samedi 26 juin 2021

PANNEKOEK : LA THÉORIE DE L’ÉCROULEMENT DU CAPITALISME (1934) PARTIE II

 

Rosa Luxemburg et Otto Bauer

Dés sa parution, le livre de Rosa Luxemburg fut l’objet de toutes sortes de critiques, venues de toutes sortes d’horizon. La Neue Zeit des 7 et 14 mars 1913 nous livre celle d’Otto Bauer. Naturellement on y trouve la démonstration (comme d’ailleurs dans toutes les autres critiques) que la production et la consommation s’adaptent l’une à l’autre. Mais dans le cas d’Otto Bauer la critique prend une forme particulière : l’accumulation y est liée à la croissance de la population et réciproquement. L’auteur suppose d’abord une société socialiste où la population croit de 5 % par an, ce qui entraîne une croissance dans le même rapport de la production des biens de consommation, qui en retour exige un accroissement des moyens de production par le biais du progrès technique. Dans une situation analogue, le capitalisme, privé de réglementation planifiée, devrait avoir recours à une accumulation du capital pour répondre a cet accroissement de population. Otto Bauer construit un schéma chiffré répondant le plus simplement possible à ces conditions : il suppose une croissance annuelle de 5 % du capital variable et de 10 % du capital constant. Il suppose outre que le taux d’exploitation est de 100 % (c’est-à-dire pl = v). Ces conditions déterminent automatiquement la partie de la plus value qui doit être réservée à l’accumulation si l’on veut obtenir la croissance du capital que l’on s’est fixée à l’avance et du même coup, par différence, celle qui sera consommée. Il n’y a ensuite aucune difficulté de calcul pour construire un schéma chiffré qui, d’année en année, fournit la croissance correcte.

TABLEAU IX

C

V

S

PREMIERE ANNEE

200000

100000

100000

DEUXIEME ANNEE

220000

105000

105000

TROISIEME ANNEE

242000

110250

110250

 

La plus-value se répartissant ainsi :

TABLEAU X

µC

µV

CO

PREMIERE ANNEE

20000

3000

75000

DEUXIEME ANNEE

22000

5250

77750

TROISIEME ANNEE

24200

5512

80538

 

Bauer a poussé les calculs de son schéma sur quatre ans et a aussi déterminé les nombres, correspondant aux sections I et II, tout cela dans le but de montrer qu’il n’y avait aucun problème au sens ou l’entendait Rosa Luxemburg [On verra plus loin que le schéma choisi par Bauer mène à des contradictions. Il est clair que pour réaliser une croissance donnée du capital constant il faut que la plus-value d’ou vient cette croissance augmente à un rythme suffisant. Dans un schéma abstrait où les nombres, les rapports sont fixés arbitrairement on pourra toujours, comme le souligne Pannekoek un peu plus haut, satisfaire à cette exigence. L’erreur de Bauer consiste à avoir choisi un rythme de croissance de la plus-value identique à celle-du capital variable et donc plus lent que celui de l’accumulation. Grossmann aura beau jeu de relever cette « erreur » en poussant le calcul au delà de quatre ans. On, ne laissera pas d’être étonné devant tant de gros livres qui sont tout simplement faux par suite d’une méconnaissance de l’algèbre la plus élémentaire. Comme le résultat obtenu dépend finalement des hypothèses de départ (une fois les éventuelles fautes de calcul corrigées…) on comprend que Pannekoek, scientifiquement, critique celles de Bauer, une attitude que, finalement, avait adoptée Rosa Luxemburg elle[1]même. (NdT)]. Mais le caractère de la critique de Bauer amène de lui-même le genre de critique qu’on peut lui faire. L’idée de base en est l’introduction d’une croissance de la population dans une société socialiste, si bien que le capitalisme fait figure de socialisme pas encore bien réglé ; on pense à un poulain non dressé et encore farouche, au point de se faire du mal à lui-même, et qui, au fond, n’a besoin que de la main douce du dresseur socialiste. L’accumulation ne sert qu’à accroître la production pour répondre à la croissance de la population, si bien que le capitalisme ne semble avoir d’autre préoccupation que d’approvisionner l’humanité un bien nécessaire à la vie, Mais, par la suite du manque de planification tout cela marche mal, cahin caha, tantôt trop vite, tantôt pas assez, et entraîne des catastrophe. D’autre part, si une croissance régulière et sans à coup de 5 % par an peut convenir à une société socialiste ou toute l’humanité est devenue calme et sobre, elle ne semble pas très bien adaptée au capitalisme tel qu’il a toujours été et tel qu’il est encore. Toute son histoire le montre fonçant en avant tel un ouragan, se développant irrésistiblement et bien au delà des limites exigées par la croissance de la population. Faire croître la puissance du Capital tel a été le but de l’accumulation ; la plus grande part possible de plus-value est transformée en capital additionnel, et pour valoriser celui-ci, on fait entrer des secteurs de plus en plus grands de la population dans le processus : il a toujours existé et il existe encore un grand excédent d’hommes qui, encore au dehors ou à mi-chemin du système capitaliste, forment une réserve dans la quelle, selon les besoins, on puise ou on renvoie l’excès, autrement dit des hommes qui se tiennent prêts à satisfaire aux besoins de valorisation du capital accumulé. Voilà le caractère essentiel, fondamental du capitalisme que la description de Bauer passe entièrement sous silence. Il va de soi que Rosa Luxemburg ait retenu ce fait comme point central de sa contre-critique. En ce qui concerne la preuve que, dans le schéma de Marx, il n’y avait aucun problème ni désaccord entre les secteurs elle ne put rien faire d’autre que de répéter avec quelque ironie que dans un schéma numérique artificiel, tout peut marcher comme sur des roulettes. Mais se ramener à la croissance de la population et considérer celle-ci comme le principe régulateur de l’accumulation est tellement opposé à tout l’enseignement de Marx que c’est à bon droit qu’elle a donné à son anticritique le sous-titre : Ce que les épigones ont fait de la théorie marxienne. Car il ne s’agit pas ici d’une simple erreur mathématique (comme chez Rosa Luxemburg elle[1]même), mais bien d’un ouvrage qui reflète le point de vue politique pratique de la social[1]démocratie de l’époque. Les social-démocrates se considéraient comme les hommes d’Etat de demain qui, prenant la place des politiciens régnants, auraient à mettre sur pied l’organisation de la production. C’est pourquoi ils ne voyaient pas dans le capitalisme un système au sein duquel existait une opposition fondamentale qui se résoudrait en une révolution réalisée par la dictature du prolétariat, mais tout au plus une forme encore mal réglée mais améliorable de la création des biens nécessaires à la vie.

 

Le schéma de reproduction de Grossmann

 

Henryk Grossmann s’est attaqué au schéma de reproduction présenté par Otto Bauer. Il a remarqué qu’on ne pouvait l’étendre de manière illimitée et que, si on le poussait plus loin, on aboutissait à l’écroulement du système. Ceci est extrêmement facile à voir. Otto Bauer suppose qu’au départ on dispose d’un capital constant de 200.000 qui croit de 10 % par an et d’un capital variable de 100.000 qui croit de 5% par an. Le taux de plus value est fixé à 100 %, autrement dit la plus-value est égale, dans chaque période, au capital variable. Selon les règles des mathématiques, une quantité qui augmente de 10 % tous les ans aura doublé en 7 ans, quadruplé en 14, décuplé en 23, centuplé en 46. En revanche une quantité qui chaque année croit de 5 %, n’a, au bout de 46 ans, que décuplé. Il s’en suit que le capital variable et la plus-value qui la première année étaient chacun la moitié du capital constant, ne sont plus, au bout de 46 ans, que la vingtième d’un capital constant devenu colossal. IL est clair que la plus value tout entière ne suffit plus à assurer une croissance de 10 % de ce capital constant. Il ne faudrait pas croire que cette conclusion résulte du choix particulier des taux de croissance de 10 % et %. Car en réalité, dans le système capitaliste la plus-value croit moins vite que le capital [Dés que l’ont admet que la plus value croit moins vite que le capital constant on arrive à la conclusion que l’accumulation ne sera plus possible si on pousse le schéma jusqu’au bout. Ceci ne contredit pas la note précédente. (N.d.T.)]. C’est un fait connu que cela entraîne une baisse du taux de profit au cours du développement du capital, baisse à laquelle Marx a consacré de nombreux chapitres. Lorsque le taux de profit tombe de 5 %, le capital ne peut croître de 10 %. En effet la croissance du capital issu de la plus-value accumulée est nécessairement plus petite que cette plus-value elle-même. Le taux d’accumulation a visiblement comme limite supérieure le taux de profit [Cf. Marx, le Capital, livre III :… le taux d’accumulation baisse avec le taux de profit (op.cit. tome II p. 1024). (note d’AP)]. Le choix d’un taux de 10 % qui sur deux ans ne pose aucun problème, ne convient plus si l’on veut pousser le schéma sur des périodes de temps plus longues. Grossmann poursuit donc imperturbablement le schéma de Bauer, année par année, et croit ainsi décrire le capitalisme véritable. Il trouve les valeurs suivantes pour le capital constant, le capital variable et la plus-value.

TABLEAU XI

C

V

PL

DEBUT

200

100

100

20 ANNEE

1222

253

253

30 ANNEE

3170

412

412

34 ANNEE

4641

500

500

35 ANNEE

5106

525

525

 

(Les nombres sont donnés à un facteur mille prés.) La plus value se répartit ainsi : (année par année) :

TABLEAU XII

RC

RV

CO

DEBUT

20

5

75

20 ANNEE

122

13

118

30 ANNEE

317

21

74

34 ANNEE

464

25

11

35 ANNEE

510

26

-11

 

(Les nombres sont donnés à un facteur mille près.) On constate, d’après les calculs de Grossmann, qu’au bout de 21 ans, la par restant pour la consommation des capitalistes décroît. Au bout de 34 ans elle devient presque nulle et au bout de la 35éme année, il y a un déficit de plus-value pour l’accumulation (la valeur réserves à la consommation devient négative). Le Shylock qu’est le capital constant exige sans faiblir sa livre de chair ; il veut augmenter de 10 % tandis que les pauvres capitalistes affamés n’ont plus rien pour leur consommation personnelle. « A partir de la trente-cinquième année, l’accumulation ne peut se poursuivre au même rythme que la croissance de la population- sur la base des progrès techniques existants. L’accumulation devenant trop petite, il faudrait créer une armée de réserve qui, chaque année, ne pourrait aller qu’en croissant. » [H. Grossmann, Das Akkumulations-und[1]Zusammenbruchsgesetz des Kapitalischen Systems (La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste), Leipzig, 1924, p.126.] Dans de telles conditions, les capitalistes ne penseraient plus à poursuivre la production. Le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas, car devant le manque de plus-value pour l’accumulation (ici II) ils seront contraints de réduire la production. (En réalité ils auraient du le faire bien avant pour pouvoir satisfaire les nécessités de leur consommation). Une partie des travailleurs se trouvera donc réduite au chômage, une partie du capital ne sera pas employée, la plus-value produite sera plus petite et par conséquent la masse de plus-value diminuera ce qui entraînera un déficit encore plus grand pour l’accumulation et une croissance du chômage. Ce sera l’écroulement économique du capitalisme, devenu économiquement impossible. Telle est la réponse à la question que pose Grossmann : « Comment, de quelle manière l’accumulation capitaliste peut-elle mener à l’effondrement du système ? » On retrouve ici ce qui, dans la vieille littérature marxiste, passait pour être stupidement incompris par l’adversaire et que l’on désignait sous le nom de « grand patatras » (grosse Kladeradasch). Sans intervention d’une classe révolutionnaire qui vainc et exproprie la bourgeoisie, le capitalisme s’écroule pour des raisons purement économique. La machine ne peut plus tourner, elle se bloque, la production est devenue impossible. Citons encore Grossmann : « …en dépit de discontinuités périodiques, le mécanisme global du système s’approche, avec le progrès de l’accumulation du capital, inévitablement de sa fin….La tendance à l’effondrement prend le dessus et impose son autorité sous la forme d’une crise finale. » [id., p. 140] Et il ajoute plus loin : « … il faut conclure de la représentation du capitalisme que nous avons donnée, que l’effondrement de ce système, qui, avec les hypothèses que nous avons émises est inévitable et donc on peut calculer exactement la date, n’est pas pour autant automatique, se produisant à cette date même, si bien qu’il n’y a qu’à l’attendre passivement. » [id., p. 601] Dans ce passage où, pour un instant, on voudrait croire qu’il est question du rôle actif du prolétariat en tant qu’acteur de la révolution, il ne s’agit seulement que de traiter de la variation des salaires et du temps de travail qui modifie quelque peu les bases et par conséquent les résultats des calculs. Dans le même esprit, Grossmann poursuit : « Ainsi on voit que l’idée d’un effondrement objectif, inévitablement déduit de bases objectives, n’est pas en contradiction avec la lutte de classe mais qu’au contraire cet effondrement, bien qu’objectivement déterminé et inévitable, est en grande partie influencé par les forces vives de la lutte de classe ce qui laisse à l’intervention active des classes un certain domaine. Voilà précisément pourquoi, chez Marx, toute l’analyse du processus de reproduction débouche sur la lutte de classe. » [id., p. 602]

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