lundi 14 juin 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Justice du pouvoir/ pouvoir de la justice.


Dans ses voeux pour l'année 2020, le président Macron a soutenu qu'avec la réforme des retraites, "il s'agit d'un projet de justice et de progrès social", afin "de garantir le système de répartition qui est le nôtre depuis le Conseil national de la Résistance". Bien sûr, la "répartition" qui définissait notre système de retraites suppose la "part", la partition et le partage, et elle soulève donc la question de la justice de/dans la répartition des parts. Mais comment Macron ose-t-il prétendre qu'il veut en garantir le système, c'est-à-dire qu'il veut sauver les retraites, s'il faut travailler encore plus longtemps? La contradiction est évidente, et pour cause: Macron veut supprimer ce qu'il dit  vouloir sauver, tout comme il veut supprimer la sécurité sociale par le déremboursement des consultations médicales et des médicaments censés la sauver. Dès lors, à quoi bon défendre la réforme des retraites par l'idée de justice si le Pouvoir a pour but de les supprimer? Y a-t-il seulement un sens à parler de "justice du Pouvoir"? Quel sens peut finalement bien avoir le mot "justice"?

Le pouvoir soutient que la réforme des retraites est juste parce qu'elle est universelle. Mais l'universalité n'a jamais suffi à caractériser la justice sauf à y substituer injustement la loi et/ ou le droit, voire le droit naturel ou divin, par-delà la "relativité" du droit positif. La réforme des retraites est l'émanation de l'autorité d'un Pouvoir qui ne supporte aucune exception, c'est-à-dire aucun "régime spécial" aussitôt assimilé à un privilège. Certes, que la retraite ne dépende plus d'un statut et, du même coup, de hiérarchies qui produisent les inégalités du travail ( et de sa rémunération), on ne peut que l'admettre puisqu'il n'y a pas de justice sans égalité: à travail égal, salaire égal, et par conséquent retraite égale. Mais pour ce faire l'égalité doit être donnée, et comme ce sont à l'inverse les inégalités qui le sont, l'égalité" ne peut qu'être produite sous la forme de cette justice dite "corrective" dont parlait déjà Aristote. Ce faisant, il devrait s'agir de corriger les inégalités existantes en tenant compte du tort subi, mais aussi et surtout de corriger les inégalités que l'égalité présupposée implique inévitablement.

Or on sait bien que le pouvoir ne corrige rien et choisir l'injustice au moyen d'une égalité universelle abstraite. Le calcul du montant de la retraite relève du "travail général abstrait" totalement accompli: le temps de travail, équivalent quel que soit le travail, prend la forme de points convertis en argent perçu au moment de la retraite. Il en résulte que, si la retraite a pu constituer l'espoir d'une vie au-delà du travail, le sens de cette vie se limitera mathématiquement à un nombre de points dans lesquels disparait la joie d'une vie de labeur achevée: on imaginait le paradis de la retraite ( cette jubilacion, comme le dit l'espagnol) autrement...Bien entendu, le paradis s'évapore parce que, dans son abstraction, le travail est censé condenser tout le bonheur possible et exclure toute la peine du monde. Le Pouvoir dit en effet ne pouvoir envisager la "pénibilité du travail" que de manière "universelle", et donc abstraite, ce qui relève d'un contresens crasse. Du moins comprend-on ainsi que la retraite capitalisée - devenant par là même une "retraite par capitalisation", ce qui est l'enjeu de cette réforme - suppose que le travail l'est déjà. Or c'est cette détermination du travail qu'il aurait fallu questionner.

La réforme des retraites actuelle permet a posteriori de comprendre la "loi travail" de 2016 et le contexte du Pouvoir capitaliste mondial dans lequel elle s'inscrit. La casse du code du travail n'était en effet qu'un moyen pour faire du travail l'unique sens possible de la vie, sans extérieur, comme le laisse supposer la réforme de l'assurance chômage de 2019 qui tend à supprimer le chômage en supprimant les chômeurs, et sans fin, comme le laisse aujourd'hui supposer la réforme des retraites. Or cet "enjeu vital" du travail ne peut apparaitre aux syndicats qui ne défendent la justice - la diké des syn-dicats - qu'au sein des seules "conditions de travail", c'est-à-dire d'un sens du travail déterminé par le capital. C'est pourquoi, d'échec en échec, les syndicats ne cherchent plus qu'à monnayer auprès du Pouvoir le sens vital du travail sous la forme du "pouvoir d'achat", ce qui n'est certes pas négligeable puisque le capital a aussi pour but le travail gratuit. Mais dans cette équivalence des travaux et des vies ainsi capitalisées, les syndicats continuent d'être les alliés du Pouvoir, qu'ils le veuillent ou non, par différence avec le mouvement des "gilets jaunes" qui se sera durement opposé au Pouvoir en mettant directement en question le sens de nos vies.

La justice n'est pas le problème du Pouvoir. L'égalité affichée désigne seulement l'équivalence de nos vies produite par l'abstraction du travail. Cette égalité ne concerne donc que des substances ou des monades, sans signification politique. Qu'un évènement politique survienne, à l'instar du mouvement des "gilets jaunes", le Pouvoir ne le qualifiera pas d'injuste, comme s'il pouvait lui opposer la justice dont il serait le seul détenteur. Il le taxera de rébellion, de sédition, de faction, etc. Convenons donc que "justice" et "Pouvoir" s'excluent l'un l'autre, parce que le Pouvoir a pour unique objectif de se maintenir dans son être en soumettant ce qu'il n'est pas à ce qu'il est. Autant dire qu'il n'y a pas de Pouvoir sans violence, et d'abord sans cette violence évidente ( au point de "crever les yeux") que la police exerce aujourd'hui d'une manière telle qu'il faut y voir une volonté de terroriser les manifestants pour les dissuader de manifester - l'état prend alors lui-même la forme d'un "état terroriste". Mais la violence s'exerce également par l'abstraction du travail qui produit l'abstraction de nos vies, et on sait bien que le travail est la meilleure des polices, à bien des égards terrorisante elle aussi.

En ce sens large, la police définit le Pouvoir, non pas comme application d'une justice dont elle ne serait que l'auxiliaire, mais comme production d'un ordre. La police est la "force de l'ordre" , au sens où l'ordre est produit par la force au lieu d'être simplement maintenu. La police définit par conséquent l'activité du Pouvoir qui consiste à policer le monde, de sorte que face à un tel projet de civilisation, le slogan "Police partout, justice nulle part!" devient plus que jamais d'actualité. Ce slogan ne veut pas dire que la justice disparait absolument, mais plutôt qu'elle se trouve toujours ailleurs que là où le Pouvoir et ou la police sont, parce que la justice excède infiniment cette police qui prétend la cerner, la nasser. Autant dire que la justice demeure irréductible au droit, rebelle à ses règles que la police rejoue sans cesse. Le pouvoir de la justice tient aujourd'hui dans cette rébellion, qui consiste littéralement à "relancer la guerre (bellum)" que le Pouvoir a déjà engagée, car la justice n'attend pas. Ce faisant, elle ouvre un avenir et donne sens à nos vies

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