mercredi 2 juin 2021

PANNEKOEK : LES DIVERGENCES TACTIQUES AU SEIN DU MOUVEMENT OUVRIER (1909) partie 1

 


[Texte paru en langue française dans la revue (Dis) continuité, n° 24, février 2007. Traduction de Jean-Pierre Laffitte.]

I - LE BUT DE LA LUTTE DE CLASSE

La tactique de la lutte de classe prolétarienne est une application de la science, de la théorie, qui nous permet d’apprendre à connaître les causes et les tendances de l’évolution sociale. Le mode de production capitaliste transforme la production de valeurs d’usage socialement nécessaires en un moyen d’élargir le capital. Le propriétaire de capitaux achète la force de travail des ouvriers qui ne possèdent pas de moyens de production, il l’emploie à mettre en mouvement les moyens de production qui lui appartiennent, et il s’approprie ainsi le produit du travail, la valeur engendrée par ce travail. La force de travail crée une valeur plus grande que la valeur nécessaire à sa reproduction ; l’exploitation de cette force de travail constitue un moyen d’accroître les richesses ; ce que les ouvriers produisent en excédent de la valeur de leur force de travail, la plus-value, revient aux capitalistes et sert pour la plus grande partie à l’augmentation du capital.

La propriété la plus importante du capital ne réside pourtant pas dans cette structure, dans ce caractère général d’exploitation, mais dans son développement rapide vers des formes de plus en plus nouvelles. La force motrice de ce développement est la concurrence. Les lois de la concurrence ne font que la totalité de la plus-value, que toutes les entreprises capitalistes produisent, n’est pas répartie de manière proportionnelle entre tous les capitaux. Les entreprises qui ont les machines et les méthodes les plus productives, et qui peuvent donc produire aux prix les plus bas, obtiennent un surprofit, tandis que les entreprises moins productives n’obtiennent qu’un profit moindre ou pas de profit du tout, et parfois subissent des pertes.

La première conséquence de cette situation est une croissance constante de la productivité du travail social. Les résultats d’une science de la nature en développement rapide servent à l’amélioration des méthodes de travail et au perfectionnement des machines. Une course s’engage en vue d’utiliser la meilleure technique ; les moyens techniques les moins perfectionnés sont mis au rebut ; la capacité de production des machines et le rendement du travail augmentent sans cesse.

En règle générale, ce sont les instruments les plus grands et les plus chers qui sont aussi capables du meilleur rendement. Et grâce à ces instruments, les grandes usines, où sont mises en œuvre une plus grande division du travail et une plus grande économie de dépenses, travaillent à meilleur marché que les petites. La grande entreprise est en règle générale l’entreprise la plus productive. C’est pourquoi la grande entreprise à l’avantage dans la lutte concurrentielle et elle repousse la petite entreprise toujours plus loin. De grands capitaux sont nécessaires à la grande entreprise, afin d’acquérir des machines grosses et chères. Il en découle la nécessité pour les capitalistes de faire grossir de plus en plus leurs capitaux. Réciproquement, la plus grande partie, et de loin, de la plus-value globale afflue vers les plus grands capitaux, de sorte qu’ils grossissent proportionnellement beaucoup plus vite que les petits capitaux.

Les conséquences de cette évolution se manifestent par un changement continu de la structure de la société. Le déclin de la classe moyenne autonome s’est accompli presque entièrement dans le domaine de la production ; on ne trouve plus la petite entreprise que dans des branches particulières, avant tout dans le travail de réparation. Dans le domaine du commerce de détail, le changement est actuellement en cours. Ce déclin va de pair avec une augmentation du prolétariat qui ne possède rien, lequel se recrute pour partie dans cette ancienne petite bourgeoisie, pour partie chez des paysans qui émigrent de la campagne, et qui est absorbé par la grande industrie. La concentration du capital, qui ne va pas assez vite par la voie naturelle de la croissance des grands capitaux particuliers, est accélérée par le fait que les petits capitaux sont rassemblés dans des sociétés par actions et par l’intermédiaire des banques et sont ainsi regroupés en de plus gros capitaux. L’organisation des entreprises se modifie ; le capitaliste, qui auparavant dirigeait en même temps la production, s’efface de plus en plus ; la gestion des grandes entreprises revient à des employés salariés, les directeurs, qui ont sous eux tout un état-major de chefs de service, de surveillants et de contremaîtres, de techniciens, d’ingénieurs, de chimistes, etc. Ceux-ci constituent une nouvelle classe moyenne qui se différencie de l’ancienne classe moyenne par sa position de dépendance. Les propriétaires de capitaux perdent ainsi tout rôle actif dans le processus de production et se voient réduits toujours davantage à la fonction de purs parasites. La production se poursuit tout à fait sans eux, mais leur intérêt demeure pourtant maître de la production.

Cette évolution du capitalisme conduit à des contradictions de plus en plus grandes. Les énormes forces productives permettent une multiplication presque illimitée des produits, qui pourraient servir à la satisfaction des besoins humains ; mais, dès qu’ils sont écoulés sans frein sur le marché, ils se heurtent au pouvoir d’achat limité des masses, et une crise économique ruine d’innombrables petites entreprises et transforme une grande quantité d’ouvriers en chômeurs. Les rapports sociaux nouvellement créés, qui condamnent la masse des producteurs à une pauvreté constante et à une existence de plus en plus incertaine, et attribuent tous les fruits de la productivité accrue du travail à une minorité de parasites, sont en contradiction avec les fondements juridiques de l’économie privée ; la propriété privée des moyens de production qui était, dans la petite entreprise, le moyen pour chacun, grâce à son travail, de se procurer les éléments de sa subsistance devient dans le capitalisme un moyen de spolier les producteurs des fruits de leur travail. La production est devenue une production collective, sociale, et elle est en contradiction avec la forme traditionnelle de propriété de l’appropriation privée.

Ces contradictions deviennent encore plus aiguës parce que le résultat de la libre concurrence, la concentration des entreprises, conduit à l’abolition partielle de la libre concurrence. Une fois que la masse des petits entrepreneurs a disparu, il est plus avantageux pour les grands entrepreneurs qui subsistent de s’allier que de se détruire par la concurrence jusqu’à l’épuisement. La coalition prend la place de la concurrence. Ces coalitions vont dans la direction d’une solidité de plus en plus grande, en commençant par de simples accords sur les prix et des luttes intermittentes, pour en arriver aux syndicats et à la forme d’organisation stable des trusts, qui réunissent toutes les entreprises individuelles dans une entreprise géante unique. L’anarchie illimitée de la production privée est ici supprimée ; une régulation partielle de la production apparaît. Mais les avantages de cette régulation ne profitent qu’aux très grands capitalistes qui règnent sur les trusts et qui utilisent leur contrôle de la production pour saigner à blanc tous les consommateurs. Syndicats et trusts constituent une forme supérieure d’organisation, car le gaspillage d’énergie occasionné par les petites entreprises peu productives et par la concurrence mutuelle est aboli. Mais en même temps disparaît également le produit de la concurrence, c’est-à-dire l’aiguillon de l’accroissement continu de la productivité du travail.

Ces contradictions, qui s’accroissent de plus en plus sous le capitalisme, sont finalement supprimées par le fait que le mode de production lui-même est bouleversé. En abolissant le titre des capitalistes vivant en parasites, la production cesse de servir à la passion du profit ; les entreprises individuelles ne s’opposent plus comme des concurrentes, mais elles deviennent des membres d’une production sociale consciemment régulée. La masse du peuple, les producteurs, redeviennent les maîtres des moyens de production dont ils se servent maintenant pour la satisfaction de leurs besoins. Non pas individuellement, mais collectivement : c’est en tant que collectivité qu’ils travaillent en vue des besoins collectifs. Les forces productives pourront alors être libérées ; plus elles se développeront puissamment, et plus elles fourniront à profusion une foule de produits, plus faible sera le travail que les membres de la communauté devront accomplir pour leur subsistance. La socialisation des moyens de production, la production socialiste, résout les contradictions du capitalisme. L’évolution du capitalisme révèle donc d’elle-même le but auquel elle conduit ; elle accroît les contradictions du capitalisme jusqu’à un degré où elles deviennent insupportables et où elles provoquent un bouleversement, une révolution sociale, qui entraîne le remplacement du capitalisme par un nouveau mode de production, le mode de production socialiste. Mais ces contradictions ne produisent pas mécaniquement une telle révolution. Elles ne le font que dans la mesure où elles sont ressenties par les hommes comme des inconvénients. Tous les rapports de production sont des rapports humains ; tout ce qui se passe dans la société est dû à l’intervention des hommes. L’invention et l’introduction de nouvelles machines, la concurrence, la concentration des capitaux, la création d’usines de plus en plus grandes, la formation de syndicats et de trusts, tout cela est l’œuvre de l’homme. Certes, il ne s’agit pas d’actions humaines obéissant à un dessein global, à une volonté claire ; tout homme ne voit que sa propre situation, n’est mue que par la nécessité ou le besoin immédiat ; chacun cherche à servir ses propres intérêts, à se dresser contre les autres, à devancer les autres dans la compétition. Le développement social est le produit de toutes ces actions isolées, de cette volonté dispersée ; il n’est provoqué intentionnellement par personne. C’est pourquoi la résultante de l’ensemble de ces actions apparaît, comparée à chaque action individuelle, comme une puissance surhumaine ; elle agit comme une force surnaturelle, de manière inexorable, inéluctable, comme une nécessité naturelle. La société est comme un organisme sans tête, privé de pensée d’ensemble, où rien ne se passe après une réflexion consciente, où tout se produit selon des lois aveugles ; et pourtant cet organisme est composé d’hommes qui, individuellement, réfléchissent de façon consciente.

Toutes les opérations sociales découlent donc uniquement du fait que les hommes agissent. Les contradictions du développement social sont des contradictions ressenties par les hommes, et, par conséquent, le renversement d’un mode de production ne peut être que l’œuvre des hommes. Mais ce n’est en aucune façon l’œuvre d’hommes qui s’estiment placés au-dessus de la société, d’hommes lucides qui seraient capables de transformer l’organisation sociale selon un dessein conscient, car chaque individu ne fait jamais que ce à quoi son intérêt immédiat le pousse ; au contraire, ce sont les actions que les hommes entreprennent nécessairement, d’une manière en quelque sorte instinctive, pour satisfaire leurs intérêts, qui ont pour résultat global le renversement du mode de production.

Les intérêts des membres d’une même classe concordent, alors que ceux de classes différentes divergent ou bien s’opposent. La poursuite de ces intérêts entraîne donc la lutte des classes. L’intérêt de l’ouvrier exploité s’oppose à celui du capitaliste exploiteur ; le capitaliste veut accroître le plus possible l’exploitation afin que la plus-value, grâce à laquelle son capital augmente, soit la plus grande possible ; il cherche à cet effet à baisser les salaires, à allonger la durée du travail et à amplifier l’intensité de celui-ci. L’ouvrier, dont la force vitale et la santé périclitent à cause de cela, lui résiste ; il aspire au contraire à un salaire plus élevé, à une durée de travail plus courte, afin que son existence devienne quelque chose d’un peu humain. Les conditions de travail font donc l’objet d’une lutte au cours de laquelle les ouvriers et les capitalistes s’opposent les uns aux autres, tout d’abord de manière isolée, mais, progressivement, au fur et à mesure qu’ils comprennent le caractère de classe de leurs intérêts, ils s’unissent avec leurs compagnons de classe en créant des organisations. La lutte de classe du prolétariat se développe peu à peu. Elle débute avec les révoltes isolées des ouvriers de certaines usines contre des conditions de travail par trop insupportables. Petit à petit, ces ouvriers constituent des associations permanentes, et ils commencent à voir clairement que leurs intérêts n’entrent pas fortuitement en conflit avec ceux des entrepreneurs, mais qu’ils sont en contradiction durable. Ils prennent alors conscience du fait qu’ils constituent une classe particulière ; leur vision s’étend à toute la classe. Mais de ce fait, en même temps, la lutte passe sur le terrain politique où se déroule l’affrontement général entre les classes.

Tant que l’État leur apparaît comme une puissance suprême, planant au-dessus des classes, les travailleurs se tournent vers lui, par la prière ou par la revendication, afin que, par des lois, il mette fin à leur misère et qu’il les protège d’une oppression trop forte. Mais inversement, ils font dans leur lutte avec les capitalistes l’expérience que ceux-ci utilisent leur hégémonie sur l’État pour défendre leurs intérêts de classe contre les travailleurs. Les ouvriers se voient donc contraints de participer au combat politique. Plus ils s’aperçoivent de la dépendance de l’État des classes exploiteuses et de l’importance du pouvoir de l’État pour les intérêts économiques, plus ils doivent se fixer clairement comme but de conquérir le pouvoir politique. Mais si la classe ouvrière se pose cet objectif, elle doit en même temps y voir clair sur la façon dont elle veut utiliser son pouvoir politique ; elle a besoin d’un programme pour l’avenir. La compréhension de la nature du capitalisme, qu’elle acquiert par l’expérience de la lutte de classe, lui apprend que l’amélioration de quelques défauts du capitalisme ne suffit pas. Sa misère se fonde sur la nature la plus profonde du capitalisme. Elle est la classe qui réussit à percevoir toutes les contradictions du capitalisme comme de graves maux. C’est elle qui souffre le plus lors des crises ; elle constitue la masse des véritables producteurs qui sont de plus en plus dépouillés par une minorité de parasites inutiles de la plus grande part de leurs produits. Son intérêt réclame l’abolition des fondements du capitalisme, la transformation de ce mode de production en socialisme. Ses intérêts convergent avec les tendances évolutives du capitalisme. Elle doit se poser la révolution de l’ordre dominant, le mode de production socialiste, comme objectif final de son combat, comme le programme politique qu’elle doit réaliser par la conquête du pouvoir politique.

Le socialisme ne viendra donc pas de la compréhension par tous les hommes raisonnables du fait qu’il est meilleur que le capitalisme et qu’il supprime ses défauts. Les hommes ne se laissent conduire que par leurs intérêts de classe immédiats ; on peut donc les désigner, considérés du point de vue d’une régulation consciente de leurs rapports sociaux, comme une masse inconsciente. La bourgeoisie sent que son intérêt immédiat est lié à la conservation du système, dans lequel elle vit de l’exploitation de la classe ouvrière ; elle ne veut rien savoir du socialisme. Mais le socialisme est la conséquence nécessaire d’une victoire de la classe ouvrière dans la lutte de classe ; il ne peut que naître de la lutte de classe. C’est ainsi que le socialisme, l’objectif social de la classe ouvrière, se transforme lui-même en objet, ou encore mieux, en mot d’ordre, de la lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Le but immédiat de toute action isolée dans la lutte de classe quotidienne ne peut pas être le socialisme ; il ne peut être que le résultat final d’une longue période de lutte. Le socialisme est justement le but final de la lutte de classe, et il faut donc distinguer entre le but final et le but immédiat. En tant que but final, le socialisme aide la classe en lutte à prendre conscience de la direction du développement ; en tant que réalité future à atteindre, il lui offre un élément de comparaison pour tous les rapports capitalistes, il incite, du fait de la splendeur de cet idéal, aux plus grands efforts et il exprime sous une forme critique notre compréhension scientifique de la nature du capitalisme. Mais le but immédiat de toutes les actions isolées de la pratique quotidienne ne peut être qu’un résultat immédiat.

Ce résultat immédiat de la lutte est l’accroissement de notre pouvoir. Chaque classe dispose d’un pouvoir plus ou moins grand dans la société ; pour une classe ascendante, il augmente, et pour une classe déclinante, il diminue. La classe la plus puissante dispose du pouvoir ; une classe qui veut conquérir le pouvoir doit accroître ses forces de telle sorte qu’elle puisse vaincre la classe ennemie. L’accroissement de la puissance sociale est donc le but immédiat de la lutte de classe.

Les facteurs sur lesquels se construit le pouvoir d’une classe sont en effet très différents pour des classes différentes, et ils dépendent des rapports sociaux généraux, des rapports de production, et de la fonction de ces derniers au sein des premiers. Le pouvoir de la noblesse féodale au Moyen Âge reposait avant tout sur l’aptitude à faire la guerre de la suite qu’elle pouvait mettre sur pied à partir de la population qui dépendait d’elle. Le pouvoir de la bourgeoisie dans sa lutte contre l’absolutisme reposait principalement sur son argent ; la bourgeoisie était la classe qui disposait d’une source d’argent abondante et régulière, et les princes devaient obtenir d’elle l’argent dont ils avaient besoin pour l’Etat.

La puissance de la bourgeoisie dans les États modernes repose en premier lieu sur son caractère irremplaçable du point de vue économique. Ses membres sont à la tête des branches de production importantes, de l’industrie et du commerce, dont dépendent de larges couches populaires. C’est pourquoi elle possède une supériorité morale sur ces couches qui lui reconnaissent un rôle dirigeant, du moins tant qu’elles n’ont pas pris conscience de l’antagonisme de classe qui les opposent à elle [Lors des dernières élections en Amérique, les ouvriers et les petits bourgeois ont voté massivement pour le parti des grands trusts parce qu’ils se sont dit que leur intérêt immédiat à une bonne conjoncture dépendait du fait que les maîtres des trusts prospèrent.].

Grâce à ses ressources monétaires, elle devient la classe déterminante dans l’Etat, et elle peut contraindre la bureaucratie qui gouverne directement à défendre ses intérêts ; ses ressources monétaires font aussi qu’elle est forte dans le combat qui l’oppose au prolétariat. Le facteur important qui s’ajoute également à cela, c’est la conscience populaire qui règne dans de vastes milieux que sa domination est bonne et nécessaire. Cela repose partiellement sur le fait qu’une très grande classe moyenne se compose encore d’entrepreneurs indépendants qui, même s’ils sont opprimés par le grand capital, ressentent pourtant le même intérêt à la domination du système capitaliste que les grands capitalistes eux-mêmes. Mais ce facteur de la conscience populaire est partiellement un facteur négatif, c’est-à-dire qu’il consiste en une absence de conscience de classe chez une partie de la classe ouvrière. Ce dernier facteur de puissance se réduit constamment pour deux raisons ; d’une part, le nombre de ceux qui ont un intérêt direct à l’exploitation diminue continuellement, d’autre part, de plus en plus de travailleurs s’éveillent à la conscience de classe et, de partisans de la bourgeoise, ils se transforment en ses ennemis. Pour une classe en déclin, plus les facteurs qui lui restent de son pouvoir perdent de leur importance, et plus un certain facteur devient le facteur le plus important de pouvoir : le fait qu’elle dispose réellement du pouvoir d’Etat. Grâce à son pouvoir politique, une classe dominante peut encore conserver sa position vis-à-vis d’une classe montante, même si elle a perdu toutes les racines du pouvoir avec lesquelles elle adhérait à la terre ferme. L’Etat moderne met à la disposition de la classe qui le domine de grands moyens de pouvoir, moraux ut physiques. Il constitue une organisation finement articulée qui, grâce à une armée de fonctionnaires, fait appliquer une volonté centrale déterminée, partout, jusque dans le coin le plus reculé, agit partout selon les mêmes principes et possède ainsi une énorme supériorité sur la masse du peuple inorganisée. Il dispose d’une autorité morale qu’artificiellement il maintient et augmente encore du fait de son influence sur l’école, l’Église et la science. Il dispose du moyen physique de force de l’armée laquelle, soudée par une discipline ferme, peut facilement, grâce à ses armes supérieures, mater une population insubordonnée, dans les cas les plus extrêmes où la justice et la police n’y suffiraient pas. Même si deux classes en lutte faisaient jeu égal, la classe dominante est, parce qu’elle est classe dominante, largement supérieure à son adversaire, étant donné qu’elle dispose du pouvoir d’Etat. La classe ouvrière ne peut donc pas se contenter d’accroître son pouvoir sur la bourgeoisie et les classes qui sont alliées avec cette dernière, mais elle doit augmenter son pouvoir de telle sorte qu’elle puisse vaincre le pouvoir d’État et s’en emparer.

II - LE POUVOIR DU PROLETARIAT

En quoi consiste donc le pouvoir social de la classe ouvrière ?

En tout premier lieu dans son nombre ; le prolétariat forme de plus en plus la grande masse du peuple ; dans les pays développés, les salariés forment déjà une importante majorité de la population. Mais une majorité qui est dépendante de la minorité, comme un nombreux lumpenprolétariat par exemple, ne peut pas développer de pouvoir autonome. Il faut donc ajouter au nombre l’importance économique de la classe ouvrière. La classe ouvrière devient de plus en plus la classe économiquement la plus importante dans la société. Les ouvriers qui travaillent dans la grande industrie sont beaucoup plus importants pour la production sociale que la classe encore nombreuse des petits bourgeois et des petits paysans prolétarisés. Ils vivent entassés dans les grands centres, dans les capitales, là où se concentre la vie politique, tandis que le paysan, du fait de son isolement, a beaucoup moins d’influence. Les entreprises qui dominent pour la plupart toute la vie sociale : l’industrie lourde, les chemins de fer, les mines, sont toutes des grandes entreprises, et les ouvriers qui y sont employés peuvent exercer, par exemple par une grève, une influence sur la société qui dépasse largement leur nombre. Du fait de l’importance de sa fonction économique, du fait de son caractère irremplaçable dans la production sociale, le pouvoir de la classe ouvrière est donc beaucoup plus grand que cela n’apparaît d’après son simple effectif.

Cependant, le simple nombre et l’importance économique seule ne peuvent pas donner du pouvoir à une classe si elle n’est consciente ni de l’un ni de l’autre. Quand une classe est incapable de discerner sa situation particulière, ses intérêts particuliers, quand elle supporte machinalement et sans réagir la domination de ses oppresseurs et qu’elle croit qu’il s’agit de l’ordre des choses éternel, alors son nombre et son importance ne lui servent à rien. C’est pourquoi il doit y avoir en plus connaissance et conscience. C’est seulement grâce à la conscience de classe que le grand nombre devient un nombre pour la classe elle-même, ce n’est qu’ainsi qu’elle devient consciente du pouvoir qui réside dans son caractère économique irremplaçable et qu’elle peut s’en servir dans son propre intérêt, pour ses propres objectifs. Seule la conscience de classe redonnera vie à ce corps monstrueux, musculeux et mort et le rendra capable d’agir.

Le savoir, qui donne du pouvoir à la classe ouvrière, ne se borne pas à cette simple conscience d’appartenir à une classe particulière avec ses intérêts propres. Elle mènera la lutte contre son adversaire d’autant mieux et avec d’autant plus de succès que sera profonde sa compréhension des rapports sociaux qui constituent les conditions de son combat. Et sur ce point, la classe ouvrière possède une grande avance sur ses ennemis. Elle dispose d’une science de la société qui la rend capable de percer à jour les causes de sa misère et le but du développement social. Étant donné qu’elle est familière avec les forces qui déterminent les événements, et qu’elle prévoit ce qui va se passer, elle acquiert une fermeté tranquille, une assurance intérieure, qui la soutient dans toutes les vicissitudes de la lutte. La maturité politique qu’elle manifeste dans la lutte politique repose sur cette même base. Sa science lui permet de prévoir les conséquences les plus lointaines de ses actes et la préserve de se laisser tromper par une apparence temporaire immédiate. La certitude que cette science lui donne de sa victoire finale future, lui confère une force morale solide, alors que les classes, qui, par manque de science, tâtonnent comme dans l’obscurité et sentent, emplies d’angoisse, approcher leur déclin, oscillent sans consistance de ci, de là. Ainsi la compréhension de la société et le savoir, depuis leur forme la plus simple de la conscience de classe s’éveillant jusqu’à sa forme la plus élevée des doctrines provenant de Marx, que nous nommons le socialisme scientifique, la théorie socialiste ou le marxisme, constituent l’un des plus importants facteurs de pouvoir du prolétariat.

Mais la compréhension, de quelque façon qu’on la traite, ne suffit pas à elle seule quand la force pour l’action fait défaut. Le bras vigoureux, qui accomplit ce qui est pensé, doit s’associer à la tête pensante. Le grand nombre à lui seul ne suffit pas pour une action énergique. Toute l’histoire de l’humanité civilisée nous montre des masses populaires qui se sont laissé dominer par de petites minorités et qui se sont révoltées en vain contre ce fait, parce que ces minorités étaient fortes en raison de leur organisation. L’organisation est nécessaire pour rendre la masse forte. Tant qu’une classe se compose d’unités dispersées, qui veulent chacune une chose différente, elle ne peut pas exercer de pouvoir. L’organisation l’unifie, réunit ses volontés différemment orientées en une volonté unique, derrière laquelle se tient ensuite toute la force de la masse. La puissance énorme d’une armée, le pouvoir de l’Etat lui-même dans son ensemble, reposent sur leur organisation solide et compacte qui, comme un seul corps, est dirigée par une volonté unique.

Mais qu’est-ce qui transforme un grand nombre d’hommes en une organisation ? La subordination de l’individu, la soumission de sa volonté personnelle à la volonté qui régit l’ensemble, la discipline. Dans l’armée, il s’agit de la soumission à une volonté étrangère : la discipline militaire est obtenue par la peur de punitions sévères qui menacent l’insoumis. Chez les travailleurs, la volonté à laquelle l’individu se soumet est la volonté de l’ensemble de l’organisation elle-même, qui se manifeste par des décisions prises à la majorité. La discipline est ici une discipline volontaire, une soumission pleinement consentie à la volonté de l’ensemble. Cela ne signifie pas que l’individu renonce à son opinion, abdique sa personnalité, mais qu’il reconnaît consciemment que ce n’est que lorsque la masse est dirigée par une volonté unique qu’elle peut développer sa force, et que la minorité n’a pas le droit d’exiger que la majorité se conforme à ses vues. Ce n’est qu’en unissant ses forces avec celles de ses compagnons de classe que l’individu peut atteindre son but ; seul, il ne peut rien ; et c’est pourquoi la réflexion rationnelle, si ce n’est le simple instinct, lui dit qu’il doit se joindre aux autres dans une organisation. Mais pour cela il est nécessaire que l’organisation puisse toujours compter sur les forces de tous ses membres, même s’ils sont personnellement d’un avis différent et si leur volonté diverge de celle de l’organisation. La discipline, qui est le mortier de l’organisation, consiste dans ce lien moral qui cimente les unités autrefois dispersées en une masse lourde et imposante.

Le pouvoir de la classe ouvrière se compose donc de ces trois facteurs principaux : le nombre et l’importance économique, la conscience de classe et la compréhension, l’organisation et la discipline. Ce pouvoir augmente en fonction de la croissance de ces facteurs. Le premier de ces facteurs croît indépendamment de notre volonté ou de notre influence, il est le résultat du développement économique lui-même. Ce développement transforme le prolétariat salarié en une partie de plus en plus grande de la population ; il le rassemble également de plus en plus dans de grandes entreprises, fait de plus en plus de la production sociale l’affaire des grandes entreprises et transforme de plus en plus profondément la dépendance réciproque et la liaison de toutes les branches de production en une économie mondiale. Cette croissance de l’importance économique du prolétariat est indépendante de notre intervention ; nous ne pouvons ni l’accélérer ni la ralentir ; elle est l’effet des lois économiques.

En revanche, les deux autres facteurs sont une conséquence de notre action. Certes, ils sont aussi provoqués par le développement économique, lequel nous permet de mieux comprendre la société et nous pousse à nous organiser. Mais les causes économiques agissent ici par l’intermédiaire des hommes, du fait qu’elles nous forcent à œuvrer à la croissance de ces deux facteurs avec un projet conscient. De les faire croître, c’est-à-dire d’élever toujours plus le savoir et la conscience de classe de tous les prolétaires, et de renforcer leur organisation, de consolider leur discipline, c’est le but de toute notre agitation, de toutes nos luttes. C’est en cela que consiste la croissance du pouvoir de la classe ouvrière, dans la mesure où cela dépend de notre volonté ; c’est en cela que consiste donc le but de la lutte de classe. Nous avons ici en même temps le critère permettant d’évaluer notre tactique et toutes nos actions : tout ce qui accroît notre pouvoir est bon et nous rapproche du but, et inversement pour tout ce qui le diminue.

On a ici aussi l’unique sens rationnel de ce "mouvement" que Bernstein opposait en son temps au but final. Pour nous, le mouvement tout court n’est non seulement pas tout, mais il n’est rien, un mot vide sans signification. Vaciller de ci, de là, sans progresser, c’est aussi du mouvement ; reculer, c’est aussi du mouvement. Cette expression repose néanmoins sur un sentiment juste, à savoir le sentiment qu’il existe à l’heure actuelle une transformation au jour le jour qui épuise toute notre action et est son unique but. Il s’agit de l’accroissement de notre pouvoir. Mais celui-ci ne s’oppose pas au but final, il est même absolument identique à lui ; le but final est déjà inclus dans le but de l’accroissement incessant de notre pouvoir. On défend parfois l’opinion selon laquelle le but immédiat de toute notre action consiste dans l’obtention de réformes. Mais comme cela a été exposé ici, cette conception est incorrecte. Certaines réformes, qui améliorent à tout point de vue les conditions de vie des travailleurs, peuvent accroître le pouvoir du prolétariat ; mais ce n’est pas toujours le cas. Une loi sur la réduction du temps de travail peut relever une couche d’ouvriers complètement éreintée, dégénérée, spirituellement rabougrie, restaurer sa santé, sa force physique et spirituelle, elle peut lui permettre de consacrer son temps au repos, aux activités intellectuelles, au travail d’organisation, et entraîner ainsi une augmentation de son pouvoir. Cela est encore plus valable pour des lois qui donnent aux travailleurs des droits politiques, par exemple le suffrage universel. Mais il peut aussi arriver que, grâce à des lois favorables aux ouvriers, la bourgeoisie endorme leur conscience de classe qui venait à peine de s’éveiller et qu’elle suscite chez les travailleurs l’idée que c’est grâce à la bienveillance des gouvernants qu’ils obtiendront le plus facilement des améliorations et non pas par la force de leur organisation ; le pouvoir du prolétariat n’est donc pas accru, mais affaibli, par la réforme. Mais, à vrai dire, cela n’arrive plus que rarement ; depuis que le prolétariat est partout éveillé à la conscience de classe, chaque loi constitue un objet de lutte des classes. Et cette lutte, qu’elle soit totalement, partiellement ou pas du tout, couronnée de succès pour les travailleurs, a toujours pour effet d’accroître son pouvoir. Car la résistance de la bourgeoisie, les faux[1]fuyants des politiciens, les discussions dans la presse et dans les réunions, secouent les masses apathiques, leur infusent les premiers brins de conscience de classe, donnent aux travailleurs plus évolués une leçon de choses, augmentent leur discernement politique et mettent devant leurs yeux de manière évidente le caractère productif de l’action organisée. Une réforme acquise de haute lutte, une loi importante pour la classe ouvrière, n’est pas un facteur de pouvoir du prolétariat, au sens indiqué plus haut ; on pourrait la désigner de manière plus juste comme une position de pouvoir. La différence entre ces deux expressions se manifeste immédiatement si l’on pense à la guerre. Les facteurs de pouvoir déterminent la force des armées, les positions de pouvoir sont les objets de la lutte qui peuvent être aussi bien en possession d’une partie que de l’autre. À cet égard, la possession de positions importantes donne naturellement un grand avantage par rapport à l’adversaire, et toute la lutte est une lutte pour de telles positions. Elles sont le but immédiat pour lequel on combat, qu’elles puissent être insignifiantes en soi et que leur possession durable puisse ne pas être même envisagée. L’armée allemande lutta en 1870 avec de grands sacrifices pour des collines et des villages qui lui étaient complètement indifférents et elle conquit des places fortes qui n’étaient pas l’objet de la guerre et qu’elle rétrocéda tranquillement ensuite.

Il en est pareillement dans la lutte de classe. Les positions de pouvoir, que nous possédons et dont nous nous servons, ne sont pas notre but ; elles ne sont pas les fondements de notre pouvoir, mais elles en sont des positions importantes. Chaque droit politique, le droit de coalition, la liberté de la presse, et avant tout le droit de vote, sont de telles positions. Elles peuvent nous être reprises temporairement ; nous devons alors lutter dans des conditions défavorables, mais les sources les plus profondes de notre pouvoir n’en sont pas pour autant atteintes ; nous nous sentons simplement sur la défensive, provisoirement. La force de notre groupe parlementaire est une telle position de pouvoir ; nous poussons ici toujours plus loin, notre règle est de conquérir toujours plus de mandats ; mais si nous sommes contraints à la retraite dans ce domaine par des circonstances politiques ou une altération du droit de vote, nous avons alors perdu assurément des positions de pouvoir, des marques extérieures de notre pouvoir, mais en même temps notre véritable pouvoir peut en réalité avoir grandi du fait d’une compréhension plus claire dans de larges cercles et de l’union des organisations. Des organisations peuvent même être anéanties par le despotisme des gouvernants ; mais cela ne touche que la forme extérieure, car ce qui constitue la nature et la force de l’organisation, la ferme discipline et l’esprit d’organisation, ne peut pas être anéanti par la violence. La destruction des associations ouvrières signifie la perte d’une position de pouvoir extérieurement importante, mais elle ne touche pas le facteur de pouvoir lui-même tant que le cœur à lutter demeure.

Avec les exemples, que nous avons pris, de la différence entre les facteurs de pouvoir caractéristiques et les positions de pouvoir, il faut remarquer que les dernières peuvent être gagnées ou perdues comme des choses extérieures palpables, tandis que les premiers sont localisés dans l’esprit des travailleurs et sont indestructibles. Cela veut dire : la violence extérieure ne peut pas les détruire ; mais, comme le dur granit, ils peuvent parfaitement être lentement corrompus de l’intérieur. Quand une classe ouvrière laisse obscurcir sa science claire et sa conscience de classe par des conceptions bourgeoises, ou bien troubler ses organisations, sa solide cohésion, par une tactique incorrecte, elle amoindrit son pouvoir social et elle devient plus faible vis-à-vis de son ennemi. Une telle tactique renversée ne peut évidemment se maintenir que provisoirement, dans des conditions particulières. Les réformes sociales ne constituent donc pas, comme on l’affirme souvent, des étapes sur la voie qui mène à notre but final, dans le sens où le but final ne serait que la somme d’une série continue de telles réformes. Nous luttons à l’heure actuelle pour des mesures qui ne représentent en aucune façon un accomplissement partiel de ce que nous voulons réaliser en totalité dans la société socialiste. Ainsi, les décisions légales concernant la durée du travail, la prévention des accidents du travail, etc., font partie des réformes sociales actuelles les plus importantes ; mais s’il n’y a plus de capitalisme, de telles lois deviennent parfaitement superflues, comme toutes les lois qui protègent les travailleurs contre l’arbitraire des capitalistes. Cependant des réformes sociales obtenues de haute lutte constituent des étapes sur la voie qui mène au but final, mais seulement dans le sens où elles entraînent un accroissement de notre pouvoir. Ce n’est qu’en tant que telles, en tant que surcroît de pouvoir, qu’elles ont une valeur pour le socialisme.

L’on doit faire encore une remarque sur le deuxième des facteurs de pouvoir cités plus haut. La science et les connaissances constituent pour toute classe qui les possède un facteur de pouvoir important. En particulier les minorités dominantes ont toujours affirmé leur pouvoir sur la classe opprimée grâce à leur supériorité intellectuelle ; leur compréhension supérieure et générale leur a mis entre les mains le moyen leur permettant de réprimer sans cesse les soulèvements des esclaves poussés aux dernières extrémités. Une classe opprimée ne pouvait donc s’élever progressivement jusqu’à une position dominante et vaincre ses oppresseurs que si l’évolution sociale lui plaçait de nouvelles armes intellectuelles entre les mains et lui donnait une force nouvelle grâce à un savoir nouveau.

Il en est ainsi également dans la lutte de classe actuelle. Apparemment, la bourgeoisie dispose de toute la science, de toute la formation intellectuelle ; savants, professeurs, curés, instituteurs, tout ce qui signifie « formation » se tient aux côtés de la « propriété », ou plus exactement, est au service rémunéré de la propriété. C’est ainsi que la bourgeoisie maintient encore une grande partie du prolétariat dans une dépendance spirituelle. Mais l’évolution sociale met de nouvelles armes intellectuelles entre les mains du prolétariat, parce qu’il est la classe ascendante. Bien que la bourgeoisie dispose de toute l’autre formation intellectuelle, le prolétariat possède la science de la société. Cette science, dont nous sommes redevables au travail de toute une vie de Karl Marx, nous apprend à connaître les causes, les forces et le dénouement, de l’évolution sociale. Démontrant le déclin de la bourgeoisie, elle est nécessairement le monopole du prolétariat, étant donné que la bourgeoisie la considère avec haine et dégoût ; reconnaître sa vérité signifierait pour la bourgeoisie mettre bas, sans espoir, les armes devant son adversaire qu’elle surpasse encore en pouvoir. Mais chacun de ses membres qui parvient malgré tout à s’élever jusqu’à la compréhension de la justesse de cette doctrine, combat aux côtés de la classe ascendante à laquelle l’avenir appartient, et il devient un compagnon de lutte du prolétariat. C’est pourquoi toute la force qui découle de cette science est à l’avantage du prolétariat.

Mais de ce fait, le prolétariat est dans une tout autre situation que toutes les classes antérieures. Nous avons exposé dans le premier chapitre que les forces sociales dominent les hommes comme des forces naturelles aveugles, parce que tout homme ne voit que ses intérêts les plus immédiats, suit nécessairement de façon instinctive ses impulsions et ne connaît ni ne maîtrise les conséquences de ses actes. Plus grande est sa science, plus il peut adapter ses actes à des buts lointains et soumettre ses pulsions à la raison clairvoyante. La science de la société du prolétariat signifie donc un pas en avant décisif. Elle nous apprend à connaître ces puissantes forces mystérieuses ; nous savons comment elles se sont constituées à partir des instincts particuliers des hommes et des classes. Nous sommes en mesure de déterminer à l’avance, jusqu’à un certain point, les conséquences de nos actes et de ceux de nos adversaires. Ainsi, le caractère inconscient des actions sociales disparaît ; il naît pour la première fois au sein du prolétariat quelque chose que nous pouvons nommer une conscience de soi de la société. La société devient, au sein de cette classe, consciente de sa nature et elle commence à réguler consciemment sa propre vie, la production. La science de la société remplace les actions sociales aveugles et instinctives par des actions sociales conscientes de leur but et rationnelles. Ce phénomène atteindra son plein développement quand le prolétariat, devenu la classe dominante, soumettra la production sociale à sa volonté ; alors, une économie consciente succèdera à une économie irréfléchie, dans laquelle des forces surhumaines, inconnues, ne régneront plus, et l’homme deviendra pleinement maître de son destin. Mais pour le moment, cela reste imparfait, même si cela s’applique déjà dans une mesure croissante au prolétariat en lutte. En tant qu’organisation de masse, qui baigne dans la science de la société, il constitue déjà un corps qui peut régler ses actes en ayant conscience du résultat. Il est vrai qu’il ne peut pas encore être le maître de la production ; il lui manque le pouvoir pour cela. Ses actes ne peuvent être en attendant que des actes de lutte. Mais, en tant que classe en lutte, il n’a pas besoin, comme les autres classes, de suivre de manière irréfléchie les pulsions de classe directes de l’intérêt immédiat, mais il peut maîtriser cette pulsion provenant de l’intérêt de classe par la raison clairvoyante.

III - LES DIVERGENCES TACTIQUES

Les origines des divergences Après ces discussions, il peut sembler que la classe ouvrière marche d’un pas assuré et de façon unanime sur le chemin de l’accroissement continu de son pouvoir, vers le but du socialisme, que des divergences sur la voie qu’il faut à chaque fois choisir ne peuvent se produire qu’occasionnellement et temporairement, et concernant des détails subalternes. Mais l’histoire du mouvement ouvrier nous montre précisément au contraire une lutte interne continuelle à propos de la tactique, des méthodes de lutte qui doivent être mises en œuvre contre le capitalisme. Le mouvement socialiste en Allemagne fut divisé au cours de la première décennie de son existence en deux fractions qui se combattirent souvent de manière acharnée. À la même époque, l’Internationale offrit l’image de luttes incessantes entre les conceptions marxistes et proudhoniennes ; même après la dissolution de l’Internationale, la division continua dans presque tous les pays avec la lutte de la tendance anarchiste contre la tendance social-démocrate.

On a souvent dit que ces luttes représentaient une sorte de maladie infantile que le mouvement avait dû surmonter à ses débuts, quand les travailleurs manquaient encore de l’expérience et de la compréhension nécessaires. En un certain sens, c’est exact. La science de la société, la compréhension du but et de la méthode de la lutte, ne peuvent pas s’acquérir comme des connaissances livresques, avant que les travailleurs n’entrent en lutte munis de ces armes-là ; elles sont précisément, au contraire, les fruits de cette lutte elle-même. Les travailleurs sont poussés instinctivement à la résistance à cause de l’oppression et de l’exploitation qu’ils vivent. Cependant, ils sont encore pleins des illusions et des préjugés qu’ils rapportent de l’école, de l’église et de la vie qu’ils ont vécue jusqu’à présent ; ils n’ont perdu qu’une seule de ces illusions quand ils se mettent en position de se défendre : l’illusion que les capitalistes sont leurs bienfaiteurs bienveillants, de l’humanité desquels ils sont en droit d’attendre l’amélioration de leur misère. Les expériences de la lutte dissiperont ensuite progressivement les autres illusions et préjugés, la confiance dans le gouvernement et dans les partis d’opposition bourgeois ; leur science de la société, leur discernement tactique et politique, leur organisation, augmenteront alors continuellement. Les théories marxistes trouvent de plus en plus de compréhension parce qu’elles correspondent de mieux en mieux à leurs propres expériences. Ainsi, le champ de bataille est en même temps l’école d’apprentissage et le terrain d’exercice. L’histoire du mouvement ouvrier n’est pas l’histoire d’une lutte que mène une armée équipée de pied en cap, mais l’histoire d’une armée qui, petit à petit, se rassemble, s’exerce et apprend la science de la guerre. Et il ne peut pas en être autrement. En effet, dès que la classe ouvrière tout entière sera équipée, avec le savoir le plus mûr et une organisation vigoureuse, ce sera la fin de la lutte, car ce sera la victoire. Les ouvriers doivent donc, au cours de la lutte, chercher leur voie, améliorer leur discernement ; pour ce faire, la science contenue dans les écrits théoriques est en effet un moyen puissant pour aller plus vite, mais elle ne remplace pas l’expérience. C’est pourquoi les divergences ainsi que les luttes tactiques, les égarements temporaires et les déceptions après coup, constituent un élément inévitable du mouvement ouvrier ascendant. Or nous voyons maintenant que l’acuité et la profondeur des divergences tactiques ont plutôt augmenté que diminuer avec la croissance du mouvement. Tandis que l’anarchisme était en déclin dans les années 90, de nouvelles divergences firent alors leur apparition. À partir du Congrès d’Erfurt, il n’y eut aucun congrès sans luttes à propos de la tactique : au cours de ces luttes, ressortaient presque toujours dans les questions les plus diverses les mêmes conceptions qui s’opposaient à la tactique suivie jusqu’alors, et qui reçurent par la suite le nom de révisionnisme, étant donné que Bernstein réclamait une révision du programme du parti. Cette lutte ne se limita pas à l’Allemagne ; dans tous les pays, le même contraste se présenta entre les deux tendances qui sont désignées comme marxisme et révisionnisme en fonction de leur conception théorique, comme radicalisme et réformisme en fonction de leur tactique politique. Les camarades de parti de tous les pays prirent part aux débats qui, de temps à autre, à l’occasion de résolutions de congrès, nationaux aussi bien qu’internationaux - comme Hanovre en 1899, Dresde en 1903 et Amsterdam en 1905 -, se terminaient par une décision provisoire, s’embrasaient sans cesse pour d’autres motifs. En même temps, dans quelques pays comme la France et l’Italie, apparut, comme remplaçant du vieil anarchisme, le syndicalisme révolutionnaire, que l’on a appelé anarcho-socialisme ici en Allemagne, et qui aggrava encore les divisions.

Ce fait, que le mouvement ouvrier a en réalité connu des conflits internes partout et de tout temps, doit nous convaincre que ces luttes ne sont pas des anomalies, de simples maladies infantiles, mais des réactions normales, inévitables, face à des situations naturelles. C’est pourquoi il n’est pas convenable de les attribuer simplement à des querelleurs et à des grincheux dont ce serait la faute. Ce serait aussi judicieux que la conception de la bourgeoisie selon laquelle le mouvement ouvrier tout entier ne serait que l’œuvre de quelques meneurs. Au lieu de s’indigner des "éternelles chicaneries" - l’indignation sert il est vrai d’arme, de temps à autre, dans les controverses -, il est nécessaire d’en chercher et d’en comprendre les causes. Si l’on découvre l’origine des différentes tendances à l’intérieur du mouvement socialiste, les querelles entre frères n’en seront pas pour autant rendues impossibles à l’avenir ; car leurs causes sont de nature générale et elles ne dépendent pas de la bonne volonté de l’individu intelligent. Mais le préjudice, qui résulte sans aucun doute de ces conflits pour le mouvement, serait plus faible si le plus possible de camarades ne participaient plus à la lutte de manière inconsciente, en suivant un sentiment instinctif, mais avec une compréhension nette et clairvoyante de leurs causes et de leurs effets. L’on pourra alors comprendre et apprécier à leur juste valeur les idées de l’adversaire dans le parti, tout en les combattant en même temps sans ménagements dans l’intérêt du mouvement.

L’expression crise de croissance, car la lutte interne ne serait rien d’autre, provient de l’époque des controverses au sujet de Bernstein. On découvre dans cette expression une cause générale des conflits tactiques qui énonce que l’on n’a pas besoin de s’inquiéter à leur sujet. Celui qui ne s’attend pas à ce que le mouvement ouvrier soit une image idéale romanesque, mais qui cherche à le comprendre comme un mouvement pratique d’hommes ordinaires, reconnaîtra que, précisément, toutes ces difficultés et divergences, qui s’expriment dans les luttes internes de parti, proviennent nécessairement de cette croissance incessante. La force croissante du mouvement socialiste crée des déplacements dans les rapports sociaux et politiques des classes entre elles qui mettent le mouvement ouvrier devant des tâches toujours nouvelles. Il attire à lui des cercles de plus en plus vastes de la population laborieuse et cela implique que, sans cesse à nouveau, de grandes masses de ses membres sont encore des recrues inexpérimentées, sans expérience et sans connaissances profondes, qui trouvent d’abord leur chemin peu à peu grâce à la pratique, c’est-à-dire souvent grâce à une pratique erronée et à des bévues, dans les tâches difficiles que leur assigne la lutte de libération socialiste.

Chez ces nouveaux membres se répètent donc, jusqu’à un certain point, les conditions du début du mouvement, quand le parti tout entier devait encore chercher péniblement sa voie. Cependant des tendances différentes ne peuvent pas encore naître de ce seul fait, car les nouveaux membres inexpérimentés se laissent diriger en général par l’expérience plus mûre, par la compréhension plus profonde, par les connaissances scientifiques et par la marche en avant plus assurée, des camarades plus anciens. En outre, la comparaison avec les débuts du mouvement n’est que partiellement admissible ; en effet, il n’est pas du tout nécessaire que chaque individu passe toujours à nouveau par tous les faux pas et par toutes les illusions des étapes antérieures du mouvement. Le résultat de ces expériences et connaissances péniblement acquises se trouve à sa disposition dans la théorie socialiste sous une forme abrégée, condensée. Un demi-siècle de mouvement ouvrier ascendant et de lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat a produit une grande quantité d’expériences, auxquelles le mouvement socialiste actuel est redevable de sa tactique de lutte décidée, plus sûre, et son histoire offre aux nouveaux membres et aux jeunes générations une source intarissable d’enseignements précieux. C’est grâce à ces derniers que la doctrine du développement social et de la lutte de classe, que Marx et Engels ont exposée déjà en 1847 dans le Manifeste communiste, est devenue un savoir solide, fondé, des couches laborieuses les plus larges. Ce savoir donne au mouvement ouvrier cette certitude de la marche en avant dont nous nous faisons gloire. On pourrait donc espérer de ceci une unanimité croissante des camarades de lutte et une diminution des divergences tactiques.

Si ce que nous venons de dire ne se réalise pas, cela tient à la nature particulière de l’évolution du capitalisme et du mouvement ouvrier. L’on peut indiquer, comme causes les plus directes des divergences tactiques qui demeurent, les situations suivantes : le rythme de développement inégal dans les différentes régions ; le caractère dialectique de l’évolution sociale ; l’existence d’autres classes à côté des capitalistes et des travailleurs salariés.

Les régions arriérées

Les conceptions et les objectifs socialistes sont un produit de l’observation des bouleversements sociaux, du développement du capitalisme. Mais ce développement n’est pas partout identique. Le capitalisme ne se développe pas partout selon le même rythme. Dans un pays, il y a des régions où il s’incruste en premier, où il se développe de manière gigantesque, où il crée ex nihilo de grandes entreprises et de grandes villes et où il rassemble sous son commandement des armées prolétariennes immenses. À côté de cela, il y a d’autres régions qui ne sont pratiquement pas touchées par ces bouleversements et où les petits bourgeois et les petites entreprises travaillent sous les mêmes formes extérieures que lors des siècles passés. Le socialisme, en tant que but de classe et en tant qu’organisation de classe, est en totalité, de par sa nature, un produit des conditions de la grande industrie développée. Ces conditions montrent aux ouvriers la possibilité et la nécessité d’un ordre socialiste, leur dévoilent aussi la force de masse qui est la leur, et qui est nécessaire pour la réalisation de cet ordre. Elles leur donnent confiance dans leur propre force et dans leur propre capacité pour s’emparer du pouvoir dans la société.

Mais un mouvement qui veut conquérir la totalité de l’État, bouleverser la totalité de la société, ne peut se limiter à ces grands centres. Il doit s’étendre aux petites villes, aux villages et à la campagne. Et partout, ses agitateurs y trouvent des mécontents et des opprimés qui prêtent l’oreille à la bonne nouvelle. Le capital a pénétré partout, et il a plus ou moins détruit les anciens rapports partout, il s’est fait des grandes masses populaires un ennemi, partout vivent des travailleurs salariés, et c’est pourquoi le socialisme trouve partout des partisans qui veulent participer au combat contre le capital.

Mais ces partisans vivent dans des conditions qui leur donnent un tout autre regard sur la société et sur nos buts. Et, étant donné que c’est la réalité qu’ils éprouvent qui détermine toujours le plus fortement leurs vues, ils en viennent nécessairement d’eux-mêmes à douter de la justesse de notre théorie et de la tactique qui repose sur elle, puisque celles-ci découlent des conditions du grand capitalisme. C’est en cela que réside une première raison des divergences tant fondamentales que tactiques.

Le capitalisme hautement développé ouvre un abîme sans fond entre la classe des propriétaires des moyens de production et la classe des ouvriers, tandis que les classes moyennes indépendantes disparaissent ou perdent leur autonomie. Au contraire, dans des conditions non développées, on trouve encore une classe moyenne nombreuse et aisée qui sert de tampon entre les classes les plus extrêmes. Ces classes moyennes se composent, pour partie d’artisans et de petits patrons indépendants, qui n’ont besoin qu’exceptionnellement de commis, et pour partie d’une petite bourgeoisie qui en règle générale n’emploie qu’un petit nombre de travailleurs. La frontière entre les ouvriers et les artisans n’est pas tranchée ; socialement, ils se fréquentent, et de plus, les formes de relations des ouvriers avec leurs patrons ont un caractère familier, cordial, ou bien, avec les grands entrepreneurs, patriarcal. Souvent le capitaliste vient tout juste de sortir de la classe des petits patrons ; les ouvriers les plus âgés se souviennent de l’époque où ils travaillaient avec lui et où ils le tutoyaient. Il faudrait une grande force d’abstraction pour discerner derrière ces formes bon enfant, où la condition salariale semble déterminée par des relations et des circonstances personnelles, l’exploitation par le capital envahissant et les débuts de la lutte de classe. Les conditions, que notre théorie dépeint pour la grande industrie, concordent encore moins pour la campagne où il existe toujours des relations tout à fait primitives entre le paysan, sa famille, ses valets et ses servantes. Il est vrai que l’on n’a pas du tout de mal à constater que les normes générales du capitalisme, l’exploitation, la recherche du profit et les oppositions d’intérêts, y ont également cours ; mais, si l’on reconnaît leur forme claire et nette dans la grande industrie, il faut ici aller les chercher sous des apparences primitives.

Dans ces régions la classe ouvrière constitue une minorité de la population qui est disséminée et qui est souvent traitée par-dessus l’épaule par les petits bourgeois ayant une situation un peu meilleure. Le socialisme éveille en eux l’idée qu’ils ont eux aussi des droits et des revendications. Mais l’idée de vouloir être tout, de conquérir le pouvoir sur toutes les autres classes, leur semble une utopie impossible, lointaine. Le but de la lutte, c’est-à-dire d’augmenter sans cesse le pouvoir de sa classe, peut paraître impossible à l’ouvrier.

C’est un autre but qu’il voit devant lui. En général, dans ces régions, les salaires sont misérables et les conditions de vie des ouvriers basses. Un but qu’il peut au moins atteindre, c’est d’améliorer sa situation immédiate. Les chefs d’entreprise n’ont pas encore l’arrogance des nouveaux riches ; ils sont aussi en contact personnel avec les ouvriers qu’ils connaissent individuellement. L’organisation et les premières luttes unies de la masse des ouvriers, qu’ils prenaient à peine en considération auparavant, les font sursauter et sortir de leur tranquillité. L’opinion publique d’une nombreuse petite bourgeoisie s’irrite devant la découverte de ces abus. Ce que ces travailleurs s’efforcent d’atteindre : ne plus être foulés aux pieds, mais être traités comme des égaux en droit, trouve de la compréhension auprès de vastes couches de cette classe. Dans ces conditions, on peut obtenir beaucoup par la négociation, la transaction, la compréhension.

De plus, une partie significative des petits bourgeois se sent menacée par le capital et a toutes les raisons de le haïr. Elle a d’autant plus de motifs de s’irriter des mauvaises conditions qui prévalent dans une usine quand le fabricant en question leur rend la vie dure du fait de sa supériorité concurrentielle. La petite bourgeoisie a souvent l’occasion de combattre, sur le terrain politique, la progression du grand capital, et donc de s’allier avec les travailleurs. Ces classes peuvent souvent faire cause commune en particulier dans la revendication d’un élargissement du droit de vote. Aux époques antérieures, la petite bourgeoisie et la classe ouvrière se sont retrouvées régulièrement dans la défense de la démocratie. Ceci peut se répéter à une échelle plus petite dans les régions non encore développées. Dans ces conditions, la théorie des contradictions profondes de classe apparaît comme injustifiée et unilatérale, et la tactique de la vive lutte de classe qui repose sur elle erronée.

Le marxisme, en tant que théorie du prolétariat révolutionnaire, provoque un changement complet de mentalité. C’est pourquoi il ne peut être accueilli en totalité et avec sympathie que par ceux dont la mentalité a été fondamentalement transformée par les violents changements qu’ils ont observés et dont ils ont souffert. Le développement moderne de la grande industrie détruit les vieilles traditions, bouleverse tout ce qui a été légué, nettoie les cerveaux comme avec un balai et les rend capables ainsi d’accepter une conception du monde complètement nouvelle. Mais, dans les coins de la campagne à peine touchés par ce développement, les idéologies coutumières règnent encore puissamment, les vieilles idées reçues ne sont pas renversées, parce que les anciens rapports traditionnels s’y maintiennent encore. La conception du monde petite bourgeoise y reste dominante ; on ne trouve pas dans le socialisme une vision du monde prolétarienne, tout à fait nouvelle, qui bouleverse tout, mais simplement une série d’objectifs pratiques et limités qui laissent subsister tranquillement à côté de lui les manières de voir bourgeoises classiques.

Aussi est-il compréhensible que la progression de notre parti dans les régions arriérées conduise nécessairement à mettre en doute la théorie socialiste, et à prendre en compte d’autres conceptions de la tactique socialiste que celles qui se sont formées dans les centres de la grande industrie. Ceci ne veut pas dire qu’elles ont le même droit à prévaloir que ces dernières. L’apparence sociale des régions arriérées, face au capitalisme de la grande industrie, n’est qu’une illusion, dans ce sens que le capitalisme laisse clairement apparaître des tendances et des effets, qui sont contenus en germe dans ces régions, mais qui ne paraissent pas clairement au grand jour lors d’une observation superficielle. Les lois du capitalisme sont valables partout, même si elles sont partiellement dissimulées dans les rapports non développés par des influences traditionnelles. La concentration du capital reste une vérité très importante, même si elle ne se manifeste pas dans chaque village isolé. Le village demeure une partie de la société dans son ensemble, il subit le sort commun et il est dominé par lui. Et cette société n’est pas gouvernée par la classe moyenne des petites villes mais par le grand capital international. L’histoire se fait non pas dans ces régions éloignées, mais dans les grandes villes, dans les centres du monde. Un ouvrier dans une grande entreprise d’une grande ville pèse, dans les décisions politiques, plus qu’un ouvrier ou un paysan d’un village isolé, parce que mille ouvriers dans la ville exercent par leur masse compacte une plus grande influence que mille personnes disséminées dans la campagne. C’est pourquoi, la situation des grandes villes industrielles, et les conceptions qui y grandissent, prévalent pour ce qui concerne les bouleversements sociaux.

La situation dans les régions arriérées n’est donc pas sans influence, mais elle ne peut jouer de rôle que comme entrave au développement. Son effet doit donc être le plus possible amoindri et combattu. Car les conceptions « modérées » ou « opportunistes » qui en sont issues agissent comme un obstacle et un affaiblissement de la marche impétueuse en avant de la classe ouvrière révolutionnaire. Même s’il est inévitable que ces conceptions naissent de cette situation, elles sont, considérées du point de vue social général, fausses et l’on ne doit pas les ménager. C’est dans l’intérêt même des ouvriers des régions arriérées que les conceptions qui sont pour eux naturelles ne soient pas reconnues comme valables. Malgré la différence des conceptions, leurs intérêts sont les mêmes que ceux du prolétariat de la grande industrie. Il n’est pas nécessaire et, pour eux, pas souhaitable qu’ils traversent tous le long et torturant processus qui mène de la petite entreprise à la grande entreprise ; il leur faut plutôt espérer que le prolétariat des grandes villes puisse, le plus tôt possible, déployer une force assez grande pour abolir la domination du capital.

Mais existe-t-il un moyen pour combattre ces conceptions qui naissent inévitablement de la situation ? Nous possédons ce moyen avec l’explication théorique. Celle-ci transfère les idées de leur petit milieu immédiat dans le vaste mouvement mondial, elle fait apparaître les rapports du grand capitalisme, du capital et du prolétariat sous leur forme la plus développée et elle fait aussi comprendre de la sorte la raison la plus profonde de la situation. C’est pourquoi il est avant tout erroné de vouloir gagner simplement des membres dans les régions arriérées en ménageant leurs préjugés ; un travail intensif d’explication théorique y est d’autant plus nécessaire qu’il est plus difficile.

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