[Le Socialisme, 16 novembre 1912]
S’il fallait ajouter foi aux
dires des porte-paroles de la bourgeoisie, il n’y aurait vraiment pas de pires
ennemis de la classe ouvrière que les socialistes. « Car, assurent-ils, ceux-ci
prodiguent bien l’injure aux vices de la société actuelle et se lamentent sur
le sort malheureux des travailleurs, mais, au lieu de songer à leur porter une
aide immédiate, ils montrent au prolétaire, dans l’avenir, une société
socialiste qui d’ailleurs ne sera jamais réalisée. Seuls ceux qui, comme nous,
se placent sur le terrain de l’ordre actuelle et le tiennent pour éternel
peuvent se vouer avec ardeur à l’amélioration des conditions aujourd’hui
existantes, au moyen des réformes – et c’est pourquoi, tous tant que nous
sommes, libéraux et anti-sémites, progressistes et chrétiens catholiques, nous
sommes infatigablement amis des reformes et sans cesse préoccupés d’améliorer
le sort de travailleurs. Les socialistes, au contraire, en prennent plus à leur
aise ; au lieu de mettre la main à l’ouvrage, ils ne donnent aux hommes qu’une
consolation : l’avenir. Ils repoussent les réformes projetées par nous – sous
prétexte qu’elles sont une dérision des revendications ouvrières ou qu’elles contiennent
des dispositions soi-disant hostiles aux travailleurs – ; ils prennent une
attitude exclusivement négative. Et c’est tout naturel. Si les maux pouvaient
être supprimés dans le cadre du monde actuel et si, par conséquent, les causes
de mécontentement disparaissaient, il n’y aurait plus rien à faire dans une
société future ».
La démocratie-sociale a
toujours aisément dévoilé le bluff de ces amis de l’ouvrier. Elle a dit : «
S’il vous plaît, messieurs, montrez donc une fois votre zèle pour les réformes
! Vous êtes, tous ensemble, la majorité dans les Parlements, faites donc
disparaître les vices du capitalisme ! » Et pour expliquer sa propre position
vis-à-vis des reformes, elle n’a eu besoin que de rappeler sa doctrine, sa
pratique et son programme.
Notre doctrine nous dit que le
socialisme ne peut pas être édifié sur les ruines de la société existante par
une révolte de mendiants affamés et en haillons ; il ne peut résulter que de la
puissante marche en avant d’une armée des prolétaires organisés, luttant pour
conquérir chaque position, chaque progrès. La pratique montre que les
socialistes sont les plus infatigables champions de toute réforme, de toute
amélioration dans l’intérêt des masses exploitées, tandis que les partis
bourgeois repoussent toujours leurs propositions par les mots « Impossible !
Prétentions exagérées ! » Et la preuve que ces propositions ne sont pas faites
au hasard, dans l’unique but de se créer une popularité, mais quelles naissent
nécessairement de notre conception fondamentale, est fournie par notre
programme : on y trouve en un système logique de projets de réformes pour
l’amélioration du monde capitaliste. Ce programme, nous le proposons aux partis
bourgeois pour y essayer leurs ardeurs réformatrices : quand tout cela sera
réalisé, on pourra causer.
Mais il ne veulent pas, « Ce
sont autant d’exigences impossibles, s’écrient-ils, convenables peut-être pour
une société idéale composée uniquement d’anges et de frères, mais non pour
notre monde capitaliste d’aujourd’hui, où les hommes, différents en propriétés,
en talents, en buts poursuivis, dominés exclusivement par l’égoïsme, se
combattent entre eux et doivent être tenus en bride par un pouvoir politique
forts ». – En cela, ils se trompent : notre programme ne contient rien qui soit
incompatible avec le capitalisme. Il laisse subsister l’exploitation même et
les oppositions de classes et ne se propose que de supprimer, pour le
prolétariat, tout surcroît d’oppression et de dépression, son manque de droits
politiques, son asservissement sur le joug du militarisme, la mauvaise
éducation de ses enfants, le gaspillage insensé de sa force de travail.
Voyons un peu ce qu’il y a
dans ces revendications « impossibles ». En tête viennent : le suffrage
universel, égal et direct, son extension à la femme, la représentation
proportionnelle, l’élection des magistrats par le peuple, l’autonomie
communale. Il n’y a là rien d’impossible ; à preuve le fait que ces
revendications sont en partie réalisées dans d’autres pays. Viennent ensuite
l’armement général du peuple remplaçant le militarisme actuel : une infinité
d’expériences démontrent que, pour la valeur défensive d’une nation, le système
des milices est aussi bon, peut-être même meilleur qu’une armée ayant derrière
soi un long dressage à la caserne. Dans la religion déclaré « affaire privée »,
dans l’amélioration de l’éducation du peuple, dans l’établissement de bonnes
garanties juridiques on ne saurait trouver aucune impossibilité ; quant à
l’impôt progressif sur la fortune, avec suppression de tous les impôts
indirects, il était déjà depuis longtemps dans le programme des politiciens
bourgeois. Où est-ce par hasard l’impossibilité résiderait dans la
revendication d’une législation protectrice du travail, comportant la fixation
d’une journée normale de travail, l’interdiction du travail des enfants, du
travail du nuit, les précautions prises pour la sécurité et l’hygiène des
travailleurs, ou bien une assurance ouvrière bien constituée ?
Toutes revendications
immédiates, comme on voit, pour le présent ; rien qui suppose un ordre social
autre que l’actuel.
Nous ne demandons pas
l’abolition totale des armées – car nous savons que, sous le régime
capitaliste, les guerres sont parfois inévitables. Nous ne demandons pas
l’instruction scientifique supérieure pour tous les enfants – l’instruction
sert à la vie et la condition des masses ouvrières dans la production
capitaliste n’exige qu’une bonne instruction élémentaire. Nous ne demandons pas
l’extinction du chômage – le capitalisme ne saurait supprimer cette source
principale de la misère ouvrière. Nos revendications se placent entièrement sur
le terrain du capitalisme. Il y a plus. Leur réalisation seule réaliserait
vraiment les principes fondamentaux de la société bourgeoise : égalité de droit
entre tous les hommes, comme vendeurs de marchandises et droit pour les
ouvriers de ne donner que leur force de travail, en recevant en échange la
pleine valeur de cette force de travail.
Alors on se demande pourquoi
donc les partis bourgeois ne veulent rien savoir de ces revendications, dont la
réalisation serait justement du capitalisme normal. La chose est terriblement
simple : le développement du socialisme aussi tient à la nature normale du capitalisme,
à son essence la plus intime ; pourtant, de ce développement non plus ils ne
veulent pas entendre parler. Ils veulent un capitalisme anormal, contre nature,
un capitalisme qui serait fait pour durer éternellement. Réaliser nos
revendications immédiates, qui fortifieraient la classe ouvrière physiquement
et mentalement, qui mettrait le pouvoir politique aux mains de la majorité de
la nation, ce serait frayer la voie à un passage pacifique et insensible de la
société au socialisme. A mesure que le prolétariat grandirait et que les masses
prendraient connaissance des causes de leurs souffrances, ils pourraient, en
expropriant les grands monopoles d’exploitation de même qu’en réalisant des
réformes sociales appropriées et efficaces, opposer une barrière de plus en
plus forte à la misère et à la détresse qu’ils subissent et mener ainsi le
capitalisme à la ruine.
Voilà ce que ne veut pas la
classe possédante. C’est pourquoi elle essaie de maintenir les travailleurs
dans l’abaissement, de les laisser ignorants et privés de droits politiques,
dans l’illusion insensée d’entraver ainsi à jamais l’évolution. Elle ne voit
pas que tout le résultat qu’elle obtient, c’est que l’évolution devra se faire
à coups de catastrophes violentes. Elle ne pense qu’à son pouvoir du moment.
Voilà ce qui en est. Nos
revendications immédiates seraient fort bien réalisables ; mais elles se
heurtent à une résistance obstinée de la classe dominante. Tout, plutôt que de
laisser réduire soit peu sa puissance et ses profits ! Que l’oppression, la
misère, l’injustice, dont le peuple souffre en sus de l’exploitation proprement
dite, persistent à jamais !
Nous savons bien que, tant que
subsistera le capitalisme, on n’y pourra apporter que peu de modifications. Ce
n’est pas notre Parti, c’est la bourgeoisie qui met l’espoir des travailleurs
dans une société future. C’est comme si elle leur disait : « Si vous voulez
être heureux, il vous faut commencer par supprimer le capitalisme ». Elle fera
ainsi juste le contraire de ce qu’elle désire. Par son opposition réactionnaire
aux réformes, elle pousse les masses ouvrières dans nos rangs et les contraint
à conquérir par une lutte révolutionnaire énergique ce qui ne leur est pas
donné pacifiquement.
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