« La captation mentale » par Bernard Noel
Le mot « captation »
désigne un acte d’une grande violence et d’autant plus pervers qu’il peut vous
violer en douceur : cet acte s’attaque à la partie la plus précieuse de
votre intimité, votre vie mentale. Dénoncer la « captation mentale »,
c’est mettre en garde contre une agression d’autant plus dangereuse qu’elle se
pare toujours de séduction afin d’agir à l’insu de sa victime. Conséquence, il
faut pour lui résister une prise de conscience que sa manière d’agir a pour
premier effet d’écarter. Elle doit cette puissance de possession à un appareil
qui, peut-être, ne fut pas inventée pour la faciliter, mais dont elle s’est
très vite emparée car il la servait mieux qu’aucun autre depuis que l’humanité
connait son histoire.
Au long de cette histoire, et
quelle que soit leur forme, tous les pouvoirs ont voulu que leurs sujets
reconnaissent leur souveraineté et soient à son service. La religion fut
longtemps le meilleur moyen d’assurer cette adhésion grâce au partage souvent
passionné d’une même conviction. Qiuand l’état a cessé de se réclamer d’un
droit divin et s’est retrouvé laique et éligible, il a dépendu d’un électorat
et vite découvert la nécessité de le manipuler pour garder le pouvoir. On a
expérimenté alors l’importance des discours, de la presse et de la propagande
pour créer l’adhésion. Mais comment faire pour que cette adhésion soit
majoritaire ?
La chose n’est jamais
garantie, sauf sous les dictatures, et sa conquête met en jeu quantité de
combinaisons. La population acquise par de bonnes mesures joue favorablement,
mais elle s’use rapidement. Comment faire pour qu’une majorité pense comme on
voudrait qu’elle pense ? L’aveu de pareil projet discréditerait celui qui
oserait le formuler. Et bien non, un homme de pouvoirn qui dirigeait TF1, station
de télévision la plus populaire à l’époque, a fait cet aveu il y a une
vingtaine d’années et n’y a rien perdu. Il faut préciser qu’il s’adressait à un
petit groupe d’ »entrepreneurs » et ne pensait pas que sa confidence
deviendrait publique. Il a résumé sa fonction dirigeante en expliquant que son
rôle était de « vendre » du « temps de cerveau » disponible
à Coaca-cola ( précisèment : « ce
que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».
On ne saurait résumer plus
simplement le rôle de la « captation mentale », elle qui profite de
la disponibilité du cerveau, disponibilité créée par la combinaison des sons et
des images, pour lui inculquer en guise de pensée des appétits de consommation.
Il ne s’agissait au départ que de lui donner le désir de tel ou tel produit
mais, dans l’univers construit peu à peu par la télévision, tout est devenu
consommable, des boissons et nourritures à la politique et à la culture. La
télévision a développé sa popularité à partir des années 70 au point de faire
partie des meubles indispensables dans toutes les maisons, tous les
appartements. Son utilisation n’exige aucun apprentissage, aucun effort :
il suffit de s’asseoir devant son écran et d’appuyer sur un bouton. Cette
absence d’effort, alors qu’il en faut pour tout acte relationnel ou culturel,
de l’attention amoureuse à la lecture ou à la réflexion, a pu se développer d’autant
plus facilement que les heures de « grande écoute », de 19 à 22
heures, étaient les heures du retour à la maison après la journée de travail et
de la détente. Ensuite, les appareils numériques se sont multipliés, surtout
tablettes et smartphones, même si leur maniement exige un peu de formation.
Il s’est produit, grâce à
cette multiplication, un changement radical dans l’art de manipuler l’opinion.
Depuis que la parole et l’échange intellectuel existent, il s’agissait de
convaincre. Et c’était vrai dans tous les domaines de la politique à la
religion, de la poésie au théâtre, de la philosophie au roman, toujours la
qualité de l’expression, du développement ou de la pensée emportait ou non l’adhésion
de l’auditeur, du lecteur, du spectateur ou du citoyen. Bien sûr, ce rapport n’empêchait
pas les jeux de la séduction, mais il n’y avait pas de confusion des genres, et
chacun d’eux se développait à sa façon du feuilleton à la philosophie. Tout
dépendait de l’investissement du lecteur ou du spectateur et de l’effort qu’il
faisait pour écouter, réfléchir, se distraire. L’auteur désirait captiver son
lecteur, mais dans le cadre d’un échange, et cet échange visait le partage et
non la domination.
Captiver, c’était entretenir l’attention
par le développement d’une pensée, d’un récit, d’un drame. Il fallait plaire
mais par la seule autorité de l’œuvre proposée, il s’agissait de la goûter et
non de la consommer. La consommation est devenue le but de la relation
économique, elle vise à gaver et non plus à satisfaire. Elle est bien la
conséquence de la disponibilité du cerveau aux propositions de nourritures, de
meubles, de vêtements, de vacances, de voyages, de livres, de spectacles ou de
jeux vidéo. Elle n’est plus seulement publicitaire, elle pousse dans votre
intériorité comme y poussait la pensée.
C’est que la télévision a
initié une captation mentale inconnue avant son développement et qui tient au
fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cet appareil
capte à la fois les deux circuits d’expression du corps humain, le visuel et l’auditif.
Ainsi, le spectateur-auditeur ne peut dévier de l’un sur l’autre pour
développer une critique. André Leroi-Gourhan fut le premier, en 1963, à en
faire la remarque, sans effets. La captation telle que la développait TF1 n’avait
pour but que de pousser à la consommation de tel ou tel produit vendu par l’une
ou l’autre des sociétés qui finançaient la station par leurs annonces
publicitaires, mais sa manière de vendre du « temps de cerveau disponible » consiste à s’remparer de la
faculté de penser de ses auditeurs. Tout laisse à penser que la leçon n’est pas
perdue et que, à notre insu, sont mises au point des connexions autrement plus
dangereuses que la télévision pour notre vie intime et sa faculté de penser.
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