[Publié dans le numéro 8 du Bulletin communiste (première année), 6 mai 1920, précédé de l'introduction suivante : « Anton Pannekoek est un des meilleurs théoriciens du socialisme international. Il appartient au parti communiste hollandais. Nous publions une traduction d'un de ses articles les plus récents et les plus actuels paru en allemand dans la revue marxiste Die Internationale, fondée avec Rosa Luxemburg et Franz Mehring. Les plans de socialisation de Bauer et des socialistes autrichiens ayant eu en leur temps la fervente admiration des sphères dirigeantes du mouvement socialiste opportuniste, nous jugeons utile de publier la critique pénétrante qu'en a fait Pannekoek. »]
I.
Dans les premiers mois qui
suivirent la révolution allemande de novembre 1918 s'éleva le cri «
socialisation » ! Il était l'expression de la volonté des masses de donner à la
révolution un contenu social et de ne pas en rester à un changement de
personnes ou à une simple transformation de système politique. Kautsky mit en
garde contre une trop rapide socialisation pour laquelle la société ne serait
pas encore mûre. Les mineurs posèrent la socialisation comme revendication dans
leur grève – comme récemment les mineurs anglais. Une commission d'études pour
la socialisation fut formée, mais les conseils secrets et le gouvernement
sabotèrent ses décisions. Pour le gouvernement socialiste majoritaire, la
socialisation n'est qu'une phrase, un moyen de tromper les travailleurs –,
chacun sait qu'il a déjà abandonné tous les anciens buts et les principes du
socialisme. Mais les Indépendants sont restés les gardiens fidèles de la vieille
doctrine socialiste ; ils le croient sincèrement en ce qui concerne le
programme de socialisation. Il est donc intéressant d'étudier ce programme pour
caractériser la tendance radicale qui existe dans la social-démocratie de tous
les pays à côté des socialistes gouvernementaux ou en opposition avec eux.
Quand les ouvriers réclament
la socialisation, ils pensent sans aucun doute au socialisme, à la société
socialiste, à la suppression de l’exploitation capitaliste. On verra si elle a
la même signification pour les chefs social-démocrates d’aujourd’hui. Marx n'a
jamais parlé de socialisation ; il a parlé de l’expropriation des
expropriateurs.
Des deux principales
transformations apportées par le socialisme dans la production : la suppression
de l’exploitation et l'organisation du système économique, la première est la
principale, la plus importante pour de prolétariat. On peut concevoir une
organisation de la production sur la base capitaliste, elle conduit alors an
socialisme d’Etat, un esclavage et une exploitation plus complète du
prolétariat par la force de l’Etat centralisé. La suppression de l’exploitation
avec la production dispersée était l’idéal des anciens coopérateurs et des
anarchistes, mais là où la suppression de l’exploitation est accomplie, comme
dans la Russie communiste, on doit immédiatement s'occuper de l’organisation de
la production.
C’est là où les
social-démocrates lancent des mois d'ordre généraux pour préparer des
propositions de loi pratiques qu'on peut voir le plus clairement ce que
signifie pour eux la socialisation. Ce fut le cas à. Vienne, où règnent les «
marxistes » Renner et Otto Bauer. Nous tirons d'une conférence faite le 24
avril par Bauer dans une assemblée de chefs syndicaux les arguments par
lesquels il cherchait à faire saisir ses plans à ces délégués ouvriers. Pour
socialiser complètement la grosse industrie, dit-il là, pour éloigner les
capitalistes, l'expropriation est d'abord nécessaire. « Nous leur prenons leurs
entreprises », l'organisation de la nouvelle administration doit suivre...
L'expropriation ne doit pas se faire sans indemnités, car on serait alors
obligé de confisquer tout le capital, y compris les obligations de guerre. Les
caisses d'épargne feraient alors faillite, les petits paysans et les employés perdraient
leurs économies et des difficultés internationales en surgiraient. Il est donc
« impossible de réaliser une simple confiscation de la propriété capitaliste ».
Les capitalistes seront donc indemnisés ; un tribunal arbitral fixera le
montant de l'indemnité qui « devra être fixée d'après la valeur durable, dans
laquelle les bénéfices de guerre ne doivent pas être comptés ». L'indemnité
sera payée en obligations de dette d’Etat qui recevront de l’Etat un intérêt
annuel de 4 %.
Certes, reconnaît-il pour
terminer, cela n'est pas encore la complète socialisation, parce que l'ancien
capitaliste recevra toujours l'intérêt de son entreprise comme rentier. «
Supprimer cela graduellement est un problème de législation fiscale et
éventuellement de transformation du droit d'héritage » ; après quelques
générations, les revenus non produits par le travail pourront complètement
disparaître.
Pour éclairer les principes
qui sont à la base de ces plans de socialisation des social-démocrates, il est
nécessaire de considérer de plus près l'essence de la propriété capitaliste et
de l'expropriation économique.
II.
L'argent, comme capital, a la
faculté de se multiplier continuellement par la plus-value. Quiconque
transforme son argent en capital et le place dans la production reçoit sa part
de la plus-value totale produite par le prolétariat mondial
La source de la plus-value est
l'exploitation du prolétariat ; on paye la force de travail au-dessous de la
valeur produite par elle.
L'argent et la propriété ont
non seulement acquis ainsi, dans le régime capitaliste, un nouveau sens, mais
ils sont aussi devenus une nouvelle norme. Dans le monde petit-bourgeois,
l'argent est la mesure de la valeur du temps de travail nécessaire à la
confection d'un produit. Comme capital, l'argent est la mesure de la
plus-value, du profit réalisable par les moyens de production. Bien qu'il n'ait
coûté aucun travail, on payera pour un coin de terrain le prix correspondant à
la rente foncière capitalisée. Il en est de même avec une grande entreprise. Si
sa fondation a coûté disons 100 000 francs (cent actions de 1 000 francs) et
qu'elle rapporte du10 %, une action ne sera pas vendue 1 000 francs, mais
environ 2 000 francs, car 2 000 francs au 5 % rapportent le même revenu que
l'action. Sa valeur capitaliste est 2 000 francs, car elle est fixée par le
revenu, et la valeur capitaliste de toute l'entreprise est de 200 000 francs,
bien qu'elle n'ait douté que 100 000 francs.
On sait que les grandes
banques, à la formation de nouvelles entreprises, mettent à l'avance cette
différence dans leur poche comme « profit de fondateur » en lançant sur le
marché (dans l'exemple cité) pour 200 000 fr. d'actions. En revanche, si le
profit de cette entreprise tombe – par exemple par la concurrence victorieuse
de plus grosses affaires – toujours davantage jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus
produire que du 1 % de dividende, sa valeur capitaliste tombe à 20 000 fr. Si
le profit disparaît totalement – abstraction faite de l'espoir d'une prospérité
future, qui peut être décomptée à l'avance pour une certaine somme – la valeur
capitaliste de l'entreprise tombe à zéro, et seule la valeur matérielle de
l'inventaire peut encore être réalisée.
La propriété capitaliste
signifie donc d'abord non pas le fait de disposer d'objets, mais le droit à un
revenu sans travail, à la plus-value. Sa forme est l'action, le papier sur
lequel ce droit est écrit. L'entreprise, la fabrique n'est que l'instrument par
lequel on produit la plus-value ; la propriété elle-même est le droit à la
plus-value. La suppression de l'exploitation, la suppression de ce droit est
par conséquent la suppression de la valeur capitaliste, la confiscation du
capital. On comprend, dès lors, la méthode de Otto Bauer : mélanger dans le
même pot ce capital avec les quelques sous d'épargne du petit économe – qui
songe d'abord à sauvegarder sa propriété et non à recevoir un revenu sans
travail – afin de faire trembler les fonctionnaires syndicaux, par une telle
identification, devant une attaque contre l'exploitation.
La suppression de la propriété
capitaliste et la suppression de l'exploitation ne sont donc pas cause et
effet, moyen et but, c'est une seule et même chose. La propriété capitaliste
n'existe que par l'exploitation, sa valeur est fixée par la plus-value. Que la
plus-value disparaisse d'une façon quelconque, que l'ouvrier reçoive le produit
complet de son travail, et la propriété capitaliste disparaîtra en même temps.
Si le prolétariat améliore ses conditions de travail tellement que les
entreprises ne rapportent plus aucun profit au capital, leur valeur capitaliste
tombera à zéro ; les fabriques pourront être très utiles à la société, elles
auront perdu leur valeur pour les capitalistes. L'argent perd alors la faculté
du produire plus d'argent, de la plus[1]value,
parce que les ouvriers ne se laissent pas plus longtemps exploiter. C'est
l'expropriation à laquelle Marx pensait. La propriété capitaliste sera
supprimée parce que le capital sera sans valeur, sans profit. Cette
expropriation économique par laquelle la propriété perd sa valeur et est
détruite par conséquent, bien que le droit de libre disposition demeure est
l'opposé de cette expropriation juridique souvent appliquée dans le monde
capitaliste, et par laquelle le droit de libre disposition est supprimé, mais en
laissant subsister la propriété par l'indemnité.
Il va sans dire que les
expropriations juridiques se produiront aussi en passant au socialisme. La
puissance politique du prolétariat prendra toutes les mesures qui sont utiles à
la suppression de l'exploitation. Elle ne se contentera pas de limiter le droit
de libre exploitation des anciens employeurs par la régularisation des
salaires, des heures de travail et des prix, elle la supprimera complètement.
La base économique de ces mesures est posée par ce qui précède ; ce n'est pas :
Confiscation de toute propriété comme le pense le petit bourgeois effrayé, mais
la suppression de tout droit sur la plus-value, sur un revenu non produit par
le travail. C'est l'expression juridique du fait politique que le prolétariat
est le maître et qu'il ne veut plus se laisser exploiter.
III.
La socialisation d'après la
recette de Bauer est une expropriation juridique sans expropriation économique,
c'est ce que tout gouvernement bourgeois pourrait proposer. La valeur
capitaliste des entreprises sera payée en indemnité aux employeurs et ils
recevront dorénavant en intérêt d'obligations ce qu'ils recevaient autrefois en
profit. La remarque que les profits de guerre n'entreront pas en considération
prouve que le profit normal devra être pris pour norme. Cette socialisation
remplace le capitalisme privé par le capitalisme d'Etat ; l'Etat prend la tâche
de faire suer le profit aux travailleurs et de le remettre aux capitalistes.
Pour les travailleurs, il y aura peu de chose de changé ; comme auparavant, ils
devront créer un revenu sans travail pour les capitalistes. L'exploitation
demeure exactement comme autrefois.
Si une telle proposition avait
été faite au temps de la prospérité capitaliste, elle eût été acceptable pour
le prolétariat ; la part de la plus-value momentanée revenant au capital étant
fixée, toute nouvelle augmentation de la productivité par l'organisation et le
progrès technique profitait au prolétariat. Mais la bourgeoisie n'y pensait pas
alors parce qu'elle revendiquait pour elle-même ces avantages.
Maintenant, les conditions
sont différentes, la plus-value est un danger. Le chaos économique, la perte
des débouchés et des matières premières, le lourd tribut au capital de
l'Entente, laissent prévoir une diminution du profit capitaliste. La révolte
des masses ouvrières, le début de la révolution prolétarienne qui mettent en
question toute l'exploitation, viennent s'ajouter à cette situation. La
socialisation vient maintenant à propos pour assurer au capital son profit sous
forme d'intérêt d’Etat. Un gouvernement communiste, comme celui de Russie,
assure immédiatement le résultat de la nouvelle puissance et de la nouvelle
liberté prolétarienne en refusant tout droit d'exploitation au capital. Un
gouvernement social-démocrate assure le vieil esclavage prolétarien en
éternisant le vieux tribut qu'il paye au capital au moment précis où il devait
disparaître. La socialisation n'est alors que l'expression juridique du fait
politique que le prolétariat n'est qu'un maître apparent et est prêt à se
laisser tranquillement exploiter davantage. Comme le gouvernement « socialiste
» n'est que la continuation de la vieille exploitation bourgeoise sous la
bannière socialiste, la « socialisation » n'est que la continuation de la
vieille exploitation bourgeoise sous la bannière socialiste.
Si l'on demande comment des
politiciens intelligents et d'anciens marxistes peuvent aboutir à de telles
pensées, le caractère politique bien connu de cette tendance qui a pris corps
dans le parti socialiste indépendant nous donnera la réponse. Elle était
radicale de nom, elle prêchait la lutte de classe des lèvres, mais redoutait
toute lutte vigoureuse. C'était le cas déjà avant la guerre, lorsque Kautsky,
Haase et leurs amis s’opposèrent à l’extrême-gauche radicale comme « centre
marxiste ». C’est aujourd’hui encore la même chose. Ils désirent apporter le
socialisme aux travailleurs. Mais ils redoutent la lutte 'contre la
bourgeoisie. Ils voient très bien qu’une vraie suppression de tout profit
capitaliste, une confiscation du capital comme l’a réalisée le communisme en
Russie entraîne la bourgeoisie dans une lutte violente, car il s’agit de son
existence, de sa vie ou de sa mort comme classe. Ils considèrent le prolétariat
trop faible pour cette lutte et cherchent par conséquent à atteindre le but par
des détours, en le rendant appétissant à la bourgeoisie. Politiquement, les
plans de socialisation sont une tentative de conduire le prolétariat au but
socialiste, sans toucher la bourgeoisie dans son nerf vital, sans provoquer sa
colère la plus violente, et en évitant ainsi la lutte de classe violente.
L’intention serait louable si
seulement elle était réalisable. Mais si l’on considère tout ce qui sera
nécessaire au tribut capitaliste : les intérêts pour les anciens propriétaires
capitalistes des moyens de production, les intérêts des emprunts de guerre, le
tribut au capital de l’Entente, on voit alors que tout cela ne peut être
réalisé, même par un travail intensif et une vie plus pauvredu prolétariat.
Dans la destruction actuelle de la vie économique et de la force corporelle des
masses, la suppression immédiate de tout parasitisme est une pressante
nécessité pour le relèvement de la société. Mais même si l’on fait abstraction
de cet état spécial de misère, et que l’on ne considère la socialisation que
comme mesure des débuts de la révolution prolétarienne, comme premier pas vers
le socialisme, son impossibilité apparaît aussi longtemps que le prolétariat
n’a pas encore acquis toute sa force. Quand les ouvriers se réveillent et
s’élèvent vers la liberté et l’indépendance, ils posent des revendications pour
l'amélioration de leurs conditions de travail et de vie.
Ces améliorations diminueront
immédiatement le profit. L’Etat socialiste pourra leur crier : travaillez avec
plus d’intensité, le contraire arrivera cependant.
Quand l’obligation capitaliste
ne pèsera plus avec une main de fer, la tension inhumaine de l’effroyable
exploitation se détendra et le travail se ralentira, deviendra plus humain. Le
rapport, le profit des entreprises tombera. Sans la socialisation, les
capitalistes privés devraient supporter la perte, mais l’Etat ayant à leur
payer maintenant l’ancien intérêt, c’est l’Etat socialiste, qui leur a assuré
le profit malgré le début de la révolution ouvrière, qui supportera la perte.
Il lui restera le choix, ou de s’opposer aux revendications, d’étouffer les
grèves, de devenir un gouvernement violent en faveur du capital, contre le
prolétariat, ou bien de tomber dans une inévitable banqueroute d’Etat. La bourgeoisie
criera alors de nouveau son triomphe, car l’impossibilité de « socialiser »
aura été pratiquement démontrée.
Ce sera le résultat de la
tentative rusée d’aboutir à une espèce de socialisme en évitant la lutte de
classe. Une socialisation qui veut ménager le profit de la bourgeoisie, ne peut
être une voie vers le socialisme. Il n’y a pas d’autre voie que de supprimer
l’exploitation et de conduire dans ce but une lutte de classe implacable.
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