"Analyses exceptionnelles de la crise:
Au vu des définitions de l'état d'exception plus ou moins valides par rapport à la réalité globale de la pandémie, la situation actuelle semble avoir provoqué une espèce d'époché, c'est-à-dire une suspension, à son tour exceptionnelle. Cette époché n'est pas vraiment celle du jugement, mais plutôt des différentes praxis politiques - critique, résistance, proposition, dénonciation, lutte - qui définirent la vita activa contemporaine. Une suspension qui, à notre avis, n'est pas seulement le résultat d'interdictions de rassemblement et de manifestation comme formes larvaires d'une état d'exception ou d'une dictature sanitaire, mais qui comprend quelque chose de plus profond et de plus déchirant, qui traverse singulièrement chacun d'entre nous. En même temps, ce qui n'a pas été suspendu - ou mieux, tout au contraire, ce qui a connu une multiplication exponentielle - a été la production analytique-théorique des maitres à penser contemporains, tous pris dans l'effort de dire immédiatement quelque chose."
"A ce propos et en particulier si, Emmanuele Coccia l'a déclaré, "le virus, en effet, est une force pure de métamorphose qui circule de vie en vie sans être limitée aux frontières d'un corps" , une affirmation de Paul B. Preciado semblait indiquer une route vraiment originale à suivre: "A mesure que le virus mute, si nous voulons résister à la soumission, nous devons également muter. Il faut passer d'une mutation forcée à une mutation délibérée." Il s'agit donc de muter, avec nous-mêmes et dans notre rapport aux autres êtres ("nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d'autres bêtes") , mais aussi dans l'appareillage technocratique de la gestion de la pandémie, et de le faire avant que celui-ci puisse compléter son dessin de configuration d'une nouvelle subjectivité fondée sur l'immunité et le contrôle des corps. Muter précisément au moment où, comme Franco Berardi Bifo le dit, "l'effet du virus réside dans la paralysie relationnelle qu'il propage". Voilà la forme d'état d'exception plutôt singulière que nous voudrions analyser."
"Or, il faut préciser que le rapport avec le virus comme événement transformateur de la politique à tout niveau et dans chaque domaine de la vie individuelle et collective était absolument inattendu, au moins dès qu'on utilise la catégorie de "micropolitique". Si l'exceptionnalité de la situation causée par la pandémie et par les mesures biopolitiques et thanatopolitique adoptées polychromatiquement par plusieurs états du globe, a provoqué de nombreux séismes dans notre capacité à nous orienter individuellement et collectivement dans la pensée et dans la politique, elle devrait aussi impliquer une réorientation générale de la pensée critique. A savoir, remettre en question la hiérarchie des valeurs pour lesquelles nous vivons - et pas seulement survivons - , travaillons, luttons, aimons et nous relions. En effet, s'il y a quelques chose que le virus a déterritorialisé, c'est bien nos investissements dans le désir et les relations avec les autres."
"Mais il faut dire que ce ne sont pas seulement les derniers douze mois de mesures restrictives et de remèdes technocratiques qui ont provoqué cette distanciation mentale et les conditions de possibilité de la fabrication des esprits dociles. Le processus de transition au smart-working et au smart-toute-chose, déjà entamé depuis quelques années, est le terrain plus fertile où l'immunisation algorithmique de la pandémie s'est concrétisée. Nous avions déjà atteint le spasme de l'accélération technologique, il suffisait d'un agent microscopique comme un virus pour condenser en soi-même le non-savoir absolu et pour éliminer l'excès de la vie en la rendant d'une docilité effrayante. Fidèle résultat de la distanciation sociale et de l'isolement, la distanciation mentale représente le détachement de la sphère mentale de la sphère sociale et environnementale: se distancier des autres corps, distancier les territoires, se distancier de ses propres désirs, vers un mode d'existence monadologique lié à l'intelligence numérique (smart working, smart cities, e-learning, etc.) . Voilà donc la nouvelle forme de discipline pour des esprits toujours plus dociles aux mots d'ordre des dictatures sanitaires et du brutalisme nécropolitique. Comme nous l'avons vu, un des effets de cette docilité des esprits est sans doute la capacité d'"effacer, minimiser, cacher ou mettre entre parenthèses d'autres problèmes sociaux et politiques que nous étions en train de conceptualiser". Un autre aspect est ce que Bifo nomme "psychodéflation", qui en ce moment semble empêcher toute forme de résistance active, d'invention politique et donc de ré-existence. Un troisième aspect, c'est la confiance totale et naïve qu'on a faite à la technologie numérique, en l'accueillant comme la seule façon de survivre physiologiquement, socialement, économiquement, libidinalement. Il ne s'agit pas uniquement de la plateformisation de la pandémie, mais aussi de la plateformisation de la vie tout court. L'écologie mentale, détachée de l'écologie sociale et environnementale, se dégrade ainsi et se transforme en égologie , une auto-narration immunitaire où l'autre n'a pas le virus, il l'est tout simplement. peut-être alors que prendre conscience de nos distanciations mentales, de nos corps blindés et moqués, c'est déjà le premier pas pour une pratique sociale de ré-existence."
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