[Vorbote, n° 1, janvier 1916]
1.
Le déclenchement de la première grande guerre
mondiale en 1914 a mis en lumière de façon éclatante deux faits : premièrement,
la force gigantesque de l'impérialisme, deuxièmement, la faiblesse du
prolétariat, et notamment celle de son avant-garde et de son guide, les partis
sociaux-démocrates de presque tous les pays.
L'impérialisme
se différencie de l'ancien capitalisme par le fait qu'il cherche à placer sous
sa dépendance des parties du monde qui lui sont étrangères afin de trouver de
nouveaux marchés pour ses produits, de nouvelles sources de matières premières
et, avant tout, de nouvelles zones d'investissement pour ses masses de capitaux
surabondantes. Durant la période de prospérité de ces vingt dernières années,
les masses de capitaux ont grossi démesurément, et de ce fait, le désir de les
investir avec un profit élevé dans les pays non-développés s'est emparé
totalement de la bourgeoisie. Le résultat fut que les différentes bourgeoisies
entrèrent en conflit en raison de leur concurrence ; la jeune bourgeoisie
allemande, dont l'ascension est récente, cherche partout à obtenir des territoires
(colonies ou sphères d'influence), elle se voit barrer la route par les anciens
Etats dominant le monde, notamment par l'Angleterre, comme en 1911 au Maroc,
tandis qu'elle-même contient la progression de la Russie en Asie mineure.
Toutes se sont armées afin de pouvoir avoir une voix prépondérante au chapitre
dans la lutte pour le partage du monde : toutes ambitionnent d'être, autant que
faire se peut, des grandes puissances. Et partout, cette aspiration s'est
saisie progressivement de la bourgeoisie entière. La fraction de la bourgeoisie
qui constituait encore une opposition antimilitariste, progressiste et
radicale, y prit part petit à petit, elle dut capituler devant les prétentions
militaristes croissantes ou se vit lâcher par ses anciens partisans. En
Angleterre comme en France et en Allemagne, l'ancienne opposition bourgeoise
qui était en désaccord avec le cours impérialiste fondit de plus en plus pour
se résumer à quelques phrases - car on votait pour la flotte, pour l'armée,
pour les dépenses coloniales. C'est en Allemagne que le développement de ce
courant dans la bourgeoisie fut le plus nettement perceptible parce que
l'impérialisme allemand est nécessairement, de par sa nature, agressif : il a
encore tout à gagner et il se sent assez fort pour l'obtenir. Dans les autres
pays, où l'impérialisme doit avant tout faire attention à la défense de son
état de fortune, cela est moins fortement marqué ; le développement de
l'aspiration et de la volonté impérialiste n'est apparu en toute clarté que durant
la guerre. Mais partout, l'impérialisme est devenu, dans les vingt dernières
années, la politique dominante de tous les grands Etats capitalistes.
Seule
une force se tint à l'écart de l'impérialisme et le combattit : la
social-démocratie en tant que représentante du prolétariat. Lors de plusieurs
congrès internationaux et nationaux, elle exprima dans des résolutions son
hostilité à cette politique. On ne peut douter de la sincérité de ces
déclarations ; le danger d'embrasement d'une guerre du fait de cette aspiration
impérialiste se rapprochait de jour en jour, et une telle guerre mondiale
signifiait pour la classe ouvrière le plus grand des malheurs, un sacrifice
indicible de vies et de biens, l'effondrement de son union internationale,
l'amoindrissement de sa situation économique pour de longues décennies. C'est
pour cette raison que les congrès internationaux firent de la lutte contre la
guerre le devoir principal des partis sociaux-démocrates. Parfois, on se
rengorgeait même sur le fait que la crainte qu'avaient les gouvernements de la
social[1]démocratie
empêcherait la guerre. Mais quand les gouvernements voulurent réellement la
guerre en 1914, la résistance de la social-démocratie apparut, dans les pays de
l'Europe occidentale, comme un spectre inexistant. Et elle n'avoua pas, même en
grinçant des dents, son impuissance, mais elle prit part à la guerre, se soumit
à la volonté de la bourgeoisie, devint patriotique et approuva les crédits de
guerre - une rupture complète avec tout ce qu'elle avait proclamé être
jusqu'alors ses principes et sa tactique.
Comment
cela fut-il possible ? On donne souvent cette réponse : la social-démocratie,
le prolétariat étaient trop faibles. C'est juste mais cela peut facilement être
mal compris. C'est ainsi que des défenseurs de l'attitude du parti allemand
disent : nous étions trop faibles, et donc nous ne pouvions pas résister et
nous avons dû participer. Mais s'il s'était agi là d'une insuffisance de force
matérielle, on aurait pu lutter et tenter de résister le plus possible - comme
en Italie par exemple. Mais c'était bien pire : on n'a pas de tout essayé de
lutter.
La
faiblesse était beaucoup plus grave : essentiellement une absence de
combativité, un manque de force morale, un défaut de volonté à mener la lutte
de classe. Que le parti n'obtint lors des élections qu'un tiers des voix, qui
ne comprend, dans un peuple de 70 millions d'habitants, qu'un million de
personnes parmi lesquelles l'immense majorité se contente de payer sa
cotisation, qu'un tel parti ne puisse vaincre et écraser la bourgeoisie, tout
le monde le savait d'avance. Mais, d'après ces chiffres qui correspondent à la
force externe du parti, le parti aurait été assez puissant pour déclencher un
grand mouvement d'opposition. Qu'il n'y ait pas eu de tentative dans ce sens,
qu'on ait mis bas les armes sans combattre, cela démontre que le parti était
pourri de l'intérieur et incapable de remplir ses tâches nouvelles.
Les
partis sociaux-démocrates sont issus de la situation antérieure de l'époque pré[1]impérialiste
; ils sont, intellectuellement et matériellement adaptés aux tâches de la lutte
prolétarienne de l'époque précédente. Leur tâche était, pendant la croissance
du capitalisme, de lutter pour des réformes, pour autant qu'elles étaient
possibles sous le capitalisme, et de rassembler et d'organiser les masses
prolétariennes par ce moyen et pour cette fin. C'est ainsi que furent créés de
grands syndicats et partis, mais, entre-temps, la lutte pour les améliorations
dégénéra de plus en plus en une poursuite et une recherche des réformes à tout
prix, jusqu'à demander l'aumône à la bourgeoisie et à se compromettre avec
elle, jusqu'à une politique restreinte aux petits avantages immédiats, qui ne
prenait plus en considération les intérêts généraux de l'ensemble de la classe
et qui renonçait même à la lutte de classe. Sous l'influence de la grande
prospérité qui réduisait fortement la misère la plus grave qu'est le chômage,
un esprit de contentement, d'indifférence à l'égard des intérêts généraux de
classe, fit son apparition. Le réformisme régnait de plus en plus sur la
social-démocratie et il annonçait la dégénérescence et la décadence des
anciennes méthodes précisément à l'époque où de nouvelles tâches commençaient à
se présenter au prolétariat.
Ces
tâches nouvelles consistaient dans la lutte contre l'impérialisme. Contre
l'impérialisme, on ne pouvait plus se tirer d'affaire avec les anciennes
méthodes. On pouvait critiquer au parlement ses manifestations (préparatifs
d'armement, impôts, réaction, stagnation de la législation sociale), mais on ne
pouvait pas influencer sa politique, étant donné qu'elle était menée non par
les parlements mais par de petits groupes de personnes (en Allemagne, le Kaiser
avec quelques nobles, généraux, ministres et financiers ; en Angleterre, trois
ou quatre aristocrates et politiciens ; en France, quelques banquiers et
ministres). Les syndicats avaient du mal à défendre leur peau face aux
puissantes unions patronales ; tout le talent de leurs fonctionnaires se
brisait sur la puissance de granit des maîtres de cartels. On ne pouvait pas
changer les lois électorales réactionnaires par les seules élections. De
nouveaux moyens de lutte étaient nécessaires. La masse prolétarienne devait
entrer en scène elle-même avec des méthodes de lutte actives.
Il
n'était pas a priori impensable que le parti s'adapte à ces conditions et
tâches nouvelles, et change sa tactique. Tout d'abord, cela aurait impliqué une
analyse claire, une appréhension intellectuelle de l'impérialisme, de ses
causes, de sa force et de sa signification. Ensuite, il aurait fallu engager la
masse elle-même dans la lutte là où la force des parlements n'était pas
suffisante. Il y eut un petit début lorsque, dans la lutte pour le suffrage
universel en Prusse, les masses se manifestèrent dans la rue si vigoureusement
que la direction du parti elle-même recula par peur de l'ampleur des nouvelles
luttes qui préfiguraient brusquement l'avenir immédiat, et qu'elle commença, à
partir de ce moment-là, à les étouffer. Un petit groupe de radicaux de gauche
tenta d'entraîner le parti sur cette voie des luttes de masse ; certains
essayèrent de susciter la compréhension de l'impérialisme. Mais les couches
dirigeantes du parti, la direction, la bureaucratie du parti, Kautsky et ses
amis, barrèrent le chemin à cette tendance. Pour eux, l'impérialisme n'était
qu'une folie bourgeoise de la course aux armements, folie alimentée par
quelques grands capitalistes et dont il fallait détourner la bourgeoisie avec
de bons arguments. Ils cherchèrent leur salut dans le « retour à l'ancienne
tactique éprouvée » avec laquelle ils ont essayé vainement de contenir le
révisionnisme. Ils s'opposèrent à la nouvelle tactique révolutionnaire. La
bureaucratie des fonctionnaires et des chefs, qui identifiait naturellement ses
intérêts de groupe particuliers pour un développement calme et pacifique du
parti avec les intérêts du prolétariat, résista de toutes ses forces aux «
aventures anarcho-syndicalistes » dans lesquelles les « actionnaires de masse »
voulaient précipiter le parti. La bureaucratie régnait sur le parti,
intellectuellement et matériellement, grâce à la presse, à ses fonctions et à
son crédit. Il en résulta que la structure du parti, léguée par la situation
antérieure, n'était pas en mesure de se transformer conformément aux nouvelles
tâches. Elle devait sombrer. Le déclenchement de la guerre en fut la
catastrophe. Surprise par les événements, abasourdie et décontenancée,
incapable d'une quelconque résistance, emportée par les slogans nationalistes,
sans force intellectuelle, la plus fière organisation de la social-démocratie
s'effondra en tant qu'organe du socialisme révolutionnaire. Et avec elle,
presque tous les partis sociaux-démocrates d'Europe, qui étaient pour la
plupart depuis longtemps rongés intérieurement par le réformisme, prirent le
même chemin. Comment une nouvelle force de combat de socialisme s'élèvera
ensuite de ces décombres, il faut laisser cela à l'avenir. Nous pouvons
seulement tirer de l'effondrement de l'ancienne social-démocratie des enseignements
pour savoir quelles sont les tâches à attendre du prolétariat et de quelle
manière il sera capable de leur apporter une solution.
2.
La lutte du prolétariat contre le capitalisme
n'est possible, à partir de maintenant, que comme lutte contre l'impérialisme ;
en effet, le capitalisme moderne ne connaît pas d'autre politique que la
politique impérialiste. La lutte de classe, la lutte pour le socialisme, prend
à présent la forme de la lutte contre l'impérialisme. Mais, en tant que telle,
elle acquiert un caractère nouveau, et même prometteur. De nouvelles
perspectives de victoire apparaissent ; oui, on peut affirmer tranquillement
que seul l'impérialisme crée les conditions pour une victoire du prolétariat,
pour la réalisation du socialisme.
En
premier lieu, l'impérialisme rend la lutte de classe plus intense et plus
générale. L'impérialisme éveille toutes les forces qui sommeillent dans le
monde bourgeois, il donne à la bourgeoisie une forte énergie et un grand
enthousiasme pour ses idéaux de grande puissance, et cela entraîne de grandes
masses. Cela signifie tout d'abord, il est vrai, un effondrement du mouvement
ouvrier, tant que les ouvriers restent immobilisés dans leurs vieilles
traditions et ne se sont pas élevés au niveau des exigences de leur époque. Mais
l'espérance du socialisme ne réside pas dans l'incapacité ou le manque de
vigueur de la bourgeoisie mais dans la capacité et la force du prolétariat.
L'action appelle la réaction : de la pression et de l'énergie venant d'en haut
suscitent finalement de l'exaspération, de la détermination dans la lutte et de
l'énergie de la part en bas. Dans l'ancien capitalisme, c'était le désir
d'améliorer les choses qui constituait la force motrice de la lutte ; mais des
millions de gens survivaient dans un état inerte de satisfaction ; le désir de
réformes ne pouvait pas les pousser jusqu'à un degré d'énergie suffisant.
Maintenant, l'impérialisme fait pression sur leurs conditions d'existence, leur
inflige des impôts croissants, exige d'eux des sacrifices de plus en plus
importants, jusqu'à leur écrasement complet ; maintenant, la dégradation de
leur vie les secoue, maintenant, ils doivent se défendre. On ne peut plus dire
: ce n'est pas mon problème puisque je suis content - on est impliqué, car
l'impérialisme s'attaque activement au prolétariat. Et pas seulement aux
prolétaires ; les paysans et les petits-bourgeois, qui n'avaient pas trop à
souffrir autrefois du capital, doivent également donner leur vie et leurs biens
pour les buts impérialistes du grand capital. Tout le monde est entraîné dans
la lutte, d'un côte ou de l'autre, personne ne peut se tenir à l'écart. Et
puisque le socialisme ne peut pas être obtenu par un petit noyau de combattants
se trouvant au sein d'une masse qui ne participe pas à cette lutte, mais
uniquement par le peuple tout entier, c'est la généralisation de la lutte du
fait de l'impérialisme qui crée justement les conditions pour le socialisme.
En
second lieu, l'impérialisme rend nécessaire de nouvelles méthodes tactiques. Si
l'on parle souvent des actions de masse comme d'une nouvelle tactique, c'est
uniquement parce que, à l'époque du parlementarisme, l'estimation correcte de
la réalité s'est perdue et qu'a fait son apparition la croyance selon laquelle
une classe pourrait remporter la victoire par l'effet des discours de quelques
chefs. Tout grand bouleversement dans la société, toute transmission de pouvoir
à une nouvelle classe fut l'œuvre des masses, des classes mêmes qui
remportèrent la victoire. Le parlementarisme fut déterminant pendant la période
de préparation où il fallait tout d'abord rassembler la classe et où l'on ne
pouvait combattre qu'avec des mots. Dès que des forces suffisantes sont
rassemblées pour des offensives actives, la vieille vérité reprend ses droits,
à savoir que c'est uniquement la classe elle-même qui peut mener la lutte. Et
c'est encore plus valable lorsque de nouvelles circonstances, de nouvelles
misères sociales incitent les masses à l'action. De même que la révolution
française fut sans doute la conséquence du mûrissement de la bourgeoisie et de
la progression de nouvelles idées, mais que son déclenchement, précisément dans
ces années-là, fut en même temps le résultat d'une grande détresse des masses
et d'une tension politique croissante, de même, ce qui est à l'œuvre dans la
révolution prolétarienne c'est la lente croissance de l'idée socialiste
conjointement avec l'effet stimulant d'événements sociaux déterminés.
Cette
détresse, ces événements sont produits par l'impérialisme et c'est en cela
qu'il pousse les masses à des agissements spontanés. Les parlements ne peuvent
généralement rien faire dans les domaines où la politique de la classe
dirigeante conduit, pour ainsi dire instinctivement et mécaniquement, aux actes
les plus graves en matière d'oppression et d'hostilité et à l'encontre des
masses, au renchérissement des prix, aux réductions de salaire, aux impôts, au
chômage, à la réaction politique, à la guerre. Dans ces circonstances, seule la
masse elle-même peut faire quelque chose. Si, déconcertée et incertaine, elle
demeure inactive, toutes les protestations au parlement ne servent à rien et,
sans défense, elle doit tout supporter patiemment. Mais si elle veut se
manifester, elle doit alors se manifester en tant que masse, exercer sur le
gouvernement une pression directe par des démonstrations et des actions
spontanées ou préparées ; cette pression se présente comme un facteur politique
nouveau, étant donné que, par peur que de tels mouvements prennent de
l'ampleur, la classe dirigeante a intérêt à y céder plus ou moins. Il est
arrivé souvent, dans les années précédentes, qu'un attentat préparé contre le
droit de coalition dans différent pays ait été empêché par une action des
masses, par exemple grâce à une grève politique. Si le prolétariat allemand
était entré en action massivement et puissamment il y a trois ans contre la vie
chère, ou dans les années antérieures, contre la guerre, les classes dominantes
auraient certainement dû tenir compte plus ou moins de lui.
Non
seulement l'action de la masse constitue l'unique moyen pour lutter contre de
telles difficultés et de tels dangers avec une possibilité de succès, mais il
n'y a pas d'autre façon d'obtenir des réformes importantes. Dans la première
période du parlementarisme, de nombreuses réformes furent conquises parce que
l'augmentation des voix sociaux-démocrates effrayait la classe dominante ; elle
sentait vaciller les fondements de sa domination. Mais quand elle s'aperçut
qu'il ne s'agissait que d'une façon de voter, que d'un état d'esprit
oppositionnel qui n'était pas suivi d'actions ultérieures, la peur disparut et
avec elle son acceptation bienveillante des réformes. Le précepte : « Oderint,
dum metuant », est également valable dans la lutte de classes ; voter rouge,
quelle importance cela a-t-il pour nous, à condition que l'on s'en tienne là.
C'est seulement par peur que le mécontentement, la puissance, la rébellion du
prolétariat prennent trop d'extension autrement, que la classe dominante fait
des concessions. Avec l'impérialisme qui a donné à la bourgeoisie une confiance
en soi et une assurance nouvelles, les réformes ont cessé. Des moyens plus
énergiques, des actions de masse, sont maintenant nécessaires pour obtenir des
réformes ; et, en Belgique, en Suède, en Russie, cette méthode d'action a déjà
révélé sa force dans la conquête de nouveaux droits politiques.
Cela
signifie que la contradiction entre la tactique révolutionnaire des actions de
masse et la tactique non révolutionnaire du seul parlementarisme ne doit pas
être comprise dans un sens absolu. Est révolutionnaire tout ce qui accroît la
puissance de la classe ouvrière. C'est pourquoi, le parlementarisme était
révolutionnaire il y a trente ans, tandis que les tentatives d'actions
subversives étaient en ce temps-là inefficaces et donc non révolutionnaires. A
l'heure actuelle, le parlementarisme a, sous plus d'un rapport, un effet non
révolutionnaire parce qu'il ne renforce pas la puissance du prolétariat, mais
qu'au contraire il l'affaiblit - mais, naturellement, une lutte parlementaire
bien conduite peut avoir aussi à l'avenir une grande importance
révolutionnaire. Et donc maintenant, sous l'impérialisme, le principe de base
de la tactique socialiste demeure l'unité de la réforme et de la révolution ;
la lutte pour les intérêts vitaux immédiats du prolétariat, contre tout ce qui
l'opprime, est en même temps la lutte pour le socialisme. La différence avec
autrefois réside dans le fait que de grandes, d'importantes réformes ne peuvent
être conquises à l'avenir qu'avec les grands moyens des actions de masse. Les
actions de masse sont les grandes manifestations de force décisives du
prolétariat, dont celui-ci a besoin contre l'énorme puissance de l'impérialisme
pour ne pas être écrasé, pour s'affirmer, pour aller de l'avant. (A côté
d'elles, tous les petits moyens de lutte quotidienne conservent leur valeur et
leur nécessité.) C'est la raison pour laquelle cette nouvelle période du
capitalisme que nous appelons l'époque de l'impérialisme, sera en même temps
l'époque des actions de masse.
3.
Nous voyons donc comment le caractère nouveau
du capitalisme moderne rend nécessaire un socialisme nouveau, un mouvement
ouvrier nouveau avec un caractère nouveau ; nécessaire dans le sens que ce
n'est que comme cela qu'un combat véritable et couronné de succès est possible
contre le capitalisme. Et non seulement ce combat nouveau jaillit du
capitalisme nouveau comme une nécessité inévitable, mais il constitue aussi en
même temps la seule voie pour vaincre la domination du capital, la seule voie
menant au socialisme.
La domination
de la bourgeoisie repose aujourd'hui, comme celle de toutes les classes
dominantes précédentes, sur les grands moyens de pouvoir dont elle dispose.
Bien qu'elle ne constitue habituellement qu'une minorité, elle dispose de
savoirs et de connaissances grâce auxquels elle est intellectuellement
supérieure à la masse des dominés ; par l'école, l'Eglise, la presse, la classe
possédante règne sur les pensées et les sentiments des masses. Son pouvoir
repose en outre sur sa forte organisation. Une minorité bien organisée peut
dominer une majorité, quand celle-ci n'est pas organisée, c'est-à-dire quand
elle ne fait pas corps et qu'elle n'a pas d'unité de volonté et d'action. Cette
organisation de la classe dominante, c'est le pouvoir d'Etat qui, grâce à son
armée de fonctionnaires finement ramifiée et organisée, se dresse partout,
comme un corps à volonté unitaire, face à la masse du peuple atomisée. Et là où
l'autorité habituelle qui en découle disparaît parmi les masses quand celles-ci
entrent en rébellion, l'Etat a à sa disposition de puissants moyens de pouvoir
matériels : police, justice, et en fin de compte une armée disciplinée et bien
équipée - que peut faire contre cela une masse inorganisée de personnes prises
isolément ?
On a
souvent nourri, dans la période de parlementarisme, l'illusion que l'on luttait
avec la bourgeoisie pour le pouvoir d'Etat, pour le commandement de cet
organisme durable de l'Etat qui est le maître des lois. La conséquence de cette
conception fut la manière de voir réformiste : il suffisait de remplacer les
ministres capitalistes par des ministres sociaux[1]démocrates et nous cinglerions vers le
socialisme toutes voiles dehors. A l'encontre de cela, on pourrait poser la
question : qu'est-ce qui changera fondamentalement dans le monde si ce qui
change c'est la personne des ministres ? On peut se rappeler l'expérience selon
laquelle chaque social-démocrate qui devint ministre devint en même temps le
serviteur et le mandataire de la classe dominante. Mais ce qui est déterminant
dans la critique de cette conquête parlementaire du pouvoir, c'est le fait que
la classe dominante peut rendre impossible partout à l'avance une telle prise
de possession pacifique du pouvoir politique grâce à la loi électorale et à la
constitution. Pour le rendre possible, il faut d'abord conquérir partout
l'égalité du droit de vote ; et ceci n'est possible que si les masses
elles-mêmes interviennent de manière extra-parlementaire. La conquête du
pouvoir politique par le prolétariat se compose, selon le droit public, de deux
éléments : premièrement, la majorité du peuple doit être gagnée au socialisme,
et, deuxièmement, cette majorité doit pouvoir disposer du gouvernement et de
l'Etat. Le premier élément requiert de la propagande, de l'agitation, de
l'action, qui sont tout à fait envisageables dans le cadre du parlementarisme ;
le second implique une démocratie politique absolue qui n'existe nulle part et
qui ne peut pas non plus être réalisée par le travail pacifique d'agitation et
de législation du parlement. Elle ne peut être conquise que par une lutte des
masses, par des actions de masse. C'est pourquoi le centre de gravité de la
lutte pour le pouvoir politique se situe de plus en plus dans la lutte pour les
droitspolitiques qui constituent l'expression de la domination de la majorité
sur l'Etat. Dans cette lutte, comme en général dans la lutte de classe, la
classe dominante met en mouvement le pouvoir d'Etat, avec ses instruments de
force, contre le prolétariat. Le pouvoir d'Etat n'est pas simplement un objet neutre
de la lutte de classe, mais il est au contraire une arme et une citadelle de la
bourgeoisie, son soutien le plus solide, sans lequel elle n'aurait jamais pu se
maintenir. La lutte du prolétariat est donc en premier lieu une lutte contre le
pouvoir d'Etat.
Quelle
est l'importance des actions de masse dans cette lutte ?
Toutes
les conditions et les situations politiques sont déterminées par les rapports
de force entre les classes. Ce n'est que lorsque une classe montante est
supérieure en force à son adversaire qu'elle peut prendre le pouvoir. La
question du socialisme est la question de la croissance de la force du
prolétariat. La puissance sociale du prolétariat consiste dans sa supériorité
numérique qui augmente d'elle-même grâce au capitalisme, dans sa force
intellectuelle - conscience de classe, pensée révolutionnaire, claire
compréhension de la nature de l'Etat et de la société - et dans sa force morale
et matérielle - organisation, solidarité, unité, discipline. Ces facteurs sont
tous encore à l'heure actuelle en quantité insuffisante ; mais, grâce à sa
croissance, la puissance de la classe ouvrière dépassera en fin de compte celle
de la classe dominante. Du fait de sa conscience de classe et de son
intelligence socialiste, elle se rendra intellectuellement indépendante de la
bourgeoisie et elle deviendra intellectuellement plus forte qu'elle ; du fait
de son organisation, elle sera capable de résister finalement aux puissantes
organisations de la bourgeoisie et de devenir plus solide que le pouvoir d'Etat
de celle-ci. Et cette croissance des éléments de force du prolétariat signifie
en même temps une transformation de toute l'humanité, d'une masse bornée,
manquant de compréhension, d'individus isolés et égoïstes à une humanité
conduite par une conscience commune de sa nature sociale, laquelle deviendra
capable, à cette condition seulement, de diriger par elle[1]même
et de façonner consciemment sa production et sa vie sociale. C'est cette même
montée en puissance qui permettra au prolétariat de renverser la domination de
la bourgeoisie et qui le rendra, en même temps, mûr pour le socialisme.
Qu'est-ce
qui produit cette montée ? La lutte de classe. Tous les combats, qu'ils
occasionnent dans l'immédiat des victoires ou des défaites, participent à
l'édification de la puissance du prolétariat, soit par la clarification de sa
compréhension, soit par le renforcement de son organisation, soit par la
liquidation de traditions qui l'entravent. L'importance du parlementarisme, au
cours de la période écoulée, consiste dans le fait qu'il a construit les
premiers débuts de la puissance prolétarienne, apporté une compréhension
socialiste, aidé à créer des organisations, quelque peu secoué les masses et en
même temps fait s'écailler l'apparence morale du pouvoir d'Etat. Ce n'était pas
suffisant pour rendre possibles les actions de masse. Les actions de masse
seront le moyen de continuer à accroître la puissance du prolétariat jusqu'au
degré le plus élevé et, en même temps, pour anéantir la puissance du pouvoir
d'Etat.
Dans
les actions de masse, parmi lesquelles la grève de masse est la forme la plus
puissante, les moyens de force les plus vigoureux des deux classes
s'affrontent. Par sa force morale et intellectuelle, son organisation, sa
violence, l'Etat cherche à empêcher ou à briser l'action des masses pour ne pas
avoir à y céder. L'autorité cherche à décourager, à intimider et à diviser les
travailleurs par la censure de la presse, les informations mensongères, l'état
de siège, les arrestations, les fusillades, l'empêchement de tout accord
mutuel. Ensuite, cela dépend de la conscience claire et solide, de la
détermination et de la discipline sans faille, des masses que cela réussisse.
Si cela réussit, c'est alors une défaite des travailleurs qui doivent ensuite
tenter à nouveau la même chose avec une force neuve. Mais si cela ne réussit
pas, le gouvernement doit alors céder plus ou moins, et le prolétariat a obtenu
un succès, sa force s'est remise à croître et la puissance de l'Etat a reçu un
coup. Lors d'une grève de masse, l'organisation entière de l'Etat peut
temporairement se disloquer et sa fonction peut temporairement passer à
l'organe du prolétariat ; ce qui a eu lieu en Russie en 1905, peut se
représenter à l'avenir en Europe occidentale sur une échelle bien plus grande.
Là, l'organisation du prolétariat a - du moins temporairement - montré sa
supériorité sur l'organisation de la bourgeoisie. Si on utilise la troupe
contre les masses, cela peut signifier temporairement une victoire pour le
gouvernement, mais de ce fait la discipline commence en même temps à se
relâcher et à la fin ce moyen de force le plus puissant de la classe dominante
lui échappe des mains. Naturellement, un avantage acquis peut être reperdu ;
victoires et défaites alterneront ; mais à la longue, la compréhension, la
puissance d'organisation, l'énergie révolutionnaire des masses augmenteront
nécessairement sans cesse alors que la puissance du pouvoir d'Etat diminuera.
Si le prolétariat, et avec lui la société, ne doivent pas en définitive
complètement périr, il n'y a qu'une issue possible à la lutte : la solidité,
qui se développe dans la lutte, de la solidarité et de l'organisation
prolétariennes brise, dans les actions de masse, les moyens de force et
l'organisation de l'Etat. Ainsi, le pouvoir politique tombe entre les mains du
prolétariat, et on peut commencer à créer les organes qui sont nécessaires à la
nouvelle régulation de la production.
L'importance
historique des actions de masse est la suivante : par le difficile combat de la
classe elle-même, elles rendront le prolétariat mûr pour le socialisme et elles
permettront d'anéantir le pouvoir de la bourgeoisie. L'importance historique de
l'impérialisme est la suivante : il contraindra la classe ouvrière à entamer
cette lutte au moyen des actions de masse et à choisir le chemin de la liberté.
Une
nouvelle page de la lutte prolétarienne commence. Ce n'est que maintenant que
cette lutte s'élève à la hauteur de ses grands buts ; contre le pouvoir très
puissant d'un capitalisme qui se développe de manière gigantesque et d'une
bourgeoisie énergique et combative, c'est à toute la puissance du prolétariat
qu'il faut faire appel, c'est la masse innombrable elle-même qui doit entrer en
scène, le regard tourné non plus vers les sphères étriquées du travail et les
petites améliorations, mais vers la grande lutte mondiale des classes, soulevée
par les misères et les souffrances vers des actions énergiques, le cœur plein
d'enthousiasme, l'âme pleine d'énergie révolutionnaire. Une nouvelle
Internationale surgira qui ne sera plus seulement emplie de sentiments
fraternels à l'égard des camarades de classe d'au-delà les frontières et qui
s'effondrera immédiatement devant la frénésie nationale des détenteurs du
pouvoir, mais qui sera prête à combattre contre sa propre bourgeoisie
belliciste avec les prolétaires qui parlent d'autres langues.
A
l'heure actuelle, nous nous trouvons au milieu des ruines de l'ancienne
Internationale, de l'ancien socialisme : ce n'est que dans le lointain que nous
voyons, et seulement théoriquement pour ainsi dire, ce qu'il en adviendra
nécessairement ; pouvons-nous par hasard observer déjà dans ce qui se passe
aujourd'hui les débuts de la nouvelle évolution ? Voyons-nous déjà le nouveau
mouvement ouvrier, la nouvelle Internationale, grandir sur les décombres de
l'ancien mouvement ouvrier, de l'ancienne Internationale ?
Il a
souvent été dit qu'après la guerre, une scission dans les partis socialistes
devait se produire. Ceux qui sont regroupés aux côtés de l'impérialisme, qui
ont de tout leur cœur fait cause commune « nationale » avec la bourgeoisie -
comme Scheidemann, Heine, Lensch, Vaillant, Sembat, Plekhanov, les
liquidateurs, Tillet - tous ceux-là, quels que soient les services qu'ils aient
rendus au mouvement ouvrier, ne pourront plus cohabiter dans le même parti avec
ceux qui ont combattu de manière résolue l'impérialisme. Mais l'affaire n'est
cependant pas aussi simple. En effet, le réformisme a déjà depuis longtemps
voulu accompagner la bourgeoisie, la politique coloniale, l'impérialisme ; la
guerre, qui démasque l'impérialisme comme le plus grand ennemi de la classe
ouvrière, clarifie donc simplement le fait que les réformistes et les
révolutionnaires, qui pouvaient cohabiter durant la période des petites
réformes, ne doivent plus appartenir au même parti mais au contraire être des
ennemis mortels. Mais, avec la masse du parti allemand et ses milieux
dirigeants - dont Kautsky est le représentant littéraire -, il en est
autrement. Ils ne sont pas des amis, mais des ennemis de l'impérialisme ; ils
n'ont pas pris part à la guerre du fait d'une manière de penser impérialiste et
d'une conscience nationale claire, mais parce qu'ils furent trompés par le mot
d'ordre de guerre défensive, en partie parce qu'ils s'en tenaient à la vieille
idéologie de la défense de la patrie, et donc du fait de leur ignorance et de
leur philistinisme, en partie parce qu'ils ne savaient pas lutter et qu'ils
n'osaient pas lutter contre la classe dominante. Il existe donc là la
perspective d'un reversement d'état d'esprit, qui est déjà notablement
perceptible, et c'est également valable pour la meilleure partie des ouvriers
français, aussi bien parmi ceux qui appartenaient auparavant aux
sociaux-démocrates que parmi ceux qui appartenaient auparavant aux
syndicalistes. On peut penser que ces masses et leurs représentants se
manifesteront de manière de plus en plus acharnée contre la bourgeoisie et la
guerre. N'y a-t-il pas en cela l'espoir que la majorité, la plus grande ou du
moins une très grande partie de l'ancienne social-démocratie se ressaisisse
pour une lutte énergique contre l'impérialisme, qu'instruite par cette cruelle
expérience elle se mette en état de se défendre et utilise les nouvelles
méthodes tactiques, et qu'ainsi elle reconstruise la nouvelle Internationale à
partir des décombres de l'ancienne ?
Cette
question est d'une importance extraordinaire, mais on ne peut rien prédire avec
certitude. On peut cependant mentionner quelques raisons importantes qui
produiront vraisemblablement un autre avenir. Elles résident dans la nature
d'ensemble d'un grand parti achevé, dont la social-démocratie allemande est le
modèle. Il est une organisation gigantesque, solidement construite, qui vit
presque comme un Etat dans l'Etat, avec ses propres fonctionnaires, ses propres
finances, sa propre presse, son propre monde intellectuel, sa propre idéologie
(le marxisme). Le caractère d'ensemble de cette organisation est adapté à
l'époque pré-impérialiste pacifique, et les champions de ce caractère sont les
fonctionnaires, les secrétaires, les agitateurs, les parlementaires, les
théoriciens et les écrivains, qui, avec leur nombre qui atteint plusieurs
milliers, constituent déjà leur propre caste, un groupe avec ses propres
intérêts et qui sont entièrement de ce fait, intellectuellement et
matériellement, les maîtres de l'organisation. Ce n'est pas un hasard si tous,
Kautsky à leur tête, ne veulent rien savoir d'une lutte véritable et acharnée
contre l'impérialisme. Tous leurs intérêts vitaux s'opposent à la tactique
nouvelle qui met en péril leur existence en tant que fonctionnaires. Leur
paisible travail dans les bureaux et les rédactions, dans les conférences et
les réunions de comités, dans l'écriture d'articles savants et non savants
contre la bourgeoisie ou contre certains d'entre eux - toute cette activité à
l'affairement tranquille est menacée par les tempêtes de l'ère impérialiste. La
théorie et la tactique de Kautsky sont une tentative de préserver tout cet
appareil bureaucratique et instruit des dégâts dans la révolution sociale qui
s'annonce. Il ne peut être en réalité sauvé que si on le place en dehors du
tumulte désordonné, en dehors du combat révolutionnaire, et donc en dehors de
la vraie vie. Si le parti et sa direction suivaient la tactique des actions de
masse, le pouvoir d'Etat attaquerait et peut-être détruirait immédiatement les
organisations - la raison de toute leur existence et de toute l'activité de
leur vie -, confisquerait les caisses, emprisonnerait les chefs. Ce serait
naturellement une illusion de croire qu'il aurait ainsi brisé la force du
prolétariat : la puissance d'organisation des ouvriers ne consiste pas dans la
forme extérieure des corps associatifs mais, au contraire, dans l'esprit
d'union, de discipline, d'unité, et c'est ainsi que les ouvriers créeront des
formes nouvelles et meilleures d'organisation. Mais, pour les fonctionnaires,
ce serait la fin, car cette forme d'organisation antérieure est pour eux tout
leur monde, sans laquelle ils ne peuvent ni exister ni agir. L'instinct de
conservation, l'intérêt corporatif de leur groupe les contraignent donc
nécessairement à la tactique d'esquiver l'impérialisme et de capituler devant
lui. C'est pourquoi, ce qui s'est passé avant la guerre et lors de son
déclenchement n'est pas un effet anormal du hasard. Ils disent - comme ils
l'ont déjà dit si souvent - que de telles luttes de masse périlleuses
ruineraient les organisations et que, par conséquent, elles ne peuvent pas être
provoquées de gaieté de cœur. L'organisation qui est contrôlée par eux ne
mènera donc pas la lutte contre l'impérialisme de façon résolue, avec toute sa
puissance. Leur lutte sera une lutte en paroles, avec des accusations, des
requêtes et des adjurations, une lutte apparente qui évite tout acte de lutte.
La meilleure preuve de cela est fournie précisément par Kautsky lequel, après
avoir, à la suite d'une longue indécision, entamé la lutte contre le social[1]impérialisme,
qualifie en même temps d' « aventure » les manifestations de rue. Et donc, il
faut combattre l'impérialisme, en paroles, mais ne pas se risquer à des actions
!
C'est
pourquoi il n'y a pas grand'chose d'autre à attendre de la bureaucratie du
parti qui a existé jusqu'ici, étant donné qu'elle ne veut toujours rien savoir
d'une lutte révolutionnaire contre l'impérialisme. Elle voudra limiter la lutte
à de petites querelles inutiles au parlement et dans la presse, à de longues
phrases sur de petites questions, à la petite lutte syndicale. Bien que les
réformistes soient des partisans de l'impérialisme et les radicaux du centre en
soient les adversaires, ils pourront quand même rester ensemble sur la ligne
commune de la seule critique et du non combat. Ils chercheront à transformer le
parti en un parti réformiste bourgeois, en un parti travailliste sur le modèle
anglais, avec seulement quelques phrases socialistes, qui défend énergiquement
les intérêts quotidiens des travailleurs mais qui ne mène pas de grande lutte
révolutionnaire.
La
tâche consistant à faire voir aux travailleurs l'importance et la nécessité des
actions de masse contre l'impérialisme, et, en toute occasion, à marcher à leur
tête en les informant, en les aidant et en les dirigeant, revient donc aux
sociaux-démocrates révolutionnaires. Mais si ce sont seulement des minorités ou
de petits groupes, qui n'ont pas encore les masses derrière eux, qui font de la
propagande pour cette nouvelle tactique, tandis que les grands partis de masse
ne veulent rien en savoir - l'action de masse, qui n'est pas pensable sans
masses, ne devient-elle pas une utopie ? Cette contradiction démontre seulement
que les actions de masse ne sont pas possibles en tant qu'actions conscientes,
préparées méthodiquement et conduites par le parti social-démocrate, ainsi que
l'extrême-gauche en Allemagne en faisait la propagande dans les années de l'avant-guerre.
Elles se présenteront d'abord comme des actions spontanées, jaillissant des
masses, lorsque celles-ci seront poussées en avant par la détresse, la misère
et la révolte, tantôt comme la conséquence involontaire d'une petite lutte
projetée par le parti qui submergera les digues, tantôt se déchaînant «
contrairement à la discipline » à l'encontre de la volonté et des décisions des
organisations ; mais ensuite, si elles grossissent puissamment, elles
entraîneront ces organisations elles-mêmes et elles les contraindront
temporairement à faire un bout de chemin avec les éléments révolutionnaires. Il
n'est pas exclu que, si la guerre continue un certain temps, quelque chose de
la sorte puisse bientôt se produire ; les symptômes sont déjà reconnaissables.
C'est
la raison pour laquelle, dans les périodes à venir, les organisations
existantes (parti et syndicat) joueront probablement, en vertu de leur nature
générale, mais en contradiction avec les luttes et les tâches des masses
prolétariennes, essentiellement un rôle de frein. Mais si la nouvelle tactique
perce de plus en plus et si la force du prolétariat se redresse peu à peu dans
de grandes luttes de masse, elles ne seront plus en mesure de jouer ce rôle.
Alors, les organisations engourdies et imperturbables du parti et du syndicat
se transformeront de plus en plus en une partie subordonnée à l'intérieur d'un
mouvement de classe plus large et d'une organisation de classe plus grande, qui
liera les masses ensemble, non pas grâce à la liste des adhérents, mais grâce à
la communauté des objectifs de classe, pour parvenir à une puissante
collectivité de lutte.
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