samedi 26 juin 2021

PANNEKOEK : LA THÉORIE DE L’ÉCROULEMENT DU CAPITALISME (1934) PARTIE I

 [Nouvelle traduction de cet article d’Anton Pannekoek (Raetekorrespondenz, n° 1, 1934). Source : Archives Henri Simon] Dans les premières années qui suivirent la Révolution Russe, on vit prédominer l’opinion selon laquelle le capitalisme entrait dans sa crise finale, sa crise mortelle. Quand le mouvement ouvrier révolutionnaire d’Europe occidentale commença de faiblir, la IIIe Internationale abandonna cette théorie. Pourtant, le mouvement d’opposition, représenté par le K.A.P. [K.A.P. (ou K.A.P.D.) Kommunistischen Arbeiter Partei (Deutschlands) parti ouvrier communiste (d’Allemagne), né en avril 1920 de la scission entre la gauche ouvrière et la direction parlementaire du parti communiste (K.P.D.)], s’y tint avec énergie : selon lui, reconnaître l’existence d’une crise mortelle constituait un signe distinctif entre le point de vue révolutionnaire et le point de vue réformiste. La question de savoir si l’effondrement du capitalisme est automatique et inévitable et ce que l’on doit entendre par là, voilà un problème de la première importance pour la classe ouvrière, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la tactique. Rosa Luxemburg se l’est posée, dés 1912, dans son livre L’accumulation du Capital [Die Akkumulation des Kapitals, Berlin 1913/ trad. fr. d’I. Petit, Maspero, 1967] et elle est arrivée à la conclusion que dans un système capitaliste pur et fermé la plus-value destinée à l’accumulation ne peut être réalisée et que, par conséquent, le capitalisme ne peut survivre qu’en s’étendant continûment par le commerce dans les pays non capitaliste. Autrement dit : si cette expansion cesse d’être possible, le capitalisme s’effondre. Il ne peut se maintenir plus longtemps en tant que système économique. Le K.A.P. s’est souvent référé à cette théorie, bien que celle-ci ait fait l’objet, dés son apparition, de nombreuses critiques, venues de tous les horizons. En 1929 Henryk Grossmann a exposé une théorie toute différente dans son livre : Les lois de l’Accumulation et de l’effondrement du système capitaliste. Il y arrive à la conclusion que le capitalisme doit finir par connaître l’effondrement économique, c’est-à-dire que, indépendamment des efforts des hommes, de l’éclatement ou non de révolutions, le capitalisme ne peut se maintenir comme système économique. La crise de 1930, à la fois sévère et durable, a, sans doute aucun, rendu les esprits accessibles à cette « théorie de la crise mortelle ». Dans le manifeste des United Workers of America qui vient de paraître, on propose d’utiliser la théorie de Grossmann comme base théorique d’une nouvelle orientation du mouvement ouvrier. Voilà pourquoi il est bon d’examiner cette théorie d’un œil critique. Et, dans cette intention, on ne peut éviter d’exposer comment la question est abordée par Marx et les différents auteurs qui en ont traité par la suite. Marx et Rosa Luxemburg Dans le deuxième livre du Capital, Marx a traité des conditions générales dans lesquelles prend place le processus global de production capitaliste. Dans le cas abstrait de la production capitaliste pure, on envisage la situation où toute la production est faite pour le marché : tous les produits sont des marchandises à vendre et à acheter. La valeur des moyens de production se retrouve dans celle du produit, mais une valeur supplémentaire s’y ajoute, adjointe par le travail. Cette valeur ajoutée se divise elle-même en deux parties : 1) la valeur de la force de travail qui est payée sous forme de salaires et que les travailleurs dépensent pour se procurer leurs moyens d’existence. 2) la plus-value qui revient aux capitalistes. Si ces derniers emploient toute cette plus-value pour se procurer leurs moyens d’existence et ce qu’il leur faut pour jouir de celle-ci, il y a reproduction simple. S’ils en gardent une partie qui est accumulée sous forme de nouveau capital, il y a reproduction élargie. Les capitalistes doivent trouver sur le marché les moyens de production dont ils ont besoin et les travailleurs les moyens d’existence qui leur sont nécessaires, il faut donc qu’il existe des rapports bien définis entre tous les secteurs de la production. Un mathématicien aurait traduit facilement cette exigence sous forme algébrique. Marx, lui, en a donné un exemple chiffré, exemple imaginaire pour lequel il a choisi des nombres particuliers qui lui servent à illustrer concrètement ces relations. Marx distingue deux sphères, deux sections de la production : La section I ou section de la production des moyens de production, la section II ou section des moyens de consommation. Dans chacune de ces deux sections, on trouve une valeur déterminée des moyens de production qui se transfère inchangée dans celle du produit, (d’où le nom de capital constant) que nous désignerons par la lettre c. De même, dans chaque section, la valeur ajoutée au produit se sépare en une partie payée à la force de travail (appelée capital variable) que nous désignerons par la lettre v, et en une autre partie prise par les capitalistes, la plus value que nous désignerons par pl. Si l’on choisit un rapport [4] entre le capital constant et le capital variable (ce rapport varie avec le niveau de la technique, il augmente avec le développement de celle-ci) et si l’on admet que la plus value est égale au capital variable (le rapport entre les deux est déterminé par le taux d’exploitation) on pourra construire des schémas correspondant aux conditions que l’on se sera fixé. Par exemple, pour la reproduction simple :

TABLEAU I

C

V

PL

PRODUIT

I

4000

1000

1000

6000

II

2000

485

485

3000

 

Les deux sections correspondent bien aux conditions fixées. On remarque que le total des deux capitaux variables et des deux plus-values (soit 3000) qui doit correspondre à la valeur des produits de consommation, doit, en même temps, être la moitié du total du capital constant (soit 6000) qui, lui, doit correspondre à la valeur des produits de production. Il s’en suit que la deuxième section doit produire moitié moins de valeur que la première. C’est bien le cas et on a les bons rapports entre les deux sections : Les moyens de production produits (6000) sont exactement ceux nécessaires pour assurer, pour la période suivante, la reproduction des capitaux constants de la première (4000) et de la deuxième (2000) section. D’autre part la production de biens de consommation réalisée par la deuxième sphère (3000) est bien suffisante pour satisfaire les besoins des ouvriers (1000+500).

Pour illustrer de manière analogue le cas de l’accumulation du capital, il faut se fixer quelle part de la plus-value sera utilisée pour l’accumulation. Cette partie sera, l’année suivante (pour simplifier on choisit une période de production d’un an), transformée en capital additionnel et ainsi un capital plus important sera employé dans chaque section. Dans l’ensemble chiffré ci dessous, nous avons supposé que la moitié de la plus-value (désignée par ac) est accumulée, c’est-à-dire se transforme en nouveau c et en nouveau v, et que l’autre moitié (désignée par co est consommée. Le calcul des rapports entre les deux sections devient alors un peu compliqué mais on peut le mener à bout. On trouve qu’avec les conditions que nous nous sommes fixées plus haut pour les rapports entre capital constant, capital variable et plus-value, le rapport entre les deux sections doit être de 11 à 4 . Le schéma suivant correspond à ces conditions :

TABLEAU II

C

V

PL

PRODUIT

I

4400

1100

11OO

6600

II

1600

400

400

2400

 

Les deux plus-values se répartissent ainsi :

TABLEAU III

CO

AC

I

550

550

II

200

200

 

La partie accumulée sera répartie en nouveau capital constant (∆C) et nouveau capital variable (∆V). Les conditions que nous nous sommes fixées plus haut imposent un rapport ¼ entre capital constant et variable et on aura :

TABLEAU IV

µC

µV

I

440

110

II

160

40

 

Les capitalistes ont donc maintenant besoin de bien de production : d’une part pour la production simple de leur capital (soit 4400+1600) et d’autre part pour élargir leur moyens de production (soit 440+160).Le total fait 6600 ce qui correspond bien à la quantité de biens de production qui se trouvent sur le marché. D’autre part les capitalistes ont besoins de bien de consommation (550+200) tout comme les ouvriers (1100+400). Le total fait 2250. Il semblerait qu’il y ait un excédent de production dans la deuxième sphère (soit 110+40). Au total l’année suivante connaîtra un accroissement général de 10 %, ce qui se traduit par le tableau suivant.

TABLEAU V

C

V

PL

PRODUIT

I

4840

1210

1210

7260

II

1760

440

440

2640

 

Et on aura une nouvelle répartition de la plus-value entre la consommation et l’accumulation :

TABLEAU VI

CO

AC

I

605

605

II

220

220

 

La partie accumulée se répartissant de nouveau en capital constant et en capital variable additionnel :

TABLEAU VII

µC

µV

I

484

121

II

176

44

 

Ainsi, dans les conditions choisies, l’ensemble peut croître chaque année dans les mêmes proportions et la production continuer. Il est clair que l’on construit ici un schéma énormément simplifié. On peut le compliquer et ainsi s’approcher davantage de la réalité, par exemple en choisissant une composition organique (c’est-à-dire un rapport c/v) différent pour les deux secteurs, ou des taux d’accumulation différents, ou en faisant croître progressivement le rapport c/v, ce qui fera varier le rapport entre les deux sections d’une année à l’autre. Les calculs deviennent plus compliqués, mais on peut toujours les mener à bout et on obtiendra à chaque fois un nombre, a priori inconnu, qui caractérisa le rapport de la section I à la section II, qui dépendra des conditions fixées au départ et qui correspondra à une situation où l’offre et la demande s’équilibreront entre les deux sections. On pourra en trouver des exemples dans la littérature. Mais, dans la réalité, il va de soi qu’on ne trouve jamais une égalisation parfaite sur une période. Les marchandises ont été vendues contre de l’argent et ce n’est qu’ensuite que cet argent sera utilisé pour acheter quelque chose ; il y a formation d’une réserve d’argent qui sert de tampon et de réservoir. Il y a aussi des marchandises qui ne sont pas vendues et, de plus, on n’a pas pris en ligne de compte le commerce avec les secteurs non capitalistes. Mais il n’en reste pas moins essentiel : pour que la production en s’accroissant puisse garder un taux de croissance constant, il faut qu’il existe un rapport déterminé entre les divers secteurs de la production, et ce rapport dépend des quantités suivantes, composition organique du capital, taux d’exploitation, fraction de plus value accumulée. C’est pour illustrer cet essentiel que le schéma abstrait a été construit. Marx n’eut pas l’occasion de pousser au bout totalement son exemple chiffré (cf. l’introduction d’Engels au deuxième livre du Capital [cf. Marx, Œuvres, tome II, bibliothèque de la Pléiade, p.1575 et ff.]). Telle est la mission pour laquelle Rosa Luxemburg crut trouver une lacune dans l’œuvre de Marx, un problème que celui-ci n’avait pas vu et que, par conséquent, il avait laissé non résolu. C’est à combler cette lacune qu’elle a consacré son ouvrage sur l’Accumulation du Capital [R.Luxemburg, op. cit.]. Le problème qui se posait, selon elle, était de déterminer qui va acheter la production dans laquelle se trouve contenue la plus-value. Au fur et à mesure que les sections I et II se vendent l’une l’autre de plus en plus de moyens de production et de biens de consommation, elles se voient entraînées dans un cercle vicieux dont elles ne peuvent sortir. La solution de ce dilemme se trouve dans le recours à des acheteurs situés au dehors du système capitaliste – c’est-à-dire aux marchés d’outre-mer – dont le pillage devient une question de vie et de mort pour le capitalisme. Telles sont les bases économiques de l’impérialisme. Si l’on se rapporte à ce que nous avons dit plus haut, il est clair que Rosa Luxemburg s’est tout simplement trompée. Dans le schéma de Marx, qui n’est qu’un exemple chiffré, tous les produits trouvent acquéreur dans le système capitaliste lui-même ; ceci doit être bien compris une fois pour toutes. Et il ne s’agit pas seulement de cette partie de la valeur correspondant à la reproduction simple (soit 4400+1600), mais aussi de la plus-value accumulée (440+160) : toutes deux seront achetées par les capitalistes sous forme de moyens de production, ce qui leur permettra de redémarrer, l’année suivante, avec un capital constant de 6600. De même, la partie supplémentaire de la plus-value, soit 110+40, qui sera investie sous forme de capital variable additionnel, sera consommée par les ouvriers supplémentaires. Sans doute n’y a-t-il rien d’autre là-dedans que produire se vendre l’un l’autre, consommer, accumuler, produire davantage, bref tout le contenu du capitalisme et, par conséquent, de la vie des hommes dans le mode de production. IL n’y a ici aucun problème non résolu que Marx n’aurait pas vu.

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