’affirme souvent, des étapes sur la voie qui mène à notre but
final, dans le sens où le but final ne serait que la somme d’une série continue
de telles réformes. Nous luttons à l’heure actuelle pour des mesures qui ne
représentent en aucune façon un accomplissement partiel de ce que nous voulons
réaliser en totalité dans la société socialiste. Ainsi, les décisions légales
concernant la durée du travail, la prévention des accidents du travail, etc.,
font partie des réformes sociales actuelles les plus importantes ; mais s’il
n’y a plus de capitalisme, de telles lois deviennent parfaitement superflues,
comme toutes les lois qui protègent les travailleurs contre l’arbitraire des
capitalistes. Cependant des réformes sociales obtenues de haute lutte
constituent des étapes sur la voie qui mène au but final, mais seulement dans
le sens où elles entraînent un accroissement de notre pouvoir. Ce n’est qu’en
tant que telles, en tant que surcroît de pouvoir, qu’elles ont une valeur pour
le socialisme.
L’on doit faire encore une
remarque sur le deuxième des facteurs de pouvoir cités plus haut. La science et
les connaissances constituent pour toute classe qui les possède un facteur de
pouvoir important. En particulier les minorités dominantes ont toujours affirmé
leur pouvoir sur la classe opprimée grâce à leur supériorité intellectuelle ;
leur compréhension supérieure et générale leur a mis entre les mains le moyen
leur permettant de réprimer sans cesse les soulèvements des esclaves poussés
aux dernières extrémités. Une classe opprimée ne pouvait donc s’élever
progressivement jusqu’à une position dominante et vaincre ses oppresseurs que
si l’évolution sociale lui plaçait de nouvelles armes intellectuelles entre les
mains et lui donnait une force nouvelle grâce à un savoir nouveau.
Il en est ainsi également dans
la lutte de classe actuelle. Apparemment, la bourgeoisie dispose de toute la
science, de toute la formation intellectuelle ; savants, professeurs, curés,
instituteurs, tout ce qui signifie « formation » se tient aux côtés de la «
propriété », ou plus exactement, est au service rémunéré de la propriété. C’est
ainsi que la bourgeoisie maintient encore une grande partie du prolétariat dans
une dépendance spirituelle. Mais l’évolution sociale met de nouvelles armes
intellectuelles entre les mains du prolétariat, parce qu’il est la classe
ascendante. Bien que la bourgeoisie dispose de toute l’autre formation
intellectuelle, le prolétariat possède la science de la société. Cette science,
dont nous sommes redevables au travail de toute une vie de Karl Marx, nous
apprend à connaître les causes, les forces et le dénouement, de l’évolution
sociale. Démontrant le déclin de la bourgeoisie, elle est nécessairement le
monopole du prolétariat, étant donné que la bourgeoisie la considère avec haine
et dégoût ; reconnaître sa vérité signifierait pour la bourgeoisie mettre bas,
sans espoir, les armes devant son adversaire qu’elle surpasse encore en
pouvoir. Mais chacun de ses membres qui parvient malgré tout à s’élever jusqu’à
la compréhension de la justesse de cette doctrine, combat aux côtés de la
classe ascendante à laquelle l’avenir appartient, et il devient un compagnon de
lutte du prolétariat. C’est pourquoi toute la force qui découle de cette
science est à l’avantage du prolétariat.
Mais de ce fait, le
prolétariat est dans une tout autre situation que toutes les classes
antérieures. Nous avons exposé dans le premier chapitre que les forces sociales
dominent les hommes comme des forces naturelles aveugles, parce que tout homme
ne voit que ses intérêts les plus immédiats, suit nécessairement de façon
instinctive ses impulsions et ne connaît ni ne maîtrise les conséquences de ses
actes. Plus grande est sa science, plus il peut adapter ses actes à des buts
lointains et soumettre ses pulsions à la raison clairvoyante. La science de la
société du prolétariat signifie donc un pas en avant décisif. Elle nous apprend
à connaître ces puissantes forces mystérieuses ; nous savons comment elles se
sont constituées à partir des instincts particuliers des hommes et des classes.
Nous sommes en mesure de déterminer à l’avance, jusqu’à un certain point, les conséquences
de nos actes et de ceux de nos adversaires. Ainsi, le caractère inconscient des
actions sociales disparaît ; il naît pour la première fois au sein du
prolétariat quelque chose que nous pouvons nommer une conscience de soi de la
société. La société devient, au sein de cette classe, consciente de sa nature
et elle commence à réguler consciemment sa propre vie, la production. La
science de la société remplace les actions sociales aveugles et instinctives
par des actions sociales conscientes de leur but et rationnelles. Ce phénomène
atteindra son plein développement quand le prolétariat, devenu la classe
dominante, soumettra la production sociale à sa volonté ; alors, une économie
consciente succèdera à une économie irréfléchie, dans laquelle des forces
surhumaines, inconnues, ne régneront plus, et l’homme deviendra pleinement
maître de son destin. Mais pour le moment, cela reste imparfait, même si cela
s’applique déjà dans une mesure croissante au prolétariat en lutte. En tant
qu’organisation de masse, qui baigne dans la science de la société, il
constitue déjà un corps qui peut régler ses actes en ayant conscience du
résultat. Il est vrai qu’il ne peut pas encore être le maître de la production
; il lui manque le pouvoir pour cela. Ses actes ne peuvent être en attendant
que des actes de lutte. Mais, en tant que classe en lutte, il n’a pas besoin,
comme les autres classes, de suivre de manière irréfléchie les pulsions de
classe directes de l’intérêt immédiat, mais il peut maîtriser cette pulsion
provenant de l’intérêt de classe par la raison clairvoyante.
III - LES DIVERGENCES
TACTIQUES
Les origines des divergences
Après ces discussions, il peut sembler que la classe ouvrière marche d’un pas
assuré et de façon unanime sur le chemin de l’accroissement continu de son
pouvoir, vers le but du socialisme, que des divergences sur la voie qu’il faut
à chaque fois choisir ne peuvent se produire qu’occasionnellement et
temporairement, et concernant des détails subalternes. Mais l’histoire du
mouvement ouvrier nous montre précisément au contraire une lutte interne
continuelle à propos de la tactique, des méthodes de lutte qui doivent être
mises en œuvre contre le capitalisme. Le mouvement socialiste en Allemagne fut
divisé au cours de la première décennie de son existence en deux fractions qui
se combattirent souvent de manière acharnée. À la même époque, l’Internationale
offrit l’image de luttes incessantes entre les conceptions marxistes et
proudhoniennes ; même après la dissolution de l’Internationale, la division
continua dans presque tous les pays avec la lutte de la tendance anarchiste
contre la tendance social-démocrate.
On a souvent dit que ces
luttes représentaient une sorte de maladie infantile que le mouvement avait dû
surmonter à ses débuts, quand les travailleurs manquaient encore de
l’expérience et de la compréhension nécessaires. En un certain sens, c’est
exact. La science de la société, la compréhension du but et de la méthode de la
lutte, ne peuvent pas s’acquérir comme des connaissances livresques, avant que
les travailleurs n’entrent en lutte munis de ces armes-là ; elles sont
précisément, au contraire, les fruits de cette lutte elle-même. Les
travailleurs sont poussés instinctivement à la résistance à cause de
l’oppression et de l’exploitation qu’ils vivent. Cependant, ils sont encore
pleins des illusions et des préjugés qu’ils rapportent de l’école, de l’église
et de la vie qu’ils ont vécue jusqu’à présent ; ils n’ont perdu qu’une seule de
ces illusions quand ils se mettent en position de se défendre : l’illusion que
les capitalistes sont leurs bienfaiteurs bienveillants, de l’humanité desquels
ils sont en droit d’attendre l’amélioration de leur misère. Les expériences de
la lutte dissiperont ensuite progressivement les autres illusions et préjugés, la
confiance dans le gouvernement et dans les partis d’opposition bourgeois ; leur
science de la société, leur discernement tactique et politique, leur
organisation, augmenteront alors continuellement. Les théories marxistes
trouvent de plus en plus de compréhension parce qu’elles correspondent de mieux
en mieux à leurs propres expériences. Ainsi, le champ de bataille est en même
temps l’école d’apprentissage et le terrain d’exercice. L’histoire du mouvement
ouvrier n’est pas l’histoire d’une lutte que mène une armée équipée de pied en
cap, mais l’histoire d’une armée qui, petit à petit, se rassemble, s’exerce et
apprend la science de la guerre. Et il ne peut pas en être autrement. En effet,
dès que la classe ouvrière tout entière sera équipée, avec le savoir le plus
mûr et une organisation vigoureuse, ce sera la fin de la lutte, car ce sera la
victoire. Les ouvriers doivent donc, au cours de la lutte, chercher leur voie,
améliorer leur discernement ; pour ce faire, la science contenue dans les
écrits théoriques est en effet un moyen puissant pour aller plus vite, mais
elle ne remplace pas l’expérience. C’est pourquoi les divergences ainsi que les
luttes tactiques, les égarements temporaires et les déceptions après coup,
constituent un élément inévitable du mouvement ouvrier ascendant. Or nous
voyons maintenant que l’acuité et la profondeur des divergences tactiques ont
plutôt augmenté que diminuer avec la croissance du mouvement. Tandis que
l’anarchisme était en déclin dans les années 90, de nouvelles divergences
firent alors leur apparition. À partir du Congrès d’Erfurt, il n’y eut aucun
congrès sans luttes à propos de la tactique : au cours de ces luttes,
ressortaient presque toujours dans les questions les plus diverses les mêmes
conceptions qui s’opposaient à la tactique suivie jusqu’alors, et qui reçurent
par la suite le nom de révisionnisme, étant donné que Bernstein réclamait une
révision du programme du parti. Cette lutte ne se limita pas à l’Allemagne ;
dans tous les pays, le même contraste se présenta entre les deux tendances qui
sont désignées comme marxisme et révisionnisme en fonction de leur conception
théorique, comme radicalisme et réformisme en fonction de leur tactique
politique. Les camarades de parti de tous les pays prirent part aux débats qui,
de temps à autre, à l’occasion de résolutions de congrès, nationaux aussi bien
qu’internationaux - comme Hanovre en 1899, Dresde en 1903 et Amsterdam en 1905
-, se terminaient par une décision provisoire, s’embrasaient sans cesse pour
d’autres motifs. En même temps, dans quelques pays comme la France et l’Italie,
apparut, comme remplaçant du vieil anarchisme, le syndicalisme révolutionnaire,
que l’on a appelé anarcho-socialisme ici en Allemagne, et qui aggrava encore
les divisions.
Ce fait, que le mouvement
ouvrier a en réalité connu des conflits internes partout et de tout temps, doit
nous convaincre que ces luttes ne sont pas des anomalies, de simples maladies
infantiles, mais des réactions normales, inévitables, face à des situations
naturelles. C’est pourquoi il n’est pas convenable de les attribuer simplement
à des querelleurs et à des grincheux dont ce serait la faute. Ce serait aussi
judicieux que la conception de la bourgeoisie selon laquelle le mouvement
ouvrier tout entier ne serait que l’œuvre de quelques meneurs. Au lieu de
s’indigner des "éternelles chicaneries" - l’indignation sert il est
vrai d’arme, de temps à autre, dans les controverses -, il est nécessaire d’en
chercher et d’en comprendre les causes. Si l’on découvre l’origine des différentes
tendances à l’intérieur du mouvement socialiste, les querelles entre frères
n’en seront pas pour autant rendues impossibles à l’avenir ; car leurs causes
sont de nature générale et elles ne dépendent pas de la bonne volonté de
l’individu intelligent. Mais le préjudice, qui résulte sans aucun doute de ces
conflits pour le mouvement, serait plus faible si le plus possible de camarades
ne participaient plus à la lutte de manière inconsciente, en suivant un
sentiment instinctif, mais avec une compréhension nette et clairvoyante de
leurs causes et de leurs effets. L’on pourra alors comprendre et apprécier à
leur juste valeur les idées de l’adversaire dans le parti, tout en les
combattant en même temps sans ménagements dans l’intérêt du mouvement.
L’expression crise de
croissance, car la lutte interne ne serait rien d’autre, provient de l’époque
des controverses au sujet de Bernstein. On découvre dans cette expression une
cause générale des conflits tactiques qui énonce que l’on n’a pas besoin de
s’inquiéter à leur sujet. Celui qui ne s’attend pas à ce que le mouvement
ouvrier soit une image idéale romanesque, mais qui cherche à le comprendre
comme un mouvement pratique d’hommes ordinaires, reconnaîtra que, précisément,
toutes ces difficultés et divergences, qui s’expriment dans les luttes internes
de parti, proviennent nécessairement de cette croissance incessante. La force
croissante du mouvement socialiste crée des déplacements dans les rapports
sociaux et politiques des classes entre elles qui mettent le mouvement ouvrier
devant des tâches toujours nouvelles. Il attire à lui des cercles de plus en
plus vastes de la population laborieuse et cela implique que, sans cesse à
nouveau, de grandes masses de ses membres sont encore des recrues
inexpérimentées, sans expérience et sans connaissances profondes, qui trouvent
d’abord leur chemin peu à peu grâce à la pratique, c’est-à-dire souvent grâce à
une pratique erronée et à des bévues, dans les tâches difficiles que leur
assigne la lutte de libération socialiste.
Chez ces nouveaux membres se
répètent donc, jusqu’à un certain point, les conditions du début du mouvement,
quand le parti tout entier devait encore chercher péniblement sa voie.
Cependant des tendances différentes ne peuvent pas encore naître de ce seul fait,
car les nouveaux membres inexpérimentés se laissent diriger en général par
l’expérience plus mûre, par la compréhension plus profonde, par les
connaissances scientifiques et par la marche en avant plus assurée, des
camarades plus anciens. En outre, la comparaison avec les débuts du mouvement
n’est que partiellement admissible ; en effet, il n’est pas du tout nécessaire
que chaque individu passe toujours à nouveau par tous les faux pas et par
toutes les illusions des étapes antérieures du mouvement. Le résultat de ces
expériences et connaissances péniblement acquises se trouve à sa disposition
dans la théorie socialiste sous une forme abrégée, condensée. Un demi-siècle de
mouvement ouvrier ascendant et de lutte de classe entre la bourgeoisie et le
prolétariat a produit une grande quantité d’expériences, auxquelles le
mouvement socialiste actuel est redevable de sa tactique de lutte décidée, plus
sûre, et son histoire offre aux nouveaux membres et aux jeunes générations une
source intarissable d’enseignements précieux. C’est grâce à ces derniers que la
doctrine du développement social et de la lutte de classe, que Marx et Engels
ont exposée déjà en 1847 dans le Manifeste communiste, est devenue un savoir
solide, fondé, des couches laborieuses les plus larges. Ce savoir donne au
mouvement ouvrier cette certitude de la marche en avant dont nous nous faisons
gloire. On pourrait donc espérer de ceci une unanimité croissante des camarades
de lutte et une diminution des divergences tactiques.
Si ce que nous venons de dire
ne se réalise pas, cela tient à la nature particulière de l’évolution du
capitalisme et du mouvement ouvrier. L’on peut indiquer, comme causes les plus
directes des divergences tactiques qui demeurent, les situations suivantes : le
rythme de développement inégal dans les différentes régions ; le caractère
dialectique de l’évolution sociale ; l’existence d’autres classes à côté des
capitalistes et des travailleurs salariés.
Les régions arriérées
Les conceptions et les
objectifs socialistes sont un produit de l’observation des bouleversements
sociaux, du développement du capitalisme. Mais ce développement n’est pas
partout identique. Le capitalisme ne se développe pas partout selon le même
rythme. Dans un pays, il y a des régions où il s’incruste en premier, où il se
développe de manière gigantesque, où il crée ex nihilo de grandes entreprises
et de grandes villes et où il rassemble sous son commandement des armées
prolétariennes immenses. À côté de cela, il y a d’autres régions qui ne sont
pratiquement pas touchées par ces bouleversements et où les petits bourgeois et
les petites entreprises travaillent sous les mêmes formes extérieures que lors
des siècles passés. Le socialisme, en tant que but de classe et en tant
qu’organisation de classe, est en totalité, de par sa nature, un produit des
conditions de la grande industrie développée. Ces conditions montrent aux
ouvriers la possibilité et la nécessité d’un ordre socialiste, leur dévoilent
aussi la force de masse qui est la leur, et qui est nécessaire pour la
réalisation de cet ordre. Elles leur donnent confiance dans leur propre force
et dans leur propre capacité pour s’emparer du pouvoir dans la société.
Mais un mouvement qui veut
conquérir la totalité de l’État, bouleverser la totalité de la société, ne peut
se limiter à ces grands centres. Il doit s’étendre aux petites villes, aux
villages et à la campagne. Et partout, ses agitateurs y trouvent des mécontents
et des opprimés qui prêtent l’oreille à la bonne nouvelle. Le capital a pénétré
partout, et il a plus ou moins détruit les anciens rapports partout, il s’est
fait des grandes masses populaires un ennemi, partout vivent des travailleurs
salariés, et c’est pourquoi le socialisme trouve partout des partisans qui
veulent participer au combat contre le capital.
Mais ces partisans vivent dans
des conditions qui leur donnent un tout autre regard sur la société et sur nos
buts. Et, étant donné que c’est la réalité qu’ils éprouvent qui détermine
toujours le plus fortement leurs vues, ils en viennent nécessairement
d’eux-mêmes à douter de la justesse de notre théorie et de la tactique qui
repose sur elle, puisque celles-ci découlent des conditions du grand
capitalisme. C’est en cela que réside une première raison des divergences tant
fondamentales que tactiques.
Le capitalisme hautement
développé ouvre un abîme sans fond entre la classe des propriétaires des moyens
de production et la classe des ouvriers, tandis que les classes moyennes
indépendantes disparaissent ou perdent leur autonomie. Au contraire, dans des
conditions non développées, on trouve encore une classe moyenne nombreuse et
aisée qui sert de tampon entre les classes les plus extrêmes. Ces classes
moyennes se composent, pour partie d’artisans et de petits patrons
indépendants, qui n’ont besoin qu’exceptionnellement de commis, et pour partie
d’une petite bourgeoisie qui en règle générale n’emploie qu’un petit nombre de
travailleurs. La frontière entre les ouvriers et les artisans n’est pas
tranchée ; socialement, ils se fréquentent, et de plus, les formes de relations
des ouvriers avec leurs patrons ont un caractère familier, cordial, ou bien,
avec les grands entrepreneurs, patriarcal. Souvent le capitaliste vient tout
juste de sortir de la classe des petits patrons ; les ouvriers les plus âgés se
souviennent de l’époque où ils travaillaient avec lui et où ils le tutoyaient.
Il faudrait une grande force d’abstraction pour discerner derrière ces formes
bon enfant, où la condition salariale semble déterminée par des relations et
des circonstances personnelles, l’exploitation par le capital envahissant et
les débuts de la lutte de classe. Les conditions, que notre théorie dépeint
pour la grande industrie, concordent encore moins pour la campagne où il existe
toujours des relations tout à fait primitives entre le paysan, sa famille, ses
valets et ses servantes. Il est vrai que l’on n’a pas du tout de mal à
constater que les normes générales du capitalisme, l’exploitation, la recherche
du profit et les oppositions d’intérêts, y ont également cours ; mais, si l’on
reconnaît leur forme claire et nette dans la grande industrie, il faut ici
aller les chercher sous des apparences primitives.
Dans ces régions la classe
ouvrière constitue une minorité de la population qui est disséminée et qui est
souvent traitée par-dessus l’épaule par les petits bourgeois ayant une
situation un peu meilleure. Le socialisme éveille en eux l’idée qu’ils ont eux
aussi des droits et des revendications. Mais l’idée de vouloir être tout, de
conquérir le pouvoir sur toutes les autres classes, leur semble une utopie
impossible, lointaine. Le but de la lutte, c’est-à-dire d’augmenter sans cesse
le pouvoir de sa classe, peut paraître impossible à l’ouvrier.
C’est un autre but qu’il voit
devant lui. En général, dans ces régions, les salaires sont misérables et les
conditions de vie des ouvriers basses. Un but qu’il peut au moins atteindre,
c’est d’améliorer sa situation immédiate. Les chefs d’entreprise n’ont pas
encore l’arrogance des nouveaux riches ; ils sont aussi en contact personnel
avec les ouvriers qu’ils connaissent individuellement. L’organisation et les
premières luttes unies de la masse des ouvriers, qu’ils prenaient à peine en
considération auparavant, les font sursauter et sortir de leur tranquillité.
L’opinion publique d’une nombreuse petite bourgeoisie s’irrite devant la
découverte de ces abus. Ce que ces travailleurs s’efforcent d’atteindre : ne
plus être foulés aux pieds, mais être traités comme des égaux en droit, trouve
de la compréhension auprès de vastes couches de cette classe. Dans ces
conditions, on peut obtenir beaucoup par la négociation, la transaction, la
compréhension.
De plus, une partie
significative des petits bourgeois se sent menacée par le capital et a toutes
les raisons de le haïr. Elle a d’autant plus de motifs de s’irriter des
mauvaises conditions qui prévalent dans une usine quand le fabricant en
question leur rend la vie dure du fait de sa supériorité concurrentielle. La
petite bourgeoisie a souvent l’occasion de combattre, sur le terrain politique,
la progression du grand capital, et donc de s’allier avec les travailleurs. Ces
classes peuvent souvent faire cause commune en particulier dans la
revendication d’un élargissement du droit de vote. Aux époques antérieures, la
petite bourgeoisie et la classe ouvrière se sont retrouvées régulièrement dans
la défense de la démocratie. Ceci peut se répéter à une échelle plus petite
dans les régions non encore développées. Dans ces conditions, la théorie des
contradictions profondes de classe apparaît comme injustifiée et unilatérale,
et la tactique de la vive lutte de classe qui repose sur elle erronée.
Le marxisme, en tant que
théorie du prolétariat révolutionnaire, provoque un changement complet de
mentalité. C’est pourquoi il ne peut être accueilli en totalité et avec sympathie
que par ceux dont la mentalité a été fondamentalement transformée par les
violents changements qu’ils ont observés et dont ils ont souffert. Le
développement moderne de la grande industrie détruit les vieilles traditions,
bouleverse tout ce qui a été légué, nettoie les cerveaux comme avec un balai et
les rend capables ainsi d’accepter une conception du monde complètement
nouvelle. Mais, dans les coins de la campagne à peine touchés par ce
développement, les idéologies coutumières règnent encore puissamment, les
vieilles idées reçues ne sont pas renversées, parce que les anciens rapports
traditionnels s’y maintiennent encore. La conception du monde petite bourgeoise
y reste dominante ; on ne trouve pas dans le socialisme une vision du monde
prolétarienne, tout à fait nouvelle, qui bouleverse tout, mais simplement une
série d’objectifs pratiques et limités qui laissent subsister tranquillement à
côté de lui les manières de voir bourgeoises classiques.
Aussi est-il compréhensible
que la progression de notre parti dans les régions arriérées conduise
nécessairement à mettre en doute la théorie socialiste, et à prendre en compte
d’autres conceptions de la tactique socialiste que celles qui se sont formées
dans les centres de la grande industrie. Ceci ne veut pas dire qu’elles ont le
même droit à prévaloir que ces dernières. L’apparence sociale des régions
arriérées, face au capitalisme de la grande industrie, n’est qu’une illusion,
dans ce sens que le capitalisme laisse clairement apparaître des tendances et
des effets, qui sont contenus en germe dans ces régions, mais qui ne paraissent
pas clairement au grand jour lors d’une observation superficielle. Les lois du
capitalisme sont valables partout, même si elles sont partiellement dissimulées
dans les rapports non développés par des influences traditionnelles. La
concentration du capital reste une vérité très importante, même si elle ne se
manifeste pas dans chaque village isolé. Le village demeure une partie de la
société dans son ensemble, il subit le sort commun et il est dominé par lui. Et
cette société n’est pas gouvernée par la classe moyenne des petites villes mais
par le grand capital international. L’histoire se fait non pas dans ces régions
éloignées, mais dans les grandes villes, dans les centres du monde. Un ouvrier
dans une grande entreprise d’une grande ville pèse, dans les décisions
politiques, plus qu’un ouvrier ou un paysan d’un village isolé, parce que mille
ouvriers dans la ville exercent par leur masse compacte une plus grande
influence que mille personnes disséminées dans la campagne. C’est pourquoi, la
situation des grandes villes industrielles, et les conceptions qui y
grandissent, prévalent pour ce qui concerne les bouleversements sociaux.
La situation dans les régions
arriérées n’est donc pas sans influence, mais elle ne peut jouer de rôle que
comme entrave au développement. Son effet doit donc être le plus possible
amoindri et combattu. Car les conceptions « modérées » ou « opportunistes » qui
en sont issues agissent comme un obstacle et un affaiblissement de la marche
impétueuse en avant de la classe ouvrière révolutionnaire. Même s’il est
inévitable que ces conceptions naissent de cette situation, elles sont,
considérées du point de vue social général, fausses et l’on ne doit pas les ménager.
C’est dans l’intérêt même des ouvriers des régions arriérées que les
conceptions qui sont pour eux naturelles ne soient pas reconnues comme
valables. Malgré la différence des conceptions, leurs intérêts sont les mêmes
que ceux du prolétariat de la grande industrie. Il n’est pas nécessaire et,
pour eux, pas souhaitable qu’ils traversent tous le long et torturant processus
qui mène de la petite entreprise à la grande entreprise ; il leur faut plutôt
espérer que le prolétariat des grandes villes puisse, le plus tôt possible,
déployer une force assez grande pour abolir la domination du capital.
Mais existe-t-il un moyen pour
combattre ces conceptions qui naissent inévitablement de la situation ? Nous
possédons ce moyen avec l’explication théorique. Celle-ci transfère les idées
de leur petit milieu immédiat dans le vaste mouvement mondial, elle fait
apparaître les rapports du grand capitalisme, du capital et du prolétariat sous
leur forme la plus développée et elle fait aussi comprendre de la sorte la raison
la plus profonde de la situation. C’est pourquoi il est avant tout erroné de
vouloir gagner simplement des membres dans les régions arriérées en ménageant
leurs préjugés ; un travail intensif d’explication théorique y est d’autant
plus nécessaire qu’il est plus difficile.
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