IX. Organes animaux et outils
humains C’est sur ce point que nous avons la différence principale entre les
hommes et les animaux. L'animal obtient sa nourriture et vainc ses ennemis avec
ses propres organes corporels ; l'homme fait la même chose à l'aide d’outils
artificiels. Organe (organon) est un mot grec qui signifie également outil. Les
organes sont les outils naturels de l'animal, rattachés à son corps. Les outils
sont les organes artificiels des hommes. Mieux encore : ce que l'organe est à l'animal,
la main et l'outil le sont à l’homme. Les mains et les outils remplissent les
fonctions que l’organe animal doit remplir seul. De par sa structure, la main,
spécialisée pour tenir et diriger divers outils, devient un organe général
adapté à toutes sortes de travaux ; les outils sont les choses inanimées qui
sont prises en main à tour de rôle et qui font de la main un organe variable
qui peut remplir une diversité de fonctions. Avec la division de ces fonctions,
s'ouvre aux hommes un large champ de développement que les animaux ne
connaissent pas. Puisque la main humaine peut utiliser divers outils, elle peut
combiner les fonctions de tous les organes possibles que les animaux possèdent.
Chaque animal est construit et adapté à un entourage et un mode de vie définis.
L’homme, avec ses outils, s'adapte à toutes les circonstances et est équipé pour
tous les environnements. Le cheval est bâti pour la prairie, et le singe pour
la forêt. Dans la forêt, le cheval serait aussi désemparé que le singe qu'on
amènerait dans la prairie. L'homme, pour sa part, utilise la hache dans la
forêt et la bêche dans la prairie. Avec ses outils, l’homme peut se frayer un
chemin dans toutes les régions du monde et s'établir partout. Alors que presque
tous les animaux ne peuvent vivre que dans des régions particulières, là où ils
peuvent subvenir à leurs besoins, et ne peuvent pas vivre ailleurs, l'homme a
conquis le monde entier. Comme l’a exprimé une fois un zoologiste, chaque
animal possède ses points forts grâce auxquels il se maintient dans la lutte
pour l'existence, et des faiblesses propres qui font de lui une proie pour
d'autres et l'empêchent de se multiplier. Dans ce sens, l'homme n'a que de la
force et pas de faiblesse. Grâce à ses outils, l'homme est l'égal de tous les
animaux. Comme ses outils ne sont pas figés mais s'améliorent continuellement,
l'homme se développe au-dessus de tous les animaux. Avec ses outils, il devient
le maître de toute la création, le Roi de la terre. Dans le monde animal, il y
a aussi un développement et un perfectionnement continus des organes. Mais ce
développement est lié aux changements du corps de l'animal, qui rend le
développement des organes infiniment lent, dicté par des lois biologiques. Dans
le développement du monde organique, des milliers d'années comptent peu.
L'homme, en revanche, en transférant son développement organique sur des objets
extérieurs a pu se libérer de l’asservissement à la loi biologique. Les outils
peuvent être transformés rapidement, et la technique fait des avancées si
rapides par rapport au développement des organes animaux, qu’on ne peut que
s’en émerveiller. Grâce à cette nouvelle voie, l'homme a pu, au cours de la
courte période de quelques milliers d’années, s’élever au-dessus des plus
évolués des animaux autant que ces derniers dépassent les moins évolués. Avec
l'invention des outils artificiels, est mis fin en quelque sorte à l’évolution
animale. L’enfant de singe s’est développé à une vitesse phénoménale jusqu’à
une puissance divine, et il a pris possession de la terre en la soumettant à
son autorité exclusive. L’évolution, jusqu’ici paisible et sans encombre, du
monde organique, cesse de se développer selon les lois de la théorie
darwinienne. C'est l'homme qui agit dans le monde des plantes et des animaux en
tant que sélectionneur, dompteur, cultivateur ; et c'est l'homme qui défriche.
Il transforme tout l'environnement, créant de nouvelles formes de plantes et
d’animaux adaptées qui correspondent à ses objectifs et à sa volonté. Ceci
explique aussi pourquoi, avec l'apparition des outils, le corps humain ne
change plus. Les organes humains demeurent ce qu’ils étaient, à l’exception
notoire toutefois du cerveau. Le cerveau humain a dû se développer
parallèlement aux outils ; et, en fait, nous voyons que la différence entre les
races les plus évoluées de l’humanité et les plus inférieures réside principalement
dans le contenu de leur cerveau. Mais même le développement de cet organe a dû
s'arrêter à une certaine étape. Depuis le début de la civilisation, certaines
fonctions sont continuellement retirées au cerveau par des moyens artificiels ;
la science est précieusement conservée dans ces granges que sont les livres.
Notre faculté de raisonnement d'aujourd'hui n'est pas tellement supérieure à
celle qu'avaient les Grecs, les Romains ou même les Germains, mais notre
connaissance s'est immensément développée, et c'est dû, en grande partie, au
fait que le cerveau a été déchargé sur ses substituts, les livres. Maintenant
que nous avons établi la différence entre les hommes et les animaux, tournons à
nouveau le regard sur la façon dont les deux groupes sont affectés par la lutte
pour l'existence. Que cette lutte soit à l’origine de la perfection dans la
mesure où ce qui est imparfait est éliminé, ne peut pas être nié. Dans ce
combat, les animaux se rapprochent toujours plus de la perfection. Il est
cependant nécessaire d'être plus précis dans l'expression et dans l'observation
de ce en quoi consiste cette perfection. Ce faisant, nous ne pouvons plus dire
que se sont les animaux dans leur totalité qui luttent et se perfectionnent.
Les animaux luttent et se concurrencent au moyen d’organes particuliers, ceux
qui sont déterminants dans la lutte pour la survie. Les lions ne combattent pas
avec leur queue ; les lièvres ne se fient pas à leur vue ; et le succès des
faucons ne vient pas de leur bec. Les lions mènent le combat à l'aide de leurs
muscles (pour bondir) et de leurs dents ; les lièvres comptent sur leurs pattes
et leurs oreilles, et les faucons réussissent grâce à leurs yeux et à leurs
ailes. Si maintenant nous nous demandons qu'est-ce qui lutte et entre en
compétition, la réponse est : les organes luttent et ce faisant, ils deviennent
de plus en plus parfait. Les muscles et les dents pour le lion, les pattes et
les oreilles pour le lièvre et les yeux et les ailes pour le faucon mènent la
lutte. C'est dans cette lutte que les organes se perfectionnent. L'animal dans
son ensemble dépend de ces organes et partage leur sort, celui des forts qui
seront victorieux ou des faibles qui seront vaincus. Maintenant, posons la même
question à propos du monde humain. Les hommes ne luttent pas au moyen de leurs
organes naturels, mais au moyen d'organes artificiels, à l'aide des outils (et
des armes que nous devons considérer comme des outils). Ici, aussi, le principe
de la perfection et de l’élimination par la lutte de ce qui est imparfait,
s’avère vrai. Les outils entrent en lutte, et ceci conduit au perfectionnement
toujours plus important de ces derniers. Les communautés tribales qui utilisent
de meilleurs outils et de meilleures armes peuvent le mieux assurer leur subsistance
et, quand elles entrent en lutte directe avec une autre race, la race qui est
la mieux pourvue d’outils artificiels gagnera et exterminera les plus faibles.
Les grandes améliorations de la technique et des méthodes de travail aux
origines de l’humanité, comme l’introduction de l’agriculture et de l’élevage,
font de l’homme une race physiquement plus solide qui souffre moins de la
rudesse des éléments naturels. Les races dont le matériel technique est le
mieux développé, peuvent chasser ou soumettre celles dont le matériel
artificiel n’est pas développé, peuvent s’assurer des meilleures terres et
développer leur civilisation. La domination de la race [Scientifiquement
parlant, il n'existe pas de race européenne. Cela étant dit, le fait que
Pannekoek utilise le terme race pour distinguer tel sous[1]ensemble des êtres humains de tel autre ne
constitue en rien une concession à un quelconque racisme de sa part. Sur ce
plan également, il s'inscrit dans la continuité de Darwin qui se démarquait
clairement des théories racistes de scientifiques de son temps tels qu'Eugène
Dally. Par ailleurs, il faut rappeler que, à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe, le terme race n'était pas connoté comme il l'est aujourd'hui comme en
témoigne le fait que certains écrits du mouvement ouvrier parlent même
(improprement il est vrai) de la race des ouvriers. (Note du CCI)] européenne
est basée sur sa suprématie technique. Ici nous voyons que le principe de la
lutte pour l'existence, formulé par Darwin et souligné par Spencer, exerce un
effet différent sur les hommes et sur les animaux. Le principe selon lequel la
lutte amène le perfectionnement des armes utilisées dans les conflits, conduit
à des résultats différents chez les hommes et chez les animaux. Chez l'animal,
il mène à un développement continu des organes naturels ; c'est la base de la
théorie de la filiation, l'essence du darwinisme. Chez les hommes, il mène à un
développement continu des outils, des techniques des moyens de production. Et
ceci est le fondement du marxisme. Il apparaît donc ici que le marxisme et le
darwinisme ne sont pas deux théories indépendantes qui s'appliqueraient chacune
à leur domaine spécifique, sans aucun point commun entre elles. En réalité, le
même principe sous-tend les deux théories. Elles forment une unité. La nouvelle
direction prise lors de l’apparition de l’homme, la substitution des outils aux
organes naturels, fait se manifester ce principe fondamental de façon
différente dans les deux domaines ; celui du monde animal se développe selon le
principe darwinien alors que, pour l'humanité, c’est le marxisme qui détermine
la loi de développement. Quand les hommes se sont libérés du monde animal, le
développement des outils, des méthodes productives, de la division du travail
et de la connaissance sont devenus la force propulsive du développement social.
C’est cette force qui a fait naître les différents systèmes économiques, comme
le communisme primitif, le système rural, les débuts de la production
marchande, le féodalisme et, maintenant, le capitalisme moderne. Il nous reste
à présent à situer le mode de production actuel et son dépassement dans la
cohérence proposée et à appliquer sur eux de manière correcte la position de
base du darwinisme.
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
vendredi 11 juin 2021
PANNEKOEK : DARWINISME ET MARXISME (1909) partie 4
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire