vendredi 11 juin 2021

PANNEKOEK : DARWINISME ET MARXISME (1909) partie 2


 VII. La sociabilité de l’homme 

La première particularité que nous observons chez l’homme est qu’il est un être social. En cela, il ne diffère pas de tous les animaux car même parmi ces derniers, il y a beaucoup d'espèces qui vivent de façon sociale. Mais l'homme diffère de tous les animaux que nous avons observés jusqu'ici en parlant de la théorie darwinienne, de ces animaux qui vivent séparément, chacun pour soi et qui luttent contre tous les autres pour subvenir à leurs besoins. Ce n'est pas aux prédateurs, qui vivent de façon séparée et qui sont les animaux modèles des Darwiniens bourgeois, que l'homme doit être comparé, mais à ceux qui vivent socialement. La sociabilité est une force nouvelle, dont nous n'avons pas encore tenu compte jusqu’à présent ; une force qui fait appel à de nouveaux rapports et à de nouvelles qualités chez les animaux. C'est une erreur de considérer la lutte pour l'existence comme la force unique et omnipotente donnant forme au monde organique. La lutte pour l'existence est la principale force qui est à l'origine de nouvelles espèces, mais Darwin lui-même savait très bien que d'autres forces coopèrent, qui façonnent les formes, les habitudes et les particularités du monde organique. Dans son livre plus tardif, La Filiation de l’homme, Darwin a minutieusement traité de la sélection sexuelle et a montré que la concurrence des mâles pour les femelles a donné naissance aux couleurs bariolées des oiseaux et des papillons et, également, aux chants mélodieux des oiseaux. Il a également consacré tout un chapitre à la vie sociale. On peut aussi trouver beaucoup d’exemples sur cette question dans le livre de Kropotkine, L’Entraide, un facteur d’évolution. Le meilleur exposé des effets de la sociabilité se trouve dans L’Ethique et la conception matérialiste de l’histoire de Kautsky. Quand un certain nombre d'animaux vivent en groupe, en troupeau ou en bande, ils mènent en commun la lutte pour l'existence contre le monde extérieur ; à l’intérieur d’un tel groupe la lutte pour l'existence cesse. Les animaux qui vivent socialement n’engagent plus les uns contre les autres de combats où les faibles succombent ; c’est exactement l'inverse, les faibles jouissent des mêmes avantages que les forts. Quand quelques animaux ont l'avantage d’un odorat plus aiguisé, d’une plus grande force, ou de l’expérience qui leur permet de trouver le meilleur pâturage ou d’éviter l'ennemi, cet avantage ne bénéficie pas seulement à eux-mêmes, mais également au groupe entier, y compris aux individus les moins pourvus. Le fait pour les individus les moins pourvus de se joindre aux plus avantagés permet aux premiers de surmonter, jusqu’à un certain point, les conséquences de leurs propriétés moins favorables. Cette mise en commun des différentes forces profite à l’ensemble des membres. Elle donne au groupe une puissance nouvelle et beaucoup plus importante que celle d'un seul individu, même le plus fort. C’est grâce à cette force unie que les herbivores sans défense peuvent contrer les prédateurs. C'est seulement au moyen de cette unité que certains animaux sont capables de protéger leurs petits. La vie sociale profite donc énormément à l’ensemble des membres du groupe. Un deuxième avantage de la sociabilité vient du fait que, lorsque les animaux vivent socialement, il y a une possibilité de division du travail. Ces animaux envoient des éclaireurs ou placent des sentinelles dont la tâche est de s'assurer de la sécurité de tous, pendant que les autres sont tranquillement en train de manger ou de cueillir, en comptant sur leurs gardes pour les avertir du danger. Une telle société animale devient, à certains égards, une unité, un seul organisme. Naturellement, les rapports restent beaucoup plus lâches que dans les rapports qui règnent entre les cellules d'un seul corps animal ; en effet les membres restent égaux entre eux – ce n’est que chez les fourmis, les abeilles et quelques autres insectes qu’une distinction organique se développe – et ils sont capables, dans des conditions certes plus défavorables, de vivre isolément. Néanmoins, le groupe devient un corps cohérent, et il doit y avoir une certaine force qui lie les différents membres entre eux. Cette force n'est autre que les motifs sociaux, l'instinct qui maintiennent les animaux réunis et qui permettent ainsi la perpétuation du groupe. Chaque animal doit placer l'intérêt de l'ensemble du groupe au-dessus de ses intérêts propres ; il doit toujours agir instinctivement pour le bénéfice du groupe sans considération pour lui-même. Si chacun des faibles herbivores ne pense qu’à lui-même et s’enfuit quand il est attaqué par un fauve, le troupeau réuni s’éparpille à nouveau. C’est seulement quand le motif fort de l'instinct de conservation est contré par un motif encore plus fort d'union, et que chaque animal risque sa vie pour la protection de tous, c’est seulement alors que le troupeau se maintient et profite des avantages de rester groupé. Le sacrifice de soi, le courage, le dévouement, la discipline et la fidélité doivent surgir de cette façon, parce que là où ces qualités n'existent pas, la cohésion se dissout ; la société ne peut exister que là où ces qualités existent. Ces instincts, tout en ayant leur origine dans l'habitude et la nécessité, sont renforcés par la lutte pour l'existence. Chaque troupeau animal se trouve toujours dans une lutte de concurrence avec les mêmes animaux d'un troupeau différent ; les troupeaux qui sont les mieux adaptés pour résister à l'ennemi survivront, alors que ceux qui sont plus pauvrement équipés disparaîtront. Les groupes dans lesquels l'instinct social est le mieux développé pourront le mieux se maintenir, alors que le groupe dans lequel l'instinct social est peu développé, soit va devenir une proie facile pour ses ennemis, soit ne sera pas en mesure de trouver les pâturages les plus favorables à son existence. Ces instincts sociaux deviennent donc les facteurs les plus importants et les plus décisifs qui déterminent qui survivra dans la lutte pour l'existence. C'est à cause de cela que les instincts sociaux ont été élevés à la position de facteurs prédominants dans la lutte pour la survie. Ceci jette un éclairage entièrement nouveau sur le point de vue des darwinistes bourgeois. Ces derniers proclament que seule l'élimination des faibles est naturelle et qu'elle est nécessaire afin d'empêcher la corruption de la race. D’autre part, la protection apportée aux faibles est contre la nature et contribue à la déchéance de la race. Mais que voyons-nous ? Dans la nature elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont protégés, qu'ils ne se maintiennent pas grâce à leur propre force personnelle, et qu'ils ne sont pas écartés du fait de leur faiblesse individuelle. Ces dispositions n'affaiblissent pas le groupe, mais lui confèrent une force nouvelle. Le groupe animal dans lequel l'aide mutuelle est la mieux développée, est mieux adapté pour se préserver dans les conflits. Ce qui, selon la conception étroite de ces Darwinistes, apparaissait comme facteur de faiblesse, devient exactement l'inverse, un facteur de force, contre lequel les individus forts qui mènent la lutte individuellement ne font pas le poids. La race, prétendument dégénérescente et corrompue, remporte la victoire et s'avère dans la pratique la plus habile et la meilleure. Ici nous voyons d'abord pleinement à quel point les affirmations des darwinistes bourgeois sont à courte vue, révèlent une étroitesse d’esprit et une absence d’esprit scientifique. Ils font dériver leurs lois naturelles et leurs conceptions de ce qui est naturel concernant une partie du monde animal à laquelle l'homme ressemble le moins, les animaux solitaires, alors qu'ils laissent de côté l'observation des animaux qui vivent pratiquement dans les mêmes circonstances que l'homme. On peut en trouver la raison dans leurs propres conditions de vie ; ils appartiennent à une classe où chacun est en concurrence individuelle avec l'autre. Par conséquent, ils ne voient chez les animaux que la forme de la lutte pour l'existence qui correspond à la lutte de concurrence bourgeoise. C'est pour cette raison qu'ils négligent les formes de lutte qui sont de la plus grande importance pour les hommes. Il est vrai que les darwinistes bourgeois sont conscients du fait que tout, dans le monde animal comme dans l’humain, ne se réduit pas à l’égoïsme pur. Les scientifiques bourgeois disent très souvent que tout homme est habité par deux sentiments : le sentiment égoïste ou amour de soi, et le sentiment altruiste, ou amour des autres. Mais comme ils ne connaissent pas l'origine sociale de cet altruisme, ils ne peuvent comprendre ni ses limites ni ses conditions. L'altruisme, dans leur bouche, devient une idée très vague qu'ils ne savent pas manier. Tout ce qui s'applique aux animaux sociaux s'applique également à l'homme. Nos ancêtres ressemblant à des singes et les hommes primitifs qui se sont développés à partir d’eux étaient tous des animaux faibles, sans défense qui, comme presque tous les singes, vivaient en tribus. Chez eux, ont dû apparaître les mêmes motifs et les mêmes instincts sociaux qui, plus tard, chez l’homme, se sont développés sous la forme de sentiments moraux. Le fait que nos coutumes et nos morales ne soient rien d’autre que des sentiments sociaux, des sentiments que nous rencontrons chez des animaux, est connu de tous ; Darwin aussi a déjà parlé des « habitudes des animaux en rapport avec leur attitudes sociales qui s'appelleraient morale chez les hommes ». La différence réside seulement dans le degré de conscience ; dès que ces sentiments sociaux deviennent clairement conscients pour les hommes, ils prennent le caractère de sentiments moraux. Ici nous voyons que la conception morale - que les auteurs bourgeois considéraient comme la différence principale entre les hommes et les animaux - n'est pas propre aux hommes, mais est un produit direct des conditions existant dans le monde animal. Le fait que les sentiments moraux ne s’étendent pas au-delà du groupe social auquel l'animal ou l'homme appartient, réside dans la nature de leur origine. Ces sentiments servent le but pratique de préserver la cohésion du groupe ; au delà, ils sont inutiles. Dans le monde animal, l’étendue et la nature du groupe social sont déterminées par les circonstances de la vie, et donc le groupe demeure presque toujours le même. Chez les hommes, en revanche, les groupes, ces unités sociales, sont toujours changeantes en fonction du développement économique, et ceci change également le domaine de validité des instincts sociaux. Les anciens groupes, à l’origine des peuplades sauvages et barbares, étaient plus fortement unis que les groupes animaux non seulement parce qu’ils étaient en concurrence mais aussi parce qu’ils se faisaient directement la guerre. Les rapports familiaux et un langage commun ont renforcé plus tard cette unité. Chaque individu dépendait entièrement du soutien de sa tribu. Dans ces conditions, les instincts sociaux, les sentiments moraux, la subordination de l'individu au tout, ont dû se développer à l'extrême. Avec le développement ultérieur de la société, les tribus se sont dissoutes en des entités économiques plus larges et se sont réunies dans des villes et des peuples. De nouvelles sociétés prennent la place des anciennes, et les membres de ces entités poursuivent la lutte pour l'existence en commun contre d'autres peuples. Dans une proportion égale au développement économique, la taille de ces entités augmente, au sein desquelles la lutte de chacun contre les autres faiblit et les sentiments sociaux s'étendent. A la fin de l'antiquité, nous constatons que tous les peuples connus autour de la Méditerranée forment alors une unité, l'Empire romain. A cette époque, surgit aussi la doctrine qui étend les sentiments moraux à l’humanité entière et formule le dogme que tous les hommes sont frères. Quand nous considérons notre propre époque, nous voyons qu'économiquement tous les peuples forment de plus en plus une unité, même si c'est une unité faible. En conséquence, il règne un sentiment – il est vrai relativement abstrait – d’une fraternité qui englobe l’ensemble des peuples civilisés. Bien plus fort est le sentiment national, surtout chez la bourgeoisie, parce que les nations constituent les entités en lutte constante de la bourgeoisie. Les sentiments sociaux sont les plus forts envers les membres de la même classe, parce que les classes constituent les unités sociales essentielles, incarnant les intérêts convergents de ses membres Ainsi nous voyons que les entités sociales et les sentiments sociaux changent dans la société humaine, selon le progrès du développement économique [Il faut noter que cette échelle croissante des sentiments de solidarité au sein de l'espèce humaine n'échappe pas à Darwin lorsqu'il écrit : « A mesure que l'homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu'il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d'une même nation, même s'ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n'y a plus qu'une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s'étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d'apparences extérieures ou d'habitudes, l'expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables. » (La Filiation de l'Homme, chapitre IV) (Note du CCI)].

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