dimanche 13 juin 2021

PANNEKOEK : ACTION DE MASSE ET RÉVOLUTION (1912) Partie 3

 

La lutte contre la guerre

Nous avons décrit plus haut le combat pour une constitution démocratique comme une lutte où se mesurent les forces des deux classes en présence, afin de s'affaiblir l'une l'autre. Mais il est bien clair que l'enjeu de leur affrontement, la lutte pour des droits politiques fondamentaux, n'est que l'enveloppe extérieure du combat, tandis que son contenu essentiel est le suivant : les classes font entrer en lice leurs moyens d'action et chacune tente d'anéantir ceux de l'adversaire. C'est pour cette raison que d'autres motifs peuvent déclencher cette lutte ; il n'est pas certain que seule la lutte pour la réforme du système électoral en Prusse puisse susciter de grandes épreuves de force, même s'il va de soi que l'anéantissement du pouvoir de la bourgeoisie implique de lui-même la mise en place d'une constitution démocratique.

Le développement de l'impérialisme crée sans relâche le terrain pour de puissants soulèvements des classes exploitées contre la domination du capital, des affrontements où viennent s'entrechoquer toutes les forces des adversaires en présence. La plus importante des occasions qui peuvent déchaîner ces affrontements, c'est le danger de guerre.

Certains pensent qu'il ne faudrait pas, en l'occurrence, parler de danger, sans autre forme de procès. C'est que les guerres sont de grands mouvements qui bouleversent le monde et fraient le chemin aux révolutions. Dans des conditions normales, la masse populaire supporterait encore longtemps avec patience le joug du capital, elle ne trouverait pas l'énergie nécessaire pour se rassembler contre cette domination, la considérant comme intangible ; mais une guerre, surtout quand elle évolue défavorablement, la jette dans l'action, sape l'autorité du régime en place, en dévoile la faiblesse, le rend très vulnérable à l'assaut des masses. Tout ceci est indubitablement vrai et c'est pour cette raison que l'existence d'une classe ouvrière d'orientation révolutionnaire a constitué, au cours des dernières décennies, le plus important facteur de paix. L'indifférence et l'apathie des masses qui sont les plus solides appuis de la domination du capital disparaissent en temps de guerre ; l'exacerbation des passions qu'engendre une guerre ne se transformera pas, dans un prolétariat où est fortement enracinée la doctrine socialiste, en excitation nationaliste, comme cela serait le cas avec des masses dépourvues de conscience politique, mais en détermination révolutionnaire et elle se tournera à la première occasion contre le gouvernement. Cela, le grand capital le sait bien, et c'est pour cela qu'il se gardera de susciter à la légère une guerre européenne qui signifierait par là même une révolution européenne.

Mais il n'en découle aucunement que nous devions appeler de nos vœux, de sang-froid, une guerre. Même s'il n'y a pas de guerre, le prolétariat saura, en développant constamment ses actions, se défaire de la domination du capital. Il faut désespérer de la capacité d'action autonome du prolétariat pour voir dans une guerre l'indispensable condition préalable à la révolution.

C'est exactement le contraire qui se passe. Nous ne devons pas trop escompter que la conscience du danger révolutionnaire chez les gouvernants nous épargne la guerre. La soif de pillage impérialiste et les conflits qui en découlent peuvent les entraîner dans une guerre qu'ils ne souhaitaient pas. Et quand, dans un pays, le mouvement révolutionnaire est devenu dangereux au point de menacer à brève échéance la domination du capital, ce dernier n'a rien à perdre à se lancer dans une guerre et il sera alors bien tenté d'y recourir afin de conjurer ainsi le danger qui pèse sur lui. Mais, pour la classe ouvrière, une guerre représente le pire des maux. Dans le monde capitaliste moderne, une guerre est une terrible catastrophe qui, bien plus que toutes les guerres du passé, anéantit le bien-être et la vie d'innombrables êtres humains. C'est la classe ouvrière qui supporte toutes les souffrances engendrées par cette catastrophe et c'est la raison pour laquelle elle devra tout entreprendre afin de l'empêcher. Elle ne doit pas s'orienter selon la question : que se passera-t-il après la guerre ?, mais selon celle[1]ci : comment empêcher que n'éclate une guerre ? C'est là une des plus importantes questions tactiques qui se posent à la social-démocratie internationale, qui a été à l'ordre du jour de nombreux congrès où les opinions les plus diverses se sont exprimées à ce propos. Kautsky traite ce problème dans son article pour le Ier Mai de l'an dernier, intitulé Guerre et paix (Neue Zeit, XXIX, t. 2, p. 97). Il s'y pose la question de savoir si les travailleurs peuvent empêcher une guerre en déclenchant une grève de masse (« Une grève de l'ensemble des travailleurs »), ou s'ils peuvent, par ce moyen, l'étouffer dans l'œuf ; sa réponse est la suivante : c'est assurément possible dans certaines conditions ; quand un gouvernement, par sa seule inconséquence, sa seule stupidité, déclenche une guerre, en l'absence de toute menace d'invasion - par exemple lors de la guerre de l'Espagne contre le Maroc -, le renversement de ce gouvernement par une grève de masse peut amener la paix - ce que le prolétariat espagnol fut malheureusement trop faible pour entreprendre. Seulement, un tel cas de figure ne peut se présenter que dans des pays où le capitalisme est très peu développé, où ce n'est pas la bourgeoisie dans son ensemble, mais un petit groupe seulement qui a intérêt à l'aventure guerrière, où un autre parti bourgeois est prêt à prendre la place du gouvernement, s'il est renversé, où le prolétariat est faible et inoffensif. Quand le prolétariat est assez fort pour mener à bien une grève de masse d'une telle vigueur, l'ensemble des conditions que nous venons d'évoquer fait en général défaut. Mais Kautsky n'analyse pas ces rapports entre les classes, il établit une autre opposition :

« Il en va tout autrement, dit il, quand une population, à bon ou à mauvais escient, se sent menacée par le pays voisin et n'impute pas la responsabilité de la guerre à son propre gouvernement, quand le pays voisin n'est pas aussi inoffensif que le Maroc, par exemple, qui n'aurait jamais pu porter la guerre en Espagne et quand, au contraire, pèse la menace qu'il envahisse le pays. Un peuple ne craint rien davantage qu'une invasion ennemie. Les horreurs de la guerre contemporaine sont terribles pour tout belligérant, y compris le vainqueur. Mais elles deviennent encore deux ou trois fois plus cruelles pour le plus faible dont le territoire est livré à la guerre. La pensée qui tourmente aujourd'hui les Français comme les Anglais, c'est la crainte d'être envahis par le voisin allemand disposant de forces supérieures. « Si l'on se trouve dans la situation où la population ne rend pas son propre gouvernement responsable de la guerre, mais l'impute à la malfaisance du voisin - et quel est le gouvernement qui n'essaie pas, avec sa presse, ses parlementaires, ses diplomates de faire admettre cette version à la masse de la population ! - si, donc, la guerre éclate dans de telles conditions, toute la population unanime est saisie par le besoin brûlant d'assurer la sécurité des frontières face à ce voisin mal disposé, de se protéger contre son invasion. Dans une telle situation, tous deviennent immédiatement des patriotes, même ceux qu'animent des sentiments internationalistes et s'il se trouvait d'aventure des individus animés du courage surhumain de vouloir refuser et empêcher que l'armée vole aux frontières et soit le plus abondamment pourvue de matériel de guerre, le gouvernement n'aurait même pas besoin de remuer le petit doigt pour les neutraliser. C'est la foule en furie qui les abattrait elle-même. »

*Si, avec ses considérations sur l'action de masse nous n'avions pas eu déjà un échantillon de la nouvelle vision de l'histoire de Kautsky, nous aurions peine à croire que ces phrases sont sorties de sa plume. Le phénomène le plus important dans la vie sociale, le fondement de la conception socialiste - l'existence des classes, dotées d'intérêts et de vues opposés - ont ici totalement disparu. Entre prolétaires, capitalistes, petits-bourgeois, plus de différence : les voilà, tous ensemble, devenus une « population » qui « unanimement » fait front contre le méchant ennemi. Ce n'est pas seulement le sentiment de classe instinctif, mais ce sont aussi des décennies de doctrine socialiste qui se trouvent réduites à néant ; les sociaux-démocrates pudiquement désignés ici comme des personnes « animées de sentiments internationalistes » sont tous devenus, à quelques exceptions près, des patriotes. Tout ce qu'ils avaient appris sur la manière dont les intérêts du capital provoquent les guerres est oublié. La presse social[1]démocrate qui a plus d'un million de lecteurs et les éclaire sur ce que sont les forces motrices de la guerre semble avoir soudainement disparu ou, comme par un coup de baguette magique, avoir perdu toute influence. Les travailleurs sociaux-démocrates qui, dans les grandes villes, constituent la majorité de la population, sont devenus une « foule » qui, pleine de fureur, assomme ceux qui osent s'opposer à la guerre. Autant il est superflu de démontrer que toute cette conception n'a rien à voir avec la réalité, autant il est important d'analyser ce qui la rend possible, ce qui la fonde.

Ce qui la fonde, c'est une conception de la guerre qui reflète les conditions et les effets de la guerre dans le passé, mais n'est plus adéquate aux conditions modernes. Depuis la dernière grande guerre européenne, la structure de la société s'est totalement transformée. A l'époque de la guerre franco-allemande, l'Allemagne et la France étaient des pays agraires dans lesquels se trouvaient disséminées quelques zones industrielles ; l'économie paysanne et la petite[1]bourgeoisie imprimaient leur marque à l'esprit du peuple. Ce qui est demeuré présent dans la mémoire populaire et toutes les descriptions de cette guerre, comme dans la vision des choses de Kautsky, ce sont les incidences de cette guerre sur l'économie paysanne et la petite[1]bourgeoisie. Pour ces classes, les horreurs de la guerre - outre le risque de mourir qui pèse sur les appelés - c'est avant tout la perspective d'une invasion ennemie qui dévaste les champs et leurs maisons, fait retomber sur leurs épaules les impôts et contributions les plus lourds, réduisant ainsi à néant leur prospérité péniblement acquise. Ce sont les régions qui sont le théâtre de la guerre qui se trouvent le plus durement frappées ; par contre, celles que ne touche pas directement la guerre ont relativement peu à en souffrir. La vie économique s'y poursuit comme d'habitude ; les femmes, les vieillards et les jeunes peuvent, si besoin est, cultiver les champs et seules la mort ou la mutilation des hommes qui sont partis faire la guerre peuvent porter un sévère coup économique aux familles.

Voilà comment les choses se présentaient en 1870. Aujourd'hui, il en va tout autrement dans les pays importants, à commencer par l'Allemagne. Le développement à un haut niveau du capitalisme a fait de l'activité économique un tout savamment unifié où chaque partie dépend de ce tout de la manière la plus étroite. L'époque où le village et la petite ville se suffisaient quasiment à eux-mêmes presque indépendamment du monde est révolue. Les paysans et petits-bourgeois sont entraînés dans le cercle de la production capitaliste des marchandises. Toute perturbation de ce mécanisme productif très fragile débouche sur un préjudice subi par la grande masse de la population. Ainsi, la guerre exerce sur le prolétariat et tous ceux qui sont dans la dépendance du capital des effets d'une autre nature que ceux d'autrefois. Les horreurs de la guerre, ce ne sont plus quelques champs dévastés, quelques villages incendiés, mais la paralysie de l'ensemble de la vie économique. Le déclenchement d'une guerre européenne, fît-elle seulement continentale, qui appelle sur les champs de bataille des millions d'hommes jeunes, ou encore une guerre maritime qui entrave l'acheminement des matières premières pour l'industrie et des produits alimentaires implique une crise économique d'une extrême vigueur, c'est une catastrophe qui, dans le pays entier, tarit les sources de l'existence de très larges secteurs de la population ; ainsi se trouve paralysé notre organisme social hautement développé, tandis que s'anéantissent avec des armes de guerre sophistiquées d'énormes masses d'hommes, à la chaîne, pour ainsi dire. Cette crise engendre pour le capital des pertes auprès desquelles des maisons incendiées, des champs foulés aux pieds ne sont que bagatelles et qui peut-être sont plus importantes que les coûts directs de la guerre. L'horreur d'une telle guerre ne se limite pas, se concentre à peine sur les zones où se déroulent les batailles, elle s'étend à tout le pays. Même si l'ennemi ne franchit pas les frontières, la catastrophe pour le pays n'en est pas moins grande. Pour un pays capitaliste moderne, c'est n'est pas l'invasion de l'ennemi, mais la guerre elle-même qui constitue un grand malheur qui incite à la riposte au premier chef les masses prolétariennes qui ont le plus à souffrir de la crise. Le but de l'action qui mobilise de la manière la plus passionnée les masses, ce n'est pas, comme aux époques anciennes où prédominait la paysannerie, d'éloigner l'ennemi, mais d'empêcher la guerre.

C'est là le but sans cesse plus décisif pour le mouvement ouvrier ; ce dont on a débattu dans les congrès internationaux, ce n'est pas de savoir si on devait tenter d'empêcher la guerre ou, en bons patriotes, se ruer aux frontières, mais de savoir comment on pouvait, de la meilleure façon, empêcher la guerre. Mais à l'examen des actions qui y sont destinées préside trop souvent une conception mécaniste, comme si on pouvait décider de ces actions à l'avance, les mettre en route au moment voulu et laisser les choses agir d'elles-mêmes. Ainsi, la social[1]démocratie se présente non pas comme l'expression des masses prolétariennes, de leur emportement soulevé par un sens profond de leurs intérêts de classe, mais comme la « sixième grande puissance » qui entre en lice au moment où les canons devraient commencer à tonner et s'efforce, par d'habiles manœuvres, de faire échec aux opérations militaires des autres grandes puissances. C'est cette conception mécaniste qui présidait à l'idée jadis défendue par les anarchistes et récemment remise au goût du jour par les Français et les Anglais à Copenhague : il s'agirait de jouer un mauvais tour aux gouvernements désireux de se lancer dans la guerre en décrétant une grève des employés des transports et des travailleurs des usines de munitions. C'est à très bon escient que Kautsky rejette cette idée et insiste sur le fait que seule une action de l'ensemble de la classe peut influer sur un gouvernement.

Mais dans les propres conceptions de Kautsky perce la même conception mécaniste : il s'efforce de découvrir les conditions objectives dans lesquelles une grève de masse déclenchée pour empêcher une guerre peut atteindre son but ou ne pas l'atteindre. Il s'agirait donc pour le prolétariat de décider : ou bien les choses se présentent favorablement pour nous et nous déclenchons la grève de masse et ruinons les projets du gouvernement, ou bien la situation n'est pas propice à une telle action ; alors nous ne faisons rien, nous faisons comme les Berlinois en novembre 1848 qui ruinèrent habilement les plans de la réaction prête à se lancer dans des actions violentes en laissant entrer les troupes, en se laissant désarmer sans opposer de résistance. Donc, ne dressons aucun obstacle face aux projets du gouvernement et laissons[1]nous docilement envoyer sur les frontières. Sans doute les choses peuvent-elles se présenter ainsi dans quelque théorie ou dans la tête de dirigeants qui se figurent qu'ils ont vocation d'empêcher, par leur sagesse, le prolétariat de faire des bêtises. Mais dans la réalité de la lutte de classe où s'impose la volonté pleine de passion des masses, un tel choix n'existe pas. Dans un pays capitaliste hautement développé où la masse prolétarienne sent qu'elle incarne la grande force populaire, elle devra tout simplement agir si elle veut s'épargner la pire de catastrophes. Elle doit tenter d'empêcher la guerre par tous les moyens ; si, voulant jouer au plus malin, elle se dérobait à la confrontation, cela reviendrait à une reddition sans combat, pire qu'une défaite ; et ce n'est qu'en étant battue et terrassée en tentant cette riposte qu'elle peut prendre conscience de ses faiblesses.

La question n'est pas, bien sûr, de savoir s'il est bon ou recommandable que les choses se passent ainsi ; le problème n'est pas de savoir comment les travailleurs doivent agir, mais comment ils agiront. En l'occurrence, ce ne sont pas les résolutions et décisions de quelque instance de direction, de quelque organe bureaucratique qui comptent, pas même les organisations ; ce qui est important, ce sont les effets en profondeur que les événements exercent sur les masses. Quand nous disons plus haut que la classe ouvrière « doit » tenter d'intervenir, nous ne voulions pas dire qu'à notre avis les choses doivent se passer ainsi ; nous voulions dire que les choses se passeront ainsi, avec une absolue nécessité. En période normale, il y a toujours dans la vision des choses du Parti comme une part de tradition qui « pèse sur le cerveau des vivants comme un mauvais rêve ». Les périodes de guerre, comme les périodes de révolution, sont des périodes d'extrême tension intellectuelle ; le train-train de la vie quotidienne s'y trouve brisé, les idées enracinées par l'habitude perdent leur force et cèdent la place aux intérêts de classe qui s'imposent dans leur clarté native à la conscience des masses violemment ébranlées par ce choc. Mesurés à ces conceptions nouvelles, aux objectifs nouveaux spontanément surgis des grands bouleversements engendrés par ces événements, les programmes traditionnels des partis pèsent de peu de poids et souvent les partis et groupes sortent complètement transformés du creuset de ces périodes critiques. Un exemple instructif de ce phénomène est fourni par l'effet que fit la guerre de 1866 sur la bourgeoisie allemande. Elle y fit l'expérience que son beau programme de réformes progressistes ne correspondait pas à ses intérêts profonds ; une partie des électeurs laissa tomber les parlementaires libéraux, une partie des parlementaires laissa tomber le programme et se jeta dans les bras du nationalisme et de la réaction gouvernementale.

Cela ne veut pas dire que les résolutions du Parti soient dépourvues d'importance. Sans doute celles-ci ne régentent-elles pas l'avenir et ne font qu'exprimer le degré de clarté avec lequel le Parti envisage l'avenir. Mais plus est grande l'exactitude avec laquelle le Parti examine l'inéluctable cours des choses et ses propres tâches, et plus seront vouées au succès et déterminées les actions du prolétariat. C'est la tâche du Parti de donner une forme unitaire et cohérente à l'action des masses prolétariennes ; il doit pour cela comprendre clairement ce qui emporte les masses, savoir ce qui, à chaque instant, est nécessaire, se placer à la pointe de l'action et, ce faisant, lui donner une formidable impulsion. S'il ne se montrait pas à la hauteur de cette tâche, il ne pourrait certes pas empêcher les explosions de la masse que le submergeraient, mais le conflit surgi entre la discipline du Parti et l'élan au combat, le manque d'unité entre la direction et les masses jetteraient le désarroi dans les actions, les dévoieraient, les désarticuleraient et leur feraient perdre énormément de leur force et de leur efficacité. Les résolutions du Parti, les programmes, les motions d'orientation ne déterminent pas le développement historique, mais sont déterminés par notre capacité à comprendre l'évolution historique dans ce qu'elle a d'inéluctable : voilà une vérité qu'il faut inlassablement rappeler à ceux qui se figurent que le Parti peut créer ou empêcher un mouvement révolutionnaire, en particulier à nos adversaires bourgeois qui dénoncent à grands cris la social-démocratie comme si elle disposait de plans tour prêts pour empêcher l'éclatement d'une guerre, une sorte d'ordre de mobilisation rangé dans un tiroir secret. Mais il faut pas oublier pourtant que le Parti, avec ses résolutions, est en même temps par nature même une partie vivante et active de l'évolution historique, qu'il ne peut être absolument rien d'autre que la troupe d'élite de toute action prolétarienne et qu'ainsi c'est à bon escient qu'il s'attire toute la haine dont sont capables les défenseurs du capitalisme à l'endroit de tout mouvement révolutionnaire.

De divers côtés - de celui de nos propres porte-parole, qui en tirent argument contre les attaques des nationalistes, de celui de camarades étrangers qui nous en font le blâme - on a souvent souligné comme quelque chose de particulièrement important que la classe ouvrière allemande s'est jusqu'à présent refusée à se prononcer en faveur d'un moyen particulier destiné à empêcher l'éclatement de la guerre. On peut néanmoins évoquer la résolution du Congrès de Stuttgart qui laisse ouverte la porte à l'emploi de tous les moyens appropriés contre la guerre. Mais il ne serait pas juste, indépendamment de cela, d'accorder trop d'importance à cette question. Plus que les décrets du Parti, ce qui compte ici, c'est l'état d'esprit des masses. Il est certain que la réserve qui a prévalu jusqu'alors sur cette question exprimait l'état d'esprit des masses qui ressentaient instinctivement qu'elles n'étaient pas de taille à engager la lutte contre toute la puissance du plus solide Etat militaire qui soit. Mais l'accroissement permanent de la puissance du prolétariat entraîne nécessairement des transformations dont les signes sont apparus à plusieurs reprises déjà. Une classe ouvrière qui, quarante années durant, a été formée à l’école du socialisme ne se laissera pas entraîner sur les champs de bataille avec un sentiment de totale impuissance. Le prolétariat allemand qui est en tête de tous les pays de monde pour ce qui est de la force de ses organisations ne peut ni rester passif face aux machinations du grand capital international, ni s'en remettre à de prétendues tendances pacifiques du monde bourgeois. Il ne pourra faire autrement qu’intervenir dès qu'apparaît le danger de guerre et opposer la force de son action aux moyens d’action du gouvernement.

De quel type seront les actions qu’il entreprendra ? Cela dépend pour l’essentiel des conditions, de l’ampleur du danger et des actions de l’ennemi, de la classe dominante. Ces actions se fondent sur le principe très simple que le capital se garde de déclencher la guerre par crainte de la riposte du prolétariat. Mais si le prolétariat s’avère impuissant, indifférent, s’il demeure inactif, alors le danger n'apparaît pas grand à la bourgeoisie et elle se lancera plus facilement dans une guerre. Ainsi, les actions du prolétariat revêtent, sous leur forme première, le caractère d’un avertissement visant à montrer à la classe dominante à quel danger elle s’expose et à l’inciter à la prudence. Face aux appels à la guerre des cercles capitalistes qui y voient leur intérêt, le prolétariat doit exercer une pression sur les gouvernements afin de les intimider. Mais plus est grand le danger de guerre, plus il faut porter l’agitation parmi les couches populaires les plus larges, plus les manifestations seront offensives et radicales, surtout si l’adversaire tente de les réprimer par la violence. S’agissant d’une question de vie ou de mort pour le prolétariat, il devra en fin de compte recourir aux moyens extrêmes, comme, par exemple, la grève de masse. Ainsi se déploie le combat entre la volonté de guerre de la bourgeoisie et la volonté de paix du prolétariat en un épisode de lutte de classe déchaînée auquel s’applique tout ce qui a été dit auparavant des conditions et des effets des actions de masse pour la conquête d’un mode de scrutin démocratique. Les actions contre la guerre feront prendre conscience aux catégories de travailleurs les plus larges, les mobiliseront, les entraîneront au combat, affaibliront le capital, renforceront le prolétariat. La lutte pour empêcher la guerre qui, dans sa conception mécaniste, se présentait comme un plan habilement préparé d’avance ne peut être, en cas de guerre, que le couronnement d’une lutte de classe dont l’intensité croît d’action en action, d’où la force du pouvoir d’Etat ressort extrêmement affaiblie et celle du prolétariat considérablement accrue.

Kautsky se fonde sur l’opposition suivante : ce n’est que quand nous aurons assis notre domination que le danger de guerre sera écarté ; aussi longtemps que se perpétue la domination capitaliste, il est impossible d’empêcher à coup sûr une guerre. En présentant cette opposition abrupte entre deux formes sociales qui sont censées se succéder sans transition, comme par un saut soudain, Kautsky oublie le processus de la Révolution par lequel le prolétariat développe progressivement sa propre force en agissant, tandis que l’on assiste à l’émiettement de la domination du capital. C’est pour cette raison qu’à son alternative nous opposons une troisième voie, celle de « la pratique du renversement » : la lutte dont la guerre est l’enjeu, l’effort auquel le prolétariat ne peut se dérober pour empêcher la guerre, tout ceci devient un épisode du processus de la Révolution, une partie essentielle de la lutte du prolétariat pour la conquête du pouvoir.

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