mercredi 2 juin 2021

PANNEKOEK : LES DIVERGENCES TACTIQUES AU SEIN DU MOUVEMENT OUVRIER (1909) partie 2

 IV - RÉVISIONNISME ET ANARCHISME

Les contradictions du développement Le caractère dialectique du développement social constitue une deuxième cause de l’apparition de tendances différentes au sein du mouvement ouvrier. L’importance du philosophe Hegel réside dans le fait qu’il a été le premier à reconnaître clairement que l’évolution du monde s’effectue au travers des contraires et que les contradictions internes constituent les forces motrices de tout développement. Il faut comprendre la nature du monde uniquement comme l’unité des contraires, lesquels s’excluent si l’on s’en tient au concept, et se présentent donc à la pensée naïve comme des contradictions inconciliables ; c’est pourquoi ils n’existent pas non plus tranquillement l’un à côté de l’autre, mais ils poussent à l’annulation de la contradiction par le développement de nouvelles situations. Cette contradiction ne constitue donc qu’une étape transitoire du développement ; mais l’histoire tout entière n’est formée de rien d’autre que de telles étapes qui se suivent et se succèdent. Grâce à cette manière de penser dialectique, il a été possible à Marx d’expliquer complètement la nature du capitalisme comme un développement contradictoire, produisant sans cesse de nouvelles contradictions et entraîné par elles.

Le capitalisme ne peut exister que s’il déploie de plus en plus énergiquement ses forces productives et s’il s’étend de manière de plus en plus gigantesque ; mais, en même temps, il devient ainsi de plus en plus fragile. Sa loi vitale est en même temps la cause de sa mort. Chaque fois qu’il se développe puissamment grâce à une conjoncture favorable, il s’effondre peu après dans une crise, en raison de la contradiction suivante : la production ne s’effectue pas pour la consommation, mais pour le profit, mais elle est cependant dépendante de la consommation. Il ne peut surmonter cette crise que par une extension de son domaine, par un nouvel essor vers un stade supérieur, et donc par le moyen qui prépare une nouvelle crise plus vaste encore. Chaque augmentation de ses forces le rapproche de son déclin. Chaque manifestation d’une vie énergique et bourgeonnante est en même temps une manifestation de son agonie ; chaque effort pour écarter ou retarder son déclin scelle d’autant plus sûrement son destin. Toutes ces contradictions proviennent du fait que le capitalisme n’est pas un ordre éternel, restant identique à lui-même, mais simplement une phase dans une série de stades d’évolution. Il n’est pas une chose déterminée, un état déterminé, mais un processus. Il est non seulement, mais il est aussi, en voie de se transformer, en train de mourir. Le capitalisme produit de lui-même la force qui l’abattra, le mouvement ouvrier révolutionnaire ; plus il se développe vigoureusement, plus il fortifie cet ennemi mortel ; il lui met lui-même les armes de lutte entre ses mains, il lui enseigne à les utiliser jusqu’à ce qu’il soit finalement vaincu par lui.

La nature dialectique du capitalisme détermine à son tour le caractère contradictoire du mouvement ouvrier moderne, qui reste toujours aussi complètement incompréhensible aux observateurs qui raisonnent de manière bourgeoise. Tantôt, ils conçoivent le mouvement socialiste comme une tentative artificielle d’inciter des hommes paisibles à remplacer un ordre social absurde par un autre ordre, imaginé par la sagacité humaine ; tantôt, ils cherchent à se rassurer : la social-démocratie n’est bien sûr qu’un parti de réformes qui, comme représentant des intérêts des travailleurs, fait partie de l’existence normale du capitalisme, qui aspire à supprimer quelques abus, mais qui, après la suppression de ceux-ci, disparaîtra de lui-même, bref « un phénomène passager ». Dans la première conception, on néglige le fait que le nouvel ordre naît de façon organique de l’ancien ; dans la seconde, on oublie que cette lutte pour les intérêts des ouvriers et les réformes conduira à une révolution complète de la société. Ces deux conceptions sont fausses parce qu’elles ne prennent en considération qu’un côté du mouvement ouvrier, et donc qu’elles excluent l’autre côté comme son contraire. La réalité du mouvement ouvrier rassemble en une unité les deux côtés, qui, si l’on s’en tient à une apparence superficielle, s’excluent mutuellement.

Le socialisme naît comme un fruit naturel de la réalité du capitalisme et il est pourtant en même temps son ennemi mortel qui le sape et l’anéantit. Il n’est pas une puissance extérieure qui attaquera et renversera un jour l’ennemi, mais il vit dans son sein et reçoit toute sa force de lui. Sa lutte n’est nullement artificielle, elle durera au contraire aussi longtemps que le capitalisme lui-même. Sa pratique est un travail au présent, un travail de fourmi, qui n’a cependant de sens qu’en tant que partie d’un tout. En raison de la misère intolérable qu’il engendre, le capitalisme incite la classe ouvrière à lutter contre cette misère et il ne peut empêcher qu’elle obtienne ainsi des améliorations de ses conditions de vie. Mais en même temps, le capitalisme cherche toujours à la faire replonger dans la misère, et la conservation des avantages acquis réclame souvent des luttes encore plus dures que celles qui ont été à l’origine de l’obtention même de ces avantages. Même s’il peut paraître à première vue s’agir tout bonnement d’éliminer des difformités, et de transformer ainsi le capitalisme en un état supportable et par conséquent durable – comme le croient les réformateurs bourgeois –, le cours de la lutte ne tarde pas à démontrer que ces « difformités » constituent l’essence du capitalisme et que, pour les combattre, il faut mener la lutte contre l’ensemble du système. Ces deux côtés, qui sont soudés de cette manière dans le socialisme en une unité harmonieuse, peuvent être désignés comme le côté réformiste et le côté révolutionnaire. Le socialisme cherche à obtenir tous les avantages momentanés possibles et il ne trouve pourtant son but que dans la révolution future, le bouleversement du mode de production. Aussi ne néglige-t-il pas le moindre travail de fourmi ; le travail quotidien est tout pour lui ; mais en même temps son but final révolutionnaire est aussi tout pour lui. Il utilise pour son combat toutes les institutions de la société capitaliste qui lui offrent une possibilité d’accroître sa puissance, et cependant il s’oppose durement à elles pour des raisons de principe. Il se place tout à fait sur le terrain de ce qui existe, et en même temps il se tient pourtant sur un terrain complètement nouveau, à partir duquel il rejette et critique tout ce qui existe. Il vit dans l’exaltation enthousiaste pour son magnifique idéal d’avenir, exaltation qui fait que ses partisans sont capables des actes les plus pleins d’abnégation, les plus désintéressés, les plus héroïques ; et, en même temps, il est d’un réalisme le plus froid qui n’agit que sur le terrain solide de la science, des faits, et pour lequel la pratique est tout. Que le socialisme réunisse dans un tout unitaire ces traits qui, d’après la représentation habituelle, se contredisent et s’excluent, réside dans le fait qu’il est un mouvement naturel qui naît de la réalité, qui est un maillon, une étape dans un processus incessant du devenir.

Mais c’est dans la nature de l’esprit humain, en raison d’une expérience limitée, de ne bien voir constamment qu’un des différents aspects d’une affaire, de l’accentuer, et de lui attribuer une validité générale et exclusive, sans reconnaître comme il se doit à leur juste valeur les autres aspects opposés. C’est pourquoi, les deux aspects allant de pair du mouvement ouvrier sont vus comme deux contraires qui s’excluent mutuellement et qui apparaissent comme les caractères généraux de deux orientations opposées. En fonction de la situation économique, des circonstances personnelles et sociales, c’est l’une ou l’autre qui ressort. Là où la situation des ouvriers est favorable – que ce soit en raison de circonstances locales, comme dans l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle, ou que ce soit à cause de conditions momentanées, comme lors d’une bonne conjoncture –, et où les tentatives pour améliorer cette situation sont couronnées de succès, la conscience du caractère révolutionnaire du mouvement se perd, car on croit facilement qu’on peut provoquer une transformation graduelle de la société au moyen d’améliorations progressives, avec l’aide, ou du moins sans la résistance sérieuse, des classes possédantes, et sans une révolution violente. C’est le contraire en temps de crise, quand de grandes catastrophes politiques entraînent de l’agitation et du mécontentement dans de larges cercles ; alors on croit facilement pouvoir renverser le capitalisme d’un coup vigoureux, par une unique action révolutionnaire, sans que soit nécessaire le patient travail préparatoire de fourmi.

L’une des deux tendances, dans lesquelles ces dispositions d’esprit et ces conceptions ont pris corps, constitue le révisionnisme. Il ne met l’accent que sur le travail pratique de réformes et il tient toutes les considérations sur la révolution et le caractère révolutionnaire de notre mouvement pour des phrases creuses, qui ne font que détourner le regard de la pratique. Pour lui, le but final n’est rien, le mouvement est tout. Il néglige l’antagonisme aigu entre le socialisme et le capitalisme et il ne constate que leur relation organique. Il voit la société évoluer insensiblement vers le socialisme, sans changements brusques ; il promet une lente évolution et désigne la doctrine de la révolution politique et sociale comme la théorie des catastrophes. Il considère déjà les réformes obtenues à présent comme un élément de socialisme. C’est pourquoi il ne peut pas tracer de trait net entre nous et les réformateurs sociaux bourgeois, lesquels souhaitent également des réformes (avec toutefois un autre objectif que nous, à savoir le renforcement du capitalisme à notre encontre), mais il n’y voit qu’une différence de degré, comme entre des réformes sociales timorées et des réformes sociales conséquentes. La conversion au socialisme n’est pas pour lui un revirement complet dans la façon de penser, une rupture avec le passé, mais une prise de position nouvelle sur de simples questions pratiques ; c’est pourquoi il ne veut rien savoir d’un travail d’explication qui s’efforce d’extirper les vieux préjugés bourgeois, car il craint ce faisant de choquer ces opinions préconçues et de repousser la masse ignorante.

La conception unilatérale du socialisme qui lui est opposée est exactement son contraire. Celle-ci ne veut rien savoir du travail de fourmi, mais elle ne regarde en revanche que vers le but final, vers la révolution. La révolution doit d’un seul coup réaliser un bouleversement complet, créer un nouvel ordre, et il n’y a rien d’autre à faire maintenant que de sans cesse attirer l’attention sur ce point. Elle ne voit dans le capitalisme rien d’autre qu’une tyrannie et qu’une exploitation injuste ; mais elle ne voit rien d’un rapport organique par lequel le socialisme naît, selon des lois naturelles, du capitalisme. Elle considère les réformes sociales non pas comme un progrès mais comme un danger, car elles pourraient satisfaire les ouvriers et les rendre hostiles à une révolution. Elle ne veut rien savoir du lent travail qui permet de progresser, mais elle veut renverser le capitalisme le plus tôt possible et d’un seul coup. On trouvait naguère cette conception défendue dans l’anarchisme. A l’heure actuelle, l’anarchisme comprend les choses les plus différentes, depuis le tolstoïsme le plus pacifique et le plus retiré du monde jusqu’à la rage meurtrière morbide de malheureux naufragés de la société. Nous ne le prenons ici en considération que dans la mesure où il a joué un rôle dans le mouvement ouvrier et qu’il s’est différencié de la social-démocratie par les caractéristiques mentionnées ci-dessus. Depuis qu’il a été expulsé du mouvement international lors du Congrès de Londres en 1896, nous retrouvons la plupart de ses traits dans le syndicalisme révolutionnaire, ou anarcho-socialisme, qui a connu entre-temps un certain essor. Étant donné que son sentiment de classe naïf et instinctif, qui déteste profondément le capitalisme, ne comprend pas comment il est possible de se placer en même temps sur le terrain de ce qui existe et sur le terrain de la lutte, il ne veut rien savoir de l’utilisation des institutions bourgeoises, quelles qu’elles soient. Elles lui apparaissent, en particulier le parlement, comme autant de pièges qui sont posés pour dévoyer sa rébellion. Il flaire dans le parlementarisme, qui donne l’occasion aux représentants des ouvriers, en tant que collègues, de discuter et de négocier avec les représentants des bourgeois, une source de corruption. C’est pourquoi il se replie sur l’organisation syndicale, dans laquelle il trouve de purs prolétaires, qui n’ont rien d’autre que des intérêts qui s’opposent directement à ceux de la bourgeoisie. Ces syndicats doivent devenir les organes révolutionnaires pour le renversement du capitalisme. Mais là aussi, c’est un travail de fourmi qui l’attend, souvent un travail au présent encore plus limité qu’au parlement. Là, il apparaît que ce n’est que par le patient travail de fourmi que l’on peut gagner et éclairer les masses. L’anarchisme, qui déteste ce travail de fourmi, est incapable de mettre en œuvre l’esprit révolutionnaire, l’envie de lutter, qu’il suscite, dans le travail quotidien pratique. Mais ce qui ne peut pas se manifester pratiquement dans un travail énergique et fructueux se dissipe ; avec les ratés de quelques tentatives de grandes actions, c’est la déception et le découragement qui remplace l’enthousiasme. Les organisations rassemblées se dispersent, si elles ne mettent pas en œuvre en temps opportun l’autre tactique, celle du travail quotidien ; elles périclitent au rang de petits clubs de discussion, lesquels attendent et espèrent le « grand soir » à venir, sans pouvoir faire naître les forces qui devront le provoquer. µ

Le révisionnisme n’est pas plus en mesure d’aider la classe ouvrière à accroître sa puissance. Pour obtenir des réformes, il recherche le plus possible à se rapprocher des partis bourgeois qui défendent la démocratie et les réformes. L’éveil d’une claire conscience de classe chez les ouvriers, en faisant ressortir nettement le contraste entre la bourgeoisie et le prolétariat, ne lui est pas utile ; il craint d’effrayer de la sorte cette partie de la bourgeoisie, de la pousser dans les bras de la réaction et de la rendre défavorable aux réformes. C’est la raison pour laquelle il n’attribue aucune valeur à la clarification des principes, laquelle souligne la contradiction entre les ouvriers et la bourgeoisie tout entière, la bourgeoisie progressiste aussi bien que la bourgeoisie réactionnaire ; il abandonne cette clarification, et à sa place, il fait porter la lutte contre la partie réactionnaire, opposée aux réformes, de la bourgeoisie. Son mot d’ordre n’est pas : la bourgeoisie d’un côté, le prolétariat de l’autre, mais : les réformes d’un côté, la réaction de l’autre. Afin d’aider la bourgeoisie libérale progressiste contre la réaction, il s’allie avec elle dans une politique de bloc, ou bien il place des ministres socialistes dans un gouvernement bourgeois. Malheureusement, ceci ne peut lui apporter que des déceptions. En effet, des réformes attendues, il n’y aura rien ou pas grand-chose, puisqu’il faut mobiliser toutes les forces pour repousser les attaques de la réaction. Si l’on y parvient, et si le temps est venu pour un tel gouvernement de tenir ses promesses et de faire des concessions substantielles au prolétariat, il arrive la même chose que pour l’homme qui voulait habituer son cheval à se passer de nourriture. Au moment même où l’animal avait appris à le faire, il mourut accidentellement. Au moment même où le gouvernement de bloc veut mettre en œuvre de grandes réformes, il perd comme par hasard ses partisans dans la bourgeoisie et il est renversé.

Si, de ce côté, le gain est mince, de l’autre, la perte est grande. En essayant d’inspirer aux ouvriers confiance dans la bienveillance de la bourgeoisie à l’égard des travailleurs, le révisionnisme anéantit la conscience claire de classe péniblement acquise, et il fait ainsi les affaires de la bourgeoisie. En apprenant à attendre plus de la bonne volonté ou de la compréhension de la bourgeoisie que de leurs propres forces, les travailleurs ne sont pas incités à former des organisations énergiques et puissantes. Ainsi, la force externe, organisationnelle, et la force interne, spirituelle, du prolétariat sont toutes deux affaiblies. En même temps, le mouvement perd de la sorte sa force d’attraction dans le prolétariat. La partie de la classe ouvrière qui, sans comprendre les fondements du socialisme, est dotée d’une conscience de classe forte et instinctive, se détourne du parti qui lui apparaît comme un parti bourgeois et qui est responsable des mesures d’oppression du pouvoir dominant. En France et en Italie, la tactique réformiste, la politique de bloc et le ministérialisme, ont renforcé grandement chez une partie de la classe ouvrière le syndicalisme révolutionnaire, l’hostilité envers toute action politique, tandis que l’organisation et la conscience de classe, ces bases de la puissance des ouvriers, ne se sont pas accrues.

La conception théorique ne constitue pas naturellement ici la seule cause fondamentale ; le faible développement économique et certains rapports politiques forment au contraire la raison pour laquelle ces conceptions limitées du socialisme ont pu s’implanter. Là où un grand capitalisme vigoureux se développe de manière gigantesque, où il impose une intense lutte de classe aux ouvriers, où il les force à constituer de grandes organisations, où un pouvoir d’État fort au service du capitalisme réprime de manière policière les ouvriers, ils doivent mener un combat de principe, s’efforcer d’aller de l’avant de manière tenace, lutter pour des réformes et cependant regarder en même temps comme but unique la conquête de tout le pouvoir ; ils doivent mener la lutte politique et la lutte syndicale de la manière la plus étroitement liée entre elles. Là, il n’y a pas de place pour la doctrine anarchiste qui veut s’écarter de l’activité politique et du travail de fourmi, considérés comme l’acceptation du "marais", et il n’y a pas plus de place pour la politique de Millerand, la politique de solidarité des classes. Là, les ouvriers sont conduits toujours davantage d’eux-mêmes à l’unification des deux côtés du mouvement ouvrier qui s’incarnent dans la théorie marxiste. Mais là où le développement stagne, où vit une nombreuse classe moyenne de petits bourgeois et paysans, avec un mélange de sentiments démocratiques et réactionnaires, et où les travailleurs n’ont aucune confiance dans leurs forces, où un grand degré de liberté bourgeoise rend difficile pour les ouvriers de bien discerner leur situation de classe, où les classes dominantes essayent de les acheter avec de petites concessions, et où le pouvoir politique constitue un objet de lutte pour des cliques ambitieuses de politiciens, là les deux côtés du socialisme se séparent en deux doctrines et tendances unilatérales qui se font la guerre, qui, en tant que déformations opposées du marxisme, se favorisent et se renforcent mutuellement.

La tactique de la bourgeoisie

L’attitude de la classe possédante constitue elle-même une des causes directes qui font osciller le mouvement ouvrier entre différentes tendances. Si cette attitude était toujours la même, si elle était constante, orientée selon une ligne déterminée, le mouvement ouvrier lui aussi serait contraint d’adopter une disposition de combat et une méthode de lutte constantes, qui restent toujours les mêmes. Mais cela est impossible pour la classe possédante ; elle hésite entre différentes méthodes. Mais elle vise assurément toujours le même but : maintenir sa domination sociale ; car c’est sur elle que repose l’exploitation, et donc toute son existence. Elle veut cela de toutes ses forces, avec toute son énergie. Mais la nature dialectique, contradictoire, de l’ensemble de la société capitaliste fait que l’attitude de la bourgeoisie est nécessairement contradictoire et incertaine dans la poursuite de ce but. Ce n’est pas surprenant ; car son but est inaccessible, son déclin est dicté par l’évolution sociale elle-même. Elle a beau faire, cela ne l’aide en rien ; chaque moyen qu’elle emploie se révèle impropre dans la pratique, et c’est pourquoi elle passe d’un moyen à l’autre sans qu’elle ne soit satisfaite par aucun.

Le capital a créé la société bourgeoise dont le fondement juridique est la liberté et l’égalité de droit de tous les hommes. Il a apporté la liberté bourgeoise, la liberté et l’égalité juridiques ; il a émancipé les masses populaires de la dépendance personnelle et de la servitude attachées au féodalisme, et il les a transformées en citoyens libres, dotés de droits politiques. Ce haut fait historique ne fut pas le produit d’une quelconque humanité, d’une prise de conscience de ce qui est juste ou d’une impulsion éthique, mais il fut une nécessité pour le mode de production capitaliste ; les besoins de ce mode de production créèrent donc cette conscience de justice, qui constitua pour la bourgeoisie révolutionnaire la raison immédiate de la "libération du travail". Le mode de production capitaliste suppose comme fondement que l’ouvrier se confronte au capitaliste et conclut avec lui un troc en tant que propriétaire de marchandise libre et égal. Pour pouvoir vendre sa force de travail au capitaliste, il doit pouvoir en disposer de manière absolue, et ne pas être obligé par exemple à des prestations de services personnelles à l’égard d’un seigneur féodal. Personne d’autre que lui-même ne doit disposer de lui, c’est-à-dire que c’est sa faim qui le force à se mettre au service du capitaliste. Sa liberté juridique est la condition nécessaire de son esclavage économique. Le capitalisme est un mode de production très hautement développé qui n’a pas besoin pour fonctionner d’esclaves qui n’obéissent qu’au fouet ou de coolies privés de tout droit. Sa technique très évoluée et ses impératifs commerciaux exigent des ouvriers qui soient animés d’un sentiment développé de responsabilité et dotés – par comparaison avec les esclaves et les serfs – d’un niveau élevé de formation.

Cette contradiction dans la situation du prolétariat, à savoir qu’il est en même temps libre et asservi, constitue la contradiction la plus importante du capitalisme ; c’est avant tout à cause de cette contradiction que le capitalisme va à sa perte. Cette contradiction rend impossible le fait qu’il puisse être un état durable ; la liberté, qu’il a donnée et qu’il devait donner à la classe ouvrière, représente l’arme qu’elle a entre ses mains pour abolir sa servitude. Et en effet, les travailleurs s’appuient dans leur lutte de classe sur les droits et les libertés politiques que la société bourgeoise doit leur accorder (droit de réunion, liberté de coalition, liberté de la presse, droit de grève, droit de vote), et s’ils ne les possèdent pas encore, ils s’appuient sur leur position dans le processus de production pour les conquérir.

La classe ouvrière lutte donc contre le capitalisme avec les armes que celui-ci lui a lui-même fournies. Mais c’est ce qui est insupportable à la bourgeoisie ; car il lui semble qu’elle les lui a données de plein gré et donc qu’elle peut les reprendre. Elle ne peut pas par conséquent tolérer que les ouvriers utilisent ces droits et ces libertés contre elle. Le droit de coalition, le droit à la libre expression de la pensée, la liberté de la presse, le droit de réunion, sont employés pour critiquer la classe dominante, pour attaquer l’ordre existant, pour constituer des organisations aptes à combattre qui extorquent des avantages aux capitalistes. Grâce au droit de vote, des représentants ouvriers sont envoyés dans les parlements où ils pratiquent une critique de principe vis-à-vis du capitalisme, forcent les partis bourgeois à promulguer des réformes et apportent des éclaircissements aux masses. La croissance de la puissance du prolétariat n’apparaît pas comme un produit de l’évolution économique, mais comme le fruit de l’utilisation des droits et des libertés civiques, un fruit de la liberté d’agitation. Qu’y a-t-il de plus facile pour la classe dominante que de restreindre ces droits et de briser ainsi cette puissance qui la menace ? Elle dispose toujours du pouvoir politique, et du levier de la législation.

Mais elle ne peut pas violer impunément les lois fondamentales de l’ordre bourgeois. Elle a essayé autrefois d’interdire la diffusion des idées subversives et d’infliger de lourdes peines à ceux qui les propageaient ; mais les travailleurs se sont moqués de la loi. Les ouvriers constituent le véritable contenu de la société, ils sont les producteurs, les exécuteurs de tous les actes nécessaires à la société, qui se déploient sur le pays en un réseau dense, étroitement entrelacé, qui sont, comme les dents d’un mécanisme, constamment en contact entre eux. Que peuvent y faire quelques policiers ? La loi contre les socialistes a agi exactement à l’inverse de ce qu’elle voulait faire ; non seulement la diffusion des idées socialistes ne fut pas arrêtée mais la répression et les actes de violence assurèrent aux personnes poursuivies la sympathie de cercles de plus en plus vastes, attirèrent l’attention de ceux qui étaient jusqu’alors indifférents et soudèrent les ouvriers encore plus fortement entre eux.

Ou bien la classe dominante fait autrement et elle reprend le droit de vote aux ouvriers. Ceux-ci se lancent alors avec d’autant plus de vigueur dans l’utilisation de l’agitation par voie de presse et de réunion, ou dans les manifestations de rue. Dans ce cas-là, la classe dominante est forcée soit de reculer soit d’aller encore plus loin sur la voie de la réaction. Plus elle porte atteinte aux droits, plus son gouvernement prend la forme d’un pouvoir brutal illégitime, plus la rébellion s’accroît, plus elle soulève contre elle les milieux de la population qui étaient jusqu’à présent satisfaits et qui lui étaient dévoués, parce qu’ils sont eux aussi privés de droits. Si elle allait jusqu’à prendre aux travailleurs tous les droits et toutes les libertés politiques et en fin de compte le droit de grève et la liberté personnelle, et à en faire des coolies, elle détruirait de la sorte les fondements de la production et elle ruinerait la production elle-même. L’industrie polonaise a durement souffert, à l’époque de la révolution russe, du fait qu’aient été détruites, pour des motifs politiques, les organisations ouvrières que de nombreux capitalistes eux-mêmes considéraient comme nécessaires afin d’ôter à la lutte d’intérêts entre eux et les ouvriers son caractère imprévu, aigri, dévastateur. Généralement, cela ne va pas aussi loin ; tant que la classe ouvrière est faible, la classe dominante n’a pas de raisons de la bâillonner, et quand elle est devenue forte, le prolétariat trouve dans la nature insupportable de sa condition économique et dans sa masse la force d’empêcher de telles privations de droits. Par des manifestations de rue et, dans les cas les plus extrêmes, des grèves de masses, elle peut exercer une pression assez forte pour savoir non seulement éviter ces privations de droits mais même obtenir de nouveaux droits.

Ce sera donc nécessairement une mauvaise chose pour la bourgeoisie si elle prend le chemin réactionnaire de la privation de droits. Au lieu d’affaiblir son ennemi, elle le renforcera. Le mouvement ouvrier croît puissamment en partisans et en unité. Et cet accroissement de puissance apparaît derechef non pas comme un produit de l’évolution économique mais comme le résultat d’un gouvernement brutal. La résistance contre ces stupides méthodes de lutte augmente chez les éléments instruits et clairvoyants de la bourgeoisie ; ils veulent ôter aux travailleurs matière à agitation en leur accordant la totalité des droits civiques. C’est ainsi que la classe dominante oscille entre deux méthodes de gouvernement qui s’incarnent dans deux tendances politiques opposées. En premier lieu, les contradictions politiques au sein de la classe possédante sont incontestablement des contradictions d’intérêts entre les différents groupes qui composent cette classe. Historiquement, la contradiction entre les deux grands partis bourgeois, que l’on retrouve dans tous les pays, trouve son origine dans l’antagonisme entre l’industrie et la grande propriété terrienne, avec laquelle s’unit ensuite la petite bourgeoisie cléricale. L’opposition entre ces partis disparaît de plus en plus dans la mesure où, avec le développement du capitalisme, le prolétariat devient un danger pour tous les exploiteurs, et où, du fait de la pénétration du capital dans l’agriculture et la participation de la noblesse riche aux entreprises industrielles, cet ancien antagonisme entre les deux classes s’efface peu à peu. Mais c’est alors qu’apparaissent d’habitude, comme nouvel antagonisme entre partis, lequel se mélange avec le reste de l’ancien antagonisme, les conceptions divergentes au sujet de la meilleure méthode pour réprimer le prolétariat. Le parti « conservateur » ou « clérical » des agrariens et des petits-bourgeois se fait le champion de la méthode forte, le parti progressiste et libéral, le champion de la liberté de mouvement la plus complète ; mais, dans le même temps, les anciennes limites de classe ont tendance à s’effacer et l’on trouve en fin de compte des propriétaires terriens, des fabricants, des paysans et des petits-bourgeois, aussi bien dans un parti que dans l’autre. Dès lors, les termes « conservateur » et « libéral » recouvrent un contenu nouveau. La fraction progressiste de la bourgeoisie ne peut pas se borner à donner simplement la liberté de mouvement et des droits aux travailleurs ; elle doit aussi chercher à éliminer les causes de son mécontentement, les « difformités » du capitalisme, et donc, à l’inverse du vieux libéralisme dogmatique de type manchestérien, elle doit être réformatrice et prendre fait et cause pour l’intervention de l’État dans les relations économiques. Ce « nouveau libéralisme » doit donc être tout à la fois réformiste et démocratique.

On ne trouve cette transformation des partis politiques complètement achevée que dans les pays réellement constitutionnels de l’Europe occidentale. En Allemagne, elle ne s’est jamais tout à fait accomplie parce que, ici, il n’y a pas de régime constitutionnel, et que le gouvernement représente au contraire une puissance autonome sur laquelle chaque classe cherche à exercer une influence. Ici, le libéralisme est toujours resté une étroite représentation des intérêts de classe de la bourgeoisie industrielle vis-à-vis des junkers et des ouvriers. Le « nouveau libéralisme », le cours démocratique et la bienveillance envers les ouvriers, ne sont jamais sortis ici du stade du verbiage et des débuts imperceptibles qui cessent aussitôt. C’est en fonction d’événements économiques et politiques particuliers que l’une ou l’autre de ces deux tendances prend alternativement le dessus, et que la masse des électeurs bourgeois oscille entre l’une ou l’autre de ces deux méthodes. Le mouvement ouvrier est lui aussi ballotté de ci de là si, lors du changement d’orientation du vent, il ne possède pas dans son intelligence théorique une boussole sûre, grâce à laquelle il se dirige activement vers son but. Quand la classe dirigeante applique une politique de force réactionnaire qui réprime toutes les organisations, l’idée qu’il n’y a plus rien à faire par les moyens légaux, que la seule chose valable est d’opposer la violence à la violence, se propage obligatoirement. Le sentiment d’impuissance qui s’empare des travailleurs les pousse vers une négation obstinée ; la pratique, qui exclut le travail de fourmi réel et ne laisse place qu’à l’agitation clandestine, conduit à la théorie selon laquelle le travail de fourmi est réprouvé et tout le salut est transféré sur un "jour de colère" futur. Se placer sur le terrain de ce qui existe, négocié au parlement avec les oppresseurs, apparaît presque comme une trahison de la cause ouvrière. Le sentiment est exactement l’inverse lorsque se présente un changement brusque et que la classe dominante veut essayer cette fois-ci la politique de la carotte. Quand la forte pression s’éloigne, la classe ouvrière peut respirer à nouveau, se déployer et s’organiser librement, et il lui semble alors qu’un nouveau printemps a commencé. La nouvelle attitude de la classe dominante est considérée comme une loi de développement permanente des institutions politiques, comme un adoucissement persistant de la lutte des classes, une démocratisation croissante de la société, et une activité réformatrice qui s’élargit constamment et qui, en fin de compte, aboutira nécessairement au socialisme.

Les idées libérales dont l’apogée, pendant laquelle elles étaient l’expression des intérêts capitalistes en phase ascendante, appartient totalement au passé, apparaissent à la génération actuelle comme quelque chose de tout nouveau, qui serait un parent proche du socialisme du fait de son caractère progressiste, alors qu’elles ne sont en réalité que l’expression d’un capitalisme raisonnable qui prend la place du capitalisme brutal. L’égalité politique semble, après la forte pression de la privation des droits, si belle qu’elle fait presque oublier l’esclavage économique - ce qui arrive toutefois plus facilement aux porte-parole qu’aux ouvriers eux-mêmes. La doctrine d’un antagonisme aigu entre les classes et de la nécessité d’une lutte de classe sans ménagements paraît erronée et inutile, bien que ce qui se soit tout au plus passé c’est que le terrain de lutte véritable a été rétabli. "A la bonne volonté, la main ouverte ; à la mauvaise, le poing" - dans ce mot d’ordre de Vollmer apparaît l’idée que notre poing serré ne vaut pas pour ce qui concerne l’exploitation capitaliste et à la domination de classe, mais leur aggravation réactionnaire.

De cette manière, on peut comprendre pourquoi, après la promulgation de la loi contre les socialistes, les idées anarchistes de la propagande de Most purent acquérir une certaine influence ; seule la solide conscience théorique que la social-démocratie est le fruit naturel du capitalisme, et qu’il est impossible d’appliquer durablement des moyens brutaux contre elle, a maintenu la masse des camarades dans la voie de la tactique juste. Le cas inverse se présenta après la suppression de la loi contre les socialistes. Dans ses discours de l’Eldorado : Sur les prochaines tâches de la social-démocratie allemande, Vollmar expliqua qu’une nouvelle tactique de bienveillance était maintenant en place. Mais, dans ce cas également, le parti se détermina pour la conservation de l’ancienne tactique : lutte pour toutes les réformes en restant fermement attaché au point de vue de la lutte de classe acharnée. La décision ne fut pas difficile car le caractère mensonger de ce "nouveau cours", qui était tout sauf un cours libéral et progressiste, était facile à percer à jour.

Et c’est justement dans les débats sur la tactique au Congrès de Halle qu’il apparut clairement que les déformations unilatérales du socialisme dans différentes directions se favorisent et se renforcent mutuellement. Les Jeunes berlinois alléguèrent les exposés de Vollmar pour défendre leur théorie selon laquelle l’activité parlementaire et le travail de fourmi conduisent à l’abandon du point de vue de classe, et Vollmar attaqua le point de vue politique stérile des Jeunes, qui méprisaient le travail de fourmi, comme si celui-ci était le point de vue révolutionnaire, ferment attaché aux principes.

La question de la tactique interne à propos de laquelle la tactique marxiste et la tactique révisionniste se combattirent en Allemagne, où l’anarchisme n’acquit jamais une influence significative, est au fond la question de savoir comment l’on doit considérer la démocratie et le caractère progressiste des partis bourgeois. Le souhait joue un rôle de plus en plus important dans la confiance en la bonne volonté de la bourgeoisie dont les révisionnistes font preuve. Tous les socialistes sont unanimes pour souhaiter une politique de réformes sérieuse et l’égalité politique. Une politique de réformes vraiment radicale rendrait la révolution sociale le plus possible indolore et continue. « Plus cette évolution se poursuit d’une manière pacifique, ordonnée et organique, mieux c’est pour nous et pour la collectivité » – tout social-démocrate est d’accord avec ces paroles de Vollmar. L’utilisation sans entraves de tous les droits politiques donne à la lutte des classes actuelle les formes civilisées que nous souhaitons dans notre intérêt et dans l’intérêt de toute la société, tandis que la réaction lui impose les méthodes barbares des époques passées. Si nous luttions sur le terrain d’une complète égalité de droits, et si nous rencontrions chez l’adversaire la volonté sérieuse d’améliorer les défauts patents de la société, il serait possible à la classe ouvrière, grâce à une série de mesures cohérentes qui se retrouvent dans notre programme de revendications immédiates, d’accomplir le passage du capitalisme au socialisme sans révolutions violentes. Ce serait mieux pour nous, ce serait mieux pour notre adversaire, ce serait mieux pour toute la société, si le capitalisme se préparait, selon notre souhait, à mourir tranquillement sans se cramponner convulsivement à la vie, sans un dernier combat inutile, quand son heure a sonné. Mais ce ne sont pas nos désirs qui déterminent l’évolution sociale. Aucune classe en déclin ne s’est encore résignée à mourir dans l’honneur et la dignité ; aucun ordre social n’a encore sombré sans tentatives convulsives pour se maintenir. Et aujourd’hui aussi la classe capitaliste n’éprouve pas la moindre envie d’aplanir les difficultés sur le chemin qui mène au socialisme, grâce à des réformes sociales importantes et à un régime démocratique et progressiste. Le cours de l’histoire n’est pas déterminé par une prétendue "logique des choses", qui pousserait à une marche en avant continuelle sur le chemin des réformes sociales, une fois que celui-ci a été emprunté, mais par la lutte des intérêts sociaux, laquelle dissuadera la classe dominante de prendre cette voie dès qu’elle craindra que son adversaire en soit renforcé et non pas induit en erreur.

Car le but positif de la politique libérale et progressiste est d’induire les travailleurs en erreur. Le pouvoir d’une minorité dominante repose sur le fait que les masses populaires ne perçoivent pas leurs propres intérêts, ainsi que la contradiction de ceux-ci avec les intérêts des dominants. La bourgeoisie doit donc essayer d’éviter qu’une claire conscience de classe ne fasse son apparition dans le prolétariat, ou bien, si elle est déjà apparue, de la corrompre ou de la troubler. Et c’est d’autant plus nécessaire que la conscience de classe s’est déjà développée de manière vigoureuse ; et la nécessité est ressentie d’autant plus fortement que le prolétariat est plus puissant et le danger plus menaçant. La terrible exploitation et la misère poussent les masses à la résistance ; elles réclament la suppression des difformités les plus graves du capitalisme. Si la bourgeoisie veut les réconcilier avec le capitalisme, elle doit montrer sa volonté d’abolir ces difformités par des réformes sociales.

La peur du prolétariat est la force motrice de toutes les réformes sociales bourgeoises. Non pas la peur qu’une révolution n’éclate si ces réformes ne sont pas faites, mais la peur de l’augmentation de la puissance du prolétariat. Plus la puissance du prolétariat est grande, plus la bourgeoise a peur qu’elle ne continue à augmenter, et plus la tendance à apaiser les masses par des réformes sociales est forte. Cette réaction se change en son contraire à un certain degré, quand la puissance de la classe ouvrière est si grande que toute tentative de l’affaiblir de cette manière apparaît sans espoir et que la bourgeoisie ne compte plus que sur les fusillades comme moyen de défense.

Face à de telles tentatives de la classe dominante, le prolétariat doit avoir l’attitude suivante : soutenir le plus possible les tentatives de réforme de la tendance libérale, mais ne se laisser en aucun cas embobiner par elles. Il ne peut y avoir à aucun moment de doute sur les véritables intentions de ce cours ; les réformateurs et les progressistes bourgeois ne sont pas des amis bienveillants qui nous sont proches, mais des ennemis, et même des ennemis plus dangereux que les réactionnaires, car ils cherchent à détruire notre force intérieure, notre discernement et notre conscience de classe. Et donc, c’est précisément dans de telles situations, où le travail pratique manifeste les plus grands succès apparents, que la propagande théorique, qui explique la nature et la signification du progrès bourgeois, doit être menée de manière d’autant plus méthodique.

C’est l’inverse que l’on trouve en règle générale. Habituellement, la bourgeoisie atteint son but. Une partie plus ou moins importante des ouvriers et une partie de ses porte-parole se laissent aveugler par les réformes, croient à la bienveillance de cette fraction de la bourgeoisie envers les ouvriers et à la capacité d’amélioration du capitalisme, et jettent par-dessus bord les anciennes idées sur la contradiction aiguë des classes comme des "dogmes dépassés". C’est en cela que consiste la doctrine du révisionnisme. Ils se laissent induire en erreur par l’expérience limitée du moment, dont ils ne perçoivent pas la brièveté et le caractère passager, et cette politique des classes dominantes a pour effet que le mouvement ouvrier s’affaiblit et se divise, et que des luttes internes entravent de manière importante son progrès. Si donc la politique libérale et progressiste, quand elle est mise en œuvre de manière conséquente, est pour les classes dominantes la plus astucieuse, elle a pourtant un gros défaut : elle n’est pas poursuivie de manière conséquente, et elle s’effondre bientôt du fait de sa propre contradiction. Elle signifie le désarmement de l’ennemi ; mais en lui donnant tout ce pour quoi il a tiré l’épée. La bourgeoisie ne trouvera aucun salut en détournant les travailleurs de la dure lutte de classe révolutionnaire par des réformes sociales réellement profondes, par l’octroi de tous les droits politiques, par la mise en place d’une véritable démocratie et par une limitation légale du pouvoir du capital. Et en effet, elle défendrait ainsi elle-même les intérêts des ouvriers et frayerait la voie au socialisme, au lieu de laisser cela aux travailleurs. La démocratie signifie l’augmentation du pouvoir politique des masses populaires ; et toute réforme sociale qui agit en faveur des ouvriers porte atteinte aux intérêts immédiats des groupes capitalistes. C’est la raison pour laquelle la réforme sociale bourgeoise ne pourra jamais revêtir un caractère magnanime, généreux, altruiste ; la bourgeoisie essaie toujours de donner aussi peu que possible et de faire paraître ce peu le plus gros possible. Là où elle sent qu’elle doit faire quelque chose, parce que, sinon, elle ne peut pas résister aux attaques des porte-parole sociale-démocrates et à la pression des ouvriers encore bourgeois, la réforme devient toujours mesquine, chiche, insignifiante ; l’intérêt immédiat fraye chaque fois sa voie et tente de reprendre par des résolutions d’exception et l’insertion de clauses compliquées ce qui avait dû être donné dans les décisions importantes. Tape-à-l’œil et boniment sont les caractéristiques de la réforme sociale bourgeoise, et seule la critique des représentants des ouvriers, qui font entendre continuellement les exigences des travailleurs, a pour effet qu’on puisse retirer quelque chose de cela. Les belles phrases qui figurent dans les programmes des partis bourgeois pour gagner les travailleurs à eux sont régulièrement mises au rebut dès que ces partis sont en situation de les mettre en œuvre. Quand un parti bourgeois démocratique prend le gouvernail, il ne montre que trop souvent l’image hybride de la réaction démocratique, la réaction qui se drape dans des phrases démocratiques ; le gouvernement radical de Clemenceau en France nous en a offert l’exemple classique il y a peu.

Les conceptions bourgeoise et prolétarienne du monde

À première vue, les deux tendances, que nous désignons sous les noms génériques d’anarchisme et de révisionnisme, apparaissent seulement comme des contraires. Mais elles sont en même temps très étroitement apparentées, étant donné précisément qu’elles s’opposent entre elles comme des déformations unilatérales antinomiques de la tactique social-démocrate. Elles sont toutes les deux des produits de la même conception bourgeoise du monde qui est radicalement différente de la conception prolétarienne du monde. Aucune méthode de lutte n’est spécifiquement prolétarienne ou bien social-démocrate, ni le bouleversement violent et rapide ni le travail de fourmi patient et progressant pas à pas, ni la révolution ni l’évolution, ni le dévouement à un idéal futur éloigné ni la pratique limitée et orientée sur l’instant. La classe bourgeoise a, elle aussi, connu et utilisé toutes ces manières de voir et ces méthodes. Elle s’est également enthousiasmée, elle a rêvé de révolutions et elle les a faites ; elle s’est aussi prêtée à une lente évolution et à de petites réformes. Il n’y a donc rien dans l’une ou l’autre manière de voir qui puisse être spécifiquement propre au prolétariat. Ce qui est spécifiquement propre au prolétariat c’est la conception d’un développement social nécessaire ayant un caractère dialectique. Cela signifie que les moments de ce développement ne peuvent être saisis par l’esprit que comme des contraires, qui en tant que concepts sont antagoniques ; comme par exemple la révolution et l’évolution, la théorie et la pratique, le but final et le mouvement. Spécifiquement prolétarienne est la conception selon laquelle toutes les déterminations isolées, qui s’opposent apparemment les unes aux autres, ne forment que les moments d’un grand processus de développement. Le prolétariat ne se voue ni à la révolution ni à l’évolution, mais il reconnaît au contraire qu’elles ne sont toutes les deux que deux aspects du même développement ; cette compréhension dialectique de l’unité de ce qui est en apparence contradictoire – d’une unité qui ne se réalise que par un développement en progression – constitue le point important qui différencie la nouvelle pensée prolétarienne, social-démocrate, de la pensée bourgeoise.

La pensée bourgeoise, non dialectique, n’a aucune idée du cours imperturbable et du caractère véritable du développement historique. Elle ne voit que ce qui est accidentel et qui ne s’impose la plupart du temps que de manière transitoire, et c’est ainsi qu’elle passe d’un extrême à l’autre. Là où elle voit des contraires, elle ne les voit que comme un "d’une part - d’autre part", sans les reconnaître comme des forces motrices du développement ; là où elle voit un développement, celui-ci ne peut que revêtir la forme d’une lente évolution qui change quelque chose à la quantité, mais ne modifie pas la qualité, l’essence. Cette première opposition entre les manières de voir bourgeoise et prolétarienne est liée de la façon la plus étroite à la deuxième. La manière de voir prolétarienne est matérialiste, la manière de voir bourgeoise est idéaliste. Mais dialectique et matérialiste vont ensemble exactement comme idéologique et non dialectique. Pour le prolétariat ce sont des forces matérielles, échappant au pouvoir de l’individu, qui dirigent le développement ; pour la bourgeoisie, c’est la force créatrice de l’esprit humain qui le gouverne. La réalité matérielle est dialectique, car elle ne peut être saisie de manière complète que comme l’unité de concepts contradictoires. Mais dans les concepts et les idées, que la manière de voir bourgeoise considère comme des forces motrices, la contradiction est abrupte. En tant que concepts, l’évolution et la révolution, la liberté et l’organisation, s’opposent mutuellement, s’excluent réciproquement.

Pour ceux qui ne prennent en compte que ces idées abstraites, qui les considèrent comme l’essentiel, et qui ne voient pas la réalité matérielle sous-jacente, ces idées sont en fait des contraires inconciliables, qui s’excluent mutuellement. Pour eux, il faut s’en tenir ou bien à la révolution, ou bien à l’évolution, car il n’y a pas de troisième terme ; pour eux, le principe des petites réformes est une mauvaise chose s’ils ont reconnu le bouleversement comme ce qui est juste, ou bien, s’ils considèrent les petites réformes comme des éléments dignes d’être atteints, leur contraire, le bouleversement, s’exclut de la sorte de lui-même. Les slogans remplacent la claire compréhension.

En ce sens, l’anarchisme et le révisionnisme sont tous deux des tendances bourgeoises dans le mouvement ouvrier ; ils unissent une conception du monde bourgeoise à des sentiments prolétariens. Ils se placent du côté du prolétariat et ils veulent défendre sa cause, mais sans prendre part au grand bouleversement dans la pensée et la science qui caractérise le socialisme scientifique. Ils empruntent leurs conceptions et leurs formes de pensée au monde bourgeois et ils ne se différencient l’un de l’autre que par le fait qu’ils les cherchent à des époques différentes de la période bourgeoise. À part des faits particuliers, l’on peut dire que la bourgeoisie se déclara tout d’abord, lors de son ascension, favorable à des conceptions révolutionnaires, et que, ensuite, pendant son déclin, elle ne voulut plus entendre parler des catastrophes, même pas dans les sciences de la nature, et qu’elle professa l’évolution lente et insensible. L’anarchisme continue les traditions des révolutions bourgeoises et il s’emploie constamment à mettre en scène des révolutions, tandis que le révisionnisme fait sienne la théorie de l’évolution pacifique de la bourgeoisie déclinante.

Mieux que des tendances bourgeoises, on peut les caractériser comme des tendances petites[1]bourgeoises. Car, contrairement à la grande bourgeoise contente d’elle-même, la petite bourgeoise a, de tout temps, été une classe insatisfaite qui a voulu s’opposer à ce qui existait. Étant donné que le développement social ne lui est pas favorable, elle ne pouvait pas tenir une ligne ferme mais elle devait nécessairement tomber d’un extrême à l’autre ; tantôt elle se complaisait dans des phrases révolutionnaires et elle essayait de s’emparer du pouvoir par des putschs ; tantôt elle rampait peureusement derrière la grande bourgeoisie et elle tentait d’obtenir des réformes par la ruse ou la mendicité. L’anarchisme est l’idéologie du petit bourgeois devenu sauvage, le révisionnisme celle du petit bourgeois apprivoisé. Cette parenté étroite permet de comprendre pourquoi ils se transforment si facilement l’un en l’autre. L’histoire du mouvement ouvrier ne montre que trop d’exemples où les "révolutionnaires" les plus ardents se transforment en réformistes les plus pacifiques. Beaucoup de révisionnistes crurent brusquement en 1906 pouvoir manigancer une petite révolution et, comme cela ne réussit pas, ils retombèrent dans le réformisme le plus plat. Ils ne changeaient en cette occasion que dans leur forme extérieure, mais dans leur for intérieur, leur conception demeurait la même, la conception opposée au marxisme, qui ne voit pas dans le développement l’unité des contraires.

Ces deux tendances ont également en commun le culte de la personne et de la liberté personnelle. Elles se manifestent en cela aussi comme des tendances bourgeoises. Le marxisme voit dans les puissantes forces économiques, qui mettent en mouvement les masses humaines, les facteurs moteurs de la société, tandis que la doctrine bourgeoise place au centre de sa philosophie la libre personnalité qui agit souverainement. L’anarchisme est, dans son fondement théorique, une continuation logique de l’individualisme bourgeois ; la liberté anarchiste surpasse même la liberté libérale. L’ancien libéralisme - comme celui d’Herbert Spencer - posait la liberté personnelle absolue comme son idéal : il entendait par-là la liberté bourgeoise des producteurs contre l’intervention de l’État. Les anarchistes n’ont pas discerné que cette liberté-là n’était qu’une expression idéologique des intérêts bourgeois ; ils prirent le slogan en tant que tel et la seule critique qu’ils trouvèrent c’est que la liberté libérale n’était pas encore la liberté parfaite ; car l’État opprimait les classes laborieuses grâce à son pouvoir. Seule l’abolition complète du pouvoir de l’État et de toute autorité pourrait donc réaliser la liberté absolue.

Le syndicalisme révolutionnaire se différencie sur ce point de l’ancien anarchisme purement individualiste parce qu’il est apparu chez des ouvriers déjà organisés. C’est pourquoi il place l’organisation de la classe ouvrière au-dessus de l’individu isolé, mais il réclame pour elle une autonomie complète. Cependant, il n’en perd pas de vue pour autant la personnalité libre et vigoureuse. Le développement intellectuel et moral de la personnalité individuelle fut mentionné par Friedeberg, dans sa résolution au Congrès d’Amsterdam, comme la première condition préalable à la libération définitive du prolétariat.

Le révisionnisme est pratiquement d’accord avec cela puisqu’il invoque lui aussi constamment le droit de la libre personnalité, ce qui est souvent, chez ses porte-parole, le résultat de leur appartenance à la classe de l’intelligentsia, laquelle se laisse difficilement insérer dans le solide corps de la discipline prolétarienne. Le révisionnisme s’est lui aussi mis à crier : "Revenons à Kant !". Le culte néo-kantien de la liberté morale de la personne, qui s’oppose foncièrement à la doctrine marxiste de l’origine sociale de la morale, trouve dans la tendance révisionniste ses représentants principaux.

À côté de ce manque de compréhension du matérialisme historique et de la dialectique, qui est propre au révisionnisme et à l’anarchisme, leur conception de l’économie marxiste, qui dévoile la structure interne du capitalisme, est aussi nécessairement imparfaite. La production capitaliste présente un caractère double, qui provient du caractère double de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. Tout travail est en même temps un travail concret, qui crée des objets utilitaires, et un travail abstrait, qui crée de la valeur d’échange. Le travail est donc, dans le capitalisme, en même temps une production de valeurs d’usage pour la société et une production de plus-value. Pour les capitalistes, c’est la fonction citée en dernier, la formation de plus-value, qui est le but essentiel de la production, mais celle-ci est liée à la première de manière indissoluble. La production capitaliste est par conséquent en même temps la production d’objets indispensables, sans lesquels la société ne peut exister, et l’exploitation des ouvriers.

L’anarchisme ne voit pas ce double caractère ; il néglige le caractère de la production et ne voit dans l’ordre bourgeois qu’une violente oppression contre nature et condamnable. Il rêve de le détruire en totalité et d’établir un nouveau monde meilleur sur les ruines de l’ancien monde ayant péri. Cette conception est aussi à la base de l’idée anarchiste de grève générale ; grâce à un soulèvement unique, qui s’adapte dans sa forme à la situation des ouvriers, le joug des oppresseurs est jeté bas, et l’humanité libérée organise son monde de façon complètement nouvelle. Cette idée convient avant tout au milieu intellectuel des petits bourgeois et des travailleurs petits-bourgeois. Pour eux, le capital n’est pas, comme pour le prolétariat de la grande industrie, la puissante force organisatrice qui édifie déjà la société future dans certains de ses traits, mais seulement une force oppressive et exploiteuse. C’est ainsi que cette force apparaît aux ouvriers qualifiés des petites entreprises, qui voient leur habileté artistique ou technique rendue superflue par les nouvelles machines et donc leur niveau de vie élevé menacé. C’est pourquoi ils sont particulièrement ouverts aux doctrines anarchistes ; les horlogers du Jura suisse furent les premières troupes d’élite de l’anarchisme dans l’Internationale, et aujourd’hui, en France, les doctrines syndicalistes révolutionnaires trouvent dans les milieux des ouvriers qualifiés, qui sont menacés de prolétarisation par l’évolution technique, leurs partisans les plus solides.

Le révisionnisme tombe dans l’erreur opposée qui est beaucoup plus grave parce que le caractère exploiteur du capitalisme est son aspect le plus important. La production capitaliste est avant tout une production de plus-value ; c’est ce qui lui donne sa nature caractéristique. C’est pourquoi elle s’oppose diamétralement à une production socialiste qui est une production correspondant directement aux besoins et qui ne connaît pas d’exploitation ; il est vrai que cette dernière croît à partir de la production capitaliste, mais seulement par une rupture, un bouleversement, qui la change en son contraire. Le révisionnisme méconnaît ce caractère du capitalisme puisqu’il parle d’une transformation progressive du capitalisme en socialisme et qu’il considère toute réforme sociale déjà comme un morceau de socialisme. Sa conception est compréhensible puisqu’il fait ressortir ce qui est commun aux deux modes de production, à savoir le fait que des marchandises sont produites dans un contexte mondial avec de grosses machines, et qu’il place ce qui les oppose au second plan. La différence entre les deux modes de production devient ainsi une différence de degré, et il est alors justifié de concevoir toute petite amélioration comme un mélange de capitalisme et d’une portion de socialisme. Il suffit d’une augmentation de cette portion, il suffit d’énergie et d’esprit de suite dans la réforme, pour nous transporter insensiblement dans le socialisme. Toutes les conceptions révisionnistes particulières sont reconnaissables au fait qu’elles méconnaissent la contradiction fondamentale, laquelle trouvera son expression dans la lutte finale pour la domination politique pleine et entière.

C’est avec une grande netteté que cette nature bourgeoise du révisionnisme se met en évidence dans les débats sur la politique coloniale. La politique coloniale est la forme la plus abominable de l’exploitation, parce que la soif de profit du capital n’y est limitée par aucune considération pour une classe ouvrière politiquement libre et donc en état de se défendre. Le révisionnisme fait ressortir l’aspect accessoire de la politique coloniale actuelle : du fait que des marchandises sont échangées et qu’il existe des relations personnelles et commerciales entre la colonie et l’Europe. Étant donné qu’une communauté socialiste aura probablement aussi des relations d’échange - même si elles sont moins fortes - avec des peuples moins développés, il conçoit la position du capitalisme actuel et du socialisme futur vis-à-vis de la colonie comme étant de même nature, et ne différant que sur des choses accessoires et superficielles. La contradiction brutale entre la conduite exploiteuse, à la recherche de plus-value, du capitalisme et le socialisme apportant la civilisation, ne cherchant que la valeur d’usage, est négligée. C’est ainsi que naît la chimère d’une politique coloniale humaine, apportant la civilisation, qui se dépouille donc de sa cruauté et de sa barbarie, et qui peut être mise en œuvre déjà sous le capitalisme ; sur la base de cette chimère, les sociaux-démocrates ne peuvent pas fondamentalement s’opposer à la politique coloniale.

Si donc la compréhension de l’économie marxiste fait défaut de la même façon aux deux tendances, elles s’opposent de manière similaire à ses résultats en les refusant. Le processus de développement du capitalisme, que nous avons caractérisé par l’expression concentration du capital, est combattu de la même manière par les révisionnistes et les anarchistes. Et en effet, Bernstein fonda, comme on le sait, ses attaques de la tactique révolutionnaire sur la prétendue réfutation de la théorie de la concentration du capital. Nous trouvons pareillement que l’anarchiste Tcherkessov, dans un des écrits portant sur les théories et les actes de la social-démocratie, bataille contre la loi de la concentration du capital : « De quelque côté que l’on considère la chose, on trouve toujours une augmentation du nombre des exploiteurs. Il faut être très naïf pour reprendre l’absurdité selon laquelle la bourgeoisie se soumettrait tranquillement à l’expropriation décidée par le parlement, parce que le nombre de capitalistes est ramené par le processus de concentration à une minorité en voie de disparition. » Les deux tendances contestent ainsi ce fait révolutionnaire fondamental, sur lequel repose la certitude de l’avènement du socialisme ; l’une pour en déduire que l’on ne peut pas parvenir au but sans l’aide ou la bienveillance des éléments bourgeois progressistes et que l’on doit se contenter de réformes ; l’autre pour administrer la preuve que l’on attend en vain un effondrement matériel, et qu’il faut donc, toujours et seulement, frapper sans hésiter si l’on désire provoquer un changement. C’est ainsi que ces deux tendances retombent nécessairement toutes les deux dans le vieil utopisme ; la grande conquête du marxisme, qui consiste à avoir décrit le socialisme comme le résultat nécessaire de l’évolution sociale, est abandonnée à nouveau par elles. Puisqu’elles ne considèrent pas l’avènement du socialisme comme le résultat certain de l’évolution sociale, elles doivent recourir à des constructions et à des recommandations. Les anarchistes, comme on le sait, s’adonnent très fortement à de telles constructions et ils fournissent dans leurs écrits des comparaisons détaillées des différents systèmes de communisme et de liberté ; ils tiennent les sociaux-démocrates pour des gens qui veulent réaliser une organisation sociale déterminée, l’organisation collectiviste, qui est différente de leur but final communiste. De façon analogue, Bernstein se tourmente à propos de la question de savoir si nous devons dire dans notre programme quels sont les moyens de production que nous voulons étatiser. Dans les deux cas, ils ne comprennent pas qu’un nouveau mode de production doit se développer et qu’il ne peut pas être mis en place tout prêt, conformément à un plan déterminé à l’avance.

Nous voyons donc comment le révisionnisme et l’anarchisme représentent des déformations unilatérales, qui s’opposent entre elles, du socialisme. Puisqu’elles ne comprennent pas la conception marxiste, qui rassemble les deux côtés en une unité, chacune de ces deux tendances confond le marxisme avec l’autre tendance, et elle la combat comme telle. Les révisionnistes combattent la tactique marxiste comme étant du romantisme révolutionnaire, et ils essaient sans cesse, malgré toute l’expérience pratique, de faire passer les marxistes pour des adversaires du travail de fourmi quotidien et des réformes ; c’est naturellement parce que la réforme et la révolution sont pour eux des contraires inconciliables et qu’ils ne peuvent pas comprendre que quelqu’un qui place au premier plan le devoir révolutionnaire du prolétariat peut prendre fait et cause en même temps pour de petites réformes. Les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires font l’inverse : ils considèrent la tactique révisionniste comme la conséquence nécessaire de la social-démocratie et ils combattent celle-ci en renvoyant aux théories et aux actes des réformistes.

V - LE PARLEMENTARISME

La signification de la lutte parlementaire

Les institutions parlementaires servent à établir et à appliquer, pour la conduite des hommes entre eux, les règles qui sont précisément nécessaires au mode de production dominant. Elles restreignent la liberté de l’individu dans l’intérêt de l’ensemble, ou de ce qu’il est convenu d’appeler ainsi. Le pouvoir d’État a dû naître nécessairement de la séparation de la société en classes dominantes et dominées, exploitées, comme instrument entre les mains des dominants pour opprimer la classe dominée. Plus les rouages de la société se sont développés, et plus les fonctions du pouvoir d’État se sont étendues, plus il s’est dressé comme une organisation puissante et indépendante qui dominait toute la vie sociale. Le pouvoir d’État est devenu l’objet de la lutte des classes ; car la classe qui en dispose, dispose également des puissants moyens de l’État et peut imposer par des lois sa volonté à toute la société. La bourgeoisie a, au cours des révolutions bourgeoises, arraché le pouvoir d’État des mains de la noblesse et de la royauté ; elle en avait besoin pour abroger les lois qui lui étaient préjudiciables – à savoir celles qui limitaient « la liberté du travail » – et pour introduire des lois favorables à son économie. Ce pouvoir d’État sert en même temps à maintenir sa domination et à réprimer les tentatives de la classe ouvrière pour faire valoir ses intérêts. La législation, la police, la justice, les autorités, l’armée, toutes ces institutions sont toujours davantage utilisées contre la classe ouvrière en lutte. C’est cela qui contraint le prolétariat à se fixer comme objectif la conquête du pouvoir d’État.

Le parlementarisme est la forme normale de la domination politique de la bourgeoisie. Dans les pays gouvernés de manière constitutionnelle, comme la France, l’Angleterre, la Hollande, où la bourgeoisie dispose pleinement du pouvoir d’État, le parlement représente le pouvoir d’État réel ; le soi-disant « gouvernement » (le pouvoir exécutif, les ministères) est un comité de la majorité parlementaire ; la royauté est sans pouvoir véritable, et tous les autres organes étatiques, les tribunaux, l’armée, l’ensemble de la bureaucratie, sont subordonnés au parlement. La lutte entre les différentes classes et groupes d’intérêts est menée dans le cadre de la lutte parlementaire ; chaque classe essaye de conquérir le plus possible de sièges au parlement, soit grâce à un système électoral qui lui est favorable, soit grâce à son influence morale sur la masse des électeurs, laquelle repose sur le fait que son intérêt concorde avec ce qui est ressenti par la plupart des électeurs comme l’intérêt général le plus important et le plus nécessaire.

La classe ouvrière prend part elle aussi à cette lutte ; elle forme, dès qu’elle est parvenue à la conscience de classe, un parti politique autonome qui combat les autres partis, lesquels représentent les intérêts bourgeois. Le prolétariat n’a certes pas considéré dès le début le parlementarisme comme son moyen de lutte le plus important. Lorsque ce moyen est apparu sur la scène de l’histoire, la bourgeoisie elle-même ne s’était pas encore impliquée dans les luttes révolutionnaires pour le pouvoir d’État ; elle a eu besoin et s’est servie pour cela de l’aide du prolétariat. Le prolétariat a pu ainsi, même sans forte organisation, espérer conquérir immédiatement le pouvoir politique par des soulèvements armés, du fait de la simple utilisation de situations favorables, au moyen des armes que la bourgeoisie a dû lui donner. Mais cette tentative échoua ; à l’aide des anciens pouvoirs, la bourgeoisie a défait ses alliés antérieurs ; elle a su s’incruster solidement et incontestablement au pouvoir. C’est ainsi que la première période de la lutte de classe prolétarienne, qui dura de 1848 à 1871, prit fin. La perspective d’arracher, pour ainsi dire par surprise, le pouvoir à la bourgeoisie avait disparu. Le prolétariat devait parvenir au pouvoir par un travail lent et progressif ; c’est ainsi que la deuxième période de la lutte de classe, la période du parlementarisme, débuta. Avec cette nouvelle méthode, le prolétariat utilise de la même façon les armes que la bourgeoisie lui a données ; mais ici, ces armes sont les droits politiques. Avec eux, le prolétariat a eu l’opportunité de progresser continuellement, sans cesser de gagner du terrain par son travail pacifique d’explication et d’agitation, et sans que la bourgeoisie ait eu l’occasion d’employer ses instruments de pouvoir étatiques supérieurs, comme l’armée par exemple. C’est en grinçant des dents qu’elle doit constater que son ennemi devient de plus en plus puissant et que son grand pouvoir de gouvernant est sans effet contre cela. Elle cherche en vain des moyens lui permettant d’utiliser ce pouvoir en visant, par des provocations, à attirer les travailleurs au-devant des fusils.

Il apparaît certes au premier coup d’œil que la classe dominante a la possibilité de barrer aux ouvriers la voie de la lutte parlementaire en les excluant tout simplement du droit de vote. Mais la domination de la bourgeoisie repose en premier lieu sur le fait que les ouvriers ne parviennent pas à la conscience de classe, ne se reconnaissent pas eux-mêmes comme une classe particulière. Le fondement de la société bourgeoise, c’est la fiction que tous les hommes sont des citoyens égaux et ayant les mêmes droits ; les travailleurs ont aussi d’abord cette conception avant qu’ils ne s’éveillent à la conscience de classe. Ce n’est donc qu’en reniant ses propres principes que la bourgeoisie peut refuser le droit de vote aux travailleurs, et il n’existe pas de meilleur moyen pour démontrer la fausseté de ces principes aux ouvriers. Tant que le prolétariat est politiquement indifférent, un droit de vote restreint peut régner ; mais dès qu’il réclame aussi le droit de vote pour lui, la bourgeoisie doit choisir entre deux maux : ou bien donner cette arme politique aux travailleurs, ou bien les heurter par un reniement de soi et se démasquer elle-même comme une classe dominante. L’Allemagne offre un exemple de l’ascension rapide d’un parti politique autonome des travailleurs à la suite du refus de la bourgeoisie libérale de prendre fait et cause pour le suffrage universel. Dans les pays démocratiques, où règne le suffrage universel, les ouvriers parviennent beaucoup plus difficilement à une claire conscience de classe.

Les succès importants que la participation à la lutte parlementaire a apportés au prolétariat ont souvent fait naître l’illusion que le bulletin de vote est l’unique moyen effectif nous permettant de nous approprier progressivement le pouvoir politique. Dans la mesure où nos idées pénètrent par l’agitation des cercles de plus en plus vastes de la population, le nombre de députés sociaux-démocrates s’accroît jusqu’à ce que nous parvenions finalement à la majorité et que nous fassions les lois selon nos vues. La condition pour que cela se produise est que le suffrage universel soit toujours en vigueur et que le parlement dispose réellement du pouvoir de l’État - ce qui n’est en aucun cas valable pour l’Allemagne. Mais, également pour les autres pays, cette idée de la conquête parlementaire du pouvoir politique est une utopie. Derrière les formes politiques, il y a la réalité sociale, la lutte des classes. Il est donc compréhensible que la classe possédante ne se laisse pas aisément écarter du pouvoir, paralysée qu’elle serait par son respect pour les formes qu’elle a elle-même créées. Elle a créé les formes parlementaires non pas par enthousiasme abstrait pour leur noblesse, mais par considération pratique de son intérêt, et elle n’est guidée que par son intérêt lorsqu’elle remanie ces formes. Et naturellement, elle ne tolérera pas tranquillement que ces formes soient utilisées pour son expropriation ; elle n’abandonnera en aucun cas sa domination sans avoir employé ses derniers instruments de pouvoir. Tant qu’elle a la majorité, elle a la possibilité d’abolir tout simplement le suffrage universel de manière légale.

Nous avons vu que la bourgeoisie, placée devant la question de savoir si elle doit donner plus de droits politiques aux travailleurs qui les réclament instamment, a à choisir entre deux maux. Tant que le mouvement ouvrier est encore faible, elle préférera en donner parce qu’elle a à perdre beaucoup de partisans ; mais plus la masse des ouvriers qu’elle pense perdre devient insignifiante, plus le danger d’une domination des ouvriers apparaît menaçant, et plus elle s’opposera aux revendications des ouvriers en les refusant abruptement, plus elle pensera nécessairement à rogner les droits politiques des ouvriers plutôt que de les accroître. Cela n’a pas besoin toujours de se faire par des mesures telles que des restrictions du droit de vote qui choquent les masses et les font se soulever. Il existe des méthodes meilleures, plus habiles, et c’est ainsi qu’il suffit souvent tout simplement de ne pas améliorer un système électoral qui a vieilli petit à petit du fait de l’évolution. Le droit de vote allemand au Reichstag ne fait presque plus peur à la classe dominante ; l’exode rural a rendu les circonscriptions électorales si inégales en nombre d’électeurs qu’une majorité d’électeurs sociaux-démocrates ne peut cependant pas obtenir la majorité au Reichstag. La bourgeoisie n’a donc besoin que de conserver l’ancien découpage électoral et la victoire parlementaire de la social-démocratie devient impossible même avec le suffrage universel.

Un autre moyen consiste à amoindrir la puissance du parlement dans lequel les sociaux-démocrates deviennent de plus en plus influents. Nous constatons dans presque tous les pays la tendance selon laquelle le gouvernement devient de plus en plus indépendant du parlement ; même dans l’Angleterre constitutionnelle, la puissance autonome de la royauté s’accroît à nouveau. Les corps qui, sous le nom de sénat, de chambre haute, de chambre des seigneurs [Terme utilisé en Prusse et en Autriche (NdT)], etc., font partie du parlement, mais ne sont pas élus sur une base démocratique, et dont la compétence se réduisait auparavant à un droit formel de ratification et de contrôle, prennent de plus en plus une importance politique autonome comme protecteurs des intérêts bourgeois contre les parlements populaires. Ils fournissent, en Angleterre et en France, l’occasion d’un brillant double jeu, attendu que les partis bourgeois acceptent de belles réformes à la chambre des députés afin de conserver la faveur de leurs électeurs ouvriers, tout en sachant que la chambre des seigneurs les jettera à la corbeille à papier. Là où la bourgeoisie est obligée, en raison des revendications prolétariennes, d’élargir le droit de vote, elle essaye simultanément, en compensation, d’accroître les compétences de ces corps aristocratiques. Ou bien elle tente, suivant l’exemple américain, de donner un droit de contrôle à un corps non élu, aux juges, sur les lois votées par le parlement ; c’est de cette manière que, en Amérique, toutes les réformes sociales décidées dans l’intérêt des travailleurs ont été abrogées par les sentences des juges qui les déclaraient contraires à la constitution et donc nulles et non avenues.

Il apparaît donc que la classe dominante dispose de moyens suffisants pour transformer le principe démocratique d’un parlementarisme reposant sur le suffrage universel en une démocratie illusoire. La conception selon laquelle on pourrait conquérir le pouvoir politique grâce au bulletin de vote revient à l’absurdité selon laquelle les travailleurs ne peuvent conquérir le pouvoir que lorsque la bourgeoisie les y autorise. Mais s’il en est ainsi, pourquoi donc les ouvriers mènent-ils la lutte parlementaire ? Pourquoi cherchent-ils à obtenir le suffrage universel au prix de si grands sacrifices ? L’importance du parlementarisme se situe sur un tout autre terrain. Il s’est partout révélé être le meilleur moyen pour accroître la puissance de la classe ouvrière. Si l’on peut voir aujourd’hui, dans tous les pays où règne le capitalisme, de grands partis sociaux-démocrates qui rassemblent et éclairent de plus en plus le prolétariat, et qui mènent partout la lutte contre l’ordre dominant, cet accroissement magnifique de puissance a été principalement un résultat de la lutte parlementaire.

Les causes pour lesquelles le parlementarisme a eu nécessairement cet effet sont faciles à indiquer. La lutte parlementaire a d’abord pour effet d’éclairer les ouvriers sur leur situation de classe. L’on peut sans doute mener ce travail d’explication grâce à des discours lors de réunions publiques et de tracts ; mais l’utilisation de ces moyens est avant tout limitée quand le mouvement est encore faible et se heurte à une muraille de Chine de préjugés et d’indifférence. Dans de nombreuses régions, on ne peut pas se procurer des locaux ou bien les gens n’y viennent pas. Mais la voix des représentants du prolétariat au parlement porte partout, jusque dans les coins les plus reculés. Même sous l’aspect déformé où leurs propos sont rendus dans la presse bourgeoise, les accusations qu’ils lancent au visage des gouvernants trouvent un écho dans le cœur des opprimés et elles y éveillent, même s’ils n’osent pas encore s’exprimer à haute voix, une sympathie silencieuse et la première faible lueur d’une conscience de classe. La tribune parlementaire a été encore plus importante pour l’agitation quand toute autre forme d’agitation était impossible en raison des lois d’exception. Et puisque, sous un gouvernement réactionnaire, il règne toujours un petit état d’exception illégal, et qu’il n’existe jamais une parfaite liberté de réunion et d’agitation, le parlement, en tant que tribune d’agitation, y est toujours irremplaçable.

Mais ce n’est pas en cela que consiste l’importance principale. Celle-ci réside dans les éclaircissements constants qu’offre la lutte parlementaire aux ouvriers conscients eux-mêmes. Nos représentants ne sont pas là pour tenir des discours d’agitation au balcon, mais pour combattre les partis bourgeois. Ce ne sont pas leurs paroles, mais leurs actes qui éduquent les travailleurs dans un sens socialiste - si l’on admet cette distinction pour une activité qui ne peut consister qu’en paroles.

Les intérêts antagoniques des différentes classes et des différents groupes se font jour et s’affrontent au parlement ; ceux-ci doivent défendre leurs revendications à l’encontre des autres dans des joutes oratoires. Tant qu’il n’y a pas de sociaux-démocrates dans un parlement, les maîtres sont entre eux ; ils agissent et ils se disputent le butin comme si les intérêts des travailleurs n’existaient pas dans le monde. Dès que les sociaux-démocrates interviennent, le tableau se transforme ; toutes leurs prétentions sont remises en question et critiquées du point de vue du prolétariat. C’est pourquoi les parlementaires bourgeois trouvent que c’est si diablement désagréable d’être dérangés dans leurs querelles et leurs tricheries par l’intrusion de la social-démocratie. S’ils pouvaient auparavant s’en tenir à des phrases générales sur l’intérêt commun et sur la justice, la social-démocratie au parlement les contraint à prendre position par rapport aux intérêts réels des travailleurs et à montrer ainsi leur véritable visage. Ils veulent prouver leur bienveillance envers les travailleurs grâce à des réformes sociales et ils se bornent si possible à des réformes fictives ; mais les représentants ouvriers leur arrachent le masque par leur critique et leurs propositions. On mène la lutte à chaque loi, à chaque réforme, à chaque article, et cette pratique de la lutte parlementaire, qui devient une partie de la lutte de classe, enseigne vraiment aux travailleurs à connaître leurs ennemis. Ce n’est qu’en suivant attentivement ce combat politique que les travailleurs acquièrent l’intelligence politique fondamentale dont ils ont besoin. Et si tous les partis recourent à leur théorie générale, à leur conception du monde, pour justifier leur point de vue clans la pratique quotidienne, c’est justement par l’intermédiaire de cette bataille oratoire que les ouvriers apprennent à comprendre de façon approfondie leur propre manière de voir par opposition aux autres conceptions. La lutte parlementaire n’est certes pas la lutte de classe elle-même, mais elle est pour ainsi dire l’essence de la lutte de classe ; elle exprime sous une forme condensée les intérêts et les opinions des classes, des masses humaines, dans les joutes oratoires personnelles d’un petit nombre de représentants.

La lutte parlementaire est donc l’un des moyens d’enseignement les plus efficaces pour la classe ouvrière ; grâce à elle, elle élève son savoir, sa compréhension sociale et politique, et donc sa puissance. Bien sûr, elle ne suffit pas à elle seule à fournir une assise solide à cette leçon de choses ; celle-ci doit trouver des compléments dans des livres, des brochures, des cours de formation ; ce n’est qu’ainsi que l’ouvrier apprend à comprendre la base solide qui est ce qui reste, ce qui persiste, sous le changement des faits particuliers multiformes de la lutte politique ; ce n’est qu’ainsi qu’il se protège contre les conceptions erronées de cette lutte. De plus, la lutte parlementaire n’agit pas seulement sur la compréhension, mais aussi sur les sentiments spontanés. Elle rend les travailleurs non seulement plus avisés, mais aussi plus moraux dans le sens de la moralité prolétarienne, de la solidarité, du sentiment d’appartenance à une communauté. Elle renforce non seulement la compréhension, mais aussi l’organisation. Toute organisation repose sur le sentiment de solidarité, et celui-ci est suscité par la lutte parlementaire. Autrefois, les travailleurs étaient à la traîne des partis bourgeois, ils acceptaient leurs mots d’ordre et ils croyaient que la lutte politique concernait des choses éminentes comme la religion, la liberté de conscience, le progrès ou encore le saint ordre de l’Etat. Que leurs soucis, leurs tourments et leurs misères, puissent être des objets de la politique, cela ne leur venait à l’esprit que lorsque leur situation devenait complètement intenable. Ils se sentaient catholiques, progressistes ou protestants, et non pas des ouvriers ; ils ne ressentaient pas de solidarité. L’entrée au parlement d’un social-démocrate, qui y traite leur situation comme l’objet le plus important de la politique, qui y parle au nom de la classe ouvrière, fait jaillir d’un seul coup en eux l’étincelle de la conscience de classe. De ce seul fait, la conscience leur vient que tous les travailleurs sont solidaires, même s’ils n’ont pas encore surmonté les idéologies bourgeoises qui les divisent.

Le mouvement syndical apporte lui aussi un fort sentiment d’appartenance ; il soude les travailleurs entre eux, mais seulement sur la base immédiate du métier. Au sein de l’organisation syndicale, la classe ouvrière lutte en petits bataillons séparés contre différents capitalistes ou groupes de capitalistes. La lutte politique rassemble tous ces bataillons ainsi que des milliers de non organisés ; sans considération de métier ou de position, elle conduit à la bataille la classe ouvrière dans son ensemble contre la classe capitaliste tout entière. La social-démocratie dirige son attaque non seulement contre le capital industriel, mais aussi contre le capital bancaire, le capital foncier, le capital colonial. La lutte politique est une lutte générale. C’est pourquoi la participation à cette lutte donne à un haut degré à tous les travailleurs le sentiment de solidarité. La lutte politique apporte l’unité de la classe tout entière. Là où elle fait défaut, c’est un esprit de corps borné qui se développe facilement dans les organisations syndicales, comme dans l’Angleterre du XIXe siècle. La lutte politique enroule autour de la classe tout entière, autour de toutes les organisations distinctes, un lien solide ; elle la transforme en un corps homogène et elle accroît ainsi la puissance que la classe ouvrière trouve dans son organisation. Voilà les effets du parlementarisme : il a transformé le prolétariat, qui s’est constitué du fait du puissant développement du capitalisme, en une classe apte au combat, consciente et organisée. C’est en cela que réside sa grande valeur, et non pas dans l’illusion que le bulletin de vote pourrait conduire notre navire, par des voies pacifiques, sans tempêtes, jusqu’au port de l’État de l’avenir.

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