La première particularité que nous observons chez l’homme est qu’il est un être
social. En cela, il ne diffère pas de tous les animaux car même parmi ces
derniers, il y a beaucoup d'espèces qui vivent de façon sociale. Mais l'homme
diffère de tous les animaux que nous avons observés jusqu'ici en parlant de la
théorie darwinienne, de ces animaux qui vivent séparément, chacun pour soi et
qui luttent contre tous les autres pour subvenir à leurs besoins. Ce n'est pas
aux prédateurs, qui vivent de façon séparée et qui sont les animaux modèles des
Darwiniens bourgeois, que l'homme doit être comparé, mais à ceux qui vivent
socialement. La sociabilité est une force nouvelle, dont nous n'avons pas
encore tenu compte jusqu’à présent ; une force qui fait appel à de nouveaux
rapports et à de nouvelles qualités chez les animaux. C'est une erreur de
considérer la lutte pour l'existence comme la force unique et omnipotente
donnant forme au monde organique. La lutte pour l'existence est la principale
force qui est à l'origine de nouvelles espèces, mais Darwin lui-même savait
très bien que d'autres forces coopèrent, qui façonnent les formes, les
habitudes et les particularités du monde organique. Dans son livre plus tardif,
La Filiation de l’homme, Darwin a minutieusement traité de la sélection
sexuelle et a montré que la concurrence des mâles pour les femelles a donné
naissance aux couleurs bariolées des oiseaux et des papillons et, également,
aux chants mélodieux des oiseaux. Il a également consacré tout un chapitre à la
vie sociale. On peut aussi trouver beaucoup d’exemples sur cette question dans
le livre de Kropotkine, L’Entraide, un facteur d’évolution. Le meilleur exposé
des effets de la sociabilité se trouve dans L’Ethique et la conception
matérialiste de l’histoire de Kautsky. Quand un certain nombre d'animaux vivent
en groupe, en troupeau ou en bande, ils mènent en commun la lutte pour
l'existence contre le monde extérieur ; à l’intérieur d’un tel groupe la lutte
pour l'existence cesse. Les animaux qui vivent socialement n’engagent plus les
uns contre les autres de combats où les faibles succombent ; c’est exactement
l'inverse, les faibles jouissent des mêmes avantages que les forts. Quand quelques
animaux ont l'avantage d’un odorat plus aiguisé, d’une plus grande force, ou de
l’expérience qui leur permet de trouver le meilleur pâturage ou d’éviter
l'ennemi, cet avantage ne bénéficie pas seulement à eux-mêmes, mais également
au groupe entier, y compris aux individus les moins pourvus. Le fait pour les
individus les moins pourvus de se joindre aux plus avantagés permet aux
premiers de surmonter, jusqu’à un certain point, les conséquences de leurs
propriétés moins favorables. Cette mise en commun des différentes forces
profite à l’ensemble des membres. Elle donne au groupe une puissance nouvelle
et beaucoup plus importante que celle d'un seul individu, même le plus fort.
C’est grâce à cette force unie que les herbivores sans défense peuvent contrer les
prédateurs. C'est seulement au moyen de cette unité que certains animaux sont
capables de protéger leurs petits. La vie sociale profite donc énormément à
l’ensemble des membres du groupe. Un deuxième avantage de la sociabilité vient
du fait que, lorsque les animaux vivent socialement, il y a une possibilité de
division du travail. Ces animaux envoient des éclaireurs ou placent des
sentinelles dont la tâche est de s'assurer de la sécurité de tous, pendant que
les autres sont tranquillement en train de manger ou de cueillir, en comptant
sur leurs gardes pour les avertir du danger. Une telle société animale devient,
à certains égards, une unité, un seul organisme. Naturellement, les rapports
restent beaucoup plus lâches que dans les rapports qui règnent entre les
cellules d'un seul corps animal ; en effet les membres restent égaux entre eux
– ce n’est que chez les fourmis, les abeilles et quelques autres insectes
qu’une distinction organique se développe – et ils sont capables, dans des
conditions certes plus défavorables, de vivre isolément. Néanmoins, le groupe
devient un corps cohérent, et il doit y avoir une certaine force qui lie les
différents membres entre eux. Cette force n'est autre que les motifs sociaux,
l'instinct qui maintiennent les animaux réunis et qui permettent ainsi la
perpétuation du groupe. Chaque animal doit placer l'intérêt de l'ensemble du
groupe au-dessus de ses intérêts propres ; il doit toujours agir
instinctivement pour le bénéfice du groupe sans considération pour lui-même. Si
chacun des faibles herbivores ne pense qu’à lui-même et s’enfuit quand il est
attaqué par un fauve, le troupeau réuni s’éparpille à nouveau. C’est seulement
quand le motif fort de l'instinct de conservation est contré par un motif
encore plus fort d'union, et que chaque animal risque sa vie pour la protection
de tous, c’est seulement alors que le troupeau se maintient et profite des
avantages de rester groupé. Le sacrifice de soi, le courage, le dévouement, la
discipline et la fidélité doivent surgir de cette façon, parce que là où ces
qualités n'existent pas, la cohésion se dissout ; la société ne peut exister
que là où ces qualités existent. Ces instincts, tout en ayant leur origine dans
l'habitude et la nécessité, sont renforcés par la lutte pour l'existence.
Chaque troupeau animal se trouve toujours dans une lutte de concurrence avec
les mêmes animaux d'un troupeau différent ; les troupeaux qui sont les mieux
adaptés pour résister à l'ennemi survivront, alors que ceux qui sont plus
pauvrement équipés disparaîtront. Les groupes dans lesquels l'instinct social
est le mieux développé pourront le mieux se maintenir, alors que le groupe dans
lequel l'instinct social est peu développé, soit va devenir une proie facile
pour ses ennemis, soit ne sera pas en mesure de trouver les pâturages les plus
favorables à son existence. Ces instincts sociaux deviennent donc les facteurs
les plus importants et les plus décisifs qui déterminent qui survivra dans la
lutte pour l'existence. C'est à cause de cela que les instincts sociaux ont été
élevés à la position de facteurs prédominants dans la lutte pour la survie.
Ceci jette un éclairage entièrement nouveau sur le point de vue des darwinistes
bourgeois. Ces derniers proclament que seule l'élimination des faibles est
naturelle et qu'elle est nécessaire afin d'empêcher la corruption de la race.
D’autre part, la protection apportée aux faibles est contre la nature et
contribue à la déchéance de la race. Mais que voyons-nous ? Dans la nature
elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont protégés,
qu'ils ne se maintiennent pas grâce à leur propre force personnelle, et qu'ils
ne sont pas écartés du fait de leur faiblesse individuelle. Ces dispositions
n'affaiblissent pas le groupe, mais lui confèrent une force nouvelle. Le groupe
animal dans lequel l'aide mutuelle est la mieux développée, est mieux adapté
pour se préserver dans les conflits. Ce qui, selon la conception étroite de ces
Darwinistes, apparaissait comme facteur de faiblesse, devient exactement
l'inverse, un facteur de force, contre lequel les individus forts qui mènent la
lutte individuellement ne font pas le poids. La race, prétendument
dégénérescente et corrompue, remporte la victoire et s'avère dans la pratique
la plus habile et la meilleure. Ici nous voyons d'abord pleinement à quel point
les affirmations des darwinistes bourgeois sont à courte vue, révèlent une
étroitesse d’esprit et une absence d’esprit scientifique. Ils font dériver
leurs lois naturelles et leurs conceptions de ce qui est naturel concernant une
partie du monde animal à laquelle l'homme ressemble le moins, les animaux
solitaires, alors qu'ils laissent de côté l'observation des animaux qui vivent
pratiquement dans les mêmes circonstances que l'homme. On peut en trouver la
raison dans leurs propres conditions de vie ; ils appartiennent à une classe où
chacun est en concurrence individuelle avec l'autre. Par conséquent, ils ne
voient chez les animaux que la forme de la lutte pour l'existence qui
correspond à la lutte de concurrence bourgeoise. C'est pour cette raison qu'ils
négligent les formes de lutte qui sont de la plus grande importance pour les
hommes. Il est vrai que les darwinistes bourgeois sont conscients du fait que
tout, dans le monde animal comme dans l’humain, ne se réduit pas à l’égoïsme
pur. Les scientifiques bourgeois disent très souvent que tout homme est habité
par deux sentiments : le sentiment égoïste ou amour de soi, et le sentiment
altruiste, ou amour des autres. Mais comme ils ne connaissent pas l'origine
sociale de cet altruisme, ils ne peuvent comprendre ni ses limites ni ses
conditions. L'altruisme, dans leur bouche, devient une idée très vague qu'ils
ne savent pas manier. Tout ce qui s'applique aux animaux sociaux s'applique
également à l'homme. Nos ancêtres ressemblant à des singes et les hommes
primitifs qui se sont développés à partir d’eux étaient tous des animaux
faibles, sans défense qui, comme presque tous les singes, vivaient en tribus.
Chez eux, ont dû apparaître les mêmes motifs et les mêmes instincts sociaux
qui, plus tard, chez l’homme, se sont développés sous la forme de sentiments
moraux. Le fait que nos coutumes et nos morales ne soient rien d’autre que des
sentiments sociaux, des sentiments que nous rencontrons chez des animaux, est
connu de tous ; Darwin aussi a déjà parlé des « habitudes des animaux en
rapport avec leur attitudes sociales qui s'appelleraient morale chez les hommes
». La différence réside seulement dans le degré de conscience ; dès que ces
sentiments sociaux deviennent clairement conscients pour les hommes, ils
prennent le caractère de sentiments moraux. Ici nous voyons que la conception
morale - que les auteurs bourgeois considéraient comme la différence principale
entre les hommes et les animaux - n'est pas propre aux hommes, mais est un
produit direct des conditions existant dans le monde animal. Le fait que les
sentiments moraux ne s’étendent pas au-delà du groupe social auquel l'animal ou
l'homme appartient, réside dans la nature de leur origine. Ces sentiments
servent le but pratique de préserver la cohésion du groupe ; au delà, ils sont
inutiles. Dans le monde animal, l’étendue et la nature du groupe social sont
déterminées par les circonstances de la vie, et donc le groupe demeure presque
toujours le même. Chez les hommes, en revanche, les groupes, ces unités
sociales, sont toujours changeantes en fonction du développement économique, et
ceci change également le domaine de validité des instincts sociaux. Les anciens
groupes, à l’origine des peuplades sauvages et barbares, étaient plus fortement
unis que les groupes animaux non seulement parce qu’ils étaient en concurrence
mais aussi parce qu’ils se faisaient directement la guerre. Les rapports
familiaux et un langage commun ont renforcé plus tard cette unité. Chaque
individu dépendait entièrement du soutien de sa tribu. Dans ces conditions, les
instincts sociaux, les sentiments moraux, la subordination de l'individu au
tout, ont dû se développer à l'extrême. Avec le développement ultérieur de la
société, les tribus se sont dissoutes en des entités économiques plus larges et
se sont réunies dans des villes et des peuples. De nouvelles sociétés prennent
la place des anciennes, et les membres de ces entités poursuivent la lutte pour
l'existence en commun contre d'autres peuples. Dans une proportion égale au
développement économique, la taille de ces entités augmente, au sein desquelles
la lutte de chacun contre les autres faiblit et les sentiments sociaux
s'étendent. A la fin de l'antiquité, nous constatons que tous les peuples connus
autour de la Méditerranée forment alors une unité, l'Empire romain. A cette
époque, surgit aussi la doctrine qui étend les sentiments moraux à l’humanité
entière et formule le dogme que tous les hommes sont frères. Quand nous
considérons notre propre époque, nous voyons qu'économiquement tous les peuples
forment de plus en plus une unité, même si c'est une unité faible. En
conséquence, il règne un sentiment – il est vrai relativement abstrait – d’une
fraternité qui englobe l’ensemble des peuples civilisés. Bien plus fort est le
sentiment national, surtout chez la bourgeoisie, parce que les nations
constituent les entités en lutte constante de la bourgeoisie. Les sentiments
sociaux sont les plus forts envers les membres de la même classe, parce que les
classes constituent les unités sociales essentielles, incarnant les intérêts
convergents de ses membres Ainsi nous voyons que les entités sociales et les
sentiments sociaux changent dans la société humaine, selon le progrès du
développement économique [Il faut noter que cette échelle croissante des
sentiments de solidarité au sein de l'espèce humaine n'échappe pas à Darwin
lorsqu'il écrit : « A mesure que l'homme avance en civilisation, et que les
petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison
devrait aviser chaque individu qu'il doit étendre ses instincts sociaux et ses
sympathies à tous les membres d'une même nation, même s'ils lui sont
personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n'y a plus qu'une
barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s'étendre aux hommes de
toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont
séparés de lui par de grandes différences d'apparences extérieures ou
d'habitudes, l'expérience malheureusement nous montre combien le temps est long
avant que nous les regardions comme nos semblables. » (La Filiation de l'Homme,
chapitre IV) (Note du CCI)].
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
vendredi 11 juin 2021
PANNEKOEK : DARWINISME ET MARXISME (1909) partie 2
VII. La sociabilité de l’homme
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