« Alors qu'il est tout à
fait vrai que, dans la lutte pour l'existence, les animaux physiquement les
plus forts, sains et bien adaptés survivent, cela ne se produit pas avec la
concurrence capitaliste. Ici, la victoire ne dépend pas de la perfection de
ceux qui sont engagés dans la lutte. Tandis que le talent pour les affaires et
l’énergie peuvent jouer un rôle dans le monde petit bourgeois, dans le
développement ultérieur de la société, le succès dépend de plus en plus de la
possession du capital. Le plus grand capital l'emporte sur le plus petit, même
si ce dernier se trouve en des mains plus qualifiées. Ce ne sont pas les
qualités personnelles, mais la possession de l'argent qui décide qui sera le
vainqueur de la lutte pour la survie. Quand les propriétaires de petits
capitaux disparaissent, ils ne périssent pas en tant qu’hommes mais en tant que
capitalistes ; ils ne sont pas éliminés de la vie, mais de la bourgeoisie. La
concurrence qui existe dans le système capitaliste est donc quelque chose de
différent, dans ses exigences et ses résultats, de la lutte animale pour
l'existence. Les gens qui périssent en tant que personnes sont des membres
d'une classe entièrement différente, une classe qui ne participe pas au combat
de la concurrence. Les ouvriers ne concurrencent pas les capitalistes, ils leur
vendent seulement leur force de travail. Parce qu’ils n’ont aucune propriété,
ils n'ont même pas l'occasion de mesurer leurs grandes qualités, ni d’entrer
dans la course avec les capitalistes. Leur pauvreté et leur misère ne peuvent
pas être attribuées au fait qu'ils échouent dans une lutte concurrentielle à
cause de leur faiblesse ; mais, parce qu'ils sont très mal payés pour leur
force de travail, c’est pour cette raison que, même si leurs enfants sont nés
forts et en bonne santé, ils meurent de façon massive ; alors que les enfants
nés de parents riches, même s’ils sont nés malades, survivent grâce à
l'alimentation et aux nombreux soins qui leur sont apportés. Les enfants des
pauvres ne meurent pas parce qu'ils sont malades ou faibles, mais pour des
raisons extérieures. C'est le capitalisme qui crée toutes ces conditions
défavorables avec l'exploitation, la réduction des salaires, les crises de chômage,
les mauvais logements et les longues heures de travail. C'est le système
capitaliste qui fait succomber tant d’êtres forts et sains. »
« VI. Loi naturelle et
théorie sociale
[Seconde partie de la brochure d'Anton
Pannekoek, « Marxisme et Darwinisme ». Ce texte explique ici l'évolution de
l'Homme en tant qu'espèce sociale. Pannekoek se réfère à juste raison au second
grand ouvrage de Darwin, La filiation de l'Homme (1871) et met clairement en
évidence que le mécanisme de la lutte pour l'existence par la sélection
naturelle, développée dans L'origine des espèces, ne peut s'appliquer
schématiquement à l'espèce humaine comme l'avait démontré Darwin lui-même. Chez
tous les animaux sociaux, et plus encore chez l'Homme, la coopération et
l'entraide sont la condition de la survie collective du groupe au sein duquel
les plus faibles ne sont pas éliminés, mais au contraire protégés. Le moteur de
l'évolution de l'espèce humaine n'est donc pas la lutte compétitive pour
l'existence et l'avantage conféré aux êtres vivants les plus adaptés aux
conditions de l'environnement, mais le développement de leurs instincts
sociaux. La brochure de Pannekoek montre que le livre de Darwin, La filiation
de l'Homme, constitue un démenti cinglant à l'idéologie réactionnaire du « darwinisme
social » préconisé notamment par Herbert Spencer (comme il tord le cou à
l'eugénisme de Francis Galton), qui s'est appuyée sur le mécanisme de la
sélection naturelle, décrit dans L'origine des espèces, pour donner une caution
pseudo scientifique à la logique du capitalisme basée sur la concurrence, la
loi du plus fort et l'élimination des « moins aptes ». A tous les « darwinistes
sociaux » d'hier et d'aujourd'hui (qu'il désigne sous le terme de « darwinistes
bourgeois »), Pannekoek répond très clairement, en se basant sur Darwin, que :
« Ceci jette un éclairage entièrement nouveau sur le point de vue des
darwinistes bourgeois. Ces derniers proclament que seule l'élimination des
faibles est naturelle et qu'elle est nécessaire afin d'empêcher la corruption
de la race. D’autre part, la protection apportée aux faibles est contre la
nature et contribue à la déchéance de la race. Mais que voyons-nous ? Dans la
nature elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont
protégés, qu'ils ne se maintiennent pas grâce à leur propre force personnelle,
et qu'ils ne sont pas écartés du fait de leur faiblesse individuelle. Ces
dispositions n'affaiblissent pas le groupe, mais lui confèrent une force
nouvelle. Le groupe animal dans lequel l'aide mutuelle est la mieux développée,
est mieux adapté pour se préserver dans les conflits. Ce qui, selon la
conception étroite de ces darwinistes, apparaissait comme facteur de faiblesse,
devient exactement l'inverse, un facteur de force, contre lequel les individus
forts qui mènent la lutte individuellement ne font pas le poids. » Dans cette
deuxième partie de sa brochure, Pannekoek examine également, avec une très
grande rigueur dialectique, comment l'évolution de l'Homme a permis à ce
dernier de se dégager de son animalité et de certaines contingences de la
nature, grâce au développement conjoint du langage, de la pensée et des outils. »
« Le marxisme nous a
enseigné qu'il n'existe pas de système social naturel et qu'il ne peut y en
avoir ou, pour le dire d’une autre manière, que tout système social est
naturel, parce que chaque système social est nécessaire et naturel dans des
conditions données. Il n'y a pas un seul système social défini qui puisse se
revendiquer d’être naturel ; les différents systèmes sociaux se succèdent les
uns aux autres en raison du développement des forces productives. Chaque
système est donc le système naturel pour son époque particulière, comme le
suivant le sera à une époque ultérieure. Le capitalisme n'est pas le seul ordre
naturel, comme le croit la bourgeoisie, et aucun système socialiste mondial
n'est le seul ordre naturel, comme certains socialistes essayent de le prouver.
Le capitalisme était naturel dans les conditions du 19e siècle, tout comme le
féodalisme l’était au Moyen-âge, et comme le sera le socialisme au stade de
développement futur des forces productives. La tentative de promouvoir un
système donné comme le seul système naturel est tout aussi futile que vouloir
désigner un animal et dire que cet animal est le plus parfait de tous les
animaux. Le darwinisme nous enseigne que chaque animal est également adapté et
également parfait dans sa forme pour s’adapter à son environnement particulier.
De la même manière, le marxisme nous enseigne que chaque système social est
particulièrement adapté à ses conditions et que, dans ce sens, on peut le
qualifier de bon et parfait. »
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