samedi 26 juin 2021

PANNEKOEK : LA THÉORIE DE L’ÉCROULEMENT DU CAPITALISME (1934) PARTIE III

Ce voilà précisément pourquoi vaut son pesant d’or. Comme si pour Marx la lutte de classe n’était qu’une lutte pour l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail ! Voyons maintenant d’un peut plus prés quelles sont les bases dont Grossmann déduit l’existence d’un effondrement [On remarquera, ici comment Pannekoek critique les hypothèses de base du schéma de Grossmann. Essentiellement ce n’est pas le choix de tel ou tel taux de croissance qui sera discuté mais les raisons qui sont données pour le justifier et l’absurdité qu’il y a à se tenir à un schéma qui introduit des rapports simples indépendants du temps, pour représenter réellement un système complexe. (N.d.T.)]. Sur quoi se fonde-t-il pour choisir une croissance obligatoire de 10 % par an pour le capital constant ? Dans la citation reproduite un peu plus haut il est dit que le progrès technique (correspondant à la croissance fixée de la population) entraîne une croissance annuelle du capital constant déterminée. On peut dire tout simplement, sans avoir à utiliser de schéma de la reproduction pour cela, que lorsque le taux de profit devient plus petit que le taux de croissance exigé par le progrès technique, le capital doit s’écrouler. Mis à part que cela n’a rien à voir avec Marx, qu’est-ce que c’est qu’une croissance du capital accélérée par la technique ? Les améliorations techniques ont été introduites dans la lutte concurrentielle pour permettre à leurs auteurs de gratter une part du surprofit (plus-value relative), mais elles ne peuvent aller plus loin que le permettent les moyens financiers existants. Tout le monde sait d’ailleurs que des douzaines de nouvelles découvertes et améliorations techniques ne sont jamais mises en œuvre et son même retirées aux entrepreneurs qui voudraient les utiliser, pour ne pas déprécier l’appareil technique existant. La nécessité du progrès technique n’est pas une force extérieure qui s’impose : elle agit par l’intermédiaire d’hommes, et ce que doivent faire les hommes n’est jamais au-delà de ce qu’ils peuvent faire (das Müssen gilt nicht weiter als ihr Können).

Acceptons toutefois que tout cela soit justifié et que le progrès technique contraigne le capital constant à se modifier conformément au schéma : au bout de trente ans il sera dans le rapport de 3170 à 412 par rapport au capital variable, au bout de 34 ans dans le rapport de 4164 à 500, au bout de 35 ans dans le rapport 5106/525 et au bout de 36 dans le rapport 5616/551. Au bout de 35 ans la plus-value n’atteint que 525.000 et elle ne suffit pas pour alimenter le capital constant (510.000) et le capital variable (20.000). Face a ce problème, Grossmann n’en laisse pas moins croître le capital constant de 510.000 et n’attribue au capital variable que 15.000, c’est-à-dire un déficit de 11.000 ! Voilà ce qu’il dit à ce sujet :

 11.509 travailleurs (sur 551.000) restent sans travail. Ainsi se construit l’armée de réserve. Et, comme toute la population ouvrière n’entre pas dans le processus de production, il s’en suit que la totalité du capital constant supplémentaire (soit 510.563) ne pourra être utilisée pour acheter des moyens de production. Si a une population de 551.584 ouvriers correspond un capital de 5.616.200, à une population de 540.075 correspond un capital de 5.449.015. Par conséquent il reste un excès de capital de 117.185 qui ne peut s’investir. Ainsi le schéma nous montre un « exemple d’école » de cet état de fait auquel Marx pensait dans la partie du troisième livre du Capital à laquelle il a donné le titre : Surabondance de capital et surpopulation [H. Grossmann, op. cit., p. 125. La partie du Capital dont il est question est une partie du chapitre XV du livre III. D’après M. Rubel le titre serait dû à Engels, et l’édition de la Pléiade en fait la conclusion du chapitre (illisible)].

Grossmann n’a visiblement pas remarqué que s’il y a 11.000 chômeurs c’est que lui-même, arbitrairement, sans se donner aucune justification, a flanqué tout le déficit sur le dos du seul capital variable et qu’il a continué de faire croître le capital constant de 10%, tranquillement comme si rien ne se passait. Mais il s’aperçoit que pour faire marcher toutes ces machines il n’y a pas d’ouvriers, ou, plutôt, il n’y a pas d’argent pour payer leurs salaires, il choisit de laisser les machines inactives, c’est-à-dire qu’il est contraint de laisser du capital non investi. Et s’appuyant sur cette bévue, il prend son « exemple d’école » pour un phénomène réel qui s’apparente aux crises du capitalisme. Mais dans la réalité il est clair que les entrepreneurs ne pourront accroître leur production que si leur capital, aussi bien celui nécessaire pour les machines que celui pour payer les ouvriers, croît. Si, globalement, il y a trop peu de plus value alors, (compte tenu de la pression technique), elle se trouvera répartie proportionnellement aux deux éléments constitutifs du capital. Un calcul simple montre que la plus-value créée, soit 525.319, se partagera en 500.409 qui iront au capital constant et 24.910 qui iront au capital variable, ainsi le rapport des deux aura la valeur correcte correspondant au progrès technique [Le schéma de Grossmann prévoit qu’avec un taux de croissance de 10 % du capital constant et de 5 % du capital variable, la composition organique (c/v) vaudra au bout de 33 ans 10,2 (Cf. tableau XI). Admettant l’idée que c’est la pression technique qui gouverne (c’est-à-dire que la composition organique suit la croissance prévue), Pannekoek répartit la plus value produite pendant la 34 éme année de manière à ce que la composition organique ait la valeur prévue de 10,2 (ce qui est en accord avec les justifications données par Grossmann pour le fonctionnement du Capital, justifications que Pannekoek à critiquées plus haut). Bien entendu avec ses hypothèses le capital constant ne croît plus de 10% et le capital variable de 5 %. On arrive alors à la conclusion que le système connaît une évolution lente. Sans doute le taux d’accumulation diminuera-t-il, (cela parce que la composition organique est supposée croissante et que le taux d’exploitation, le rapport pl/y, est supposé constant, ce qui veut dire que le taux de profit, c’est-à-dire le rapport pl sur c+ v, décroît), mais on n’aboutit à aucune catastrophe, contrairement à ce que prévoit Grossmann avec sa croissance forcée de 10% du capital constant. Quoi qu’il en soit, ce qui est montré ici, c’est qu’avec des hypothèses différentes le schéma abstrait permet des conclusions différentes – ce qui justifie en quelque sorte la réflexion sarcastique de R. Luxemburg – et qu finalement tout est dans ces hypothèses et, si l’on ose s’exprimer ainsi, rien dans les chiffres. (N.d.T.).]. Ce ne seront pas 11.000 mais 1.356 travailleurs qui seront « libérés » et de capital excédentaire il n’est pas question. Si on poursuit d’année en année le schéma de cette manière correcte on arrive à la conclusion qu’au lieu d’un chômage catastrophique il y aura une croissance très lente du nombre de sans emploi.

Il faut maintenant se poser la question comment peut-il être possible que quelqu’un puisse mettre au compte de Marx une telle théorie de l’effondrement et d’appeler à la rescousse, pour défendre cette thèse des douzaines de citations et ses œuvres ? Toutes ces citations se rapportent aux crises économiques et aux alternances de boom et de dépression de la conjoncture économique. Le schéma, lui ne devrait servir qu’à montrer qu’au bout de 35 ans, il y a effondrement économique, partout Grossmann nous dit : « Une illustration suffisante (de ce fait) nous est fournie par la théorie marxienne des cycles économiques. » [H. Grossmann, op. cit., p. 123]

Mais ce n’est pas parce qu’il saupoudre continuellement son développement de citations qui se rapportent aux crises économiques, que Grossmann peut entretenir l’illusion qu’il nous expose une théorie marxienne. Mais nulle part chez Marx, on ne trouve mentionné un effondrement définitif du Capital qui ressemblerait à celui prévu par le schéma de Grossmann. Sans doute ce dernier donne-t-il deux citations qui ne se rapportent pas aux crises : Par exemple page 263 de son ouvrage : « Il apparaît que le mode de production capitaliste rencontre, dans le développement des forces productives, une limite… »

Mais si on ouvre le livre III du Capital où se trouve cette citation, voici ce qu’on lit : « L’important dans l’horreur qu’ils, (Ricardo et les autres économistes (N. d’ A.P), éprouvent devant le taux de profit décroissant, c’est qu’ils s’aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives, une limite… » [K. Marx, Le Capital, livre III, Edition de la Pléiade, tome II p. 1025. Pannekoek omet la fin de la phrase. Nous la donnons ci-dessous : une limite qui n’a rien à voir avec la production de la richesse comme tel. (N.d.T.)]

Ce qui est tout autre chose. Page 79, il cite un autre passage de Marx pour prouver que le mot d’effondrement remonte à celui-ci : « Ce processus ne tarderait pas à entraîner l’effondrement de la production capitaliste si des tendances contraires n’agissaient pas continuellement pour produire un effet décentralisateur parallèlement à la force centripète » [K. Marx, op. cit., p. 1028].

Ces contretendances, et Grossmann le souligne avec raison, portent sur l’avenir immédiat, si bien que le processus ne se trouve que ralenti par elles. Mais est-ce que Marx a en vue ici un effondrement purement économique ? Lisons donc la phrase qui suit dans le passage de Marx : « C’est cette séparation entre les conditions de travail d’un côté et les producteurs de l’autre qui constitue le concept de capital ; elle commence par l’accumulation primitive, se poursuit comme processus permanent dans l’accumulation et la concentration du capital, pour s’exprimer finalement par la centralisation, entre les mains de quelques uns, de capitaux existants et par la décapitalisation (l’expropriation) du grand nombre. » [id., p. 1766. Selon les auteurs de l’édition la Pléiade cette phrase aurait été mise par Engels pour remplacer la longue note qui suit. L’accumulation primitive du capital implique la centralisation des conditions de travail. Elle signifie la séparation de ces conditions d’avec le travailleur et la force de travail. Son acte historique, c’est l’acte de genèse historique du capital, le processus historique de séparation qui transforme les conditions de travail en capital et le capital en travail salarié. Ainsi est donnée la base de la production capitaliste. L’accumulation du capital, fondement véritable du capital, présuppose, par conséquent, la relation capital-travail salarié. Elle reproduit la séparation et la fixation de la richesse matérielle en face du travail sur une échelle toujours élargie. Concentration des capitaux. Accumulation des gros capitaux par la destruction des petits. Attraction et dissolution des chaînons intermédiaires entre le capital et le travail. Ce n’est que la dernière forme – apogée du processus – qui transforme les conditions de travail en capital et qui multiplie et reproduit le capital sur une échelle élargie ; elle sépare, enfin, les capitaux, constitués en de nombreux points de la société, de leurs propriétaires et les centralise dans les mains de gros capitalistes. Avec cette forme extrême de l’antagonisme, la production se voit transformée en production sociale, bien que sous un aspect défiguré. Travail social et, dans le processus de travail concret, emploi commun des instruments de production. En tant que fonctionnaires du processus qui accélère en même temps cette production sociale et le développement des forces productives, les capitalistes deviennent superflus, dans la mesure même où, par le canal de la société, ils s’approprient le bénéfice et qu’en tant que propriétaires de ces richesses sociales ils prennent figure de commandants du travail social. Ils subissent le même sort que les féodaux à l’avènement de la société bourgeoise : leurs prétentions, devenues superflues en même temps que leurs services, se sont changées en simple privilèges anachroniques et irrationnels, et c’est ce qui a hâté leur ruine. (K. Marx, op. cit., pp. 1028-1029) (N.d.T.)]

Il est tout à fait clair que l’effondrement qui s’en suivra n’est tout simplement, comme Marx le fait remarquer si souvent ; que la fin du capitalisme, supplanté par le socialisme.

On mesure la vanité de toutes ces citations : on ne peut pas trouver dans l’œuvre de Marx la prédiction d’une catastrophe économique finale, comme celle que l’on déduit du schéma. Mais est-ce que ce dernier peut au moins servir à donner un modèle et une explication des crises périodiques ? Grossmann cherche à établir un lien solide entre les deux :

La théorie marxienne des crises est en même temps une théorie de l’effondrement.

Tel est le titre du huitième chapitre de son livre (page 137). Mais comme preuve de cette affirmation il n’amène rien si ce n’est une figure (page 141) où une courbe ; en traits pointillés et à la pente rapide, est censée représenter l’évolution de l’accumulation. Il y a cependant un hic. Selon le schéma, l’effondrement doit commencer au bout de trente cinq ans, dans la réalité la crise a lieu tous les cinq ou sept ans, à une période où le schéma prédit que tout est en ordre. Si on essaie d’obtenir un effondrement au bout d’un temps plus court, il faut supposer, dans le schéma, que la croissance annuelle du capital constant est très supérieure à 10 %. Dans la réalité, lors des périodes favorables de la conjoncture, la croissance du capital est encore plus rapide, mais cela n’a rien à voir avec le progrès technique ; le volume de la production s’accroît par bonds. Bien entendu, le capital variable s’accroît lui aussi rapidement et par bonds. D’où alors (page 21) peut bien provenir cet effondrement de tous les 5 et 7 ans ? Voilà qui reste obscur. Autrement dit, les causes réelles de la variation de la conjoncture, d’abord en expansion rapide puis connaissant l’effondrement, sont de toute autre nature que ce que l’on peut trouver dans le schéma de reproduction de Grossmann. Marx parle de suraccumulation qui déclenche la crise : il y a un excès de plus-value accumulée qui ne trouve aucun moyen de s’investir, ce qui entraîne une chute du taux de profit. Selon Grossmann l’effondrement provient d’un manque de plus-value accumulée [On remarquera qu’ici encore c’est le côté rigide, mécanique du schéma qui est critiqué. Il n’est peut être pas inutile de réexposer ici les deux thèses en présence. Pour Pannekoek, si l’on se borne au point de vue économique, le système continuera à accumuler sans catastrophe, simplement le pourcentage d’accroissement du capital constant décroîtra avec le temps autrement dit le taux de profit baissera (ceci se retrouve dans le schéma de Grossmann-Bauer si on retient simplement la croissance donnée de la composition organique). Cette baisse du taux de profit traduit la difficulté de valorisation du capital, inhérente au mode de production capitaliste, et, en dernier ressort, cause des crises. Grossmann, au contraire, veut garder fixe le pourcentage annuel d’accroissement du capital constant (10 %) et de la plus-value (5 %). Avec les chiffres choisis, hérités de Bauer, le taux de profit baisse et la plus value ne peut assurer la croissance du capital à cette valeur fixée arbitrairement. Il n’y a pas à être surpris que mathématiquement il en résulte un déséquilibre que Grossmann, non moins arbitrairement, résout en créant des chômeurs, pour pouvoir continuer à faire croître dans la même proportion le capital constant. Mais il s’aperçoit alors qu’il va lui manquer des ouvriers pour valoriser ce capital et une partie en reste donc en friche. Et c’est ainsi, de manière tout à fait artificielle, que le manque de plus-value se transforme en surabondance de capital. Même avec un raisonnement erroné, il faut bien que la baisse du taux de profit fasse sentir ses effets ! Il n’est pas interdit de préférer toute cette première partie de l’article d’Anton Pannekoek à la section qui suit (Grossmann contre Marx) qui, en dépit de certaines réflexions éclairantes, ressortit assez souvent à la scholastique hagiographique, hérités d’une époque. (N.d.T.)].

µL’abondance simultanée de capital et travailleurs qui ne peuvent s’employer est, typiquement, un phénomène de crise. Le schéma conduit à un manque de capital, et ce n’est que par suite de l’erreur de Grossmann qu’il peut mener à une surabondance de capital. Il s’en suit que si d’un côté le schéma de Grossmann ne peut démontrer l’existence d’un effondrement final et définitif du capitalisme il ne peut non plus permettre de comprendre le phénomène réel d’effondrement, c’est-à-dire des crises. On peut encore ajouter que, conformément à ce que sont les hypothèses fondamentales qui remontent à Otto Bauer, le modèle conduit aux mêmes erreurs que celles soutenues par ce dernier : la marche en avant du capitalisme qui, dans la réalité, est bouillonnante et s’étend au monde entier, se trouve ici décrite sous forme d’une croissance calme et régulière de la population, maintenue à 5 % par an, comme si le capitalisme était confiné au sein d’une société étatique et fermée.

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