Rosa Luxemburg et Otto Bauer
Dés sa parution, le livre de
Rosa Luxemburg fut l’objet de toutes sortes de critiques, venues de toutes
sortes d’horizon. La Neue Zeit des 7 et 14 mars 1913 nous livre celle d’Otto
Bauer. Naturellement on y trouve la démonstration (comme d’ailleurs dans toutes
les autres critiques) que la production et la consommation s’adaptent l’une à
l’autre. Mais dans le cas d’Otto Bauer la critique prend une forme particulière
: l’accumulation y est liée à la croissance de la population et réciproquement.
L’auteur suppose d’abord une société socialiste où la population croit de 5 %
par an, ce qui entraîne une croissance dans le même rapport de la production
des biens de consommation, qui en retour exige un accroissement des moyens de
production par le biais du progrès technique. Dans une situation analogue, le
capitalisme, privé de réglementation planifiée, devrait avoir recours à une
accumulation du capital pour répondre a cet accroissement de population. Otto
Bauer construit un schéma chiffré répondant le plus simplement possible à ces
conditions : il suppose une croissance annuelle de 5 % du capital variable et
de 10 % du capital constant. Il suppose outre que le taux d’exploitation est de
100 % (c’est-à-dire pl = v). Ces conditions déterminent automatiquement la
partie de la plus value qui doit être réservée à l’accumulation si l’on veut
obtenir la croissance du capital que l’on s’est fixée à l’avance et du même
coup, par différence, celle qui sera consommée. Il n’y a ensuite aucune
difficulté de calcul pour construire un schéma chiffré qui, d’année en année,
fournit la croissance correcte.
TABLEAU IX |
C |
V |
S |
PREMIERE ANNEE |
200000 |
100000 |
100000 |
DEUXIEME ANNEE |
220000 |
105000 |
105000 |
TROISIEME ANNEE |
242000 |
110250 |
110250 |
La plus-value se répartissant
ainsi :
TABLEAU X |
µC |
µV |
CO |
PREMIERE ANNEE |
20000 |
3000 |
75000 |
DEUXIEME ANNEE |
22000 |
5250 |
77750 |
TROISIEME ANNEE |
24200 |
5512 |
80538 |
Bauer a poussé les calculs de
son schéma sur quatre ans et a aussi déterminé les nombres, correspondant aux
sections I et II, tout cela dans le but de montrer qu’il n’y avait aucun
problème au sens ou l’entendait Rosa Luxemburg [On verra plus loin que le
schéma choisi par Bauer mène à des contradictions. Il est clair que pour
réaliser une croissance donnée du capital constant il faut que la plus-value
d’ou vient cette croissance augmente à un rythme suffisant. Dans un schéma
abstrait où les nombres, les rapports sont fixés arbitrairement on pourra
toujours, comme le souligne Pannekoek un peu plus haut, satisfaire à cette
exigence. L’erreur de Bauer consiste à avoir choisi un rythme de croissance de
la plus-value identique à celle-du capital variable et donc plus lent que celui
de l’accumulation. Grossmann aura beau jeu de relever cette « erreur » en
poussant le calcul au delà de quatre ans. On, ne laissera pas d’être étonné
devant tant de gros livres qui sont tout simplement faux par suite d’une
méconnaissance de l’algèbre la plus élémentaire. Comme le résultat obtenu dépend
finalement des hypothèses de départ (une fois les éventuelles fautes de calcul
corrigées…) on comprend que Pannekoek, scientifiquement, critique celles de
Bauer, une attitude que, finalement, avait adoptée Rosa Luxemburg elle[1]même.
(NdT)]. Mais le caractère de la critique de Bauer amène de lui-même le genre de
critique qu’on peut lui faire. L’idée de base en est l’introduction d’une
croissance de la population dans une société socialiste, si bien que le
capitalisme fait figure de socialisme pas encore bien réglé ; on pense à un
poulain non dressé et encore farouche, au point de se faire du mal à lui-même,
et qui, au fond, n’a besoin que de la main douce du dresseur socialiste.
L’accumulation ne sert qu’à accroître la production pour répondre à la croissance
de la population, si bien que le capitalisme ne semble avoir d’autre
préoccupation que d’approvisionner l’humanité un bien nécessaire à la vie,
Mais, par la suite du manque de planification tout cela marche mal, cahin caha,
tantôt trop vite, tantôt pas assez, et entraîne des catastrophe. D’autre part,
si une croissance régulière et sans à coup de 5 % par an peut convenir à une
société socialiste ou toute l’humanité est devenue calme et sobre, elle ne
semble pas très bien adaptée au capitalisme tel qu’il a toujours été et tel
qu’il est encore. Toute son histoire le montre fonçant en avant tel un ouragan,
se développant irrésistiblement et bien au delà des limites exigées par la
croissance de la population. Faire croître la puissance du Capital tel a été le
but de l’accumulation ; la plus grande part possible de plus-value est
transformée en capital additionnel, et pour valoriser celui-ci, on fait entrer
des secteurs de plus en plus grands de la population dans le processus : il a
toujours existé et il existe encore un grand excédent d’hommes qui, encore au
dehors ou à mi-chemin du système capitaliste, forment une réserve dans la
quelle, selon les besoins, on puise ou on renvoie l’excès, autrement dit des
hommes qui se tiennent prêts à satisfaire aux besoins de valorisation du
capital accumulé. Voilà le caractère essentiel, fondamental du capitalisme que
la description de Bauer passe entièrement sous silence. Il va de soi que Rosa
Luxemburg ait retenu ce fait comme point central de sa contre-critique. En ce qui
concerne la preuve que, dans le schéma de Marx, il n’y avait aucun problème ni
désaccord entre les secteurs elle ne put rien faire d’autre que de répéter avec
quelque ironie que dans un schéma numérique artificiel, tout peut marcher comme
sur des roulettes. Mais se ramener à la croissance de la population et
considérer celle-ci comme le principe régulateur de l’accumulation est
tellement opposé à tout l’enseignement de Marx que c’est à bon droit qu’elle a
donné à son anticritique le sous-titre : Ce que les épigones ont fait de la
théorie marxienne. Car il ne s’agit pas ici d’une simple erreur mathématique
(comme chez Rosa Luxemburg elle[1]même),
mais bien d’un ouvrage qui reflète le point de vue politique pratique de la
social[1]démocratie
de l’époque. Les social-démocrates se considéraient comme les hommes d’Etat de
demain qui, prenant la place des politiciens régnants, auraient à mettre sur
pied l’organisation de la production. C’est pourquoi ils ne voyaient pas dans
le capitalisme un système au sein duquel existait une opposition fondamentale
qui se résoudrait en une révolution réalisée par la dictature du prolétariat,
mais tout au plus une forme encore mal réglée mais améliorable de la création
des biens nécessaires à la vie.
Le schéma de reproduction de
Grossmann
Henryk Grossmann s’est attaqué
au schéma de reproduction présenté par Otto Bauer. Il a remarqué qu’on ne
pouvait l’étendre de manière illimitée et que, si on le poussait plus loin, on
aboutissait à l’écroulement du système. Ceci est extrêmement facile à voir.
Otto Bauer suppose qu’au départ on dispose d’un capital constant de 200.000 qui
croit de 10 % par an et d’un capital variable de 100.000 qui croit de 5% par
an. Le taux de plus value est fixé à 100 %, autrement dit la plus-value est
égale, dans chaque période, au capital variable. Selon les règles des
mathématiques, une quantité qui augmente de 10 % tous les ans aura doublé en 7
ans, quadruplé en 14, décuplé en 23, centuplé en 46. En revanche une quantité
qui chaque année croit de 5 %, n’a, au bout de 46 ans, que décuplé. Il s’en
suit que le capital variable et la plus-value qui la première année étaient
chacun la moitié du capital constant, ne sont plus, au bout de 46 ans, que la
vingtième d’un capital constant devenu colossal. IL est clair que la plus value
tout entière ne suffit plus à assurer une croissance de 10 % de ce capital
constant. Il ne faudrait pas croire que cette conclusion résulte du choix
particulier des taux de croissance de 10 % et %. Car en réalité, dans le
système capitaliste la plus-value croit moins vite que le capital [Dés que
l’ont admet que la plus value croit moins vite que le capital constant on
arrive à la conclusion que l’accumulation ne sera plus possible si on pousse le
schéma jusqu’au bout. Ceci ne contredit pas la note précédente. (N.d.T.)].
C’est un fait connu que cela entraîne une baisse du taux de profit au cours du
développement du capital, baisse à laquelle Marx a consacré de nombreux
chapitres. Lorsque le taux de profit tombe de 5 %, le capital ne peut croître
de 10 %. En effet la croissance du capital issu de la plus-value accumulée est
nécessairement plus petite que cette plus-value elle-même. Le taux
d’accumulation a visiblement comme limite supérieure le taux de profit [Cf.
Marx, le Capital, livre III :… le taux d’accumulation baisse avec le taux de
profit (op.cit. tome II p. 1024). (note d’AP)]. Le choix d’un taux de 10 % qui
sur deux ans ne pose aucun problème, ne convient plus si l’on veut pousser le
schéma sur des périodes de temps plus longues. Grossmann poursuit donc
imperturbablement le schéma de Bauer, année par année, et croit ainsi décrire
le capitalisme véritable. Il trouve les valeurs suivantes pour le capital
constant, le capital variable et la plus-value.
TABLEAU XI |
C |
V |
PL |
DEBUT |
200 |
100 |
100 |
20 ANNEE |
1222 |
253 |
253 |
30 ANNEE |
3170 |
412 |
412 |
34 ANNEE |
4641 |
500 |
500 |
35 ANNEE |
5106 |
525 |
525 |
(Les nombres sont donnés à un facteur mille prés.) La plus
value se répartit ainsi : (année par année) :
TABLEAU XII |
RC |
RV |
CO |
DEBUT |
20 |
5 |
75 |
20 ANNEE |
122 |
13 |
118 |
30 ANNEE |
317 |
21 |
74 |
34 ANNEE |
464 |
25 |
11 |
35 ANNEE |
510 |
26 |
-11 |
(Les nombres sont donnés à un
facteur mille près.) On constate, d’après les calculs de Grossmann, qu’au bout
de 21 ans, la par restant pour la consommation des capitalistes décroît. Au
bout de 34 ans elle devient presque nulle et au bout de la 35éme année, il y a
un déficit de plus-value pour l’accumulation (la valeur réserves à la
consommation devient négative). Le Shylock qu’est le capital constant exige
sans faiblir sa livre de chair ; il veut augmenter de 10 % tandis que les
pauvres capitalistes affamés n’ont plus rien pour leur consommation
personnelle. « A partir de la trente-cinquième année, l’accumulation ne peut se
poursuivre au même rythme que la croissance de la population- sur la base des
progrès techniques existants. L’accumulation devenant trop petite, il faudrait
créer une armée de réserve qui, chaque année, ne pourrait aller qu’en
croissant. » [H. Grossmann, Das Akkumulations-und[1]Zusammenbruchsgesetz des Kapitalischen
Systems (La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste),
Leipzig, 1924, p.126.] Dans de telles conditions, les capitalistes ne
penseraient plus à poursuivre la production. Le voudraient-ils qu’ils ne le
pourraient pas, car devant le manque de plus-value pour l’accumulation (ici II)
ils seront contraints de réduire la production. (En réalité ils auraient du le
faire bien avant pour pouvoir satisfaire les nécessités de leur consommation).
Une partie des travailleurs se trouvera donc réduite au chômage, une partie du
capital ne sera pas employée, la plus-value produite sera plus petite et par
conséquent la masse de plus-value diminuera ce qui entraînera un déficit encore
plus grand pour l’accumulation et une croissance du chômage. Ce sera
l’écroulement économique du capitalisme, devenu économiquement impossible. Telle
est la réponse à la question que pose Grossmann : « Comment, de quelle manière
l’accumulation capitaliste peut-elle mener à l’effondrement du système ? » On
retrouve ici ce qui, dans la vieille littérature marxiste, passait pour être
stupidement incompris par l’adversaire et que l’on désignait sous le nom de «
grand patatras » (grosse Kladeradasch). Sans intervention d’une classe
révolutionnaire qui vainc et exproprie la bourgeoisie, le capitalisme s’écroule
pour des raisons purement économique. La machine ne peut plus tourner, elle se
bloque, la production est devenue impossible. Citons encore Grossmann : « …en
dépit de discontinuités périodiques, le mécanisme global du système s’approche,
avec le progrès de l’accumulation du capital, inévitablement de sa fin….La
tendance à l’effondrement prend le dessus et impose son autorité sous la forme
d’une crise finale. » [id., p. 140] Et il ajoute plus loin : « … il faut
conclure de la représentation du capitalisme que nous avons donnée, que
l’effondrement de ce système, qui, avec les hypothèses que nous avons émises
est inévitable et donc on peut calculer exactement la date, n’est pas pour
autant automatique, se produisant à cette date même, si bien qu’il n’y a qu’à
l’attendre passivement. » [id., p. 601] Dans ce passage où, pour un instant, on
voudrait croire qu’il est question du rôle actif du prolétariat en tant
qu’acteur de la révolution, il ne s’agit seulement que de traiter de la
variation des salaires et du temps de travail qui modifie quelque peu les bases
et par conséquent les résultats des calculs. Dans le même esprit, Grossmann
poursuit : « Ainsi on voit que l’idée d’un effondrement objectif,
inévitablement déduit de bases objectives, n’est pas en contradiction avec la
lutte de classe mais qu’au contraire cet effondrement, bien qu’objectivement
déterminé et inévitable, est en grande partie influencé par les forces vives de
la lutte de classe ce qui laisse à l’intervention active des classes un certain
domaine. Voilà précisément pourquoi, chez Marx, toute l’analyse du processus de
reproduction débouche sur la lutte de classe. » [id., p. 602]
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