n. f. (de lucidus, lucide)
Que la claire vue de l'esprit
soit troublée, qu'un nuage l'obnubile, qu'un prisme déformant s'interpose entre
ses yeux et le réel, voilà qui arrive aux cerveaux les plus sains. Dans un
essai que je viens d'écrire, Par-delà l'intérêt, j'ai voulu mettre en lumière
combien nous sommes aveugles lorsqu'il s'agit de nous-mêmes, combien
perspicaces à l'égard des vices ou travers d'autrui. Dupe de lui-même, de ses
craintes, de ses désirs, l'homme se joue la comédie et par des raisonnements
fallacieux, arrive à croire vrai ce qui est manifeste erreur. Vous supposez
sans prétention à la beauté, cette malitorne bancale, rouge et borgne? Dix fois
par jour elle demande au miroir de la renseigner sur des charmes, jalousés
fortement, elle le soupçonne du moins. Qui, dans son entourage n'a rencontré de
ces éternels grincheux, dogues toujours prêts à mordre tyrans dans leurs
maisons, sans cesse en dispute avec les voisins? Ils s'indignent en observant
qu’on les fuit, mais impossible de leur faire comprendre qu’ils sont cause de
cet éloignement. Mille bonnes raisons légitiment leur fureur continuelle :
négligence du laitier, ton hautain de la concierge, impolitesse du locataire
d'en face qui ne les ayant pas vus n’a pu les saluer, audace d'un chien qui les
regarde sans sourciller, et la pluie quand ils voudraient du soleil, et la
gaieté des passants lorsqu'ils broient du noir. En semblable occurrence, avouez
qu'un accès de colère est tout indiqué : on n'est pas femmelette que diable!
Chacun doit apprendre qu'on se pique en vous touchant. N'insinuez pas qu'une
telle attitude engendre l'isolement, ni qu'on a tort d'avoir perpétuellement
raison ; vous seriez jugé, de suite, tête sans cervelle ou faux ami. Car
l’homme reste de bonne foi en s'illusionnant avec des arguments frelatés ; dans
son for intérieur, il s'attribue d'éclatants mérites, insoupçonnés même de ses
intimes et, pour se disculper d'évidents méfaits, sa conscience a la subtile
adresse du plus retors des avocats. Juge sans bienveillance lorsqu'il s'agit
des autres, nous devenons, quand nous sommes en cause, celui qui plaide
éternellement non-coupable. L'égoïsme s'avère créateur d'illusions plus
profondes ; les prêtres le savent qui promettent l'immortalité bienheureuse au
fidèle qui les sert. Et leurs dupes sont nombreuses tant leur vaine assurance
répond aux désirs secrets de beaucoup. Notre moi chéri disparaître, se fondre
dans l'ensemble, devenir un impersonnel élément du tout! Volonté de vivre,
instinct de conservation se révoltent contre pareille éventualité ; notre amour
de nous-mêmes ne peut s'y résigner. Que les personnages anciens dont partent
les livres, que les indifférents de notre entourage soient morts définitivement,
nous le croirions sans peine ; nous croyons ainsi l'animal à jamais disparu.
Mais que parents, amis, que notre moi s'éparpillent anonymes dans l’immense
univers, voilà qui contredit trop notre égoïsme foncier. Aussi, comme il avait
fait de dieu le résumé de nos ignorances, le théologien prévoyant concrétisa notre
infini besoin de vivre dans la notion d'immortalité. Et la raison chercha des
arguments pour légitimer nos désirs : le résultat posé d'abord, une logique
illusoire imagina de prétendues démonstrations. Par contre notre esprit devient
d'une lucidité incroyable s'il s'agit de découvrir les faiblesses d'autrui. Sur
ce point les enfants mêmes sont extrêmement adroits ; rapidement ils savent ce
qui, chez leurs parents, provoque colère ou sourire et, avec une candeur qui
n’exclut pas la rouerie, ils évitent les points douloureux ou jouent de la
corde sentimentale. L'homme diffère de l'enfant par une méchanceté accrue,
ainsi que par un plus large emploi du mensonge, mais les méthodes restent
identiques au fond. Ces graves messieurs, vautours de la finance, de la
politique ou de l'académie, crâne chauve et l'œil cerclé d'un monocle d'or, épient
sans douceur les faiblesses de leurs partenaires : celui-ci n'est qu'une outre
gonflée de vent, celui-là sert de caniche à une maîtresse acariâtre, ce
troisième d'intelligence redoutable est à vendre au plus offrant. Et, tandis
que les bouches n'ont que miel à répandre, quand de partout s'élèvent des
congratulations mutuelles et générales, chacun songe au meilleur moyen de
frapper celui qu'il encense. Avec les attitudes différentes exigées par le
milieu, paysans madrés ou maquignons apoplectiques cherchent, eux aussi, les
faiblesses de l'adversaire. Ils savent le pouvoir de l'alcool ou du vin sur les
têtes légères, l'importance d'un cadeau fait à point, comment on gagne les
bonnes grâces de la fermière, comment on amadoue les vieux. Pour capter l'héritage
d'un oncle resté garçon, le neveu de campagne n'est pas inférieur à celui de la
ville ; et l'accorte soubrette, pourvu qu’il soit généreux, a vite fait de
savoir où le bât blesse chez le galant soit rustre, soit policé. Ce gandin qui
donne du « cher maître » aux badernes falotes de Sorbonne ou de l'Institut,
attend le succès de leur vanité satisfaite, non de ses mérites personnels ; ce
mignon lieutenant, qui fait la roue dans le boudoir de la générale, sait que
les galons, souvent, s'acquièrent dans d'amoureux combats. Par les dames, ses
ouailles de prédilection, l'Eglise est quasi toute[1]puissante, même dans les Etats catalogués
anticléricaux : l'une d'elles, épouse, cousine ou maîtresse, extorquant sans
peine au ministre nominations et décrets conformes aux vœux de leurs chers
curés. Elles devinent ce qu'on cache, entendent ce qu'on ne dit pas et dament
le pion au plus rusé diplomate ; le prêtre aura des triomphes faciles tant
qu'elles resteront ses alliées. La passion, l'intérêt, voilà les causes ordinaires
qui font perdre à l'homme normal sa lucidité. Tout contrôle rationnel est alors
écarté. « Logique et clairvoyance s'en vont, comme j'écrivais dans A la
recherche du bonheur ; chez l'être aimé tout devient adorable : s'il est
prodigue c'est générosité, s'il est avare c'est prudence. Le raisonnement se
subordonne au but fixé d'avance, l'idée n'est qu'un prétexte, la critique un
complément d'illusion. Un travail de même genre, quoique moins pro mère pour se
tromper sur son enfant, le malade sur sa situation! Certains littérateurs
trouvent moyen de légitimer les pires injustices actuelles ; Aristote fit de
même pour l'esclavage antique... Des contes de nourrices se muent ainsi en
histoires authentiques, des lampions font figure de soleils ; l'athée devient
clérical, le possédant réacteur. Doctrine commode pour harmoniser croyances et
intérêts, mais philosophie de snobs et de petits maîtres, aussi absurde que
superficielle. Prendre ses désirs pour la réalité, fermer les yeux en folâtrant
sur le bord d'un gouffre, danser sur un navire qui coule, n'épargne ni ne
retarde un malheur. Amour et lumière résument le bonheur ; la raison en est l'indispensable
artisan conjointement avec le cœur ». La partialité dont les historiens font
habituellement preuve, les incroyables erreurs dont fidèles et politiciens se
gargarisent, les coutumières aberrations de l'esprit de parti, ont également
leur source dans un intérêt souvent mal compris. * * * Chez le dément, chez
l'individu atteint de troubles mentaux graves ou légers, la lucidité devient
sujette à des éclipses passagères ou définitives. Quand l'esprit est malade,
idées, sentiments, volitions n'obéissent plus aux lois normales de la pensée.
Sans paralysie des cordes vocales, et malgré ses efforts, le patient ne pourra
dire un mot dans l'aphasie ; dans la surdité verbale, il lira, écrira, mais ne
comprendra plus le sens des paroles entendues ; dans l'agraphie sa main
refusera d'écrire ; au contraire il parlera, écrira, sans pouvoir se relire ni
comprendre la signification des lettres, dans la cécité verbale. D'après
Charcot le malade conserverait parfois un jugement intact dans les diverses
formes d'aphasie ; on admet aujourd'hui qu'elles s’accompagnent toujours d'une
démence plus ou moins profonde et qu'elles répondent à des lésions temporales
et pariétales du cerveau. Certains aliénés sont incapables soit de former, soit
de remémorer un souvenir. Rarement l'oubli s'avère total dès le début : en
premier lieu il atteint les souvenirs récents et les noms propres, pour
s'étendre graduellement aux anciens souvenirs et aux noms communs. Le vieillard
qui radote narre avec précision les récits de son enfance, mais il répète
indéfiniment la même chose parce qu'il oublie de suite ce qu’il vient de dire.
Parfois l'amnésie porte simplement sur un système de souvenirs : une veuve ne
sait plus rien de son mari défunt, un ouvrier de son métier, un musicien de son
art, un savant de ses études. Elle peut englober toute une période : à l'état
de veille, le sujet ignore ce qu'il fait et dit pendant les crises de
somnambulisme ou d'hypnose. Résultat de chutes, de blessures, de peurs, elle
rétrograde sur un temps plus ou moins long, proportionnel à l'importance du
choc perturbateur : un officier tombé de cheval perd les souvenirs des trois
dernières journées et ne les recouvre que graduellement. Un trouble profond
peut même supprimer la remémoration des souvenirs récents : pendant plus de
quatre ans une dame ne garde pas trace, dans son esprit, des plus graves
événements qui surviennent en sa présence ou l'affectent personnellement.
Nombreuses aussi les maladies de la personnalité, parfois bénignes, mais qui
d’ordinaire aboutissent à la désagrégation de l’esprit. Unité, identité,
pouvoir d'initiative ne sont pas des propriétés primitives de la vie mentale ;
ce sont des résultats acquis et toujours fragiles, que la maladie a vite fait
de détruire. Alors que certains ignorent, même dans un âge avancé, la
vieillesse psychologique, les débiles mentaux gardent toujours une personnalité
infantile ; le grand nombre s'arrête au stade du moi égoïste et menteur. Dans
les démences séniles ou la dégradation de la personnalité, on constate un retour
des formes supérieures aux formes inférieures. la médiumnité, si prisée des
amateurs de sciences occultes, consiste dans une altération de l’activité
psychologique, faible dans le cas des tables tournantes, déjà forte s'il s'agit
d'écriture automatique, très anormale et dangereuse quand elle va jusqu'à
l'altération ou au dédoublement de la personnalité. Chez l'homme ordinaire, le
contrôle rationnel intervient dès qu'une action implique des conséquences
sérieuses ; chez le médium, comme chez le somnambule, l'activité inconsciente,
ou du moins subconsciente, prend un développement exceptionnel. Certaines
personnes sont sincères en affirmant qu'elles n'ont pas remué la table,
qu'elles n'ont rien écrit ; pourtant c'est leur main qui a fait mouvoir la
table, qui a tracé les lettres, mais inconsciemment en dehors de toute
intervention volontaire et réfléchie. Les messages reçus ne viennent pas d'une
mystérieuse entité, ils ne doivent rien aux morts, même en l'absence de
supercherie ; ils dérivent de l'activité subconsciente d'individus vivants. Et,
dans ses manifestations les plus extraordinaires, je m'en suis convaincu par
une enquête approfondie, la fameuse lucidité médiumnimique requiert seulement
des forces humaines, absolument dépourvues de tout caractère surnaturel. Sans
parler des jongleries, monnaie courante dans le monde du spiritisme, de
l'occultisme et de la théosophie. Pas plus qu’au christianisme je n'ai trouvé
de base sérieuse à ces religions, dont les adeptes sont parfois sympathiques.
Parmi les altérations graves de l'activité mentale, citons : l'asthénie,
trouble des sensations musculaires et viscérales ; la dépersonnalisation qui
fait dire au patient : « j'ai perdu mon individualité, ce n'est plus moi qui
parle, ce n'est plus moi qui marche, je suis mort » ; les transformations de la
personnalité : une femme se croit changée en lionne, un jeune homme se figure
être général, roi, dieu. Dans l'égotisme le malade étale inlassablement sa
personnalité, ne parle que de lui, du rôle qu’il prétend jouer : le résultat
est identique qu'il s'agisse de la folie des grandeurs ou des délires
d’humilité. Le trouble psychique peut aller jusqu'à une division de la
personnalité. Mary Reynolds a son existence partagée en deux états distincts
sans communication entre eux : dans l'état un, elle est triste et lente, dans
l'état deux vive et joyeuse ; dans le premier état elle ignore tout du second, dans
le second tout du premier. Une personne ou un objet doit lui être présenté dans
les deux états successifs pour qu'elle en garde une notion continue. Chez
Félida, observée par le docteur Azam, de Bordeaux, la division entre les deux
personnalités successives est moins profonde : dans les états premiers elle se
rappelle toute sa vie antérieure. Au lieu d'être successives, les personnalités
peuvent être simultanées, se manifester en même temps : les prétendues
possessions démoniaques rentrent dans cette catégorie. Ce sont des soins
médicaux, non de l'eau bénite, qu'il faut pour ces malades. L'hallucination,
perception sans objet, qu’il ne faut confondre ni avec l'erreur ni avec
l'illusion des sens, est l'indice d'un état pathologique permanent ou passager.
Chez les hommes sains d'ordinaire, les hallucinations de la vue sont les plus
fréquentes ; chez les déséquilibrés celles de l'ouïe occupent le premier plan,
dans bien des cas. Quand elles se multiplient et que le malade devient
incapable de distinguer entre eux : perceptions, souvenirs, conceptions
imaginaires, il y a folie. Désordre partiel ou total des facultés, la folie
présente des formes extrêmement nombreuses qui peuvent être classées de bien
des manières. Il paraît impossible d'établir une ligne de démarcation nette
entre l'esprit lucide et celui qui ne l'est pas, lorsque les troubles mentaux
sont légers. Beaucoup de familles en profitent pour faire interner, avec la
complicité d'un médecin, des hommes excentriques mais dont le cerveau reste
parfaitement sain. A l'heure des dissolutions finales, quand la mort arrive, la
lucidité mentale disparaît chez beaucoup ; la raison perd tout contrôle,
habitudes et croyances enfantines reviennent à la surface. L'Eglise en profite,
aidée par les parents, les femmes, ou une autre personne aimée du moribond,
pour arracher des rétractations dont elle devrait rougir, puisqu' elles émanent
d’un cerveau en décomposition. Et, sur le cadavre de son ennemi terrassé, elle
multiplie signes de croix et bénédictions. Comment imaginer spectacle plus
écœurant, lorsqu'on réfléchit! –
L. BARBEDETTE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire