dimanche 13 juin 2021

PANNEKOEK : ACTION DE MASSE ET RÉVOLUTION (1912) Partie 2

 

L’action de la masse

Dans la Neue Zeit du 12 au 27 octobre [1911], le camarade Kautsky analyse, dans une série d'articles intitulée « L'action de masse », les formes, les conditions et les effets des actions de la grande masse populaire. Sans doute ces articles ont-ils suscités par le fait qu'au cours des dernières années la question des actions de masse a sans cesse été agitée avec plus de vigueur ; mais il faut dire tout de suite que la façon dont Kautsky pose le problème ne permet pas de répondre à la véritable question, telle qu'elle se pose dans la pratique. Kautsky souligne au début de son article qu'il ne veut pas dire, évidemment, en évoquant l'action de masse, que les actions de la classe ouvrière organisée deviennent sans cesse plus massives du fait de la croissance de ses organisations ; mais bien qu'il a en vue l'entrée en scène de la « grande masse populaire inorganisée qui se rassemble de manière occasionnelle, pour se séparer ensuite, de ce qu'on appelle la « rue » . . . En constatant, ajoute-t-il, que les actions politiques et économiques deviennent toujours plus des actions de masse, « on n'affirme nullement que cette forme particulière d'action de masse que l'on décrit pour faire vite comme l'action de la rue soit appelée à jouer un rôle sans cesse croissant ».

Pour Kautsky, il y a donc deux formes d'action extrêmement différentes. D'un côté la lutte des travailleurs sous la forme que l'on a connue jusqu'alors, celle d'un petit détachement d'élite du peuple, de la classe ouvrière organisée qui représente peut-être un dixième seulement de l'ensemble de la masse qui ne possède rien, et qui mène de son côté son combat politique et syndical. De l'autre côté, nous aurions l'action de la grande masse inorganisée, de la « rue » qui, pour une raison quelconque, se soulève et joue ainsi un rôle historique. La question, dit Kautsky, est de savoir si la première figure sera, à l'avenir, la seule qui donnera sa configuration au mouvement prolétarien, ou si la seconde, l'action de masse, jouera encore un rôle important.

Mais lorsque, dans la discussion interne au Parti, au cours des dernières années, on a souligné le caractère inévitable ou encore l'opportunité des actions de masse, ce ne fut jamais en se fondant sur cette opposition. Ces positions ne se fondaient ni sur la simple affirmation que nos combats deviennent plus massifs, ni sur celle que les masses inorganisées entrent sur la scène politique, mais sur un troisième : à savoir que se dessine une nouvelle forme particulière d'activité des travailleurs organisés. C'est le développement du capitalisme moderne qui a contraint le prolétariat conscient de ses intérêts de classe à adopter ces nouvelles formes d'action. Gravement menacé par l'impérialisme, il doit mettre en œuvre sa volonté de la manière la plus énergique face aux autres forces puissantes que suscite le capitalisme dans sa lutte pour que lui soient reconnus davantage de droits, davantage de prérogatives dans l'Etat ; il doit le faire de manière plus énergique que ne le peuvent les discours de ses représentants au Parlement. Il doit agir par lui-même, se lancer dans le combat politique, chercher à infléchir l'attitude de la bourgeoisie et du gouvernement en faisant peser le poids des masses qu'il représente. Quand nous parlons d'actions de masse, de leur nécessité, nous voulons désigner par là une activité politique extra-parlementaire de la classe ouvrière organisée, activité par laquelle elle agit directement sur la politique, au lieu de le faire par le truchement de ses représentants. Ces actions de masse ne sont pas synonymes d'action de « la rue », même si les manifestations de rue en sont une forme, la plus puissante de ces actions, la grève de masse, signifie, elle, que les rues dont désertes. Les luttes syndicales qui mettent en branle d'emblée les masses constituent d'elles-mêmes, dès qu'elles engendrent des effets politiques d'importance, une transition vers ces actions de masse politiques. Lorsqu'on envisage la question pratique des actions de masse, il ne s'agit rien d'autre que d'une extension du champ d'activité des organisations prolétariennes.

Ces actions de masse s'opposent d'une manière absolument radicale aux mouvements populaires antérieurs dans le cours de l'histoire et que Kautsky analyse comme actions de masse. Au cours de ces mouvements, les masses se rassemblaient un instant, agglomérées par un puisant courant social qui les dotait d'une volonté commune ; ensuite, la masse se redécomposait et les individus redevenaient les atomes dispersés qu'ils étaient auparavant. Mais maintenant, les masses sont déjà organisées, leur action est élaborée, préparée d'avance et, quand elle s'achève, l'organisation demeure.

A cette époque, lors des anciennes actions de masse, il ne pouvait s'agir que de renverser un régime honni, donc de conquérir momentanément le pouvoir par un acte révolutionnaire unique ; mais comme, une fois ce but atteint, la masse se dissolvait, le pouvoir retombait entre les mains d'un petit groupe ; et, même si le peuple essayait d'ancrer son pouvoir en imposant le suffrage universel, cela ne suffisait pas à empêcher que s'établisse la domination d'une nouvelle classe. Nos actions de masse visent également, d'ailleurs, la conquête du pouvoir, mais nous savons qu'elle ne peut être le fait que d'une masse populaire socialiste et hautement organisée. C'est pour cette raison que le but immédiat de nos actions ne peut être toujours qu'une réforme déterminée, la perspective d'une concession que l'on arrachera à l'ennemi, qui diminuera d'autant sa force et fera progresser d'autant la nôtre. Dans le passé, le pouvoir du peuple ne pouvait être construit de manière permanente et sûre ; la masse populaire ne pouvait s'exprimer que par des éruptions soudaines et violentes qui jetaient bas une domination oppressive ; mais ensuite, toute cette force retournait au néant et une domination nouvelle venait s'abattre sur la masse populaire impuissante. L'élimination de toute domination de classe comme nous le concevons n'est possible que parce qu'existe un pouvoir populaire permanent qui se construit pas à pas et de manière inexorable jusqu'au point où sa force sera telle qu'il écrasera tout simplement le pouvoir d'Etat de la bourgeoisie et le dissoudra dans le néant. Autrefois, il fallait que les soulèvements populaires l'emportent sur toute la ligne, ou, s'ils n'avaient pas la force de le faire, ils échouaient totalement. Nos actions de masse ne peuvent pas échouer ; même si nous n'atteignons pas le but que nous nous sommes assigné, ces actions ne sont pas vaines, car même des retraites temporaires contribuent à la victoire future. Les actions de masse d'autrefois n'entraînaient toujours qu'une fraction minime de la population : il suffisait qu'une partie des classes populaires se soulève et s'ameute dans la capitale pour que tombe le gouvernement ; on ne pouvait, de toute façon, guère espérer davantage. Aujourd'hui aussi, nos actions de masse ne rassemblent au début qu'une minorité ; mais elle entraînent dans l'action des secteurs toujours plus importants de la population qui se tenaient auparavant à l'écart de ces actions, elles les entraînent à grossir les rangs de notre armée : ainsi, l'ensemble des actions de masse finit par entraîner l'action de la grande masse populaire exploitée qui rend impossible la poursuite de toute domination de classe.

Si nous soulignons avec insistance l'opposition entre ce que l'on entend, dans la pratique du Parti, par action de masse et ce que Kautsky entend par là, cela ne nous dispense pas pour autant de prêter attention à son analyse. Car on ne peut exclure qu'éclatent dans l'avenir de brusques et puissantes soulèvements des masses inorganisées, rassemblant des millions de personnes contre un gouvernement. Kautsky démontre dans le détail - à très juste titre - que l'existence de l'action parlementaire et du mouvement syndical, loin de rendre superflues les actions de masse directes, les rendent au contraire pour la première fois vraiment possibles. L'enchérissement de la vie et la guerre qui, dans le passé, ont si souvent poussé les masses sur la voie de soulèvement révolutionnaires se profilent à nouveau comme quelque chose de tangible. C'est pour cette raison qu'il est d'une importance vitale que nous étudions ce qui fonde de telles actions de masse spontanées, que nous étudions leurs conséquences, en analysant autant que possible les faits historiques.

Et pourtant, la manière dont Kautsky procède à cet examen ne peut que susciter de sérieuses réserves. Il suffit d'examiner le résultat auquel il parvient pour se convaincre que sa méthode est défectueuse. Car quelle est l'impression générale que retire le lecteur de son second article où est analysée l'intervention de la masse dans l'histoire ? Il en ressort que parfois l'action de la masse va dans un sens révolutionnaire, parfois dans un sens réactionnaire ; la masse détruit, et parfois cela est utile, parfois nuisible ; parfois elle se lance dans l'action lorsqu'on s'y attend le moins, et parfois elle se dérobe totalement lorsqu'on compte sur son entrée en scène.

Les formes d'apparition et les effets de l'action de masse peuvent ainsi être des plus divers ; il est difficile de les évaluer à l'avance, car les facteurs qui les déterminent sont infiniment complexes. L'effet produit par ces actions est presque toujours surprenant, tantôt il dépasse toutes les espérances et tantôt il suscite la déception.

Bref, on ne peut en réalité rien dire de ces actions, en ce qui les concerne on ne peut compter sur rien de déterminé, tout est aléatoire et incertain. Le résultat de l'analyse de Kautsky n'en est donc pas un ; en dépit de nombreuses remarques de détail intéressantes et précieuses, son analyse est demeurée sans résultat. A quoi cela tient-il ? Nous ne pouvons mieux faire pour le dire que citer ce que nous écrivions il y a sept ans afin de critiquer la conception téléologique de l'histoire (Neue Zeit, XXIII, t. 2, p. 423 : Marxisme et téléologie) :

« Si l'on prend la masse dans son sens tout à fait général, l'ensemble du peuple, il apparaît que, dans la mesure où se neutralisent réciproquement les conceptions et volontés divergentes des uns et des autres, il ne reste apparemment rien d'autre qu'une masse sans volonté, fantasque, adonnée au désordre, versatile, passive, oscillant de-ci de-là entre diverses impulsions, entre des mouvements incontrôlés et une indifférence apathique - bref, comme on le sait, le tableau que les écrivains libéraux peignent le plus volontiers du peuple. En fait, les chercheurs bourgeois pensent qu'en raison des différences infinies qui existent entre les individus, faire abstraction de l'individu, c'est en même temps faire abstraction de tout ce qui fait de l'homme un être doté de volonté, un être vivant, si bien qu'il ne demeure alors qu'une masse dépourvue de toute qualité. Car pour eux, entre la plus petite unité, la personne individuelle et le grand Tout dans lequel sont supprimées toutes les différences, la masse inerte, il n'y a pas d'intermédiaire ; ils ne connaissent pas les classes. A l'opposé, c'est la force de la doctrine socialiste que d'avoir apporté un principe d'ordre et un système d'interprétation de l'infinie variété des individualités humaines, en introduisant le principe de la division de la société en classes. Dans chaque classe, on trouve les individus ensemble, qui ont en gros les mêmes intérêts, la même volonté, les mêmes conceptions qui s'opposent à ceux des autres classes. Que l'on identifie dans les mouvements de masse historiques les différentes classes, et l'on voit aussitôt émerger d'un impénétrable brouillard une image claire du combat entre les classes, avec ses phases successives d'attaque, de retraite, de défense, de victoire et de défaite. Il suffit de comparer les descriptions que Marx a données des Révolutions de 1848 avec celles d'auteurs bourgeois. La classe est, dans la société, le général, qui conserve en même temps un contenu particulier ; que l'on supprime ce caractère particulier pour tomber dans un concept de l'Humain en général, et il ne demeure rien de particulier. Une science sociale ne peut avoir de contenu que si elle s'occupe des classes, c'est-à-dire d'un cadre où disparaît le caractère aléatoire de l'individualité humaine, mais où, en même temps, est demeuré l'essentiel de l'homme, une volonté, une façon de sentir particulières, différentes des autres, sous une forme pure, abstraite. »

Personne, parmi les disciples de Marx, n'a mis en relief avec autant de force que Kautsky dans ses écrits sur l'Histoire l'importance de la théorie marxiste pour celui qui étudie l'histoire ; et s'il traite de façon si lumineusement claire tous les sujets qu'il aborde, c'est essentiellement parce qu'en chaque chose il va droit aux classes, à leur situation, à leurs intérêts, à leurs visions des choses et explique leurs actions à partir de ces données. Mais, dans le cas présent, il a oublié son équipement marxiste à la maison, et c'est pour cela qu'il ne parvient à rien. Nulle part dans son exposé historique il n'est question du caractère de classe spécifique des masses ; quand il fait référence à Le Bon et Kropotkine et polémique contre eux, il ne met l'accent que sur la dimension psychologique des choses qui n'est qu'accessoire, mais il ne prend pas en considération l'essentiel, l'aspect économique où s'enracinent les différences de forme et de but des mouvements de masse. L'action du lumpenprolétariat qui ne sait que piller et détruire sans poursuivre des buts qui lui soient propres, l'action des petits-bourgeois qui sont montés sur les barricades à Paris, l'action des salariés d'aujourd'hui qui arrachent par une grève de masse des réformes politiques, l'action des paysans dans des pays économiquement arriérés - comme en 1808 en Espagne ou au Tyrol - contre la volonté de greffer artificiellement des lois modernes, toutes ces actions sont différentes les unes des autres et ne peuvent être comprises quant à la spécificité de leurs méthodes et des effets qu'elles engendrent que si l'on examine la situation de classe et les sentiments de classe qui étaient à l'origine de ces mouvements. Mais si on les jette tous indistinctement dans le même sac sous le label « action de masse », il n'en sortira qu'un méli-mélo qui nous apportera tout sauf la clarté. Présenter la guerre de guérilla espagnole comme une action de masse réactionnaire qui chassa les Français (qui se consacraient à une œuvre utile) pour remettre en selle une « racaille réactionnaire » composée de « curés, de propriétaires terriens et de courtisans », cela peut apparaître sympathique en ces temps de lutte contre le bloc de Junkers et des cléricaux, mais cela n'est pas conforme pour autant à la méthode historique qui est habituellement celle du camarade Kautsky. Quand il évoque la bataille de Juin comme l'exemple à méditer d'une action de masse provoquée par le gouvernement et écrasé dans le sang, ceci afin que les générations actuelles en fassent leur profit et leur bénéfice, il manque à sa démonstration l'essentiel : dans ce cas-là, deux masses se faisaient face, l'une bourgeoise, l'autre prolétarienne. Ainsi, tout événement historique se trouve placé sous un mauvais éclairage, si l'on essaie, en négligeant ce qui fait l'essentiel de sa spécificité, de le mettre sous le signe de l'abstraction généralisante et vide de l'action de masse.

C'est là un défaut que l'on trouve dans le troisième article de Kautsky où il examine les « transformations historiques des actions de masse ». Dans cet article où il analyse les conditions et les effets des actions de masse du prolétariat, Kautsky, une nouvelle fois, nous livre nombre de réflexions précieuses et importantes ; il reste pourtant que c'est la base même de ses développements qui, en général, appelle la critique. Kautsky voit que les actions de masse modernes seront d'une autre nature que celles du passé ; mais il cherche le fondement de cette différence avant tout dans le développement de l'organisation du prolétariat et dans celui de sa conscience historique.

« Mais, même si l'on conçoit que les actions de masse qui naîtront de cette situation seront très puissantes, elles seront différentes de celles que nous avons connues. Les quarante dernières années pendant lesquelles le prolétariat a pu jouir des droits démocratiques et s'organiser ne peuvent s'être écoulées sans laisser de trace. Le nombre d'éléments organisées, conscients dans la masse est devenu trop important pour que ces éléments ne fassent pas entendre leur voix lors d'explosions spontanées, quelle que soit la puissance de l'exaspération dont elles surgissent, quelle que soit la soudaineté avec laquelle elles apparaissent, et quand bien même y fait totalement défaut une direction agissant de façon concertée. » Kautsky fait totalement disparaître ici ce qui fonde pour l'essentiel l'opposition entre les actions de masse du passé et celles d'aujourd'hui et demain : le fait que les masses modernes ont une tout autre composition sociale que celles du passé. Même les masses inorganisées d'aujourd'hui doivent agir tout autrement que les masses populaires d'antan : ce sont des masses prolétariennes par opposition à des masses bourgeoises. Les mouvements de masse que nous avons connus dans l'histoire étaient des actions mues par des masses bourgeoises ; c'étaient des artisans, des paysans, des ouvriers de sensibilité petite-bourgeoise travaillant dans de petites entreprises et chez les paysans, qui y entraient en action. Ces classes étant individualistes, en raison de la nature de leur activité économique, la masse, nécessairement, éclatait en petites unités dispersées dès que l'action était achevée. Aujourd'hui, les grandes masses agissantes sont constituées essentiellement de prolétaires, de travailleurs qui sont au service du grand capital, dont le caractère de classe est tout différent et dont la façon de penser, de sentir, d'être, est toute différente de celle de la petite-bourgeoisie.

Mise en regard de cette différence fondamentale de nature entre les masses d'hier et d'aujourd'hui, l'opposition entre masses organisées et masses inorganisées ne devient certes pas insignifiante - car la différence est grande entre des membres de la classe ouvrière dotés des mêmes dispositions selon qu'ils ont une formation politique et une expérience - mais, du moins, secondaire. Nous avons insisté à plusieurs reprises déjà sur le fait que toutes les catégories de travailleurs ne peuvent pas être organisées dans le même mesure. Précisément, ce sont les travailleurs des entreprises capitalistes les plus développées et les plus concentrées, ceux de l'industrie lourde aux mains des cartels, ceux des chemins de fer, partiellement aussi ceux des mines, qu'il est beaucoup plus difficile d'organiser que ceux de la grande industrie moins concentrée. La raison en est évidente : ces travailleurs ont en face d'eux la puissance du capital - ou celle de l'Etat-patron -, une force si colossale et accablante que toute idée de résistance, y compris au moyen de l'organisation, y apparaît vouée à l'échec. Ces masses, dans leur essence profonde, sont aussi prolétariennes que d'autres ; le travail au service du capital leur a inculqué une discipline instinctive. Leurs luttes ont revêtu, jusqu'alors, le caractère d'explosions spontanées ; mais, en ces occasions, elles ont fait montre d'une discipline et d'une solidarité étonnantes, d'une inébranlable fermeté dans le combat dont on a eu ces dernières années, en Amérique particulièrement, de beaux exemples avec les grèves des masses inorganisées employées par les trusts. Certes, il leur manque l'expérience, l'endurance, la clairvoyance qui ne peuvent être acquises que par une très longue pratique du combat. Mais ces masses ne présentent plus trace de cet individualisme ancien de la petite-bourgeoisie inorganisée. Du fait de leur situation de classe, elles saisissent en un clin d'œil les enseignements de l'organisation et de la lutte de classe socialiste, et elles s'entendent à en tirer profit. Quand on dit que ces masses ne sont pas organisables ou qu'elles le sont difficilement, cela ne renvoie qu'à la forme de l'organisation sociale actuelle, pas à la discipline au combat, pas à l'esprit d'organisation, pas à la capacité de prendre part aux actions de masse prolétariennes. Qu'à la faveur de quelque événement la puissance du capital n'apparaisse plus intouchable et d'une supériorité écrasante, et les voilà qui entrent en lutte, et il n'est nullement à exclure qu'elles jouent dans les actions de masse un rôle plus grand encore, qu'elles constituent des bataillons plus valeureux encore que la masse de ceux qui sont actuellement organisés.

Aussi, l'action de la masse inorganisée vient-elle rejoindre d'elle-même celle des masses organisées que nous avons considérée pour commencer. Les actions de masse décidées par la classe ouvrière organisée drainent rapidement d'autres couches du prolétariat et se transforment petit à petit en actions embrassant l'ensemble de la classe prolétarienne. Ainsi s'estompe le contraste qui apparaît souvent aujourd'hui comme si important entre organisés et inorganisés ; non pas parce que ces derniers s'assimilent maintenant aux cadres des organisations existantes - car il n'est pas certain du tout que celles-ci vont pouvoir conserver sans problème leur forme actuelle - mais au sens où les nouvelles formes de combat qui apparaissent permettent à tous de mettre en œuvre de la même façon leur sens de la discipline, de la solidarité, leur conscience socialiste, leur dévouement à leur classe. La tâche de la social-démocratie - qu'elle s'incarne dans la forme actuelle d'organisation du Parti ou quelque autre cadre - c'est d'agir comme l'expression intellectuelle de ce qui vit dans la masse, de diriger son action, de forger son unité.

Tout autre est l'impression que l'on retire de l'exposé de Kautsky. De même qu'il résulte de son examen du cours de l'histoire que l'on ne peut rien dire de précis d'une action de masse, de même il voit dans les actions de masse à venir des éruptions puissantes qui déferleront sur nous de manière totalement imprévisible, comme un cataclysme naturel, un tremblement de terre, par exemple. Jusqu'à ce que se produisent de tels mouvements, le mouvement ouvrier n'a qu'à continuer d'agir comme il l'a fait jusqu'à présent ; les élections, les grèves, le travail parlementaire, le travail d'éducation des masses, tout continue comme avant, en s'amplifiant progressivement sans rien changer d'essentiel au cours des choses ; ceci jusqu'à ce qu'un jour, suscité par quelque motif externe, ait lieu un colossal soulèvement populaire qui, peut-être, reversera le régime existant : exactement, donc, selon le modèle des révolutions bourgeoises, avec cette simple différence que le Parti et son organisation sont maintenant prêts à prendre le pouvoir en main, à établir solidement les fruits de la victoire au lieu de profiter de leur nouvelle position dominante pour manger les marrons que la masse a tirés du feu, ils sont prêts au contraire à en faire profiter tout le monde. On retrouve là la théorie que défendait Kautsky il y a deux ans dans le débat sur la grève de masse - l'idée d'une grève de masse conçue comme un acte révolutionnaire unique conçue pour renverser d'un coup la domination capitaliste - et qu'il présente ici sous une forme rénovée. C'est la théorie de l'expectative passive - passive non pas au sens où il s'agirait de poursuivre de la même manière le travail parlementaire et syndical - mais au sens où l'on attend passivement que surviennent comme des événements naturels les grandes actions de masse, au lieu de les organiser systématiquement et activement au moment opportun, de les pousser de l'avant. C'est la théorie adéquate à la pratique de la direction du Parti et à sa répulsion pour les actions de masse, et c'est elle seulement qui permet de comprendre dans sa logique la pratique souvent critiquée de la direction du Parti consistant à demeurer les bras croisés aux moments cruciaux où serait nécessaire l'action du prolétariat et à tout faire, lors de la lutte pour la réforme du système électoral, pour mettre un terme aussi vite que possible aux manifestations de rue afin que tout rentre dans l'ordre. Par contraste avec notre conception de l'activité révolutionnaire du prolétariat qui repose sur l'idée que celui-ci construit son hégémonie dans une période d'actions de masse montantes et ruine progressivement le pouvoir d'Etat de la classe adverse, cette théorie du radicalisme passif considère que l'activité consciente du prolétariat ne peut être porteuse d'aucun changement radical. Ce radicalisme passif converge avec le révisionnisme au sens où il débouche sur l'épuisement de notre activité consciente dans le combat parlementaire et syndical ; il n'est donc pas surprenant que trop souvent, dans la pratique, on le voit se rapprocher de la tactique révisionniste - comme tout récemment à propos de l'accord de désistement.

Ce radicalisme se distingue du révisionnisme dans la mesure où, pour ce dernier, c'est ce type d'activité même qui entraînera le changement, le passage au socialisme ; c'est pour cette raison qu'il se concentre sur les réformes ; au contraire, le radicalisme passif ne partage pas ces attentes, il prévoit des explosions révolutionnaires qui se présentent comme des cataclysmes tout à coup surgis, comme d'un autre monde, indépendamment de notre volonté et de notre action, et qui viennent donner le coup de grâce au capitalisme. C'est « la vieille tactique éprouvée » dans sa dimension négative, érigée en système. C'est la théorie des cataclysmes que nous ne connaissions jusqu'à présent que comme une sottise bourgeoise et qui se trouve promue au rang de doctrine de Parti.

Pour conclure, Kautsky affirme :

« Ce n'est pas en nous fondant sur une théorie générale, mais en analysant la situation actuelle dans sa spécificité que nous en arrivons à considérer que, pour la période à venir, la situation politique est grosse de développements cataclysmiques. Mais la spécificité de cette situation engendre-t-elle la nécessité d'une nouvelle tactique spécifique ? C'est ce qu'affirment certains de nos amis. Ils veulent réviser notre tactique. Il serait plus facile d'aller de l'avant dans cette discussion si ces camarades avançaient des propositions particulières. Ils ne l'ont pas fait jusqu'à présent. Avant tout, il faudrait savoir s'ils exigent de nouveaux principes tactiques ou de nouvelles mesures tactiques . . . »

La seule chose que nous puissions répondre à cela, c'est tout simplement que nous n'avons pas besoin de faire des propositions : la tactique qui nous paraît juste, c'est déjà celle du Parti. Sans qu'il ait été nécessaire d'en faire la proposition, elle s'est réalisée en pratique par les manifestations de rue. En théorie, le Parti l'a adoptée déjà avec la résolution d'Iéna qui évoque la grève de masse comme un moyen à mettre en œuvre pour conquérir de nouveaux droits politiques. Ceci ne signifie pas que nous soyons satisfaits à tous points de vue de la pratique qui a été la nôtre au cours de ces dernières années. Mais on ne peut donner la dimension d'une nouvelle tactique à la revendication que la direction du Parti cesse de considérer qu'il est de son devoir de faire taire autant que possible les actions de masse du prolétariat ou d'interdire les discussions sur la tactique. Quand, de temps à autre, nous parlons d'une nouvelle tactique, ce n'est pas au sens où nous préconiserions de nouveaux principes ou des mesures d'un type nouveau - nous considérons comme allant de soi que l'on agit chaque fois comme la situation l'exige - mais, en le faisant, nous plaidons pour que l'on présente une vision théorique claire du cours réel des choses. La tactique du prolétariat se transforme, mieux encore, elle prend de l'extension en adoptant des moyens de lutte nouveaux, plus puissants ; c'est notre tâche, en tant que Parti, de faire en sorte que les masses en prennent clairement conscience, qu'elles comprennent les causes de ce phénomène, mais aussi ses conséquences à plus longue échéance. Nous devons expliquer que la situation qui découle de la croissance des luttes de masse n'est pas un hasard, un phénomène dont on ne peut rien dire, mais qu'elle découle de la situation ordinaire et normale du capitalisme dans la dernière période. Nous devons attirer l'attention sur le fait que les actions de masse qui ont eu lieu jusqu'alors ne sont que le début d'une période de luttes de classe révolutionnaires au fil desquelles le prolétariat, au lieu d'attendre passivement que des événements cataclysmiques viennent, de l'extérieur, ébranler le monde, doit construire lui-même son pouvoir et sa liberté en prenant constamment l'offensive, en allant constamment de l'avant, en s'activant dans un grand esprit de sacrifice. Voilà la « nouvelle tactique » que l'on pourrait à bon droit désigner comme la poursuite naturelle de l'ancienne, comprise dans sa dimension positive.

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