Grossmann contre Marx
Grossmann se
rengorge en affirmant que, par son œuvre, il a remis sur la bonne voie la
théorie de Marx soumise aux déformations des social-démocrates. Il dit, par
exemple, au début de l’introduction : « Une de ces nouvelles connaissances
auxquelles on a abouti ici est la théorie de l’effondrement, pierre angulaire
du système de pensée de Marx dans le domaine économique. »
Nous avons vu plus haut combien peu à à faire avec Marx ce que
Grossmann considère comme une théorie de l’effondrement. Il peut bien toutefois
s’appuyant sur ses interprétations personnelles, se croire en accord avec Marx.
Mais il y a des cas où ce n’est guère possible. Car tenant son schéma pour une
image correcte du développement du capitalisme, il en tire, dans le domaine de
l’explication, diverses conclusions qui, comme il l’a remarqué lui-même en
quelques endroits, sont en contradiction avec la manière de voir exposé dans le
Capital. Et tout d’abord voyons le cas de l’armée industrielle de réserve.
Selon son schéma, au bout de trente cinq ans, une certaine: quantité de travailleurs
doivent se trouver sans emploi ; une armée de réserve doit se créer.
La
création d’une armée de réserve, c’est-à-dire la « libération » (Freisetzung)
de travailleurs dont nous avons parlé, ici, doit être considérée comme tout à
fait différente (de la « libération » qui résulte de l’emploi des machines.
L’éviction des travailleurs par les machines que Marx décrit de manière
empirique dans le premier ‘livre Capital au. Chapitre 13, est un fait
technique… Au contraire la « libération » des travailleurs, la création de
l’armée de réserve dont Marx, parle dans le chapitre sur l’accumulation
(chapitre 23) n’est pas – et ceci a été entièrement négligé dans la littérature
jusqu’à aujourd’hui – le résultat du fait technique de l’introduction des
machines, mais celui d’un manque de valorisation. [H. Grossmann, op. cit., pp
128,129 et 130]
Ici
on voit manifestement le sens profond de tout cela. Le moineau qui vient de
s’envoler n’a pas été abattu d’un coup de fusil ; il est tombé victime de sa
propre peur ! Les travailleurs sont évincés par les machines, mais grâce à
l’accroissement de la production ils trouvent, en partie de nouveau travail. Et
dans ces va-et-vient il en reste une partie sur le chemin. Faut-il pour cela
qualifier le fait qu’ils ne sont pas encore réemployés de cause de leur chômage
? Relisons le chapitre 23 du Capital. La cause de l’existence de l’armée de
réserve – armée qui en partie sera réabsorbée dans la conjoncture favorable et
en partie sera « libérée » et ainsi se « reproduira en tant que surpopulation »
y est toujours recherchée dans l’éviction des ouvriers par l’installation des
machines. Grossmann s’appuit sur quelques pages de Marx pour soutenir que le
rapport économique c/v (composition organique) et non le rapport technique des moyens
de production au travail doit être utilisé. Mais dans la réalité ces deux
rapports sont une seule et même chose [Cf. K. Marx, Le Capital, livre I,
chapitre XXV, éditions de la Pléiade pp. 1121 et ff]. Et la constitution de
cette armée de réserve qui, selon Marx, se produit dés le début du capitalisme
sans interruption et partout, les machines remplaçant les ouvriers, n’est pas
du tout identique à celle qui, prétend Grossmann, résulterait : au premier chef
d’une suraccumulation, à la suite de 34 ans de progrès techniques. Il en va de
même pour l’exportation de capital. Dans de très nombreux développements,
Grossmann exécute proprement l’un après l’autre tous les auteurs marxistes,
Varga, Boukharine, Nachimson, Hilferding, Otto Bauer, Rosa Luxemburg, parce
qu’ils ont partagé le point de vue que l’exportation de capital se faisait à la
recherche de profits plus importants. Citons par exemple Varga : « Ce n’est pas
parce qu’il lui est absolument impossible d’accumuler dans son propre pays que
le capital s’exporte… mais parce qu’il a à l’extérieur des perspectives d’un
profit plus élevé. » [cité par Grossmann, op. cit., p. 498]
Cette
conception, Grossmann la combat comme incorrecte et non marxiste.
Ce
n’est pas l’existence de profits plus élevés dans les pays étrangers mais le
manque de possibilités de s’investir dans son pays d’origine qui, en dernier
ressort, est la cause fondamentale de l’exportation du capital [H. Grossmann,
op. cit., p. 561].
Et
d’appeler à la rescousse force citations de Marx, sur l’accumulation et de
renvoyer à son, schéma qui montre qu’au bout de trente Cinq ans de croissance
la masse du capital ne trouve plus d’emploi sur place : elle doit donc être
exportée.
Rappelons
toutefois que, selon le schéma, le capital ne croit pas suffisamment pour
répondre à l’augmentation de la population et que, si, Grossmann trouve un
surplus de capital, ce n’est qu’à la suite d’une faute de calcul. Au reste,
parmi cette foule de citations de Marx, il oublie celle-ci, où Marx parle de
l’exportation du capital:
On
n’exporte pas de capital à l’étranger parce qu’il ne pourrait être employé dans
le pays, mais parce qu’il peut être investi ailleurs à un taux de profit plus
élevé [Ce passage est supprimé du corps du texte dans l’édition de la pléiade
et renvoyé en note en fin de volume. (Cf. tome II, p. 1767). Il résume la thèse
développée dans les pages précédentes (tome II, p. 1020 et ff.)].
La
baisse du taux de profit est une des parties les plus importantes de la théorie
marxienne du Capital. Il a d’abord expliqué théoriquement cette tendance à la
baisse qui se manifeste périodiquement au grand jour dans les crises, puis il a
montré comment le caractère éphémère du capitalisme en résulte. Mais selon
Grossmann c’est un tout autre phénomène qu’il faut mettre au premier rang : au
bout de trente cinq ans on aura â la fois des ouvriers « libérés » en grande
masse et des capitaux en surabondance, ce qui aggravera encore le déficit de
plus[1]value et par conséquent
accroîtra le nombre d’ouvriers au chômage et le capital laissé au repos, car
avec la diminution du nombre de travailleurs actifs la masse de plus-value
décroît et le capitalisme s’enfoncera toujours plus dans la catastrophe.
Grossmann n’a-t-il pas remarqué la contradiction entre sa thèse et celle de
Marx ? Si fait et de se mettre au travail dans le chapitre de son livre
intitulé : « Les causes de la méconnaissance de la théorie marxienne de
l’accumulation et de l’effondrement. »
Ou
après quelques remarques d’introduction on lit : « … Ainsi l’époque est mûre pour
la reconstitution de l’enseignement marxien sur l’effondrement… IL se peut que
des circonstances extérieures aient créé l’occasion de cette mauvaise
compréhension… comme le fait que dans le troisième chapitre du livre III il y
ait eu, selon ce qu’en dit Engels dans sa préface, toute une série de calculs
mathématiques incomplets. » [H. Grossmann, op. cit., p. 195]
Engels,
pour son travail d’éditeur de l’œuvre de Marx, eut recours à l’aide de se son
ami le mathématicien Samuel Moore.
Mais
Moore n’était pas un économiste national (Nationallökonom)… La forme dans
laquelle se présentait à l’origine cette partie du travail de Marx rend tout à
fait plausible la thèse qu’il y ait eu de nombreuses occasion de comprendre mal
ou de travers et que les erreurs qui en seraient résultées auraient pu
facilement avoir une influence sur le chapitre sur la baisse tendancielle du
taux de profit ! [id.]
Notons,
en passant, que ce chapitre a justement été rédigé par Marx lui-même ! La
probabilité d’une erreur se transforme presqu’en certitude dans l’expression
qui suit où il ne s’agit que d’un mot, mais dont le choix malheureusement obère
d’une manière grave tout le sens de la représentation marxienne : la fin
inévitable du capitalisme est inscrite dans la baisse relative du taux de
profit (au lieu de : de la masse du profit). Ici, Engels, ou Moore, s’est
sûrement trompé [id.]. Voila a quoi ressemble la reconstitution de
l’enseignement marxien§ et dans une note on a encore droit à une citation à la
suite de laquelle on lit : « Dans ces mots mis entre guillemets, Engels, ou
Marx lui-même, s’est trompé. On devrait dire pour être correct : et en même
temps une masse de profit relative qui décroît. » [id. La phrase de Marx dont
il est question est la suivante : Les mêmes lois engendrent donc, pour le
capital social une masse de profit absolue croissante et un taux de profit en
baisse. (CF. ed. de la Pléiade p.1007). Il est à remarquer combien souvent on
n’arrive pas à comprendre que le taux de profit, c’est-à-dire le rapport pl sur
cv, puisse décroître alors que la plus value croit. Il suffit pour cela qu’elle
croisse moins vite que la somme capital constant plus capital variable.
(N.d.T.)]
Maintenant
voila Marx lui-même qui s’est trompé ! Et cela dans un passage où le sens est
tout à fait clair, sans aucun doute possible, et en accord avec toute la teneur
du Capital. D’ailleurs tout l’exposé de Marx qui se termine par cette phrase
qui aurait besoin d’être changée, suit un passage où il dit : « Le nombre des
ouvriers employés par le capital, donc la masse absolue du surtravail qu’il
absorbe, la quantité de plus-value qu’il crée, donc la quantité de profit qu’il
produit, peuvent, par conséquent, s’accroître, et s’accroître progressivement,
malgré la baisse progressive du taux de profit. Dans le système capitaliste,
c’est une nécessité, si nous négligeons des fluctuations temporaires. » [K.
Marx, Le Capital, livre III, ed. de la Pléiade, p. 1006]
Suit
un exposé où Marx explique que la masse du profit doit croître et il répète de
nouveau : « Par conséquent, avec le progrès du processus de production et
d’accumulation, il faut qu’il y ait accroissement de la masse de surtravail,
objet d’appropriation possible et réelle, donc de la quantité absolue de profit
que le capital s’approprie. » [id., p. 1007]
C’est
donc tout le contraire de l’effondrement qu’imagine Grossmann. Et dans les
pages suivantes ceci est réaffirmé maintes et maintes fois. Tout le chapitre 13
du livre III repose sur la conception que : « La loi selon laquelle une baisse
du taux de profit engendrée par le développement des forces productives
s’accompagne d’un accroissement de la masse de profit… » [id., p. 1011 (Le
chapitre XXXI de l’édition allemande correspond au chapitre XX de la Pléiade).]
Il
ne peut y avoir le moindre doute ce que Marx a voulu exactement dire c’est ce
qui est imprimé ; il ne s’est pas trompé. Et lorsque Grossmann écrit : «
L’effondrement du capitalisme ne peut cependant pas résulter de la baisse du
taux de profit. Comment un rapport, un pourcentage, un nombre pur, comme le
taux de profit ; pourrait-il entraîner l’effondrement d’un système réel. » [H.
Grossmann, op. cit., p. 106], il exprime une fois de plus le fait qu’il n’a
rien compris à l’ensemble de l’enseignement marxien et que sa théorie de
l’effondrement se trouve tout à fait en désaccord avec ce que dit Marx. Voilà
pourtant l’endroit où il aurait pu se convaincre lui-même de l’inconsistance de
sa construction. Mais s’il s’était laissé pénétrer par l’enseignement de Marx.
Sa théorie tout entière se serait écroulée et son livre n’aurait jamais été
écrit.
La
meilleure description que l’on puisse donner du travail de Grossmann est celle
d’un ramassis de centaines de citations de Marx, choisies à contre sens et
rassemblées au gré d’une théorie qui ne repose que sur elle-même. Chaque fois
que le lecteur attend une démonstration qui lui semble nécessaire, il se voit
gratifié d’une citation de Marx qui n’a rien à voir avec le problème et la
rectitude de l’énoncé marxien semble ne devoir servir qu’à le persuader de la
rectitude de la théorie de Grossmann.
Le
matérialisme historique
Une
question mérite, finalement, un examen plus approfondi : comment un économiste
national (Nationalëkonom), croyant, comme il l’explique avec une confiance en
soi naïve, restituer correctement les conceptions de Marx et se présenter comme
s’il était le premier a en donner la bonne interprétation, puisse si totalement
frapper à côté et se trouver en telle contradiction avec Marx ? La cause de
tout cela doit être recherchée dans une absence de compréhension du
matérialisme historique, car on ne peut pas comprendre la théorie économie
marxienne si on n’a pas réussi à s’assimiler le mode de pensée du matérialisme
historique.
Selon
Marx, le développement des sociétés humaines, et par conséquence le
développement économique du capitalisme, est déterminé par une nécessité
profonde, comme s’il s’agissait d’une loi naturelle. Mais au même moment ce
développement est l’œuvre des hommes qui jouent leur rôle, chacun déterminant
ses actes à partir de sa propre conscience et en vue de ses propres buts – et
ceci bien qu’il ne s’agisse pas d’une conscience de la totalité sociale. Du
point de vue des conceptions bourgeoises, il y a là une contradiction : où bien
les évènements résultent de l’action du libre-arbitre (Willkür) de l’homme, ou
bien ils sont gouvernés par des lois intangibles (feste), qui agissent comme
une contrainte mécanique, extérieur à l’homme. Selon Marx toutes les nécessités
sociales s’accomplissent par l’intermédiaire des hommes ; ceci veut dire que ;
la pensée, la volonté et les actions de l’homme – même si elles prennent la
forme de conscience propre, de libre arbitre – sont complètement déterminées
par l’action du monde extérieur (Unwelt) et ce n’est que par l’action de la
totalité de celui-ci – c’est-à-dire essentiellement par des actes humains
déterminés par des forces sociales – que le développement social apparaît comme
gouverné par un ensemble de lois, une « légalité » (Gesetzmässigkeit).
Les
forces sociales qui gouvernent le développement, ne sont donc pas seulement des
actions purement économiques, mais aussi ces actions politiques au sens large,
déterminées pour procurer à la production les règles, les normes dont celle-ci
à besoin. La « légalité », l’existence de lois n’apparaît pas seulement dans
l’action de la concurrence qui égalise les prix et les profits et qui concentre
le capital, mais aussi dans le processus d’établissement de cette concurrence
libre, de cette production libre, bref dans la révolution bourgeoise. Pas plus
qu’elle n’apparaît seulement dans l’évolution des salaires lors de l’extension
ou du rétrécissement de la productions dans les périodes de prospérité ou de
crise, dans la fermeture des usines et la mise à pied es ouvriers, alors qu’on
peut la trouver aussi dans la rébellion et le combat des travailleurs, dans
leur conquête du pouvoir sur la société et la production, établissant ainsi de
nouvelles normes du droit. L’économie, en tant que totalité (Totalität) des
hommes luttant et travaillant pour créer ce qu’il leur faut pour vivre, et la
politique, au sens le plus large, c’est-à-dire l’action et le combat que ces
hommes mènent, en tant que globalité (Gesamheit) ; en tant que classe, pour assurer
leur existence, ce fondent en un domaine unique et unitaire où le développement
est gouverné par des lois. L’accumulation du capital, les crises, la misère, la
révolution prolétarienne, la prise du pouvoir par la classe ouvrière, tout cela
réuni forme un ensemble, une unité indissociable, une sorte de loi naturelle en
action : l’effondrement du capitalisme.
Le
mode de pensée bourgeois qui n’arrive pas à concevoir cette unité, a toujours
joué un grand rôle, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du mouvement
ouvrier. Dans la vieille social-démocratie radicale régnait une conception
fataliste – qui s’explique à partir des conditions historiques de l’époque –
selon laquelle la révolution viendrait d’un coup, comme quelque chose de
naturellement nécessaire, si bien que pour le présent les ouvriers devaient
s’abstenir de se livrer à des actions dangereuses. Le réformisme doutait qu’une
révolution « violente » fut nécessaire ; il croyait que les hommes d’Etat et
les dirigeants, par le simple usage de leur raison, élimineraient le Capital en
le réformant et en l’organisant. D’autres au contraire, croyaient qu’il fallait
conduire le prolétariat à la vertu révolutionnaire par des prêches
moralisateurs. Mais il leur manquait d’avoir conscience que cette vertu ne
vient nécessairement que par l’action des forces économiques et que la
révolution ne s’accomplit nécessairement que par l’action des forces
spirituelles. Aujourd’hui, on voit apparaître de nouvelles conceptions. D’un
côté le capitalisme s’est montré inébranlable, inattaquable par tous les
réformismes, insensible à l’art des dirigeants, capable de résister à toutes
les tentatives de révolution qui ont paru risibles et insignifiantes face à sa
force sauvage. Mais d’un autre côté, voilà que se montre clairement sa
faiblesse, au cour de crises terribles. C’est pourquoi celui qui prend l’œuvre
de Marx et l’étudie, en arrive à l’impression profonde qu’il y a une loi qui
prédit l’inévitabilité de l’effondrement de ce système, et c’est avec
enthousiasme qu’il adhère à cette pensée. Mais quand le mode de pensée le plus
profond de cette personne est bourgeois, elle ne peut comprendre cette
nécessité que comme une force extérieure à l’homme. Pour elle le capitalisme
est un système mécanique dans lequel les hommes n’agissent qu’en tant que
personnes économiques- capitalistes, acheteur, vendeurs, salariés- qui n’ont
qu’une seule chose à faire : souffrir passivement ce que le mécanisme, en vertu
de sa structure interne, leur impose.
Cette
conception mécaniste on la retrouve dans l’exposé que fait Grossmann sur le
travail salarié, exposé où il s’acharne avec violence contre Rosa Luxemburg : «
Et par-dessus tout, on trouve ici une mutilation incroyable, barbare des
éléments fondamentaux de la théorie marxienne du salaire. » [H. Grossmann, op.
cit., p. 585]
A un
endroit où justement, R. Luxemburg traite, d’une manière entièrement correcte,
la valeur de la force de travail comme une quantité qui varie avec le niveau de
vie. Pour Grossmann, au contraire, la valeur de la force de travail est : « Une
quantité non élastique mais, au contraire fixe. » [id., p. 586]
Autrement
dit, cette force arbitraire qu’est la lutte des travailleurs, ne peut avoir ici
aucune influence et ce n’est que lorsque le travail s’intensifie et que l’on
doit remplacer de plus en plus de force de travail épuisée, que les salaires
doivent monter. C’est ici la même conception mécaniste : le mécanisme détermine
les grandeurs économiques, l’action et la lutte des hommes étant tout a fait en
dehors de ces relations. Grossmann fait une fois de plus appel à Marx et cite
un passage où celui-ci parle de la valeur de la force de travail : « (mais)
pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de
subsistance est aussi donnée. » [Marx, Le Capital, livre I, Edition de la
pléiade, tome I, p. 720]
Malheureusement
il a encore omis la phrase qui précède : « La force de travail renferme donc,
au point de vue de la valeur, un élément moral et historique, ce qui la
distingue des autres marchandises. » [id.]
Toujours
s’appuyant sur son mode de pensée bourgeois, Grossmann s’exprime ainsi dans sa
critique des diverses conceptions social-démocrates : Nous voyons que
l’effondrement du capitalisme est soi nié, soit volontairement rattaché à des
composantes politiques, situées en dehors de l’économie. Aucune preuve
économique de la nécessité de l’effondrement du capitalisme n’avait été fournie
[op. cit., pp. 58-59]. Et de citer avec approbation un jugement de
Tougan–Baranowsky qui, au premier chef, serait une preuve des plus
convaincantes de l’impossibilité pour le capitalisme de durer, et ce qui a
contrario démontrerait la nécessité de le transformer. Mais de
Tougan–Baranowsky lui-même a nié cette impossibilité et il voulait donner au
socialisme un fondement éthique. Que Grossmann aille choisir, comme témoin
assermenté, un économiste russe libéral qui, comme chacun sait, a toujours
compris le marxisme de travers, montre à quel point, au fond de sa pensée, il
lui est apparenté, en dépit de divergences sur le plan pratique (Cf. la page
108 de son livre). Il ne peut voir la conception marxienne, selon laquelle
l’effondrement du capitalisme sera la tâche de la classe ouvrière et une tâche
politique (au sens le plus large de ce mot : c’est-à-dire social-général,
inséparable de la prise en mains de la maîtrise économique), que comme «
volontariste », c’est-à-dire s’en remettant au libre arbitre des hommes.
Pour
Marx, l’effondrement du capitalisme dépend, dans les faits, de la volonté de la
classe ouvrière ; mais cette volonté ne se confond pas avec le libre arbitre ;
elle n’est pas « libre » mais elle est elle-même tout à fait déterminée par le
développement économique. Les contradictions de l’économie capitaliste qui
s’expriment toujours de manière renouvelée par le chômage, les crises, les
guerres et la lutte de classe déterminent une volonté toujours renouvelée du
prolétariat tendant vers la révolution. Ce n’est pas parce que le capitalisme
connaît un écroulement économique et que les hommes, ouvriers ou autres,
poussés alors par la nécessité, construisent une nouvelle organisation sociale,
que naît le socialisme, mais c’est parce que le capitalisme, tel qu’il vit et
se développe, devient de plus en plus insupportable aux ouvriers et qu’il les
pousse de plus en plus à la lutte, jusqu’à ce que la volonté et les forces se
soient affirmées en eux et qu’ils secouent le joug du Capital et construisent
la nouvelle organisation : tel est l’écroulement du capitalisme. Et ils entrent
en action non pas parce qu’on leur a démontré que le capitalisme est
insupportable, mais parce qu’ils le sentent spontanément, par eux-mêmes. La
théorie marxienne, en tant que théorie économique, montre comment chaque
événement historique se produit chaque fois d’une manière plus inévitable et,
en tant que matérialisme historique, elle montre comment à partir de ceux-ci,
se crée inévitablement la volonté révolutionnaire et surgit l’action
révolutionnaire.
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