« Il y a là quelque chose de vraiment effrayant; mais je crois qu'il est très essentiel de maintenir très apparent ce caractère du socialisme, si l’on veut que celui-ci possède toute sa valeur éducative. Il faut que les socialistes soient persuadés que l’œuvre à laquelle ils se consacrent et une œuvre grave, redoutable et sublime ; c’est à cette condition seulement qu'ils pourront accepter les innombrables sacrifices que leur demande une propagande qui ne peut procurer ni honneurs, ni profits, ni même satisfactions intellectuelles immédiates. Quand l'idée de la grève générale n’aurait pour résultat que de rendre plus héroïque la notion socialiste, elle devrait, déjà par cela seul, être regardée comme ayant une Valeur inappréciable. »
« Les politiciens sont des
gens avisés, dont les appétits voraces aiguisent singulièrement la perspicacité,
et chez lesquels la chasse aux bonnes places développe des ruses d’apaches. Ils
ont horreur des organisations purement prolétariennes, et les discréditent
autant qu’ils le peuvent ; ils en nient souvent même l’efficacité, dans
l’espoir de détourner les ouvriers de groupements qui seraient, disent-ils,
sans avenir. Mais quand ils s’aperçoivent que leurs haines sont impuissantes,
que les objurgations n’empêchent pas le fonctionnement des organismes détestés
et que ceux-ci sont devenus forts, alors ils cherchent à faire tourner à leur
profit les puissances qui se sont manifestées dans le prolétariat. »
«Les syndicats peuvent être fort
utilement employés à faire de la propagande électorale ; il faut, pour les
utiliser avec fruit, une certaine adresse, mais les politiciens ne manquent pas
de légèreté de main. Guérard, le secrétaire du syndicat des chemins de fer, fut
autrefois un des révolutionnaires les plus fougueux de France ; il a compris, à
la longue, qu’il était plus facile de faire de la politique que de préparer la
grève générale [Une tentative de grève des chemins de fer fut faite en 1898 ;
Joseph Reinach en parle ainsi : « Un individu très louche, Guérard, qui avait
fondé une association des ouvriers et employés des chemins de fer, et recueilli
plus de 20 000 adhésions, intervint ((dans le conflit des terrassiers de
Paris)) avec l’annonce d'une grève générale de son syndicat... Brisson ordonna
des perquisitions, fit occuper militairement les gares, détacha des cordons de
sentinelles le long des voies ; personne ne bougea. » (Histoire de l’affaire
Dreyfus, tome IV, pp. 310-311). – Aujourd’hui le syndicat Guérard est tellement
bon que le gouvernement lui a accordé la faveur d’émettre une grande loterie.
Le 14 mai 1907, Clemenceau le citait à la Chambre comme une réunion de « gens
raisonnables et sages » opposés aux agissements de la Confédération du
Travail.] ; il est aujourd’hui l’un des hommes de confiance de la Direction du
Travail et, en 1902, il se donna beaucoup de mal pour assurer l’élection de
Millerand. Dans la circonscription où se présentait le ministre socialiste, se
trouve une très grande gare, et sans l’appui de Guérard, Millerand serait,
probablement resté sur le carreau. Dans le Socialiste du 14 septembre 1902, un
guesdiste dénonçait cette conduite qui lui semblait doublement scandaleuse :
parce que le congrès des travailleurs des chemins de fer avait décidé que le
syndicat ne ferait pas de politique et parce qu’un ancien député guesdiste se
portait contre Millerand. L’auteur de l’article redoutait que « les groupes
corporatifs ne fassent fausse route et n’en arrivent, sous prétexte d’utiliser
la politique, à devenir les instruments d’une politique ». Il voyait
parfaitement juste ; dans les marchés conclus entre les représentants des syndicats
et les politiciens, le plus clair profit sera toujours pour ceux-ci.
Plus d’une fois, les politiciens
sont intervenus dans des grèves, dans le désir de ruiner le prestige de leurs
adversaires et de capter la confiance des travailleurs. Les grèves du bassin de
Longwy, en 1905, eurent pour point de départ des efforts tentés par une
fédération républicaine qui voulait organiser des syndicats qui fussent
capables de servir sa politique contre celle des patrons [Mouvement socialiste,
1er-15 décembre 1905, p. 130] ; les affaires ne tournèrent pas au gré des
promoteurs du mouvement, qui n’étaient pas assez familiers avec ce genre
d’opérations. Quelques politiciens socialistes sont, au contraire, d’une
habileté consommée pour combiner les instincts de révolte en une force
électorale. L’idée devait donc venir à quelques personnes d’utiliser dans un
but politique de grands mouvements des masses populaires. L’histoire de
l’Angleterre a montré, plus d’une fois, un gouvernement reculant, lorsque de
très nombreuses manifestations se produisaient contre ses projets, alors même
qu’il aurait été assez fort, pour repousser, par la force, tout attentat dirigé
contre les institutions. Il semble que ce soit un principe admis du régime
parlementaire, que la majorité ne saurait s’obstiner à suivre des plans qui
soulèvent contre eux des manifestations atteignant un trop fort degré. C’est
une des applications du système de compromis sur lequel est fondé ce régime ;
aucune loi n’est valable quand elle est regardée par une minorité comme étant
assez oppressive pour motiver une résistance violente. Les grandes
démonstrations tumultueuses font voir que l’on n’est pas bien loin d’avoir
atteint le moment où pourrait éclater la révolte armée ; devant de, telles
démonstrations les gouvernements respectueux des bonnes traditions cèdent [Le
parti clérical a cru qu’il pourrait employer cette tactique pour arrêter
l’application de la loi sur les congrégations ; il espérait que des
manifestations violentes feraient céder le ministère ; celui[1]ci a tenu bon et on peut
dire qu’un des ressorts essentiels du régime parlementaire s’est trouvé ainsi
faussé, puisque la dictature du parlement connaît moins d’obstacles
qu’autrefois.]. Entre la simple promenade menaçante et l’émeute, pourrait prendre
place la grève générale politique qui serait susceptible d’un très grand nombre
de variétés : elle peut être de courte durée et pacifique, ayant pour but de
montrer au gouvernement qu’il fait fausse route et qu’il y a des forces
capables de lui résister ; elle peut être aussi le premier acte d’une série
d’émeutes sanglantes. Depuis quelques années, les socialistes parlementaires
ont moins confiance dans une rapide conquête des pouvoirs publics et ils
reconnaissent que leur autorité dans les Chambres n’est pas destinée à
s’accroître indéfiniment. Lorsqu’il n’y a pas de circonstances exceptionnelles
qui peuvent forcer un gouvernement à acheter leur appui par de grandes
concessions, leur puissance parlementaire est assez réduite. Il serait donc
fort utile pour eux de pouvoir exercer sur les majorités récalcitrantes une
pression du dehors, qui aurait l’air de menacer les conservateurs d’un
soulèvement redoutable. S'il existait des fédérations ouvrières riches, bien
centralisées et capables d’imposer à leurs membres une sévère discipline, les
députés socialistes ne seraient pas très embarrassés pour imposer parfois leur
direction à leurs collègues. Il leur suffirait de profiter d’une occasion
favorable à un mouvement de révolte, pour arrêter une branche d’industrie
pendant quelques jours. On a, plus d’une fois, proposé de mettre ainsi le
gouvernement au pied du mur par un arrêt dans l’exploitation des mines [En
1890, le congrès national du parti guesdiste vota, à Lille, une résolution par
laquelle il déclarait que la grève générale des mineurs était actuellement
possible et que la seule grève générale des mineurs permettrait d’obtenir tous
les résultats que l’on demande en vain à un arrêt de toutes les professions.]
ou dans la marche des chemins de fer. Pour qu’une pareille tactique pût
produire tous ses effets, il faudrait que la grève pût éclater à l’improviste
sur le mot d’ordre lancé par le Parti et qu’elle s’arrêtât au moment où
celui-ci aurait signé un pacte avec le gouvernement. C’est pourquoi les politiciens
sont si partisans d’une centralisation des syndicats et parlent si souvent de
discipline [« S’il y a place dans le Parti pour l’initiative individuelle, les
fantaisies arbitraires de l’individu doivent être écartées. Le règlement est le
salut du Parti ; il faut nous y attacher fortement. C’est la constitution que
nous nous sommes librement donnée, qui nous lie les uns aux autres et qui nous
permet tous ensemble de vaincre ou de mourir » Ainsi parlait un docteur
socialiste au Conseil national (Socialiste, 7 octobre 1905). Si un jésuite
s’exprimait ainsi, on dénoncerait le fanatisme monacal.]. On comprend assez
bien qu’il s’agit d’une discipline subordonnant le prolétariat à leur
commandement. Des associations très décentralisées et groupées en Bourses du Travail
leur offriraient moins de garanties ; aussi regardent-ils volontiers comme des
anarchistes tous les gens qui ne sont point partisans d’une solide
concentration du prolétariat autour des chefs du Parti. La grève générale
politique offre cet immense avantage qu’elle ne met pas en grand péril les vies
précieuses des politiciens ; elle constitue une amélioration de l’insurrection
morale dont usa la Montagne au mois de mai 1793, pour forcer la Convention à
expulser de son sein les Girondins ; Jaurès, qui a peur d’effrayer sa clientèle
de financiers (comme les Montagnards avaient peur d’effrayer les départements),
admire fort un mouvement qui ne serait pas compromis par des violences qui
auraient affligé l’humanité [Jaurès, La Convention, p. 1384] ; aussi n’est-il
pas un ennemi irréconciliable de la grève générale politique. Des événements
récents ont donné une force très grande à l’idée de la grève générale
politique. Les Belges obtinrent la réforme de la constitution par une
démonstration que l’on a décorée, peut-être un peu ambitieusement, du nom de
grève générale. Il paraît que les choses n’avaient pas eu l’allure tragique
qu’on leur a quelquefois prêtée : le ministère était bien aise de forcer la
Chambre à adopter un projet de loi électorale que la majorité réprouvait ;
beaucoup de patrons libéraux étaient fort opposés à cette majorité
ultra-cléricale ; ce qui se produisit alors fut ainsi tout le contraire d’une
grève générale prolétarienne, puisque les ouvriers servirent les fins de l’Etat
et de capitalistes. Depuis ces temps déjà lointains, on a tenté une autre
poussée sur le pouvoir central, en vue de l’établissement d’un mode de suffrage
plus démocratique ; cette tentative échoua d’une manière complète ; cette fois,
le ministère n'était plus implicitement d’accord avec les promoteurs pour faire
adopter une nouvelle loi électorale. Beaucoup de Belges restèrent fort ébahis
de leur insuccès et ne purent comprendre que le roi n’eût pas renvoyé ses
ministres pour faire plaisir aux socialistes ; il avait autrefois imposé à des
ministres cléricaux leur démission en présence de manifestations libérales ;
décidément ce roi ne comprenait rien à ses devoirs et, comme on le dit alors,
il n’était qu’un roi de carton. L’expérience belge n'est pas sans intérêt, parce
qu'elle nous conduit à bien comprendre l’extrême opposition qui existe entre la
grève générale prolétarienne et celle des politiciens. La Belgique est un des
pays où le mouvement syndical est le plus faible ; toute l’organisation du
socialisme est fondée sur la boulangerie, l'épicerie et la mercerie, exploitées
par des comités du Parti ; l’ouvrier, habitué de longue date à une discipline
cléricale, est toujours un inférieur qui se croit obligé de suivre la direction
des gens qui lui vendent les produits dont il a besoin, avec un léger rabais,
et qui l’abreuvent de harangues, soit catholiques, soit socialistes. Non
seulement nous trouvons l’épicerie érigée en sacerdoce, mais encore c’est de
Belgique que nous vint la fameuse théorie des services publics, contre laquelle
Guesde écrivit en 1883 une si violente brochure et que Deville appelait, à la
même époque, une contrefaçon belge du collectivisme [Deville, Le Capital, p.
10]. Tout le socialisme belge tend au développement de l’industrie d’Etat, à la
constitution d'une classe de travailleurs[1]fonctionnaires,
qui serait solidement disciplinée sous la main de fer de chefs que la
démocratie accepterait [Paul Leroy-Beaulieu a proposé récemment d’appeler «
Quatrième Etat » l’ensemble des employés du gouvernement et « Cinquième Etat »,
ceux de l'industrie privée ; il dit que les premiers tendent à former des
castes héréditaires (Débuts, 28 novembre 1905). Plus on ira, plus on sera amené
à distinguer ces deux groupes ; le premier fournit un grand appui aux
politiciens socialistes, qui voudraient le plus complètement discipliner et lui
subordonner les producteurs industriels.]. Il est tout naturel que dans un tel
pays la grève générale soit conçue sous la forme politique ; le soulèvement
populaire doit avoir dans de telles conditions, pour but de faire passer le
pouvoir d’un groupe de politiciens à un autre groupe de politiciens, - le
peuple restant toujours la bonne bête qui porte le bât [Ceci n’empêche pas
Vandervelde d’assimiler le monde futur à l’abbaye de Thélème, célébrée par
Rabelais, où chacun faisait ce qu’il voulait, et de dire qu’il aspire à la «
communauté anarchiste ». (Destrée et Vandervelde, Le socialisme en Belgique, p.
289). Oh ! magie des grands mots !].
Les troubles tout récents de Russie ont
contribué à populariser l’idée de grève générale dans les milieux des
professionnels de la politique. Beaucoup de personnes ont été surprises des
résultats que les grands arrêts concertés du travail ont produits mais on ne
sait pas très bien comment les choses se sont passées et quelles conséquences
ont eues ces troubles. Des gens qui connaissent le pays estiment que Witte
avait des relations avec beaucoup de révolutionnaires et qu’il a été fort
heureux de terrifier le tsar pour pouvoir enfin éloigner ses ennemis et obtenir
des institutions qui, à son jugement, devaient rendre difficile le retour de
l’ancien régime. On doit être frappé de ce que, pendant assez longtemps, le
gouvernement a été comme paralysé et que l’anarchie était à son comble dans
l’administration, tandis que le jour où Witte a cru nécessaire à ses intérêts
personnels d’agir avec vigueur, la répression a été rapide ; ce jour est arrivé
(comme l’avaient prévu quelques personnes), lorsque les financiers eurent
besoin de faire remonter le crédit de la Russie. Il ne semble pas vraisemblable
que les soulèvements antérieurs eussent eu jamais la puissance irrésistible
qu’on leur a attribuée ; le Petit Parisien, qui était l’un des journaux
français qui avaient affermé l’entretien de la gloire de Witte, disait que la
grande grève d’octobre 1905 se termina par suite de la misère des ouvriers ;
d’après lui, on l’avait même prolongée d’un jour, dans l’espoir que les
Polonais prendraient part au mouvement et obtiendraient des concessions comme
en avaient obtenu les Finlandais ; puis il félicitait les Polonais d’avoir été
assez sages pour ne pas bouger et ne pas donner un prétexte à une intervention
allemande (Petit Parisien, 7 novembre 1905). Il ne faut donc pas trop se
laisser éblouir par certains récits, et Ch. Bonnier avait raison de faire des
réserves dans le Socialiste du 18 novembre 1905 au sujet des événements de
Russie ; il avait toujours été un irréductible adversaire de la grève générale
et il notait qu’il n’y avait pas un seul point commun entre ce qui s’était
produit en Russie et ce qu’imaginent « les purs syndicalistes en France. »
Là-bas, la grève aurait été seulement, selon lui, le couronnement d’une œuvre
très complexe, un moyen employé avec beaucoup d’autres, qui avait réussi en
raison des circonstances exceptionnellement favorables au milieu desquelles
elle s'était produite. Voilà bien un caractère très propre à distinguer deux
genres de mouvements que l'on désigne par le même nom. Nous avons étudié une
grève générale prolétarienne qui est un tout indivisé ; maintenant nous avons à
considérer une grève générale politique, qui combine des incidents de révolte
économique avec beaucoup d’autres éléments qui dépendent de systèmes étrangers
à l’économie. Dans le premier cas, on ne doit considérer à part aucun détail ;
dans le second, tout dépend de l’art avec lequel des détails hétérogènes sont
combinés. Il faut maintenant considérer isolément les partis, en mesurer
l’importance et savoir les harmoniser. Il semble qu’un pareil travail devrait
être regardé comme purement utopique (ou même tout à fait absurde) par les gens
qui sont habitués à opposer tant d’objections pratiques à la grève générale
prolétarienne ; mais si le prolétariat abandonné à lui-même n’est bon à rien,
les politiciens sont bons à tout. N’est-ce pas un dogme de la démocratie que
rien n’est au-dessus du génie des démagogues pour vaincre, les résistances qui
leur sont opposées ? Je ne m’arrêterai pas à discuter les chances de réussite
de cette tactique et je laisse aux boursicotiers qui lisent l’Humanité le soin
de chercher les moyens d’empêcher la grève générale politique de tomber dans
l’anarchie. Je vais m’occuper seulement de chercher à mettre en pleine lumière
la grande différence qui existe entre les deux conceptions de grève générale.
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