Ce voilà précisément pourquoi vaut son pesant d’or. Comme si pour Marx la lutte de classe n’était qu’une lutte pour l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail ! Voyons maintenant d’un peut plus prés quelles sont les bases dont Grossmann déduit l’existence d’un effondrement [On remarquera, ici comment Pannekoek critique les hypothèses de base du schéma de Grossmann. Essentiellement ce n’est pas le choix de tel ou tel taux de croissance qui sera discuté mais les raisons qui sont données pour le justifier et l’absurdité qu’il y a à se tenir à un schéma qui introduit des rapports simples indépendants du temps, pour représenter réellement un système complexe. (N.d.T.)]. Sur quoi se fonde-t-il pour choisir une croissance obligatoire de 10 % par an pour le capital constant ? Dans la citation reproduite un peu plus haut il est dit que le progrès technique (correspondant à la croissance fixée de la population) entraîne une croissance annuelle du capital constant déterminée. On peut dire tout simplement, sans avoir à utiliser de schéma de la reproduction pour cela, que lorsque le taux de profit devient plus petit que le taux de croissance exigé par le progrès technique, le capital doit s’écrouler. Mis à part que cela n’a rien à voir avec Marx, qu’est-ce que c’est qu’une croissance du capital accélérée par la technique ? Les améliorations techniques ont été introduites dans la lutte concurrentielle pour permettre à leurs auteurs de gratter une part du surprofit (plus-value relative), mais elles ne peuvent aller plus loin que le permettent les moyens financiers existants. Tout le monde sait d’ailleurs que des douzaines de nouvelles découvertes et améliorations techniques ne sont jamais mises en œuvre et son même retirées aux entrepreneurs qui voudraient les utiliser, pour ne pas déprécier l’appareil technique existant. La nécessité du progrès technique n’est pas une force extérieure qui s’impose : elle agit par l’intermédiaire d’hommes, et ce que doivent faire les hommes n’est jamais au-delà de ce qu’ils peuvent faire (das Müssen gilt nicht weiter als ihr Können).
Acceptons toutefois que tout
cela soit justifié et que le progrès technique contraigne le capital constant à
se modifier conformément au schéma : au bout de trente ans il sera dans le
rapport de 3170 à 412 par rapport au capital variable, au bout de 34 ans dans
le rapport de 4164 à 500, au bout de 35 ans dans le rapport 5106/525 et au bout
de 36 dans le rapport 5616/551. Au bout de 35 ans la plus-value n’atteint que
525.000 et elle ne suffit pas pour alimenter le capital constant (510.000) et
le capital variable (20.000). Face a ce problème, Grossmann n’en laisse pas
moins croître le capital constant de 510.000 et n’attribue au capital variable
que 15.000, c’est-à-dire un déficit de 11.000 ! Voilà ce qu’il dit à ce sujet :
11.509 travailleurs (sur 551.000) restent sans
travail. Ainsi se construit l’armée de réserve. Et, comme toute la population
ouvrière n’entre pas dans le processus de production, il s’en suit que la
totalité du capital constant supplémentaire (soit 510.563) ne pourra être
utilisée pour acheter des moyens de production. Si a une population de 551.584
ouvriers correspond un capital de 5.616.200, à une population de 540.075
correspond un capital de 5.449.015. Par conséquent il reste un excès de capital
de 117.185 qui ne peut s’investir. Ainsi le schéma nous montre un « exemple
d’école » de cet état de fait auquel Marx pensait dans la partie du troisième
livre du Capital à laquelle il a donné le titre : Surabondance de capital et
surpopulation [H. Grossmann, op. cit., p. 125. La partie du Capital dont il est
question est une partie du chapitre XV du livre III. D’après M. Rubel le titre
serait dû à Engels, et l’édition de la Pléiade en fait la conclusion du
chapitre (illisible)].
Grossmann n’a visiblement pas
remarqué que s’il y a 11.000 chômeurs c’est que lui-même, arbitrairement, sans
se donner aucune justification, a flanqué tout le déficit sur le dos du seul
capital variable et qu’il a continué de faire croître le capital constant de
10%, tranquillement comme si rien ne se passait. Mais il s’aperçoit que pour
faire marcher toutes ces machines il n’y a pas d’ouvriers, ou, plutôt, il n’y a
pas d’argent pour payer leurs salaires, il choisit de laisser les machines
inactives, c’est-à-dire qu’il est contraint de laisser du capital non investi.
Et s’appuyant sur cette bévue, il prend son « exemple d’école » pour un phénomène
réel qui s’apparente aux crises du capitalisme. Mais dans la réalité il est
clair que les entrepreneurs ne pourront accroître leur production que si leur
capital, aussi bien celui nécessaire pour les machines que celui pour payer les
ouvriers, croît. Si, globalement, il y a trop peu de plus value alors, (compte
tenu de la pression technique), elle se trouvera répartie proportionnellement
aux deux éléments constitutifs du capital. Un calcul simple montre que la
plus-value créée, soit 525.319, se partagera en 500.409 qui iront au capital
constant et 24.910 qui iront au capital variable, ainsi le rapport des deux
aura la valeur correcte correspondant au progrès technique [Le schéma de
Grossmann prévoit qu’avec un taux de croissance de 10 % du capital constant et
de 5 % du capital variable, la composition organique (c/v) vaudra au bout de 33
ans 10,2 (Cf. tableau XI). Admettant l’idée que c’est la pression technique qui
gouverne (c’est-à-dire que la composition organique suit la croissance prévue),
Pannekoek répartit la plus value produite pendant la 34 éme année de manière à
ce que la composition organique ait la valeur prévue de 10,2 (ce qui est en
accord avec les justifications données par Grossmann pour le fonctionnement du
Capital, justifications que Pannekoek à critiquées plus haut). Bien entendu
avec ses hypothèses le capital constant ne croît plus de 10% et le capital
variable de 5 %. On arrive alors à la conclusion que le système connaît une
évolution lente. Sans doute le taux d’accumulation diminuera-t-il, (cela parce
que la composition organique est supposée croissante et que le taux
d’exploitation, le rapport pl/y, est supposé constant, ce qui veut dire que le
taux de profit, c’est-à-dire le rapport pl sur c+ v, décroît), mais on
n’aboutit à aucune catastrophe, contrairement à ce que prévoit Grossmann avec
sa croissance forcée de 10% du capital constant. Quoi qu’il en soit, ce qui est
montré ici, c’est qu’avec des hypothèses différentes le schéma abstrait permet
des conclusions différentes – ce qui justifie en quelque sorte la réflexion
sarcastique de R. Luxemburg – et qu finalement tout est dans ces hypothèses et,
si l’on ose s’exprimer ainsi, rien dans les chiffres. (N.d.T.).]. Ce ne seront
pas 11.000 mais 1.356 travailleurs qui seront « libérés » et de capital
excédentaire il n’est pas question. Si on poursuit d’année en année le schéma
de cette manière correcte on arrive à la conclusion qu’au lieu d’un chômage
catastrophique il y aura une croissance très lente du nombre de sans emploi.
Il faut maintenant se poser la
question comment peut-il être possible que quelqu’un puisse mettre au compte de
Marx une telle théorie de l’effondrement et d’appeler à la rescousse, pour
défendre cette thèse des douzaines de citations et ses œuvres ? Toutes ces
citations se rapportent aux crises économiques et aux alternances de boom et de
dépression de la conjoncture économique. Le schéma, lui ne devrait servir qu’à
montrer qu’au bout de 35 ans, il y a effondrement économique, partout Grossmann
nous dit : « Une illustration suffisante (de ce fait) nous est fournie par la
théorie marxienne des cycles économiques. » [H. Grossmann, op. cit., p. 123]
Mais ce n’est pas parce qu’il
saupoudre continuellement son développement de citations qui se rapportent aux
crises économiques, que Grossmann peut entretenir l’illusion qu’il nous expose
une théorie marxienne. Mais nulle part chez Marx, on ne trouve mentionné un
effondrement définitif du Capital qui ressemblerait à celui prévu par le schéma
de Grossmann. Sans doute ce dernier donne-t-il deux citations qui ne se
rapportent pas aux crises : Par exemple page 263 de son ouvrage : « Il apparaît
que le mode de production capitaliste rencontre, dans le développement des
forces productives, une limite… »
Mais si on ouvre le livre III
du Capital où se trouve cette citation, voici ce qu’on lit : « L’important dans
l’horreur qu’ils, (Ricardo et les autres économistes (N. d’ A.P), éprouvent
devant le taux de profit décroissant, c’est qu’ils s’aperçoivent que le mode de
production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives,
une limite… » [K. Marx, Le Capital, livre III, Edition de la Pléiade, tome II
p. 1025. Pannekoek omet la fin de la phrase. Nous la donnons ci-dessous : une
limite qui n’a rien à voir avec la production de la richesse comme tel.
(N.d.T.)]
Ce qui est tout autre chose.
Page 79, il cite un autre passage de Marx pour prouver que le mot
d’effondrement remonte à celui-ci : « Ce processus ne tarderait pas à entraîner
l’effondrement de la production capitaliste si des tendances contraires
n’agissaient pas continuellement pour produire un effet décentralisateur
parallèlement à la force centripète » [K. Marx, op. cit., p. 1028].
Ces contretendances, et
Grossmann le souligne avec raison, portent sur l’avenir immédiat, si bien que
le processus ne se trouve que ralenti par elles. Mais est-ce que Marx a en vue
ici un effondrement purement économique ? Lisons donc la phrase qui suit dans
le passage de Marx : « C’est cette séparation entre les conditions de travail
d’un côté et les producteurs de l’autre qui constitue le concept de capital ;
elle commence par l’accumulation primitive, se poursuit comme processus
permanent dans l’accumulation et la concentration du capital, pour s’exprimer
finalement par la centralisation, entre les mains de quelques uns, de capitaux
existants et par la décapitalisation (l’expropriation) du grand nombre. » [id.,
p. 1766. Selon les auteurs de l’édition la Pléiade cette phrase aurait été mise
par Engels pour remplacer la longue note qui suit. L’accumulation primitive du
capital implique la centralisation des conditions de travail. Elle signifie la
séparation de ces conditions d’avec le travailleur et la force de travail. Son
acte historique, c’est l’acte de genèse historique du capital, le processus
historique de séparation qui transforme les conditions de travail en capital et
le capital en travail salarié. Ainsi est donnée la base de la production
capitaliste. L’accumulation du capital, fondement véritable du capital,
présuppose, par conséquent, la relation capital-travail salarié. Elle reproduit
la séparation et la fixation de la richesse matérielle en face du travail sur
une échelle toujours élargie. Concentration des capitaux. Accumulation des gros
capitaux par la destruction des petits. Attraction et dissolution des chaînons
intermédiaires entre le capital et le travail. Ce n’est que la dernière forme –
apogée du processus – qui transforme les conditions de travail en capital et
qui multiplie et reproduit le capital sur une échelle élargie ; elle sépare,
enfin, les capitaux, constitués en de nombreux points de la société, de leurs
propriétaires et les centralise dans les mains de gros capitalistes. Avec cette
forme extrême de l’antagonisme, la production se voit transformée en production
sociale, bien que sous un aspect défiguré. Travail social et, dans le processus
de travail concret, emploi commun des instruments de production. En tant que
fonctionnaires du processus qui accélère en même temps cette production sociale
et le développement des forces productives, les capitalistes deviennent
superflus, dans la mesure même où, par le canal de la société, ils
s’approprient le bénéfice et qu’en tant que propriétaires de ces richesses
sociales ils prennent figure de commandants du travail social. Ils subissent le
même sort que les féodaux à l’avènement de la société bourgeoise : leurs
prétentions, devenues superflues en même temps que leurs services, se sont
changées en simple privilèges anachroniques et irrationnels, et c’est ce qui a
hâté leur ruine. (K. Marx, op. cit., pp. 1028-1029) (N.d.T.)]
Il est tout à fait clair que
l’effondrement qui s’en suivra n’est tout simplement, comme Marx le fait
remarquer si souvent ; que la fin du capitalisme, supplanté par le socialisme.
On mesure la vanité de toutes
ces citations : on ne peut pas trouver dans l’œuvre de Marx la prédiction d’une
catastrophe économique finale, comme celle que l’on déduit du schéma. Mais
est-ce que ce dernier peut au moins servir à donner un modèle et une
explication des crises périodiques ? Grossmann cherche à établir un lien solide
entre les deux :
La théorie marxienne des
crises est en même temps une théorie de l’effondrement.
Tel est le titre du huitième
chapitre de son livre (page 137). Mais comme preuve de cette affirmation il
n’amène rien si ce n’est une figure (page 141) où une courbe ; en traits
pointillés et à la pente rapide, est censée représenter l’évolution de
l’accumulation. Il y a cependant un hic. Selon le schéma, l’effondrement doit
commencer au bout de trente cinq ans, dans la réalité la crise a lieu tous les
cinq ou sept ans, à une période où le schéma prédit que tout est en ordre. Si
on essaie d’obtenir un effondrement au bout d’un temps plus court, il faut
supposer, dans le schéma, que la croissance annuelle du capital constant est
très supérieure à 10 %. Dans la réalité, lors des périodes favorables de la
conjoncture, la croissance du capital est encore plus rapide, mais cela n’a
rien à voir avec le progrès technique ; le volume de la production s’accroît
par bonds. Bien entendu, le capital variable s’accroît lui aussi rapidement et
par bonds. D’où alors (page 21) peut bien provenir cet effondrement de tous les
5 et 7 ans ? Voilà qui reste obscur. Autrement dit, les causes réelles de la
variation de la conjoncture, d’abord en expansion rapide puis connaissant
l’effondrement, sont de toute autre nature que ce que l’on peut trouver dans le
schéma de reproduction de Grossmann. Marx parle de suraccumulation qui
déclenche la crise : il y a un excès de plus-value accumulée qui ne trouve
aucun moyen de s’investir, ce qui entraîne une chute du taux de profit. Selon
Grossmann l’effondrement provient d’un manque de plus-value accumulée [On
remarquera qu’ici encore c’est le côté rigide, mécanique du schéma qui est
critiqué. Il n’est peut être pas inutile de réexposer ici les deux thèses en
présence. Pour Pannekoek, si l’on se borne au point de vue économique, le
système continuera à accumuler sans catastrophe, simplement le pourcentage
d’accroissement du capital constant décroîtra avec le temps autrement dit le
taux de profit baissera (ceci se retrouve dans le schéma de Grossmann-Bauer si
on retient simplement la croissance donnée de la composition organique). Cette
baisse du taux de profit traduit la difficulté de valorisation du capital,
inhérente au mode de production capitaliste, et, en dernier ressort, cause des
crises. Grossmann, au contraire, veut garder fixe le pourcentage annuel
d’accroissement du capital constant (10 %) et de la plus-value (5 %). Avec les
chiffres choisis, hérités de Bauer, le taux de profit baisse et la plus value
ne peut assurer la croissance du capital à cette valeur fixée arbitrairement.
Il n’y a pas à être surpris que mathématiquement il en résulte un déséquilibre
que Grossmann, non moins arbitrairement, résout en créant des chômeurs, pour
pouvoir continuer à faire croître dans la même proportion le capital constant.
Mais il s’aperçoit alors qu’il va lui manquer des ouvriers pour valoriser ce
capital et une partie en reste donc en friche. Et c’est ainsi, de manière tout
à fait artificielle, que le manque de plus-value se transforme en surabondance
de capital. Même avec un raisonnement erroné, il faut bien que la baisse du
taux de profit fasse sentir ses effets ! Il n’est pas interdit de préférer toute
cette première partie de l’article d’Anton Pannekoek à la section qui suit
(Grossmann contre Marx) qui, en dépit de certaines réflexions éclairantes,
ressortit assez souvent à la scholastique hagiographique, hérités d’une époque.
(N.d.T.)].
µL’abondance simultanée de
capital et travailleurs qui ne peuvent s’employer est, typiquement, un
phénomène de crise. Le schéma conduit à un manque de capital, et ce n’est que
par suite de l’erreur de Grossmann qu’il peut mener à une surabondance de
capital. Il s’en suit que si d’un côté le schéma de Grossmann ne peut démontrer
l’existence d’un effondrement final et définitif du capitalisme il ne peut non
plus permettre de comprendre le phénomène réel d’effondrement, c’est-à-dire des
crises. On peut encore ajouter que, conformément à ce que sont les hypothèses
fondamentales qui remontent à Otto Bauer, le modèle conduit aux mêmes erreurs
que celles soutenues par ce dernier : la marche en avant du capitalisme qui,
dans la réalité, est bouillonnante et s’étend au monde entier, se trouve ici
décrite sous forme d’une croissance calme et régulière de la population,
maintenue à 5 % par an, comme si le capitalisme était confiné au sein d’une
société étatique et fermée.
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