Le « parlementarisme seul »
La signification du
parlementarisme pour le mouvement ouvrier, que nous avons développée ci-dessus,
s’oppose à une autre conception qu’avance la forme la plus répandue du
révisionnisme. En effet, la théorie de la prise graduelle de pouvoir politique
ne peut se réaliser en pratique que d’une manière purement parlementaire ; elle
ne peut consister qu’en une augmentation constante du nombre de nos mandats et
donc de notre influence. D’après cette conception, la lutte parlementaire n’est
pas un moyen d’accroître la puissance du prolétariat, mais elle est la lutte
pour le pouvoir politique lui-même. La puissance du prolétariat, pour ceux qui
nourrissent cette conception, ne consiste qu’en sa puissance parlementaire, que
dans le nombre de ses mandats ; c’est pourquoi, chaque diminution du nombre de
nos mandats, comme lors des « élections hottentotes » [« Hottentottenwahl » :
on désigne par cette expression les élections du 25 janvier 1907 au Reichstag,
parce qu’elles ont été occasionnées par la guerre contre les Hottentots, dans
la colonie allemande du Sud-Ouest Africain. Cette guerre coloniale avait
provoqué une crise politique, du fait du refus des centristes et des
sociaux-démocrates de voter les crédits supplémentaires demandés par le
gouvernement du chancelier von Bülow pour continuer cette guerre. Le Kaiser
avait donc ordonné la dissolution du parlement le 13 décembre 1906 et la campagne
électorale qui s’ensuivit fut le théâtre de violents débats sur la politique
coloniale de l’Allemagne. (NdT).] de 1907, est considéré par eux comme un
affaiblissement, un recul de notre puissance. La lutte politique et la lutte
parlementaire ne font qu’un. C’est pourquoi, on peut désigner cette tendance
comme le « parlementarisme seul ».
S’il est juste que la lutte
politique se déroule exclusivement au sein du parlement, alors les
parlementaires sont les personnes qui la mènent. Ce n’est pas la masse des ouvriers
elle-même qui lutte, mais ce sont ses représentants qui luttent pour elle. La
masse n’entre en scène que pour voter ; ce qu’elle peut faire pour son
émancipation, c’est d’élire les gens qu’il lui faut et de faire de l’agitation
pour leur élection. L’agitation normale à l’extérieur du parlement, par la
parole ou par l’écrit, sert à l’assimilation de la matière qui est fournie par
les débats parlementaires, afin de préparer ainsi les prochaines élections ;
gagner le plus possible d’électeurs devient la tâche principale, et même la
tâche unique du parti.
Les représentants
parlementaires du parti accèdent ainsi à une position éminente ; ils deviennent
une classe particulière de camarades, les « dirigeants ». Bien sûr, il est tout
à fait naturel que les camarades les plus capables, ceux qui connaissent le
plus à fond le socialisme, exercent par leurs propos une grande influence sur
le parti. Mais l’élection au parlement de l’un de nos agitateurs ou de l’un de
nos porte-parole est la plupart du temps une affaire de hasard ; il est
possible qu’un camarade soit élu dans une circonscription, alors qu’un autre,
qui est beaucoup plus capable et qui possède des connaissances plus
approfondies, soit battu. Et il arrive même que l’on présente un camarade dont
les conceptions présentent une aversion pour une lutte de classe stricte,
fondée sur les principes, et sont en désaccord avec celles de la masse des
camarades, mais avec lequel on espère, précisément pour cette raison, récolter
des voix bourgeoises et donc conquérir la circonscription. Il va de soi que le
renforcement, dont la fraction parlementaire fait l’expérience dans de tels
cas, est en réalité un affaiblissement du mouvement de classe. Il a un effet
encore plus néfaste là où – ce qui était autrefois une nécessité sous les lois
d’exception – une plus grande influence est accordée, conformément aux statuts,
aux parlementaires qu’aux autres camarades.
À ceci s’ajoute ensuite une
autre conception de l’activité parlementaire qui serait particulière. La force
de nos parlementaires ne résiderait donc plus en premier lieu dans le
socialisme, qu’ils défendent, et dans la force des masses organisées, qui sont
derrière eux, mais dans leurs capacités personnelles et dans leur habileté
politique. Grâce à leurs compétences techniques en matière législative et
administrative, du fait qu’ils s’occupent constamment des petites combinaisons,
des intrigues et des calculs de la politique quotidienne, ils s’estiment
supérieurs aux non parlementaires ; eux seuls ont un jugement compétent, de
sorte qu’il faudrait l’approuver à chaque fois ; car eux seuls disposent des
connaissances suffisantes de tous les détails. Là où leur point de vue entre en
conflit avec ceux des autres camarades, ils en arrivent nécessairement en fin
de compte à simplement ne pas tolérer leurs critiques ; les camarades doivent
se rendre compte qu’ils n’ont pas de compréhension suffisante pour ces
questions, ils doivent s’en remettre à leurs « hommes de confiance », puisque
ceux-ci décident en leur « âme et conscience ». C’est ainsi que la fraction
parlementaire se place au-dessus de la masse et du parti, en raison de la «
supériorité de son savoir politique ». Là où la masse se laisse mettre en
tutelle, le sentiment démocratique à l’intérieur du parti se perd.
La contradiction, qui se fait
jour ici, est la contradiction entre une politique qui voit clair et grand, et
qui repose sur la science social-démocrate, et une petite politique qui est
attachée aux détails, et qui est un art pour les parlementaires. Celle-ci est
une conception bourgeoise de la politique, celle-là en est une conception
social-démocrate. Grâce à la théorie socialiste, il est donné pour la première
fois au prolétariat la possibilité de déterminer ses actes avec la conscience
du succès. La politique a toujours été une expression de la volonté des
classes, mais cette volonté était instinctive, sans connaissance du résultat.
La science de la société la transforme en volonté consciente ; la politique
devient ainsi une action consciente, intentionnelle, réfléchie, sur le
développement social, une technique de la société. La science vit dans le
prolétariat conscient ; c’est en fonction de cette compréhension des grands
rapports qu’il prend position et décide de sa tactique.
Le "parlementarisme
seul", au contraire, se meut complètement dans le cours des idées de la
politique bourgeoise. Pour la bourgeoisie et l’ensemble des classes
bourgeoises, la lutte parlementaire est un but en soi ; elle est un moyen non
pas pour arriver à quelque chose d’autre, mais pour servir leur intérêt
d’aujourd’hui ; un moyen non pas pour conquérir le pouvoir politique, mais pour
l’exploiter. La lutte parlementaire entre les différents groupes et fractions
n’est pas une lutte pour un idéal à réaliser mais pour des avantages immédiats.
Les intérêts, que les partis politiques représentent les uns vis-à-vis des
autres, ne sont pas non plus complètement antagoniques ; ils s’opposent
seulement de la même manière que ceux des membres d’une bande de voleurs qui se
querellent pour le partage du butin. C’est pour cette raison que ces intérêts
ne sont pas réglés par une grande lutte de classe, mais par des intrigues et
des cliques, par des coalitions et des formations de bloc, par des petits
calculs et des cabales rusées. Les politiciens s’associent ou se combattent en
fonction de la situation de l’instant ; ils font tomber aujourd’hui un
ministère qu’ils soutenaient hier, pour devenir eux-mêmes des ministres demain.
On triche et on négocie dans les coulisses, dans des réunions secrètes et lors
des banquets, tandis que, dans les sessions officielles, on se donne en
spectacle avec des phrases ronflantes. Ce n’est pas la lutte mais le
marchandage qui décide entre les intérêts contradictoires.
Ceux qui considèrent le parti
social-démocrate comme un parti exactement semblable aux partis bourgeois et
qui ne perçoivent pas son caractère absolument différent, ne cessent de se
rapprocher nécessairement des méthodes de la politique bourgeoise dans leur
politique pratique. Sous le terme de « politique ouvrière », ils comprennent
une politique qui doit procurer aux ouvriers le plus possible d’avantages
particuliers, de la même manière que d’autres partis essayent d’obtenir des
avantages particuliers pour les classes moyennes, des avantages particuliers pour
l’industrie lourde, des avantages particuliers pour les éleveurs de porcs, des
avantages particuliers pour la bourse. Une médiocre "politique
d’intérêt" prend la place de la politique social-démocrate qui représente
l’intérêt révolutionnaire durable du prolétariat. On tente d’exercer une
"influence politique" immédiate grâce à des coalitions et des blocs,
et non pas par une stricte lutte de classe fondée sur les principes ; c’est
oublier que la social-démocratie règne, indirectement mais entièrement, sur
toute la politique bourgeoise par l’affirmation de ses principes. La
participation à une majorité gouvernementale ou l’entrée des socialistes au
gouvernement est la conséquence naturelle de ce point de vue. Elles sont
défendues par les révisionnistes comme une conquête partielle du pouvoir
politique, comme le premier pas sur le chemin de la conquête complète
graduelle. Cela se conçoit si l’on considère le pouvoir politique, exactement
de la même manière que les partis bourgeois, comme la capacité d’octroyer des
services et des petits avantages au groupe que nous représentons. Du point de
vue social-démocrate, une participation socialiste au gouvernement ne signifie
pas du tout un accroissement de puissance ; elle peut être au plus haut point
un symptôme du besoin qu’un parti bourgeois a de l’aide des travailleurs. Etant
donné que les intérêts de la classe dominante et exploiteuse et de la classe
opprimée et exploitée sont diamétralement opposés, un partage du pouvoir entre
elles est de toute façon impossible ; c’est l’une ou c’est l’autre qui commande
et fait prédominer ses intérêts.
Une tactique politique qui est
dominée par cette conception du « parlementarisme seul » repose non seulement
sur des illusions, mais nécessairement elle portera aussi atteinte au mouvement
et elle amoindrira la puissance de la classe ouvrière. Du fait de sa chasse aux
résultats positifs immédiats – presque toujours une chasse vaine –, elle se met
en travers de notre grand but : éclairer et unir la classe ouvrière.
D’abord, parce qu’elle a pour
objectif principal de gagner le plus possible d’électeurs. Ces électeurs qu’il
faut encore gagné ne sont pas socialistes, mais ils sont profondément ancrés
dans leurs conceptions petites-bourgeoises. Ils sont d’accord avec certains de
nos objectifs proches et certaines de nos revendications immédiates ; mais un
monde de préjugés et d’étroitesses de vue les sépare de nos objectifs
lointains, de nos conceptions générales. Pour en faire réellement des adhérents
solides et convaincus, il faudrait mener la lutte contre ces préjugés
petits-bourgeois et, par un travail d’éducation difficile et de longue haleine,
liquider leurs vieilles préventions. Mais ce faisant, il est possible que nous
soyons rejetés. Il est beaucoup plus facile de les gagner seulement en tant
qu’électeurs, et plus aisé de dissimuler ce qui pourrait nourrir leurs préjugés
hostiles. Mais précisément, de la sorte, le but de tous nos efforts se perd ;
tant que les préjugés petits-bourgeois ne sont pas extirpés chez les
travailleurs, tant qu’ils ne sont pas réellement des socialistes, nous n’avons
pas avancé d’un pas, même s’ils donnent leur voix au candidat social-démocrate
parce qu’il défend leurs intérêts immédiats. C’est encore pire si l’on essaie
de gagner les voix des paysans et des petits bourgeois, en se chargeant de
leurs désirs d’amélioration immédiate qui sont en contradiction avec notre
théorie, avec le développement réel. À cause de la recherche de résultats
immédiats dans la lutte électorale, les conceptions petites-bourgeoises sont
renforcées et l’éducation social-démocrate des esprits est contrecarrée du fait
de cette agitation.
Le « parlementarisme seul »
est également préjudiciable à l’organisation. Lorsque les travailleurs se
mettent à croire que leurs parlementaires feront tout pour eux, ils n’ont alors
aucune raison de construire de fortes organisations, afin de s’en sortir par
eux-mêmes. Leur effort pour s’en sortir se limite à voter une fois tous le tant
et tant d’années, et tout leur effort intellectuel se borne à se décider pour
le bon candidat. Les parlementaires s’occupent de tout le reste pour eux. Là où
cette conception prédomine, les organisations dépériront nécessairement car il
n’existe aucune raison de les développer énergiquement. Un autre résultat préjudiciable
du « parlementarisme seul » pour ce qui concerne la force de l’organisation,
c’est la division qu’il provoque dans la classe ouvrière. Lorsque les députés
sociaux-démocrates se comportent exactement comme les parlementaires bourgeois,
qu’ils pratiquent avec eux une politique de bloc et de marchandage, de la même
manière qu’ils le font entre eux, de nombreux travailleurs ayant des sentiments
révolutionnaires sont dégoûté. Ceux-ci regrettent dans la politique
social-démocrate l’absence de ce qu’ils ressentent instinctivement comme
l’essentiel, à savoir l’hostilité franche envers toute la classe des
exploiteurs ; c’est pourquoi la pratique parlementaire n’a pas pour effet de
les convaincre de la nécessité de la lutte politique, mais c’est exactement le contraire,
elle leur inspire de la méfiance à l’égard de toute action politique. C’est
ainsi que le « parlementarisme seul » révisionniste a pour conséquence
inévitable que les sentiments révolutionnaires confus se tournent vers la
conception anarchiste. La tendance révolutionnaire unilatérale dans le
mouvement ouvrier a un caractère antipolitique parce que la tendance réformiste
trouve son expression correspondante dans le parlementarisme bourgeois. En
France et en Italie, la politique de bloc et le ministérialisme ont fait la
courte échelle au syndicalisme révolutionnaire et conduit les syndicats à se
poser en ennemis du parti.
L’anarchisme, l’Etat et la
bureaucratie
L’anarchisme se fonde sur le
rejet de toute autorité, étatique ou autre. Il voit dans l’oppression violente
exercée par une institution de pouvoir, comme l’Etat, la source de tout le mal.
C’est pourquoi il repousse notre objectif, la conquête de l’Etat, parce que,
dans ce cas, le pouvoir ne fait que changer de mains, mais subsiste en tant que
principe. Il veut le renversement du pouvoir d’Etat, l’abolition de toute
autorité, afin que les hommes deviennent complètement libres. Il refuse toute
participation aux luttes politico-parlementaires, parce qu’elles corrompraient
les travailleurs et qu’elles éveilleraient chez eux la pensée qu’ils s’en
sortiraient par le simple changement de personne des gouvernants. Tous les
partis promettraient de les aider, et quand ils arriveraient au pouvoir, ils
gouverneraient exactement comme les autres. Il en a été ainsi avec les
libéraux, les cléricaux, les radicaux ; il en serait également ainsi avec les
sociaux-démocrates. Ou bien, en réalité, la pratique des ministres socialistes
aurait déjà montré qu’ils représentent un parti qui est exactement identique
aux autres. Les partis ne seraient que des groupes de politiciens qui utilisent
les voix des travailleurs comme moyen de se mettre en selle, d’accéder aux
postes gouvernementaux [C’est ainsi que le délégué français Yvetot exposait la
chose récemment à la sixième Conférence internationale des secrétaires
syndicaux : « Le mouvement ouvrier n’a rien à faire avec les partis politiques.
Au cours des dernières années, nous avons vu des gens qui ont utilisé la classe
ouvrière exclusivement pour parvenir aux sommets – et quand ils sont ensuite
arrivés au but, ils ont trahi la classe ouvrière ».].
Selon cette conception
anarchiste, l’Etat est considéré comme une organisation autonome de pouvoir,
comme une institution de domination, qui ne repose que sur la violence et la ruse
au sommet, sur la superstition et la mentalité d’esclave à la base. Il n’a
aucune idée d’un rapport entre les institutions politiques et la structure
économique. L’Etat, les partis et les politiciens, tout cela est suspendu en
l’air, et l’on ignore qu’il y a des classes derrière les partis et les
politiciens, et des intérêts de classe derrière les programmes politiques. Il
s’agit donc de la même erreur et de la même conception fondamentale que chez
les révisionnistes. Dans le révisionnisme et dans l’anarchisme, nous avons
exactement les mêmes conceptions erronées ; tous deux se laissent séduire par
la même superstition des formes politiques ; pour l’un, la « démocratie » ou la
« république » sont des divinités salvatrices, pour l’autre, l’Etat est le méchant
démon d’où provient tout le mal. Tous deux considèrent le parti
social-démocrate comme un parti absolument identique aux partis bourgeois, tous
deux méconnaissent la contradiction fondamentale qui existe entre ces partis et
nous. Tous deux sont incapables d’imaginer une politique différente de la
méthode du parlementarisme bourgeois. Mais ils arrivent, sur la base des mêmes
conceptions fondamentales, à des prises de position opposées ; le premier prend
part à ce parlementarisme, parce qu’il ne voit aucune autre politique, l’autre
rejette toute politique, parce qu’il estime qu’aucune autre politique n’est
possible.
Les manières de voir
politiques des anarchistes et des révisionnistes sont encore favorisées par les
caractéristiques particulières de l’État. Le marxisme saisit toujours les
relations entre tous les phénomènes sociaux ; derrière les formes politiques,
il voit toujours les rapports économiques, les rapports de classe. Mais ces
rapports ne sont pas si simples qu’on pourrait les traduire par une formule
élémentaire, facile à apprendre. Cela est également vrai pour l’État lui-même.
L’État, le gouvernement, est une organisation que la classe dominante crée pour
la défense de ses intérêts. Mais les personnes qui détiennent directement le
pouvoir d’État, ne l’utilisent pas uniquement dans l’intérêt de l’ensemble de
la classe dirigeante, leur mandant, mais aussi pour leur propre intérêt
immédiat. Le pouvoir d’État au service de la bourgeoisie devient indépendant
jusqu’à un certain degré, et il semble ensuite indépendant. La bureaucratie
devient une classe spécifique, avec ses propres intérêts, qu’elle essaie de
faire valoir y compris à l’encontre de l’intérêt de la bourgeoisie.
Cette indépendance n’est
naturellement qu’une apparence trompeuse. La bureaucratie peut se permettre de
poursuivre en petit ses propres intérêts parce qu’elle sert en grand ceux de la
bourgeoisie. La bourgeoisie s’en accommode comme d’un moindre mal parce qu’elle
ne peut pas s’en tirer pour de plus grands intérêts sans la bureaucratie. C’est
ainsi qu’elle subit en Allemagne le gouvernement des junkers qui s’enrichissent
à ses dépens, parce qu’elle a besoin d’un pouvoir d’Etat puissant contre le
prolétariat qui la menace. La bureaucratie se recrute parmi les membres de la
bourgeoisie elle-même, qui voit une bonne sinécure pour ses fils et ses cousins
dans les innombrables postes gouvernementaux et administratifs, en croissance
constante, dans lesquels ceux-ci trouvent un bon niveau de vie sans que l’on
n’exige d’eux beaucoup en termes de compétence ou de force de travail. La
bureaucratie est donc elle aussi une classe d’exploiteurs qui prélèvent leur
part de plus-value globale sur le produit des impôts et des monopoles d’Etat et
qui se querellent avec les autres classes exploiteuses à propos du montant de
leur part. Dans les pays gouvernés de manière parlementaire, comme en France,
les sommets de la bureaucratie constituent une clique de politiciens qui
procure à ses amis une place autour de l’assiette au beurre de l’Etat – et il
en est de même, là où il existe un système à deux partis, comme en Angleterre
et en Amérique, même si ce sont deux cliques qui gouvernent alternativement. La
masse de la bourgeoisie peut s’indigner parfois de cette gabegie par trop
dispendieuse, mais elle est satisfaite du système puisque la bureaucratie
veille à défendre les intérêts généraux de son profit. Cette apparence
d’indépendance du pouvoir d’État de la bourgeoisie fait le jeu, de la même
manière, de la conception syndicaliste révolutionnaire en France et de la
conception révisionniste en Allemagne. Là-bas, en France, elle confirme le
point de vue selon lequel le pouvoir d’État ne serait qu’une institution
oppressive entre les mains de politiciens ambitieux, dont la lutte économique
des ouvriers n’a pas à se soucier, et selon lequel les ouvriers qui font de la
politique sont donc menés par le bout du nez par ces gens-là. Ici, en
Allemagne, elle pousse à la croyance selon laquelle la masse de la bourgeoisie
serait exactement aussi hostile à la bureaucratie régnante que le prolétariat,
et donc selon laquelle le prolétariat devrait s’unir avec cette « bourgeoisie »
pour la conquête du pouvoir d’Etat. Cette théorie, qui a été prêchée au
printemps 1908 par Bernstein, Heine, et autres, à bientôt subi sa première
réfutation pratique lors des élections aux diètes territoriales, quand les
bourgeois libéraux ont généralement voté pour les junkers conservateurs.
VI - LE MOUVEMENT SYNDICAL
Les syndicats dans la lutte du
prolétariat Les syndicats constituent la forme d’organisation naturelle pour le
prolétariat ; cette forme découle directement de la fonction sociale du
prolétariat en tant que vendeur de sa marchandise, la force de travail.
L’intérêt immédiat et direct de l’ouvrier ne consiste en rien d’autre que d’obtenir
de meilleures conditions pour la vente de sa marchandise ; c’est dans son «
employeur », qui l’exploite directement, que s’incarne pour lui la classe
capitaliste ; la lutte contre le patron, pour l’amélioration des conditions de
travail, est la première forme, instinctive, de la lutte de classe.
Les syndicats ne sont pas
directement des organes de la lutte de classe révolutionnaire ; ils ne se
fixent pas pour but le renversement du capitalisme. Ils sont plutôt nécessaires
à la stabilité d’une société capitaliste normale. Là où les ouvriers ne sont
pas encore organisés, et donc incapables d’une résistance sérieuse, ce sont les
entrepreneurs qui leur dictent purement et simplement les conditions de
travail. On leur paye alors des salaires trop faibles pour conserver leur santé
et pour reproduire leur force de travail, et la force vitale du travailleur est
ruinée par un temps de travail démesurément long. La marchandise force de
travail est payée au-dessous de sa valeur ; l’acheteur abuse de la faiblesse du
vendeur, et l’escroquerie prend la place d’un échange de marchandises honnête.
Mais c’est précisément cette exploitation inhumaine qui pousse les ouvriers à
la résistance, à l’organisation. Là où le syndicat réussit à imposer l’arrêt de
cette exploitation barbare et à établir des conditions de travail un peu plus
décentes, il ne fait que mettre en œuvre au fond le principe fondamental d’un
capitalisme normal, c’est-à-dire : des valeurs s’échangent contre des valeurs
égales. Grâce au syndicat, la prépondérance de l’entrepreneur est brisée ;
patrons et ouvriers s’affrontent comme des parties de force presque égale et
ils concluent des contrats dans lesquels la force de travail est vraiment payée
à sa valeur.
C’est la première grande tâche
des syndicats et elle est partout son objectif essentiel. Toutes ses
institutions, sa forme d’organisation et son attitude vis-à-vis de l’extérieur,
doivent être adaptées à cette tâche. C’est pourquoi, ils doivent être
"neutres", c’est-à-dire ne pas exiger de leurs adhérents qu’ils
professent des conceptions politiques ou autres déterminées ; ils doivent
rassembler tous les ouvriers qui veulent lutter contre les entrepreneurs pour
l’amélioration des conditions de travail, quelles que soient leurs opinions.
Ils doivent demander des cotisations élevées, car, sans caisses bien remplies,
il est impossible de mener des grèves ou de soutenir des lock-out. Ils doivent
embaucher des employés rémunérés car les tâches administratives, la conduite
des luttes, les négociations avec les entrepreneurs ne peuvent pas être des
occupations secondaires et réclament aussi des aptitudes et des connaissances
particulières, qui ne peuvent s’acquérir que par la pratique. Au début, quand
des groupes de travailleurs se réveillent pour la première fois et osent se
révolter contre leurs patrons, les grèves sont des éruptions spontanées de
désespoir. Le développement des syndicats les transforme de plus en plus en des
épisodes tranquillement préparés d’une guerre ininterrompue et menée à la
manière des affaires, dans laquelle on extorque, tantôt ici, tantôt là, des
avantages à l’ennemi, là où et quand l’occasion est la plus favorable. On ne
peut pas vraiment parler d’une guerre ininterrompue car les rapports des
syndicats avec les entrepreneurs et leurs unions sont à comparer dans une
certaine mesure aux relations des grandes puissances entre elles. Elles se
trouvent en opposition constante ; elles sont sans cesse sur le pied de guerre
et elles guettent l’occasion de s’attaquer pour conquérir des avantages aux
dépens de l’adversaire ; c’est grâce à des négociations et à des traités que
les guerres se terminent, ou bien qu’il est aussi possible de les prévenir.
Au cours de ces luttes, les
syndicats ne se posent donc pas en ennemis du capitalisme, mais ils se situent
sur son terrain. Ils ne luttent pas contre le fait que la force de travail est
une marchandise, mais ils cherchent uniquement à obtenir le meilleur prix
possible pour elle. Ils ne peuvent pas abolir le pouvoir du capitaliste dans
l’usine – conséquence naturelle du fait qu’il est le maître de la marchandise
achetée par lui, et qu’il dispose d’elle pour ses propres fins –, mais
seulement réfréner l’arbitraire patronal qui ne représente qu’une difformité et
un abus. Leur tâche se situe à l’intérieur du capitalisme, elle ne dépasse pas
les limites du capitalisme. C’est pourquoi beaucoup de politiciens bourgeois et
de sociologues manifestent souvent de la sympathie à l’égard des syndicats ;
leur lutte concerne la cupidité de l’entrepreneur individuel, et non la classe
entière, et non le système. Au contraire, en obtenant de réelles améliorations
pour les travailleurs, ils diminuent la misère et la révolte des masses
exploitées qui menacent le système lui-même ; c’est dans ce sens qu’ils
agissent même comme une force conservatrice qui consolide le capitalisme.
Mais ce caractère constitue
seulement l’un des aspects de leur nature. Les entrepreneurs, contre lesquels
le combat syndical est mené, foiraient tous ensemble la classe, cette même
bourgeoisie, qui détient le pouvoir d’Etat. Les ouvriers qui mènent ce combat
sont les mêmes ouvriers qui doivent mener le combat politique, la lutte pour le
socialisme. Si le capitalisme était une forme de production immobile, ne se
développant pas, et dans laquelle rien ne changeait, le syndicat n’aurait que
ce seul aspect. Un état d’équilibre s’installerait alors dans lequel les
capitalistes se contenterait d’assurer aux ouvriers des taux de salaire
convenables pour un temps de travail supportable ; il resterait pour eux toute
la plus-value certaine.
Mais le capitalisme se trouve
dans un flux constant, dans un développement rapide. Le progrès de la technique
entraîne les capitalistes dans une concurrence incessante. Aucun d’eux n’est
certain de son profit ; chacun craint le danger d’être dépassé par la technique
et il doit accumuler le plus possible de capital à partir de ses gains pour
pouvoir agrandir et améliorer son entreprise. La recherche du profit est la
force motrice, le pouvoir dominant chez les capitalistes. C’est pourquoi ils
opposent une résistance acharnée aux tentatives des syndicats de faire
augmenter les salaires et de porter atteinte à leur autocratie dans l’usine. Le
progrès technique remplace continuellement des ouvriers par des machines et des
professionnels qualifiés par des forces de travail non qualifiées que l’on peut
avoir pour moins cher ; il fait venir dans les zones industrielles des légions
de campagnards et d’étrangers sans prétentions qui font pression sur les
salaires. Le développement capitaliste fait alterner les périodes de prospérité
avec les crises dans lesquelles, grâce au chômage de masse, les entrepreneurs
sont à même de réduire à néant les avantages obtenus auparavant par les
syndicats. Ce développement continuel empêche également les syndicats de
devenir les figures conservatrices que leurs amis bourgeois voudraient en
faire. Malgré toute leur neutralité, ils doivent entrer en relation la plus
étroite avec le parti politique et remplir leur tâche particulière, la lutte
pour les conditions de travail, dans le cadre de la lutte ouvrière générale. Il
n’est pas question de jouir paisiblement des avantages acquis de haute lutte.
Ils sont comme un nageur vigoureux qui lutte contre un courant violent. Tantôt
il arrive à avancer, tantôt il est ramené en arrière ; mais même s’il n’avance
pas, ses efforts ne sont pas vains car sinon il serait emporté dans les abîmes
par le courant. Les syndicats constituent aussi un élément indispensable dans
le capitalisme sans repos ; ils sont les seuls à être capables, par un combat
incessant, d’empêcher que la tendance du développement capitaliste ne rejette
la classe ouvrière à un niveau de misère et de détresse si bas que la
production elle-même en souffrirait.
Mais ils sont encore plus. Ils
sont en même temps un élément de transformation révolutionnaire de la société.
Non pas parce qu’ils se posent de nouveaux objectifs et tâches, autres que ceux
qui ont été cités, mais seulement parce qu’ils accomplissent le mieux possible
leur tâche spécifique, c’est-à-dire la lutte pour de meilleures conditions de
travail. Ce n’est pas un dessein conscient ou un programme, mais la réalité
elle-même qui en fait des organes de la révolution. Une fois de plus, on voit
que le but révolutionnaire du prolétariat est intimement lié à la lutte
pratique quotidienne et qu’il prend force à travers elle. Il a été exposé plus
haut que le progrès révolutionnaire consiste dans l’accroissement de puissance
de la classe ouvrière. La lutte syndicale ne contribue pas moins que la lutte
politique à cet accroissement. On a volontiers désigné les syndicats comme
l’école préparatoire de la social-démocratie. Ce n’est juste que pour autant
qu’ils donnent un enseignement pratique élémentaire de la lutte de classe. La
pratique des syndicats apporte aux travailleurs la première conscience de
classe et la première compréhension de la société. L’adhésion à l’organisation
syndicale témoigne de la première apparition de leur conscience de classe. Mais
seules les expériences de la lutte syndicale leur apprennent à connaître les
motivations des exploiteurs, la nature du capitalisme et la nécessité d’un
combat incessant ; les illusions dans lesquelles ils ont été élevés
disparaissent au cours de cette pratique. Cependant la compréhension de la
nature du capitalisme qui est ainsi atteinte est encore imparfaite. Elle est
profonde, mais elle n’est pas large, pas générale. Dans la lutte syndicale, on
voit seulement l’entrepreneur ou le syndicat patronal, mais pas la classe tout
entière. La lutte n’est pas dirigée contre le capital tout entier. On ne
rencontre l’État qu’en tant que gendarme et qu’en tant que juge pénal. On est
ici à la racine de la société où tous les rapports apparaissent dans leur forme
la plus claire, la plus simple, la plus transparente ; c’est pourquoi la
compréhension qui y est acquise et qui fait défaut à beaucoup d’hommes
politiques, lesquels séjournent uniquement dans les régions élevées des
rapports plus complexes, est extrêmement précieuse par sa profondeur.
Mais elle ne suffit pas à
l’ouvrier en lutte. Celui-ci doit aussi connaître les rapports plus complexes,
il doit acquérir une compréhension politique. Il doit voir que, derrière les
entrepreneurs et derrière lui-même, il y a des classes entières, et que les
classes luttent entre elles pour le pouvoir politique. Ce n’est qu’en tant que
tout, lorsque la classe ouvrière attaque le capital dans son ensemble et
qu’elle s’avance sur le terrain où l’on peut seulement atteindre le capital
dans son ensemble, qu’elle peut définitivement vaincre les capitalistes. Seule
la lutte politique peut donner à l’ouvrier la compréhension générale qui lui
est nécessaire pour cela, l’intelligence profonde de tous les phénomènes
sociaux et un jugement correct sur la tactique générale de lutte.
L’importance principale du
mouvement syndical pour la puissance du prolétariat réside dans un autre
domaine. Les syndicats constituent les organisations naturelles pour la classe
ouvrière. Les ouvriers, qui veulent former une importante force organisée avec
leurs camarades de classe, le font en adhérant aux syndicats. Mais encore plus
que pour la forme extérieure de l’organisation, la lutte syndicale est
importante pour sa forme intérieure, pour l’apprentissage de la discipline
prolétarienne. La pratique de la lutte syndicale quotidienne est la pratique
qui apprend aux travailleurs à subordonner leur intérêt immédiat, personnel, à
l’intérêt général, à sacrifier leur avantage personnel à la victoire de la
classe. Chaque grève gagnée grâce à une union solide, chaque lutte perdue à cause
du manque de solidarité, leur martèle dans l’esprit la vérité que, quand
l’individu suit sa volonté, tous perdent, mais que, quand chaque individu
soumet sa volonté à l’ensemble, tous gagnent et progressent. Cette expérience
acquise dans la lutte entraîne fortement les travailleurs à la discipline.
Jusqu’alors isolés, ayant conservé en raison de leur origine petite-bourgeoise
l’habitude d’agir d’une manière individualiste, les ouvriers se voient
transformés en hommes nouveaux, avec des habitudes nouvelles, en hommes chez
qui l’action organisée est devenue naturelle, qui se sentent étroitement unis
avec les camarades, comme une partie intégrante d’une masse animée d’une
volonté unitaire. C’est dans ce caractère nouveau que réside la force du
prolétariat en lutte ; ce n’est qu’en se présentant toujours comme une masse
cohérente, qu’on ne peut diviser, qu’il pourra espérer vaincre un jour les
puissantes organisations de l’Etat de classe. Des deux grands facteurs de force
du prolétariat, le savoir et l’organisation, le second est essentiellement le
fruit de la lutte syndicale. L’énorme travail d’éducation morale qui est
nécessaire pour métamorphoser les faibles travailleurs en vainqueurs du
capitalisme est l’œuvre des syndicats. Voilà en quoi consiste leur importance
révolutionnaire.
Les tendances bourgeoises dans
le mouvement syndical
Cette conception du rôle et de
l’importance du mouvement syndical se trouve uniquement dans le marxisme,
lequel voit les conditions de la transformation révolutionnaire de la société
dans la lutte quotidienne d’aujourd’hui. Ou bien la conception bourgeoise non
marxiste ne voit que cette lutte quotidienne pour des améliorations directes
des conditions de vie, en ignorant son lien avec le grand combat de libération
du prolétariat. Ou bien elle perçoit la signification révolutionnaire de
l’organisation syndicale et elle veut influencer la pratique actuelle des
syndicats. Les syndicats anglais offrent l’exemple classique de la première
conception, la conception réformiste ; la seconde, syndicaliste
révolutionnaire, fait beaucoup parler d’elle dans le mouvement syndical
français.
En France, la politique du
parti socialiste, qui est réformiste et manque donc d’un robuste point de vue
de classe, a fait naître dans les syndicats, en guise de réaction, des
sentiments révolutionnaires plus tranchés qui s’opposent au parlementarisme. Le
but de ces syndicats n’est pas la conquête du pouvoir politique mais la
mainmise des ouvriers sur l’industrie. Le mouvement ouvrier véritable consiste
dans la lutte où les ouvriers se manifestent eux-mêmes et non leurs
représentants. Leur mot d’ordre est d’agir par soi-même, c’est-à-dire l’action
directe. Les masses ne peuvent conquérir leur liberté que par elles-mêmes :
celle-ci ne peut pas être conquise pour elles par des chefs et des
représentants. Les masses ouvrières doivent penser et sentir de manière
révolutionnaire par elles-mêmes ; il ne suffit pas qu’elles s’unissent
simplement pour obtenir de meilleurs salaires et une durée de travail plus
courte. La pratique actuelle des syndicats doit correspondre à cette
conception. Ils sont les seules organisations ouvrières véritables ; ils
doivent donc mener la lutte politique contre le gouvernement - du moins quand
le gouvernement les importune, sinon ils n’accordent pas d’attention à l’État,
car c’est une affaire qui leur est indifférente. La conquête du pouvoir sur la
société se fera donc au moyen d’une grève générale pendant laquelle les
ouvriers organisés syndicalement arrêteront tout travail et refuseront tout
simplement d’obéir aux capitalistes. Les syndicats doivent également éduquer
les ouvriers à ces sentiments révolutionnaires qui sont nécessaires pour ce
type d’action ; naturellement, non par des discours uniquement, mais avant tout
par la pratique même des grèves. Ces grèves deviennent ainsi un but en soi. Ou
encore mieux, une gymnastique révolutionnaire, et il importe peu que leur
résultat immédiat soit un succès ou un échec pour ce qui concerne
l’amélioration des conditions de vie. La pratique a démontré que ces principes
ne sont pas en mesure de créer un mouvement syndical vigoureux, et qu’ils
manquent ainsi leur objectif. Cette pratique prétendument révolutionnaire n’est
pas à même de rassembler l’ensemble des prolétaires non encore conscients en organisations
de masse, car seule une lutte opiniâtre, qui vise seulement à des petites
améliorations progressives, peut le faire. Elle suppose a priori chez les
ouvriers qui y adhèrent des sentiments révolutionnaires qui ne peuvent être que
le résultat final d’une longue pratique. Les syndicats restent de petits
groupes d’ouvriers aux sentiments révolutionnaires, dont le courage fougueux ne
peut pallier la faiblesse de l’organisation. La croissance qui se produit de
temps en temps n’est pas consolidée par une ferme centralisation. Parce qu’il
cherche à remplir une autre fonction que la sienne, la fonction d’un parti
politique, le syndicat reste incapable d’exercer correctement sa fonction
propre, l’amélioration des conditions des travailleurs. Ce qu’il pourrait
accomplir pour la révolution, l’organisation des masses, il ne le fait pas, et
ce qu’il cherche à accomplir, l’éducation révolutionnaire, il le fait de
travers. Le révisionnisme dans le mouvement syndical est beaucoup plus
important pour la pratique du mouvement ouvrier. Le révisionnisme trouve dans
les conditions d’existence naturelles des syndicats un sol nourricier beaucoup
plus favorable que dans le mouvement politique. Certes, comme nous l’avons
expliqué plus haut, la conception communément admise est fausse : à savoir que
le mouvement politique et le mouvement syndical se feraient face de telle
manière que le second mènerait la lutte pour des améliorations à l’intérieur du
capitalisme, tandis que le premier conduirait le combat pour l’abolition du capitalisme,
et que par conséquent, le parti serait, conformément à sa nature,
révolutionnaire, et le syndicat, conformément à sa nature, réformiste. Tous
deux mènent la lutte pour des améliorations immédiates et tous deux sont utiles
au bouleversement révolutionnaire. Mais il y a un noyau exact dans cette
opposition. Dans la lutte quotidienne pour ces améliorations, qui est menée de
manière politique, il y a des considérations et des intérêts généraux qui se
font valoir. C’est pourquoi les arguments dans le combat politique doivent se
hisser à un niveau supérieur ; on passe des questions du moment aux objectifs
les plus éloignés ; finalement, ce sont les convictions, les conceptions du
monde, les plus profondes et les plus générales qui s’affrontent. Les orateurs
socialistes se servent de chaque cas particulier pour attaquer l’ensemble de
l’ordre capitaliste ; leurs adversaires répondent en tentant de critiquer les
doctrines socialistes. C’est ainsi que le but final du combat prolétarien se
trouve toujours derrière la lutte du moment, laquelle ne reçoit son éclairage
correct que grâce à ce but final. La lutte politique est la forme générale de
la lutte des classes : au cours de cette lutte, chaque cas particulier se
présente du point de vue de ce qui est général, chaque intérêt spécifique se
manifeste comme une partie de l’ensemble des intérêts de classe. C’est pourquoi
la lutte politique semble prendre souvent la forme exclusive de la lutte
révolutionnaire pour le socialisme. C’est pourquoi, dans la lutte politique,
l’esprit du travailleur est axé sur ce qui est général, sur ce qui est grand,
sur ce qui est lointain. Ceci est absent de la lutte syndicale. Là, les
arguments sont directement disponibles et ils concernent l’intérêt vital le
plus simple. Là, il n’est pas nécessaire de s’intéresser aux raisons et aux
conceptions plus éloignées ; et cela n’est même pas souhaité. En effet, la
tâche immédiate, consistant à rassembler l’ensemble des masses ouvrières pour
un but que chacun connaît parfaitement, n’est pas favorisée mais menacée quand
on fait appel à des considérations qu’elles ne comprennent pas toutes
instantanément, qui se heurtent à leurs préjugés et les choquent peut-être à
cause de ces derniers. C’est pourquoi le mouvement syndical est amené à limiter
son regard à ce qui est le plus proche, à ce qui est immédiat, et à déclarer
tout ce qui sort de ces limites comme du « romantisme » révolutionnaire de
malheur. Mais il y a encore une autre raison au fait que les syndicats soient
plus accessibles au révisionnisme. Ils luttent sur le terrain de l’ordre
politique bourgeois, de l’État de droit libéral. Pour pouvoir se développer,
ils ont besoin d’un droit de coalition sans entraves, d’une égalité de droit
strictement appliquée, et de rien de plus. Leur idéal politique en tant que
syndicats n’est pas l’ordre socialiste mais la liberté et l’égalité de l’État
bourgeois, qui étaient aussi l’idéal du libéralisme démocratique. Là où cet
idéal est réalisé et où ils ne sont entravés dans leur lutte par aucun obstacle
politique, ils n’ont plus besoin de se préoccuper de politique sauf si c’est
nécessaire au maintien de cette situation. D’où l’indifférence politique des
syndicats anglais jusqu’à ce qu’une décision de justice n’interdise les piquets
de grève et menace leurs caisses. Là où la liberté de l’État bourgeois est loin
d’être parfaite, comme par exemple ici en Allemagne, ils doivent prendre part à
la lutte politique contre le système dominant. Mais, à nouveau, leur intérêt en
tant que syndicats ne va pas ici plus loin que la défaite de la domination des
junkers, et que l’instauration de la démocratie politique. Abstraction faite de
la question de savoir si un tel bouleversement purement politique est possible
sans révolution prolétarienne, il est toutefois clair que l’intérêt politique
des syndicats coïncide ici avec les aspirations des révisionnistes, lesquels
croient pouvoir conquérir la démocratie politique avec l’aide bourgeoise, sans
la suppression concomitante de toutes les dominations de classe. Le besoin de liberté
économique de mouvement conduit au rapprochement avec les gouvernements et les
politiciens bourgeois qui l’approuvent ou veulent l’instaurer. Les tendances
révisionnistes dans le mouvement syndical trouvent donc leur nourriture dans
ses conditions naturelles de vie ; c’est pourquoi elles ne sont les
conséquences ni de l’incompréhension de quelques personnes, ni d’une tactique
erronée du parti. Il faut insister là-dessus d’autant plus expressément que la
critique de ces tendances est souvent comprise comme une attaque de la personne
des chefs syndicaux. Il ne s’agit pas du tout ici de fautes personnelles, mais
les actes et les opinions des personnes ayant des fonctions dirigeantes sont
toujours les expressions des tendances objectives du mouvement. Les préjudices
et les difficultés, qui en résultent pour le mouvement, ne sont donc pas causés
par l’abandon de la voie juste, mais par sa poursuite. Ce ne sont pas des
méthodes et des conceptions erronées qui produisent les conflits internes du
mouvement ouvrier, mais une surestimation unilatérale des aspects particuliers
de la méthode correcte, une fixation aveugle sur ce qui a été éprouvé comme bon
et juste, sans voir les limites et les conditions à l’intérieur desquelles cela
est valable. Il ne s’agit donc pas non plus de corriger des erreurs et de
renoncer à de faux chemins, mais d’explorer les forces qui travaillent contre
les tendances nuisibles et de soutenir consciemment ces forces, pour autant
qu’elles dépendent de nous.
Les tendances révisionnistes
dans le mouvement syndical affaiblissent le mouvement ouvrier en premier lieu
parce qu’elles amoindrissent la claire compréhension et la conscience aiguë de
classe. Pendant que l’attention est toujours dirigée sur ce qui est immédiat et
qu’elle est détournée des grands rapports sociaux, il ne se crée que trop
facilement un esprit borné, petit[1]bourgeois,
qui ne comprend pas les grands buts du socialisme. Qu’un mouvement syndical
parvienne à obtenir des améliorations notables et la conviction se répand alors
facilement que la situation des prolétaires peut prendre durablement un tour
favorable dans le cadre du capitalisme. Apparaît alors un esprit conservateur
et auto-satisfait qui est hostile à toute aspiration révolutionnaire. Il se
constitue une aristocratie ouvrière qui, parce qu’elle s’est élevée
d’elle-même, par ses propres forces, regarde de haut, de manière arrogante, les
masses pauvres des prolétaires inorganisés et miséreux. De ce fait, les efforts
de la social-démocratie pour amener les ouvriers à une conscience
révolutionnaire sont contrecarrés. Les syndicats constituent l’organisation de
masse du prolétariat. Mais seuls, sans la compréhension, la vision à long terme
et les idéaux, que le mouvement politique développe avant tout, ils ne peuvent
pourtant rassembler le prolétariat qu’imparfaitement. L’organisation syndicale
reste une organisation émiettée en fédérations de métier ou d’industrie
séparées ; les compagnons d’une profession luttent ensemble et ils comptent sur
une forte cohésion entre eux, et ce n’est qu’exceptionnellement que l’aide
d’autres fédérations est nécessaire. C’est ici que se manifeste l’importance de
la lutte politique pour l’unité de la classe ouvrière que nous avons déjà fait
remarquer plus haut. Là où cette lutte politique révolutionnaire est absente,
ce qui était le cas en Angleterre jusqu’à récemment, et où le mouvement
syndical prédomine complètement dans l’esprit des travailleurs, il développe
facilement un caractère corporatiste. Les fédérations se coupent les unes des
autres, elles développent un fort esprit de corps dans lequel le sentiment
général de classe se perd, et elles ont de vifs litiges frontaliers entre
elles. Le but immédiat de la lutte syndicale, c’est-à-dire l’obtention de
conditions de vente plus favorables pour la marchandise force de travail,
domine nécessairement toute sa pratique et imprègne tout ce qui lui apparaît
comme indispensable et utile, même si cela provoque des phénomènes induits
désagréables. Au fur et à mesure que la grande industrie se développe, qu’elle
déchaîne une puissante lutte de classe et qu’elle fait naître de grands
syndicats patronaux, qui répondent à chaque grève partielle par un lock-out
général, les luttes prennent une extension plus grande et les syndicats doivent
accroître leur centralisation. Les comités directeurs et les chefs ont de plus
en plus d’influence sur les arbitrages qui décident de la paix ou de la guerre
; la liberté des groupes locaux de commencer ou de terminer une grève devient
de plus en plus retreinte. Les luttes se transforment en batailles gigantesques
au cours desquelles, comme lors des guerres entre nations, de grandes armées
sont commandées et dirigées d’en haut. Si ensuite, pour garantir le caractère
démocratique de l’organisation, on en arrive à une sorte de représentation
parlementaire, on provoque alors un nouvel accroissement du bureaucratisme. Il
se produit ici la même chose que ce que l’on a décrit à propos de la lutte
parlementaire ; la direction des chefs passe au premier plan, et la masse
elle-même se retire. Les succès semblent dépendre des qualités personnelles des
dirigeants, de leur vision de généraux en chef, de leur juste appréciation de
la situation, tandis que l’enthousiasme et le discernement des masses n’entrent
pas en ligne de compte en tant que facteurs palpables. De la même façon que
dans l’Etat, il se forme dans le mouvement ouvrier une bureaucratie qui va des
serviteurs jusqu’aux maîtres et dont les conceptions particulières s’imposent
souvent à l’encontre de celles des masses.
Les effets préjudiciables des
tendances révisionnistes dans le mouvement syndical sur la puissance du
prolétariat consistent donc en ceci qu’elles font naître des sentiments
d’autosatisfaction antirévolutionnaires et qu’elles anéantissent le travail
d’explication de la social-démocratie, qu’elles sont à l’origine d’un esprit
corporatiste et qu’elles éparpillent le prolétariat, et enfin qu’elles
affaiblissent la conscience démocratique et la confiance en leurs propres
forces chez les masses. Dans la mesure où ces tendances révisionnistes naissent
de la nature du mouvement syndical, il est aussi naturel que le mouvement
syndical produise, par son développement vigoureux, ces inconvénients dans une
plus ou moins grande mesure - de la même façon que le mouvement politique
produit également ses inconvénients conformément à sa nature. Mais ces
inconvénients ne parviennent à leur peine croissance que lorsque les
conceptions s’adaptent à ces tendances, considèrent leur nécessité unilatérale
comme d’une justesse absolue, et que le regard sur le contexte général se perd.
En revanche, ces dégâts sont réduits de manière significative par une
propagande axée sur les principes, qui donne aux travailleurs un esprit
socialiste, les amène à la conscience de l’unité de la classe et les éduque
politiquement.
Mais cette propagande ne
s’oppose pas aux tendances matérielles de la réalité à l’instar d’un remède
concocté artificiellement. La réalité elle-même engendre non seulement les
tendances révisionnistes du mouvement, mais elle fait aussi que le sol se
dérobe sous elles. Le capitalisme n’est pas seulement une réalité existante,
mais il est en même temps le bouleversement constant de tout ce qui existe. Il
est dans la nature de la réalité capitaliste existante de transformer les
luttes syndicales en une petite guerre froidement calculée, dans laquelle tout
doit être considéré du point de vue du bénéfice pratique immédiat. Mais la
conception qui envisage tout ce qui est bon, utile et approprié, dans cette
guerre, comme quelque chose d’absolument bon et juste, n’aurait raison que si
ces rapports étaient éternels et immuables. Le bouleversement continuel de tous
les rapports capitalistes dévoile leur étroitesse et implique leur abolition.
Dans la mesure où ce bouleversement travaille pour la révolution, le rôle
révolutionnaire des syndicats doit aussi se transformer d’un fait lointain en
un fait immédiatement pratique.
Le développement moderne de
l’industrie rassemble des armées d’ouvriers de plus en plus grandes au service
de cartels et de rois de l’industrie puissants qui dominent aussi l’État. À
côté de cela, le nombre des ouvriers dans les entreprises de l’État augmente
sans arrêt. La vieille illusion d’un État de droit libéral, qui ne s’immisce
pas dans les affaires privées du citoyen, mais qui a tendance à donner à tous,
y compris aux travailleurs, une totale liberté de mouvement, disparaît alors
nécessairement peu à peu. Les grandes grèves, qui s’étendent sur des pays
entiers et qui touchent des centaines de milliers de personnes, deviennent des
événements politiques de première importance. Les luttes de masse d’une classe
ascendante ne se laissent pas réduire à un jeu d’échecs avec de grosses pièces,
ni même à des guerres modernes entre nations, dans lesquelles on sait bien que
l’initiative du soldat individuel joue un rôle. Quelque chose d’une explosion,
d’une révolution en petit, reste attachée à chaque grande grève. Lors de ces
grandes grèves, les syndicats sont contraints d’abandonner leur vision de
l’intérêt immédiat pour diriger celle-ci sur les grands rapports politiques.
Les vieilles limitations corporatives ne peuvent plus se maintenir ; et il va
de soi que ce bouleversement fait le plus aisément son chemin là où une
vigoureuse propagande socialiste a opéré depuis le début.
Avec la croissance de la
puissance du prolétariat, laquelle apparaît aux classes dominantes comme de
plus en plus menaçante, celles-ci doivent employer toujours plus le pouvoir de
l’État pour soumettre les ouvriers. Les ouvriers qui doivent endurer cette
oppression et cette réaction sont les mêmes ouvriers qui sont aussi organisés
dans les syndicats. La lutte politique et la lutte syndicale confluent de plus
en plus en une lutte unique de la classe ouvrière contre les classes
dirigeantes.
Ainsi donc, ce sont seulement
les conditions temporaires particulières d’une période déterminée de la lutte
de classe prolétarienne qui séparaient les deux luttes et qui permettaient à
chacune de développer ses caractéristiques spécifiques. Dans la période «
parlementaire », le prolétariat a dû adapter ses méthodes de lutte aux
conditions extérieures, c’est-à-dire à la domination incontestée de la
bourgeoisie sur l’Etat, conditions qui se sont maintenues sans modifications
notables pendant toute une génération. Ces méthodes de lutte, la politique et
la syndicale, ont pu s’y développer tout à fait selon leur caractéristique,
jusqu’à un point de vue exclusif Les conditions de cette époque marquèrent si
fort les esprits que cela semble à beaucoup une insanité de considérer leur
disparition en général ou bien leur transformation radicale dans le domaine de
la politique et de la tactique « pratiques » ; elles paraissent ne pas devoir
changer à court terme, et envisager la possibilité d’un autre terrain de lutte
semble être une chimère romantique. Un exemple de cette impression est offert
par la résistance des milieux syndicaux à étudier en définitive la grève de
masse, ses conditions et ses possibilités. Et pourtant le développement
économique produit à pas de géant un tel changement des conditions de lutte.
Une troisième période de la lutte de classe prolétarienne s’instaure petit à
petit dans laquelle la montée progressive antérieure en puissance trouve son
terme dans une lutte pour le pouvoir. Dans cette lutte finale révolutionnaire,
les deux aspects de la lutte prolétarienne, qui, dans la période parlementaire,
s’étaient autonomisés et s’opposaient comme des contraires, confluent vers une
unité. La grève de masse, considérée comme tactique de tous les jours pendant
la période parlementaire, qui était un enfantillage sans valeur pratique en
tant que « gymnastique révolutionnaire », devient maintenant une forte réalité.
Si les organisations de masse
du prolétariat entrent en scène de façon politique, alors la grève de masse est
le seul moyen approprié pour imposer aux classes dominantes la volonté de la
classe ouvrière. La contradiction entre les objectifs du mouvement politique et
du mouvement syndical se trouve alors levée avec une lutte syndicale ayant des
buts politiques. Les travailleurs doivent maintenant se manifester en tant que
classe unique et cohérente, dotée d’un but politique déterminé, c’est-à-dire en
tant que parti ; ils doivent se manifester en même temps en tant
qu’organisation de masse, et donc mener leurs syndicats à la bataille. Ils
doivent utiliser l’arme syndicale, la grève, pour des objectifs politiques, en
tant qu’action de masse contre le pouvoir d’État. Dans la grève de masse, les
deux manières de lutter du prolétariat confluent ; le discernement politique et
la discipline syndicale sont ici comme la tête pensante et le bras vigoureux
d’un seul combattant.
Si les luttes syndicales se
transforment en secousses politiques, et les luttes politiques en mouvements de
masse, alors on ne s’en sort plus avec les vieilles méthodes politiques et
syndicales. Ce n’est plus l’habileté des représentants et des porte-parole qui
détermine l’issue des luttes mais la force des masses. Dans ce sens également,
les deux façons de lutter confluent : elles étaient différentes de par la
personne des chefs, pourtant les masses sont composées des mêmes ouvriers dans
les deux cas. Les masses organisées entrent maintenant sur le champ de
bataille, dotées de la conscience de classe, de la discipline et de l’énergie,
qu’elles ont acquises dans les combats antérieurs ; les syndicats constituent
leur organisation, leur discernement politique constitue le socialisme.
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