mercredi 23 juin 2021

Lignes N°63 collection dirigée par Michel Surya

 
« La captation mentale »  par Bernard Noel


 

Le mot « captation » désigne un acte d’une grande violence et d’autant plus pervers qu’il peut vous violer en douceur : cet acte s’attaque à la partie la plus précieuse de votre intimité, votre vie mentale. Dénoncer la « captation mentale », c’est mettre en garde contre une agression d’autant plus dangereuse qu’elle se pare toujours de séduction afin d’agir à l’insu de sa victime. Conséquence, il faut pour lui résister une prise de conscience que sa manière d’agir a pour premier effet d’écarter. Elle doit cette puissance de possession à un appareil qui, peut-être, ne fut pas inventée pour la faciliter, mais dont elle s’est très vite emparée car il la servait mieux qu’aucun autre depuis que l’humanité connait son histoire.

Au long de cette histoire, et quelle que soit leur forme, tous les pouvoirs ont voulu que leurs sujets reconnaissent leur souveraineté et soient à son service. La religion fut longtemps le meilleur moyen d’assurer cette adhésion grâce au partage souvent passionné d’une même conviction. Qiuand l’état a cessé de se réclamer d’un droit divin et s’est retrouvé laique et éligible, il a dépendu d’un électorat et vite découvert la nécessité de le manipuler pour garder le pouvoir. On a expérimenté alors l’importance des discours, de la presse et de la propagande pour créer l’adhésion. Mais comment faire pour que cette adhésion soit majoritaire ?

La chose n’est jamais garantie, sauf sous les dictatures, et sa conquête met en jeu quantité de combinaisons. La population acquise par de bonnes mesures joue favorablement, mais elle s’use rapidement. Comment faire pour qu’une majorité pense comme on voudrait qu’elle pense ? L’aveu de pareil projet discréditerait celui qui oserait le formuler. Et bien non, un homme de pouvoirn qui dirigeait TF1, station de télévision la plus populaire à l’époque, a fait cet aveu il y a une vingtaine d’années et n’y a rien perdu. Il faut préciser qu’il s’adressait à un petit groupe d’ »entrepreneurs » et ne pensait pas que sa confidence deviendrait publique. Il a résumé sa fonction dirigeante en expliquant que son rôle était de « vendre » du « temps de cerveau » disponible à Coaca-cola ( précisèment : « ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

On ne saurait résumer plus simplement le rôle de la « captation mentale », elle qui profite de la disponibilité du cerveau, disponibilité créée par la combinaison des sons et des images, pour lui inculquer en guise de pensée des appétits de consommation. Il ne s’agissait au départ que de lui donner le désir de tel ou tel produit mais, dans l’univers construit peu à peu par la télévision, tout est devenu consommable, des boissons et nourritures à la politique et à la culture. La télévision a développé sa popularité à partir des années 70 au point de faire partie des meubles indispensables dans toutes les maisons, tous les appartements. Son utilisation n’exige aucun apprentissage, aucun effort : il suffit de s’asseoir devant son écran et d’appuyer sur un bouton. Cette absence d’effort, alors qu’il en faut pour tout acte relationnel ou culturel, de l’attention amoureuse à la lecture ou à la réflexion, a pu se développer d’autant plus facilement que les heures de « grande écoute », de 19 à 22 heures, étaient les heures du retour à la maison après la journée de travail et de la détente. Ensuite, les appareils numériques se sont multipliés, surtout tablettes et smartphones, même si leur maniement exige un peu de formation.

Il s’est produit, grâce à cette multiplication, un changement radical dans l’art de manipuler l’opinion. Depuis que la parole et l’échange intellectuel existent, il s’agissait de convaincre. Et c’était vrai dans tous les domaines de la politique à la religion, de la poésie au théâtre, de la philosophie au roman, toujours la qualité de l’expression, du développement ou de la pensée emportait ou non l’adhésion de l’auditeur, du lecteur, du spectateur ou du citoyen. Bien sûr, ce rapport n’empêchait pas les jeux de la séduction, mais il n’y avait pas de confusion des genres, et chacun d’eux se développait à sa façon du feuilleton à la philosophie. Tout dépendait de l’investissement du lecteur ou du spectateur et de l’effort qu’il faisait pour écouter, réfléchir, se distraire. L’auteur désirait captiver son lecteur, mais dans le cadre d’un échange, et cet échange visait le partage et non la domination.

Captiver, c’était entretenir l’attention par le développement d’une pensée, d’un récit, d’un drame. Il fallait plaire mais par la seule autorité de l’œuvre proposée, il s’agissait de la goûter et non de la consommer. La consommation est devenue le but de la relation économique, elle vise à gaver et non plus à satisfaire. Elle est bien la conséquence de la disponibilité du cerveau aux propositions de nourritures, de meubles, de vêtements, de vacances, de voyages, de livres, de spectacles ou de jeux vidéo. Elle n’est plus seulement publicitaire, elle pousse dans votre intériorité comme y poussait la pensée.

C’est que la télévision a initié une captation mentale inconnue avant son développement et qui tient au fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cet appareil capte à la fois les deux circuits d’expression du corps humain, le visuel et l’auditif. Ainsi, le spectateur-auditeur ne peut dévier de l’un sur l’autre pour développer une critique. André Leroi-Gourhan fut le premier, en 1963, à en faire la remarque, sans effets. La captation telle que la développait TF1 n’avait pour but que de pousser à la consommation de tel ou tel produit vendu par l’une ou l’autre des sociétés qui finançaient la station par leurs annonces publicitaires, mais sa manière de vendre du « temps de cerveau disponible » consiste à s’remparer de la faculté de penser de ses auditeurs. Tout laisse à penser que la leçon n’est pas perdue et que, à notre insu, sont mises au point des connexions autrement plus dangereuses que la télévision pour notre vie intime et sa faculté de penser.

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