Nous n'examinerons ici que la
main-d'œuvre telle que ses conditions, son utilisation, sa valeur et les conséquences
de son estimation se posent dans le régime actuel de la production. Nous
laisserons à ce dernier mot, ainsi qu'à travail et autres mots connexes,
l'étude de la contribution du travail dans l'avenir ‒ de la main[1]d'œuvre
dans son sens élargi ‒ et du rythme prévu de sa participation en vue du
rendement nécessaire à une production équilibrée. Le Larousse donne cette
définition de main-d'œuvre : « Travail des ouvriers dans la confection d'un
ouvrage. » « Le prix de main-d'œuvre, joint à celui des matières premières,
établit la valeur intrinsèque d'un objet manufacturé » (Lenormant) ‒ Prix payé
pour le travail dans un ouvrage quelconque. (Pluriel : des mains-d'œuvre) ‒
Encycl. (Econ. polit.) : « La main-d'œuvre est le travail de l'homme appliqué à
la production ou à la transformation des choses ; extrêmement variable quant à
son prix, elle est un des éléments de la valeur définitive des fabrications,
des constructions, des cultures, etc. » ‒ La question de main-d'œuvre est
complexe ; deux intérêts parallèles tendent constamment à son abaissement :
celui de l'entrepreneur, qui bénéficie de l'écart entre le prix de revient (où
la main[1]d'œuvre
joue le plus souvent le rôle principal) et le prix de vente ; celui du
consommateur (naturellement intéressé à acheter au tarif le plus bas), lequel,
la concurrence aidant, fait baisser proportionnellement le prix de vente. Mais
un intérêt antagoniste des deux précédents tend au contraire, à faire hausser
le prix de la main[1]d'œuvre,
c'est l'intérêt de l'ouvrier. Dans cette lutte inégale entre l'ouvrier et
l'entrepreneur, (celui-ci représentant ‒ après lui-même ‒ le consommateur), la
victoire n'appartient presque jamais à l'ouvrier. L'entrepreneur doit peser
deux facteurs : son bénéfice personnel dans l’oeuvre] en cours et la
satisfaction de la clientèle pour les commandes futures ; ces deux facteurs
étant influencés eux-mêmes par la concurrence. À cela s'ajoute, souvent encore,
le rapport de l'argent employé. Pour tenir haut son intérêt tout en ménageant
le consommateur, l'entrepreneur est porté non à réduire son prélèvement, mais à
diminuer la part de l'ouvrier. Compression grosse de risques, malgré l'état de
dépendance du travail : exécution inférieure, intensité affaiblie, éloignement
des capacités, pénurie même de la main-d'œuvre, grève ouverte ou perlée, etc.
Cependant, il y a tendance à maintenir le taux de la main-d'œuvre aux alentours
du niveau strict des besoins (voir salaire) et ceux-ci sont généralement
sous-estimés. Il en résulte une baisse, accidentelle ou chronique dans l'effort
effectif par suite de la répercussion, sur les possibilités physiques, d'une
rétribution insuffisante (mauvaise qualité des aliments d'entretien, logement
exigu et malsain, etc.) À ces défaillances, à ces affaiblissements, certaines
entreprises s'emploient à parer, avec plus ou moins de succès, par une rigueur
accrue dans la surveillance ou par l'introduction de procédés mécaniques qui
enlèvent à l'ouvrier la latitude du relâchement (voir rationalisations), etc.
D'autres éléments, sans rapports directs avec la main-d'œuvre, peuvent
avantager l'entrepreneur vis-à-vis du client : telle la fraude sur la matière
ou les matériaux (nombre, qualité) employés, l'éviction de besognes
préparatoires ou intermédiaires, etc., procédés aujourd'hui fréquents par
exemple dans le bâtiment. Mais, d'une façon générale et pour ainsi dire
systématiquement, la reprise déloyale, du côté du consommateur, n'empêche pas
le resserrement des tarifs du personnel. En dehors de ces pratiques malhonnêtes
et des économies, à la fois déraisonnables, inhumaines et souvent maladroites,
que constituent les réductions de salaires, il est des dépenses que l'on peut
réduire ou supprimer, dans les conditions actuelles de la production :
introduction de certaines machines qui allègent la tâche et accroissent le
rendement, sans mécaniser l'ouvrier, suppression des forces mortes, des débours
improductifs, contrôle et choix avisé des méthodes, plans simplifiés
d'opération, réduction des pertes secondaires, etc. La comparaison et les
réflexions de Larousse, quant au ménagement et à la rétribution de l'ouvrier, ‒
toutes tendances à l'équité insuffisantes et relatives, mais difficiles et
souvent impossibles à réaliser sans toucher au fond même du système de
production ‒ ne manquent ni de bon sens, ni de piquant « Un laboureur, dit-il,
a deux façons de réduire la dépense que lui occasionnent ses bêtes de labour :
diminuer leur nourriture et augmenter leur travail ; mais, s'il est
intelligent, il saura que ni l'un ni l'autre procédé ne conduisent à des
résultats véritablement économiques, et qu'en tout cas leur association aurait
des conséquences fatales. Bien plus fatales seraient les conséquences si les
bœufs du laboureur avaient la faculté de discuter la conduite de leur maître et
de s'insurger contre ses exigences tyranniques. La nécessité d'entretenir la
santé et la satisfaction de l'ouvrier s'impose donc à l'entrepreneur dans la
question de la main-d'œuvre. Le bon marché à outrance a des résultats
anti-économiques et antisociaux, et lorsqu'on est appelé à utiliser le travail
des hommes, on est tenu d'être au moins aussi intelligent qu'un simple bouvier
». Paroles que méditeraient avec fruit nombre d'employeurs modernes, mais ils
s'en gardent généralement, même quand leur intelligence le leur permet. Nous
avons vu que la main-d'œuvre est un facteur de premier ordre dont
l'exploitation est obligée de tenir compte pour établir le profit à tirer. Le
capitaliste n'a souvent d'autre mal que de fournir l'argent indispensable à
l'acquisition de la matière première de l'objet à confectionner ou du produit à
travailler. L'entrepreneur, intermédiaire aujourd'hui regardé comme
indispensable à l'exécution des travaux, est appelé à une plus grande dépense
d'énergie et il s'emploie parfois avec activité pour arriver à obtenir des
bénéfices satisfaisants. Mais l'un et l'autre ont intérêt ‒ et c'est le point
aigu des conditions courantes de la production ‒ à ce que la main-d'œuvre
revienne au plus bas prix. Cependant la main-d'œuvre ‒ le travail ‒ est le principal
facteur : celui dont la valeur intrinsèque est la plus grande, malgré qu'il ait
tendance à être le plus méprisé. Le capitaliste peut disparaître avec son
système, l'entrepreneur devient un rouage inutile, au moins dans son ensemble,
dans un régime où les travailleurs seraient les seuls organisateurs du travail,
comme les producteurs le seraient de la production. Mais la main-d'œuvre
demeurera toujours, malgré que le travail manuel proprement dit s'efface
toujours davantage devant la machine comme transformateur des choses. D'une
estimation plus régulière serait alors la main[1]d'œuvre, enfin située dans son cadre exact et
avec sa portée normale. Elle n'entrerait en discussion dans l'établissement du
« revient » que pour définir le temps nécessaire à l'achèvement d'un travail et
pour calculer le nombre d'ouvriers qu'il serait utile d'employer pour y
parvenir. En admettant à la rigueur que le salaire subsiste (si l'on peut
encore donner ce nom aux bons de travail, ou coupons d'échange ou à tout autre
procédé en usage dans un système à base socialiste) il s'agirait simplement
d'en examiner le montant collectif pour le travail accompli, et, l'accord
établi sur le chiffre rémunérateur de la main-d'œuvre entre producteur et
consommateur (deux conditions qui s'interpénètrent étroitement dans une société
rationnelle et cessent de se contrarier et de s'opposer), le montant du travail
serait également réparti entre tous les ouvriers. Ainsi la main-d'œuvre serait
équitablement et logiquement rétribuée et la consommation, mise en contact
direct avec la production et pénétrée de leurs rapports constants, verrait
s'établir la valeur du produit, non plus au détriment de la main-d'œuvre et
suivant la fantaisie du fabricant ou du vendeur (des deux la plupart du temps)
mais sur confrontation des exigences légitimes du travail et du calcul exact
des frais généraux. Mais la main-d'œuvre n'est pas encore parvenue à ce stade
heureux de juste appréciation. Il est donc nécessaire que ceux qui la
constituent opposent une résistance constante et solidaire aux empiètements des
appétits adverses. Si les avantages ainsi conservés ou arrachés ne sont que des
adoucissements provisoires, bons seulement à rendre possible la vie et la
lutte, si les réformes en elles-mêmes, avec leur contre-partie de vie chère et
de difficultés nouvelles, ne sont qu'un va-et[1]vient de perte et de reprise sans portée
sociale durable, un véritable piétinement économique et, somme toute, un
leurre, elles constituent une réaction d'ordre quotidien indispensable et, bien
situées, dépouillées de leurs illusions, elles sont susceptibles d'entretenir
une cohésion et une combativité si nécessaires à la tâche révolutionnaire.
Georges YVETOT.
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