IV - RÉVISIONNISME ET ANARCHISME
Les contradictions du
développement Le caractère dialectique du développement social constitue une
deuxième cause de l’apparition de tendances différentes au sein du mouvement
ouvrier. L’importance du philosophe Hegel réside dans le fait qu’il a été le
premier à reconnaître clairement que l’évolution du monde s’effectue au travers
des contraires et que les contradictions internes constituent les forces
motrices de tout développement. Il faut comprendre la nature du monde
uniquement comme l’unité des contraires, lesquels s’excluent si l’on s’en tient
au concept, et se présentent donc à la pensée naïve comme des contradictions
inconciliables ; c’est pourquoi ils n’existent pas non plus tranquillement l’un
à côté de l’autre, mais ils poussent à l’annulation de la contradiction par le
développement de nouvelles situations. Cette contradiction ne constitue donc
qu’une étape transitoire du développement ; mais l’histoire tout entière n’est
formée de rien d’autre que de telles étapes qui se suivent et se succèdent.
Grâce à cette manière de penser dialectique, il a été possible à Marx
d’expliquer complètement la nature du capitalisme comme un développement
contradictoire, produisant sans cesse de nouvelles contradictions et entraîné
par elles.
Le capitalisme ne peut exister
que s’il déploie de plus en plus énergiquement ses forces productives et s’il
s’étend de manière de plus en plus gigantesque ; mais, en même temps, il
devient ainsi de plus en plus fragile. Sa loi vitale est en même temps la cause
de sa mort. Chaque fois qu’il se développe puissamment grâce à une conjoncture
favorable, il s’effondre peu après dans une crise, en raison de la
contradiction suivante : la production ne s’effectue pas pour la consommation,
mais pour le profit, mais elle est cependant dépendante de la consommation. Il
ne peut surmonter cette crise que par une extension de son domaine, par un
nouvel essor vers un stade supérieur, et donc par le moyen qui prépare une
nouvelle crise plus vaste encore. Chaque augmentation de ses forces le
rapproche de son déclin. Chaque manifestation d’une vie énergique et
bourgeonnante est en même temps une manifestation de son agonie ; chaque effort
pour écarter ou retarder son déclin scelle d’autant plus sûrement son destin.
Toutes ces contradictions proviennent du fait que le capitalisme n’est pas un
ordre éternel, restant identique à lui-même, mais simplement une phase dans une
série de stades d’évolution. Il n’est pas une chose déterminée, un état déterminé,
mais un processus. Il est non seulement, mais il est aussi, en voie de se
transformer, en train de mourir. Le capitalisme produit de lui-même la force
qui l’abattra, le mouvement ouvrier révolutionnaire ; plus il se développe
vigoureusement, plus il fortifie cet ennemi mortel ; il lui met lui-même les
armes de lutte entre ses mains, il lui enseigne à les utiliser jusqu’à ce qu’il
soit finalement vaincu par lui.
La nature dialectique du
capitalisme détermine à son tour le caractère contradictoire du mouvement
ouvrier moderne, qui reste toujours aussi complètement incompréhensible aux
observateurs qui raisonnent de manière bourgeoise. Tantôt, ils conçoivent le
mouvement socialiste comme une tentative artificielle d’inciter des hommes
paisibles à remplacer un ordre social absurde par un autre ordre, imaginé par
la sagacité humaine ; tantôt, ils cherchent à se rassurer : la
social-démocratie n’est bien sûr qu’un parti de réformes qui, comme
représentant des intérêts des travailleurs, fait partie de l’existence normale
du capitalisme, qui aspire à supprimer quelques abus, mais qui, après la
suppression de ceux-ci, disparaîtra de lui-même, bref « un phénomène passager
». Dans la première conception, on néglige le fait que le nouvel ordre naît de
façon organique de l’ancien ; dans la seconde, on oublie que cette lutte pour
les intérêts des ouvriers et les réformes conduira à une révolution complète de
la société. Ces deux conceptions sont fausses parce qu’elles ne prennent en
considération qu’un côté du mouvement ouvrier, et donc qu’elles excluent
l’autre côté comme son contraire. La réalité du mouvement ouvrier rassemble en
une unité les deux côtés, qui, si l’on s’en tient à une apparence
superficielle, s’excluent mutuellement.
Le socialisme naît comme un
fruit naturel de la réalité du capitalisme et il est pourtant en même temps son
ennemi mortel qui le sape et l’anéantit. Il n’est pas une puissance extérieure
qui attaquera et renversera un jour l’ennemi, mais il vit dans son sein et
reçoit toute sa force de lui. Sa lutte n’est nullement artificielle, elle
durera au contraire aussi longtemps que le capitalisme lui-même. Sa pratique
est un travail au présent, un travail de fourmi, qui n’a cependant de sens
qu’en tant que partie d’un tout. En raison de la misère intolérable qu’il
engendre, le capitalisme incite la classe ouvrière à lutter contre cette misère
et il ne peut empêcher qu’elle obtienne ainsi des améliorations de ses
conditions de vie. Mais en même temps, le capitalisme cherche toujours à la
faire replonger dans la misère, et la conservation des avantages acquis réclame
souvent des luttes encore plus dures que celles qui ont été à l’origine de
l’obtention même de ces avantages. Même s’il peut paraître à première vue
s’agir tout bonnement d’éliminer des difformités, et de transformer ainsi le
capitalisme en un état supportable et par conséquent durable – comme le croient
les réformateurs bourgeois –, le cours de la lutte ne tarde pas à démontrer que
ces « difformités » constituent l’essence du capitalisme et que, pour les
combattre, il faut mener la lutte contre l’ensemble du système. Ces deux côtés,
qui sont soudés de cette manière dans le socialisme en une unité harmonieuse,
peuvent être désignés comme le côté réformiste et le côté révolutionnaire. Le
socialisme cherche à obtenir tous les avantages momentanés possibles et il ne
trouve pourtant son but que dans la révolution future, le bouleversement du
mode de production. Aussi ne néglige-t-il pas le moindre travail de fourmi ; le
travail quotidien est tout pour lui ; mais en même temps son but final
révolutionnaire est aussi tout pour lui. Il utilise pour son combat toutes les
institutions de la société capitaliste qui lui offrent une possibilité
d’accroître sa puissance, et cependant il s’oppose durement à elles pour des
raisons de principe. Il se place tout à fait sur le terrain de ce qui existe,
et en même temps il se tient pourtant sur un terrain complètement nouveau, à
partir duquel il rejette et critique tout ce qui existe. Il vit dans
l’exaltation enthousiaste pour son magnifique idéal d’avenir, exaltation qui
fait que ses partisans sont capables des actes les plus pleins d’abnégation,
les plus désintéressés, les plus héroïques ; et, en même temps, il est d’un
réalisme le plus froid qui n’agit que sur le terrain solide de la science, des
faits, et pour lequel la pratique est tout. Que le socialisme réunisse dans un
tout unitaire ces traits qui, d’après la représentation habituelle, se
contredisent et s’excluent, réside dans le fait qu’il est un mouvement naturel
qui naît de la réalité, qui est un maillon, une étape dans un processus
incessant du devenir.
Mais c’est dans la nature de
l’esprit humain, en raison d’une expérience limitée, de ne bien voir
constamment qu’un des différents aspects d’une affaire, de l’accentuer, et de
lui attribuer une validité générale et exclusive, sans reconnaître comme il se
doit à leur juste valeur les autres aspects opposés. C’est pourquoi, les deux
aspects allant de pair du mouvement ouvrier sont vus comme deux contraires qui
s’excluent mutuellement et qui apparaissent comme les caractères généraux de
deux orientations opposées. En fonction de la situation économique, des
circonstances personnelles et sociales, c’est l’une ou l’autre qui ressort. Là
où la situation des ouvriers est favorable – que ce soit en raison de
circonstances locales, comme dans l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe
siècle, ou que ce soit à cause de conditions momentanées, comme lors d’une
bonne conjoncture –, et où les tentatives pour améliorer cette situation sont
couronnées de succès, la conscience du caractère révolutionnaire du mouvement
se perd, car on croit facilement qu’on peut provoquer une transformation
graduelle de la société au moyen d’améliorations progressives, avec l’aide, ou
du moins sans la résistance sérieuse, des classes possédantes, et sans une
révolution violente. C’est le contraire en temps de crise, quand de grandes
catastrophes politiques entraînent de l’agitation et du mécontentement dans de
larges cercles ; alors on croit facilement pouvoir renverser le capitalisme
d’un coup vigoureux, par une unique action révolutionnaire, sans que soit
nécessaire le patient travail préparatoire de fourmi.
L’une des deux tendances, dans
lesquelles ces dispositions d’esprit et ces conceptions ont pris corps,
constitue le révisionnisme. Il ne met l’accent que sur le travail pratique de
réformes et il tient toutes les considérations sur la révolution et le
caractère révolutionnaire de notre mouvement pour des phrases creuses, qui ne
font que détourner le regard de la pratique. Pour lui, le but final n’est rien,
le mouvement est tout. Il néglige l’antagonisme aigu entre le socialisme et le
capitalisme et il ne constate que leur relation organique. Il voit la société
évoluer insensiblement vers le socialisme, sans changements brusques ; il
promet une lente évolution et désigne la doctrine de la révolution politique et
sociale comme la théorie des catastrophes. Il considère déjà les réformes
obtenues à présent comme un élément de socialisme. C’est pourquoi il ne peut
pas tracer de trait net entre nous et les réformateurs sociaux bourgeois,
lesquels souhaitent également des réformes (avec toutefois un autre objectif
que nous, à savoir le renforcement du capitalisme à notre encontre), mais il
n’y voit qu’une différence de degré, comme entre des réformes sociales timorées
et des réformes sociales conséquentes. La conversion au socialisme n’est pas
pour lui un revirement complet dans la façon de penser, une rupture avec le
passé, mais une prise de position nouvelle sur de simples questions pratiques ;
c’est pourquoi il ne veut rien savoir d’un travail d’explication qui s’efforce
d’extirper les vieux préjugés bourgeois, car il craint ce faisant de choquer
ces opinions préconçues et de repousser la masse ignorante.
La conception unilatérale du
socialisme qui lui est opposée est exactement son contraire. Celle-ci ne veut
rien savoir du travail de fourmi, mais elle ne regarde en revanche que vers le
but final, vers la révolution. La révolution doit d’un seul coup réaliser un
bouleversement complet, créer un nouvel ordre, et il n’y a rien d’autre à faire
maintenant que de sans cesse attirer l’attention sur ce point. Elle ne voit
dans le capitalisme rien d’autre qu’une tyrannie et qu’une exploitation injuste
; mais elle ne voit rien d’un rapport organique par lequel le socialisme naît,
selon des lois naturelles, du capitalisme. Elle considère les réformes sociales
non pas comme un progrès mais comme un danger, car elles pourraient satisfaire
les ouvriers et les rendre hostiles à une révolution. Elle ne veut rien savoir
du lent travail qui permet de progresser, mais elle veut renverser le
capitalisme le plus tôt possible et d’un seul coup. On trouvait naguère cette
conception défendue dans l’anarchisme. A l’heure actuelle, l’anarchisme
comprend les choses les plus différentes, depuis le tolstoïsme le plus
pacifique et le plus retiré du monde jusqu’à la rage meurtrière morbide de
malheureux naufragés de la société. Nous ne le prenons ici en considération que
dans la mesure où il a joué un rôle dans le mouvement ouvrier et qu’il s’est
différencié de la social-démocratie par les caractéristiques mentionnées
ci-dessus. Depuis qu’il a été expulsé du mouvement international lors du
Congrès de Londres en 1896, nous retrouvons la plupart de ses traits dans le
syndicalisme révolutionnaire, ou anarcho-socialisme, qui a connu entre-temps un
certain essor. Étant donné que son sentiment de classe naïf et instinctif, qui
déteste profondément le capitalisme, ne comprend pas comment il est possible de
se placer en même temps sur le terrain de ce qui existe et sur le terrain de la
lutte, il ne veut rien savoir de l’utilisation des institutions bourgeoises,
quelles qu’elles soient. Elles lui apparaissent, en particulier le parlement,
comme autant de pièges qui sont posés pour dévoyer sa rébellion. Il flaire dans
le parlementarisme, qui donne l’occasion aux représentants des ouvriers, en
tant que collègues, de discuter et de négocier avec les représentants des
bourgeois, une source de corruption. C’est pourquoi il se replie sur
l’organisation syndicale, dans laquelle il trouve de purs prolétaires, qui
n’ont rien d’autre que des intérêts qui s’opposent directement à ceux de la
bourgeoisie. Ces syndicats doivent devenir les organes révolutionnaires pour le
renversement du capitalisme. Mais là aussi, c’est un travail de fourmi qui
l’attend, souvent un travail au présent encore plus limité qu’au parlement. Là,
il apparaît que ce n’est que par le patient travail de fourmi que l’on peut
gagner et éclairer les masses. L’anarchisme, qui déteste ce travail de fourmi,
est incapable de mettre en œuvre l’esprit révolutionnaire, l’envie de lutter,
qu’il suscite, dans le travail quotidien pratique. Mais ce qui ne peut pas se
manifester pratiquement dans un travail énergique et fructueux se dissipe ;
avec les ratés de quelques tentatives de grandes actions, c’est la déception et
le découragement qui remplace l’enthousiasme. Les organisations rassemblées se
dispersent, si elles ne mettent pas en œuvre en temps opportun l’autre
tactique, celle du travail quotidien ; elles périclitent au rang de petits
clubs de discussion, lesquels attendent et espèrent le « grand soir » à venir,
sans pouvoir faire naître les forces qui devront le provoquer. µ
Le révisionnisme n’est pas
plus en mesure d’aider la classe ouvrière à accroître sa puissance. Pour
obtenir des réformes, il recherche le plus possible à se rapprocher des partis
bourgeois qui défendent la démocratie et les réformes. L’éveil d’une claire
conscience de classe chez les ouvriers, en faisant ressortir nettement le
contraste entre la bourgeoisie et le prolétariat, ne lui est pas utile ; il
craint d’effrayer de la sorte cette partie de la bourgeoisie, de la pousser
dans les bras de la réaction et de la rendre défavorable aux réformes. C’est la
raison pour laquelle il n’attribue aucune valeur à la clarification des
principes, laquelle souligne la contradiction entre les ouvriers et la
bourgeoisie tout entière, la bourgeoisie progressiste aussi bien que la
bourgeoisie réactionnaire ; il abandonne cette clarification, et à sa place, il
fait porter la lutte contre la partie réactionnaire, opposée aux réformes, de
la bourgeoisie. Son mot d’ordre n’est pas : la bourgeoisie d’un côté, le
prolétariat de l’autre, mais : les réformes d’un côté, la réaction de l’autre.
Afin d’aider la bourgeoisie libérale progressiste contre la réaction, il
s’allie avec elle dans une politique de bloc, ou bien il place des ministres
socialistes dans un gouvernement bourgeois. Malheureusement, ceci ne peut lui
apporter que des déceptions. En effet, des réformes attendues, il n’y aura rien
ou pas grand-chose, puisqu’il faut mobiliser toutes les forces pour repousser
les attaques de la réaction. Si l’on y parvient, et si le temps est venu pour
un tel gouvernement de tenir ses promesses et de faire des concessions
substantielles au prolétariat, il arrive la même chose que pour l’homme qui
voulait habituer son cheval à se passer de nourriture. Au moment même où
l’animal avait appris à le faire, il mourut accidentellement. Au moment même où
le gouvernement de bloc veut mettre en œuvre de grandes réformes, il perd comme
par hasard ses partisans dans la bourgeoisie et il est renversé.
Si, de ce côté, le gain est
mince, de l’autre, la perte est grande. En essayant d’inspirer aux ouvriers
confiance dans la bienveillance de la bourgeoisie à l’égard des travailleurs,
le révisionnisme anéantit la conscience claire de classe péniblement acquise,
et il fait ainsi les affaires de la bourgeoisie. En apprenant à attendre plus
de la bonne volonté ou de la compréhension de la bourgeoisie que de leurs
propres forces, les travailleurs ne sont pas incités à former des organisations
énergiques et puissantes. Ainsi, la force externe, organisationnelle, et la
force interne, spirituelle, du prolétariat sont toutes deux affaiblies. En même
temps, le mouvement perd de la sorte sa force d’attraction dans le prolétariat.
La partie de la classe ouvrière qui, sans comprendre les fondements du
socialisme, est dotée d’une conscience de classe forte et instinctive, se
détourne du parti qui lui apparaît comme un parti bourgeois et qui est
responsable des mesures d’oppression du pouvoir dominant. En France et en
Italie, la tactique réformiste, la politique de bloc et le ministérialisme, ont
renforcé grandement chez une partie de la classe ouvrière le syndicalisme
révolutionnaire, l’hostilité envers toute action politique, tandis que
l’organisation et la conscience de classe, ces bases de la puissance des
ouvriers, ne se sont pas accrues.
La conception théorique ne
constitue pas naturellement ici la seule cause fondamentale ; le faible
développement économique et certains rapports politiques forment au contraire
la raison pour laquelle ces conceptions limitées du socialisme ont pu
s’implanter. Là où un grand capitalisme vigoureux se développe de manière
gigantesque, où il impose une intense lutte de classe aux ouvriers, où il les
force à constituer de grandes organisations, où un pouvoir d’État fort au
service du capitalisme réprime de manière policière les ouvriers, ils doivent
mener un combat de principe, s’efforcer d’aller de l’avant de manière tenace,
lutter pour des réformes et cependant regarder en même temps comme but unique
la conquête de tout le pouvoir ; ils doivent mener la lutte politique et la
lutte syndicale de la manière la plus étroitement liée entre elles. Là, il n’y
a pas de place pour la doctrine anarchiste qui veut s’écarter de l’activité
politique et du travail de fourmi, considérés comme l’acceptation du
"marais", et il n’y a pas plus de place pour la politique de
Millerand, la politique de solidarité des classes. Là, les ouvriers sont
conduits toujours davantage d’eux-mêmes à l’unification des deux côtés du
mouvement ouvrier qui s’incarnent dans la théorie marxiste. Mais là où le
développement stagne, où vit une nombreuse classe moyenne de petits bourgeois
et paysans, avec un mélange de sentiments démocratiques et réactionnaires, et
où les travailleurs n’ont aucune confiance dans leurs forces, où un grand degré
de liberté bourgeoise rend difficile pour les ouvriers de bien discerner leur
situation de classe, où les classes dominantes essayent de les acheter avec de
petites concessions, et où le pouvoir politique constitue un objet de lutte
pour des cliques ambitieuses de politiciens, là les deux côtés du socialisme se
séparent en deux doctrines et tendances unilatérales qui se font la guerre,
qui, en tant que déformations opposées du marxisme, se favorisent et se
renforcent mutuellement.
La tactique de la bourgeoisie
L’attitude de la classe
possédante constitue elle-même une des causes directes qui font osciller le
mouvement ouvrier entre différentes tendances. Si cette attitude était toujours
la même, si elle était constante, orientée selon une ligne déterminée, le
mouvement ouvrier lui aussi serait contraint d’adopter une disposition de
combat et une méthode de lutte constantes, qui restent toujours les mêmes. Mais
cela est impossible pour la classe possédante ; elle hésite entre différentes
méthodes. Mais elle vise assurément toujours le même but : maintenir sa
domination sociale ; car c’est sur elle que repose l’exploitation, et donc
toute son existence. Elle veut cela de toutes ses forces, avec toute son
énergie. Mais la nature dialectique, contradictoire, de l’ensemble de la société
capitaliste fait que l’attitude de la bourgeoisie est nécessairement
contradictoire et incertaine dans la poursuite de ce but. Ce n’est pas
surprenant ; car son but est inaccessible, son déclin est dicté par l’évolution
sociale elle-même. Elle a beau faire, cela ne l’aide en rien ; chaque moyen
qu’elle emploie se révèle impropre dans la pratique, et c’est pourquoi elle
passe d’un moyen à l’autre sans qu’elle ne soit satisfaite par aucun.
Le capital a créé la société
bourgeoise dont le fondement juridique est la liberté et l’égalité de droit de
tous les hommes. Il a apporté la liberté bourgeoise, la liberté et l’égalité
juridiques ; il a émancipé les masses populaires de la dépendance personnelle
et de la servitude attachées au féodalisme, et il les a transformées en
citoyens libres, dotés de droits politiques. Ce haut fait historique ne fut pas
le produit d’une quelconque humanité, d’une prise de conscience de ce qui est
juste ou d’une impulsion éthique, mais il fut une nécessité pour le mode de production
capitaliste ; les besoins de ce mode de production créèrent donc cette
conscience de justice, qui constitua pour la bourgeoisie révolutionnaire la
raison immédiate de la "libération du travail". Le mode de production
capitaliste suppose comme fondement que l’ouvrier se confronte au capitaliste
et conclut avec lui un troc en tant que propriétaire de marchandise libre et
égal. Pour pouvoir vendre sa force de travail au capitaliste, il doit pouvoir
en disposer de manière absolue, et ne pas être obligé par exemple à des
prestations de services personnelles à l’égard d’un seigneur féodal. Personne
d’autre que lui-même ne doit disposer de lui, c’est-à-dire que c’est sa faim
qui le force à se mettre au service du capitaliste. Sa liberté juridique est la
condition nécessaire de son esclavage économique. Le capitalisme est un mode de
production très hautement développé qui n’a pas besoin pour fonctionner
d’esclaves qui n’obéissent qu’au fouet ou de coolies privés de tout droit. Sa
technique très évoluée et ses impératifs commerciaux exigent des ouvriers qui
soient animés d’un sentiment développé de responsabilité et dotés – par
comparaison avec les esclaves et les serfs – d’un niveau élevé de formation.
Cette contradiction dans la
situation du prolétariat, à savoir qu’il est en même temps libre et asservi,
constitue la contradiction la plus importante du capitalisme ; c’est avant tout
à cause de cette contradiction que le capitalisme va à sa perte. Cette
contradiction rend impossible le fait qu’il puisse être un état durable ; la
liberté, qu’il a donnée et qu’il devait donner à la classe ouvrière, représente
l’arme qu’elle a entre ses mains pour abolir sa servitude. Et en effet, les
travailleurs s’appuient dans leur lutte de classe sur les droits et les
libertés politiques que la société bourgeoise doit leur accorder (droit de
réunion, liberté de coalition, liberté de la presse, droit de grève, droit de
vote), et s’ils ne les possèdent pas encore, ils s’appuient sur leur position
dans le processus de production pour les conquérir.
La classe ouvrière lutte donc
contre le capitalisme avec les armes que celui-ci lui a lui-même fournies. Mais
c’est ce qui est insupportable à la bourgeoisie ; car il lui semble qu’elle les
lui a données de plein gré et donc qu’elle peut les reprendre. Elle ne peut pas
par conséquent tolérer que les ouvriers utilisent ces droits et ces libertés
contre elle. Le droit de coalition, le droit à la libre expression de la
pensée, la liberté de la presse, le droit de réunion, sont employés pour critiquer
la classe dominante, pour attaquer l’ordre existant, pour constituer des
organisations aptes à combattre qui extorquent des avantages aux capitalistes.
Grâce au droit de vote, des représentants ouvriers sont envoyés dans les
parlements où ils pratiquent une critique de principe vis-à-vis du capitalisme,
forcent les partis bourgeois à promulguer des réformes et apportent des
éclaircissements aux masses. La croissance de la puissance du prolétariat
n’apparaît pas comme un produit de l’évolution économique, mais comme le fruit
de l’utilisation des droits et des libertés civiques, un fruit de la liberté
d’agitation. Qu’y a-t-il de plus facile pour la classe dominante que de
restreindre ces droits et de briser ainsi cette puissance qui la menace ? Elle
dispose toujours du pouvoir politique, et du levier de la législation.
Mais elle ne peut pas violer
impunément les lois fondamentales de l’ordre bourgeois. Elle a essayé autrefois
d’interdire la diffusion des idées subversives et d’infliger de lourdes peines à
ceux qui les propageaient ; mais les travailleurs se sont moqués de la loi. Les
ouvriers constituent le véritable contenu de la société, ils sont les
producteurs, les exécuteurs de tous les actes nécessaires à la société, qui se
déploient sur le pays en un réseau dense, étroitement entrelacé, qui sont,
comme les dents d’un mécanisme, constamment en contact entre eux. Que peuvent y
faire quelques policiers ? La loi contre les socialistes a agi exactement à
l’inverse de ce qu’elle voulait faire ; non seulement la diffusion des idées
socialistes ne fut pas arrêtée mais la répression et les actes de violence
assurèrent aux personnes poursuivies la sympathie de cercles de plus en plus
vastes, attirèrent l’attention de ceux qui étaient jusqu’alors indifférents et
soudèrent les ouvriers encore plus fortement entre eux.
Ou bien la classe dominante
fait autrement et elle reprend le droit de vote aux ouvriers. Ceux-ci se
lancent alors avec d’autant plus de vigueur dans l’utilisation de l’agitation
par voie de presse et de réunion, ou dans les manifestations de rue. Dans ce
cas-là, la classe dominante est forcée soit de reculer soit d’aller encore plus
loin sur la voie de la réaction. Plus elle porte atteinte aux droits, plus son
gouvernement prend la forme d’un pouvoir brutal illégitime, plus la rébellion
s’accroît, plus elle soulève contre elle les milieux de la population qui
étaient jusqu’à présent satisfaits et qui lui étaient dévoués, parce qu’ils
sont eux aussi privés de droits. Si elle allait jusqu’à prendre aux
travailleurs tous les droits et toutes les libertés politiques et en fin de
compte le droit de grève et la liberté personnelle, et à en faire des coolies,
elle détruirait de la sorte les fondements de la production et elle ruinerait
la production elle-même. L’industrie polonaise a durement souffert, à l’époque
de la révolution russe, du fait qu’aient été détruites, pour des motifs
politiques, les organisations ouvrières que de nombreux capitalistes eux-mêmes
considéraient comme nécessaires afin d’ôter à la lutte d’intérêts entre eux et
les ouvriers son caractère imprévu, aigri, dévastateur. Généralement, cela ne
va pas aussi loin ; tant que la classe ouvrière est faible, la classe dominante
n’a pas de raisons de la bâillonner, et quand elle est devenue forte, le
prolétariat trouve dans la nature insupportable de sa condition économique et
dans sa masse la force d’empêcher de telles privations de droits. Par des
manifestations de rue et, dans les cas les plus extrêmes, des grèves de masses,
elle peut exercer une pression assez forte pour savoir non seulement éviter ces
privations de droits mais même obtenir de nouveaux droits.
Ce sera donc nécessairement
une mauvaise chose pour la bourgeoisie si elle prend le chemin réactionnaire de
la privation de droits. Au lieu d’affaiblir son ennemi, elle le renforcera. Le
mouvement ouvrier croît puissamment en partisans et en unité. Et cet
accroissement de puissance apparaît derechef non pas comme un produit de
l’évolution économique mais comme le résultat d’un gouvernement brutal. La
résistance contre ces stupides méthodes de lutte augmente chez les éléments
instruits et clairvoyants de la bourgeoisie ; ils veulent ôter aux travailleurs
matière à agitation en leur accordant la totalité des droits civiques. C’est
ainsi que la classe dominante oscille entre deux méthodes de gouvernement qui
s’incarnent dans deux tendances politiques opposées. En premier lieu, les
contradictions politiques au sein de la classe possédante sont
incontestablement des contradictions d’intérêts entre les différents groupes
qui composent cette classe. Historiquement, la contradiction entre les deux
grands partis bourgeois, que l’on retrouve dans tous les pays, trouve son
origine dans l’antagonisme entre l’industrie et la grande propriété terrienne,
avec laquelle s’unit ensuite la petite bourgeoisie cléricale. L’opposition
entre ces partis disparaît de plus en plus dans la mesure où, avec le
développement du capitalisme, le prolétariat devient un danger pour tous les
exploiteurs, et où, du fait de la pénétration du capital dans l’agriculture et
la participation de la noblesse riche aux entreprises industrielles, cet ancien
antagonisme entre les deux classes s’efface peu à peu. Mais c’est alors
qu’apparaissent d’habitude, comme nouvel antagonisme entre partis, lequel se
mélange avec le reste de l’ancien antagonisme, les conceptions divergentes au
sujet de la meilleure méthode pour réprimer le prolétariat. Le parti «
conservateur » ou « clérical » des agrariens et des petits-bourgeois se fait le
champion de la méthode forte, le parti progressiste et libéral, le champion de
la liberté de mouvement la plus complète ; mais, dans le même temps, les
anciennes limites de classe ont tendance à s’effacer et l’on trouve en fin de
compte des propriétaires terriens, des fabricants, des paysans et des
petits-bourgeois, aussi bien dans un parti que dans l’autre. Dès lors, les
termes « conservateur » et « libéral » recouvrent un contenu nouveau. La
fraction progressiste de la bourgeoisie ne peut pas se borner à donner simplement
la liberté de mouvement et des droits aux travailleurs ; elle doit aussi
chercher à éliminer les causes de son mécontentement, les « difformités » du
capitalisme, et donc, à l’inverse du vieux libéralisme dogmatique de type
manchestérien, elle doit être réformatrice et prendre fait et cause pour
l’intervention de l’État dans les relations économiques. Ce « nouveau
libéralisme » doit donc être tout à la fois réformiste et démocratique.
On ne trouve cette
transformation des partis politiques complètement achevée que dans les pays
réellement constitutionnels de l’Europe occidentale. En Allemagne, elle ne
s’est jamais tout à fait accomplie parce que, ici, il n’y a pas de régime
constitutionnel, et que le gouvernement représente au contraire une puissance
autonome sur laquelle chaque classe cherche à exercer une influence. Ici, le
libéralisme est toujours resté une étroite représentation des intérêts de
classe de la bourgeoisie industrielle vis-à-vis des junkers et des ouvriers. Le
« nouveau libéralisme », le cours démocratique et la bienveillance envers les
ouvriers, ne sont jamais sortis ici du stade du verbiage et des débuts
imperceptibles qui cessent aussitôt. C’est en fonction d’événements économiques
et politiques particuliers que l’une ou l’autre de ces deux tendances prend
alternativement le dessus, et que la masse des électeurs bourgeois oscille
entre l’une ou l’autre de ces deux méthodes. Le mouvement ouvrier est lui aussi
ballotté de ci de là si, lors du changement d’orientation du vent, il ne possède
pas dans son intelligence théorique une boussole sûre, grâce à laquelle il se
dirige activement vers son but. Quand la classe dirigeante applique une
politique de force réactionnaire qui réprime toutes les organisations, l’idée
qu’il n’y a plus rien à faire par les moyens légaux, que la seule chose valable
est d’opposer la violence à la violence, se propage obligatoirement. Le
sentiment d’impuissance qui s’empare des travailleurs les pousse vers une
négation obstinée ; la pratique, qui exclut le travail de fourmi réel et ne
laisse place qu’à l’agitation clandestine, conduit à la théorie selon laquelle
le travail de fourmi est réprouvé et tout le salut est transféré sur un
"jour de colère" futur. Se placer sur le terrain de ce qui existe, négocié
au parlement avec les oppresseurs, apparaît presque comme une trahison de la
cause ouvrière. Le sentiment est exactement l’inverse lorsque se présente un
changement brusque et que la classe dominante veut essayer cette fois-ci la
politique de la carotte. Quand la forte pression s’éloigne, la classe ouvrière
peut respirer à nouveau, se déployer et s’organiser librement, et il lui semble
alors qu’un nouveau printemps a commencé. La nouvelle attitude de la classe
dominante est considérée comme une loi de développement permanente des
institutions politiques, comme un adoucissement persistant de la lutte des
classes, une démocratisation croissante de la société, et une activité
réformatrice qui s’élargit constamment et qui, en fin de compte, aboutira
nécessairement au socialisme.
Les idées libérales dont
l’apogée, pendant laquelle elles étaient l’expression des intérêts capitalistes
en phase ascendante, appartient totalement au passé, apparaissent à la
génération actuelle comme quelque chose de tout nouveau, qui serait un parent
proche du socialisme du fait de son caractère progressiste, alors qu’elles ne
sont en réalité que l’expression d’un capitalisme raisonnable qui prend la
place du capitalisme brutal. L’égalité politique semble, après la forte
pression de la privation des droits, si belle qu’elle fait presque oublier
l’esclavage économique - ce qui arrive toutefois plus facilement aux
porte-parole qu’aux ouvriers eux-mêmes. La doctrine d’un antagonisme aigu entre
les classes et de la nécessité d’une lutte de classe sans ménagements paraît
erronée et inutile, bien que ce qui se soit tout au plus passé c’est que le
terrain de lutte véritable a été rétabli. "A la bonne volonté, la main
ouverte ; à la mauvaise, le poing" - dans ce mot d’ordre de Vollmer
apparaît l’idée que notre poing serré ne vaut pas pour ce qui concerne
l’exploitation capitaliste et à la domination de classe, mais leur aggravation
réactionnaire.
De cette manière, on peut
comprendre pourquoi, après la promulgation de la loi contre les socialistes,
les idées anarchistes de la propagande de Most purent acquérir une certaine
influence ; seule la solide conscience théorique que la social-démocratie est
le fruit naturel du capitalisme, et qu’il est impossible d’appliquer
durablement des moyens brutaux contre elle, a maintenu la masse des camarades
dans la voie de la tactique juste. Le cas inverse se présenta après la
suppression de la loi contre les socialistes. Dans ses discours de l’Eldorado :
Sur les prochaines tâches de la social-démocratie allemande, Vollmar expliqua
qu’une nouvelle tactique de bienveillance était maintenant en place. Mais, dans
ce cas également, le parti se détermina pour la conservation de l’ancienne
tactique : lutte pour toutes les réformes en restant fermement attaché au point
de vue de la lutte de classe acharnée. La décision ne fut pas difficile car le
caractère mensonger de ce "nouveau cours", qui était tout sauf un
cours libéral et progressiste, était facile à percer à jour.
Et c’est justement dans les
débats sur la tactique au Congrès de Halle qu’il apparut clairement que les
déformations unilatérales du socialisme dans différentes directions se
favorisent et se renforcent mutuellement. Les Jeunes berlinois alléguèrent les
exposés de Vollmar pour défendre leur théorie selon laquelle l’activité
parlementaire et le travail de fourmi conduisent à l’abandon du point de vue de
classe, et Vollmar attaqua le point de vue politique stérile des Jeunes, qui
méprisaient le travail de fourmi, comme si celui-ci était le point de vue
révolutionnaire, ferment attaché aux principes.
La question de la tactique
interne à propos de laquelle la tactique marxiste et la tactique révisionniste
se combattirent en Allemagne, où l’anarchisme n’acquit jamais une influence
significative, est au fond la question de savoir comment l’on doit considérer
la démocratie et le caractère progressiste des partis bourgeois. Le souhait
joue un rôle de plus en plus important dans la confiance en la bonne volonté de
la bourgeoisie dont les révisionnistes font preuve. Tous les socialistes sont
unanimes pour souhaiter une politique de réformes sérieuse et l’égalité
politique. Une politique de réformes vraiment radicale rendrait la révolution
sociale le plus possible indolore et continue. « Plus cette évolution se
poursuit d’une manière pacifique, ordonnée et organique, mieux c’est pour nous
et pour la collectivité » – tout social-démocrate est d’accord avec ces paroles
de Vollmar. L’utilisation sans entraves de tous les droits politiques donne à
la lutte des classes actuelle les formes civilisées que nous souhaitons dans
notre intérêt et dans l’intérêt de toute la société, tandis que la réaction lui
impose les méthodes barbares des époques passées. Si nous luttions sur le
terrain d’une complète égalité de droits, et si nous rencontrions chez
l’adversaire la volonté sérieuse d’améliorer les défauts patents de la société,
il serait possible à la classe ouvrière, grâce à une série de mesures
cohérentes qui se retrouvent dans notre programme de revendications immédiates,
d’accomplir le passage du capitalisme au socialisme sans révolutions violentes.
Ce serait mieux pour nous, ce serait mieux pour notre adversaire, ce serait
mieux pour toute la société, si le capitalisme se préparait, selon notre
souhait, à mourir tranquillement sans se cramponner convulsivement à la vie,
sans un dernier combat inutile, quand son heure a sonné. Mais ce ne sont pas
nos désirs qui déterminent l’évolution sociale. Aucune classe en déclin ne
s’est encore résignée à mourir dans l’honneur et la dignité ; aucun ordre
social n’a encore sombré sans tentatives convulsives pour se maintenir. Et
aujourd’hui aussi la classe capitaliste n’éprouve pas la moindre envie
d’aplanir les difficultés sur le chemin qui mène au socialisme, grâce à des
réformes sociales importantes et à un régime démocratique et progressiste. Le
cours de l’histoire n’est pas déterminé par une prétendue "logique des
choses", qui pousserait à une marche en avant continuelle sur le chemin
des réformes sociales, une fois que celui-ci a été emprunté, mais par la lutte
des intérêts sociaux, laquelle dissuadera la classe dominante de prendre cette
voie dès qu’elle craindra que son adversaire en soit renforcé et non pas induit
en erreur.
Car le but positif de la
politique libérale et progressiste est d’induire les travailleurs en erreur. Le
pouvoir d’une minorité dominante repose sur le fait que les masses populaires
ne perçoivent pas leurs propres intérêts, ainsi que la contradiction de ceux-ci
avec les intérêts des dominants. La bourgeoisie doit donc essayer d’éviter
qu’une claire conscience de classe ne fasse son apparition dans le prolétariat,
ou bien, si elle est déjà apparue, de la corrompre ou de la troubler. Et c’est
d’autant plus nécessaire que la conscience de classe s’est déjà développée de
manière vigoureuse ; et la nécessité est ressentie d’autant plus fortement que
le prolétariat est plus puissant et le danger plus menaçant. La terrible
exploitation et la misère poussent les masses à la résistance ; elles réclament
la suppression des difformités les plus graves du capitalisme. Si la
bourgeoisie veut les réconcilier avec le capitalisme, elle doit montrer sa
volonté d’abolir ces difformités par des réformes sociales.
La peur du prolétariat est la
force motrice de toutes les réformes sociales bourgeoises. Non pas la peur
qu’une révolution n’éclate si ces réformes ne sont pas faites, mais la peur de
l’augmentation de la puissance du prolétariat. Plus la puissance du prolétariat
est grande, plus la bourgeoise a peur qu’elle ne continue à augmenter, et plus
la tendance à apaiser les masses par des réformes sociales est forte. Cette
réaction se change en son contraire à un certain degré, quand la puissance de
la classe ouvrière est si grande que toute tentative de l’affaiblir de cette
manière apparaît sans espoir et que la bourgeoisie ne compte plus que sur les
fusillades comme moyen de défense.
Face à de telles tentatives de
la classe dominante, le prolétariat doit avoir l’attitude suivante : soutenir
le plus possible les tentatives de réforme de la tendance libérale, mais ne se
laisser en aucun cas embobiner par elles. Il ne peut y avoir à aucun moment de
doute sur les véritables intentions de ce cours ; les réformateurs et les
progressistes bourgeois ne sont pas des amis bienveillants qui nous sont proches,
mais des ennemis, et même des ennemis plus dangereux que les réactionnaires,
car ils cherchent à détruire notre force intérieure, notre discernement et
notre conscience de classe. Et donc, c’est précisément dans de telles
situations, où le travail pratique manifeste les plus grands succès apparents,
que la propagande théorique, qui explique la nature et la signification du
progrès bourgeois, doit être menée de manière d’autant plus méthodique.
C’est l’inverse que l’on
trouve en règle générale. Habituellement, la bourgeoisie atteint son but. Une
partie plus ou moins importante des ouvriers et une partie de ses porte-parole
se laissent aveugler par les réformes, croient à la bienveillance de cette
fraction de la bourgeoisie envers les ouvriers et à la capacité d’amélioration
du capitalisme, et jettent par-dessus bord les anciennes idées sur la
contradiction aiguë des classes comme des "dogmes dépassés". C’est en
cela que consiste la doctrine du révisionnisme. Ils se laissent induire en
erreur par l’expérience limitée du moment, dont ils ne perçoivent pas la
brièveté et le caractère passager, et cette politique des classes dominantes a
pour effet que le mouvement ouvrier s’affaiblit et se divise, et que des luttes
internes entravent de manière importante son progrès. Si donc la politique
libérale et progressiste, quand elle est mise en œuvre de manière conséquente,
est pour les classes dominantes la plus astucieuse, elle a pourtant un gros
défaut : elle n’est pas poursuivie de manière conséquente, et elle s’effondre
bientôt du fait de sa propre contradiction. Elle signifie le désarmement de
l’ennemi ; mais en lui donnant tout ce pour quoi il a tiré l’épée. La
bourgeoisie ne trouvera aucun salut en détournant les travailleurs de la dure
lutte de classe révolutionnaire par des réformes sociales réellement profondes,
par l’octroi de tous les droits politiques, par la mise en place d’une
véritable démocratie et par une limitation légale du pouvoir du capital. Et en
effet, elle défendrait ainsi elle-même les intérêts des ouvriers et frayerait
la voie au socialisme, au lieu de laisser cela aux travailleurs. La démocratie
signifie l’augmentation du pouvoir politique des masses populaires ; et toute
réforme sociale qui agit en faveur des ouvriers porte atteinte aux intérêts
immédiats des groupes capitalistes. C’est la raison pour laquelle la réforme
sociale bourgeoise ne pourra jamais revêtir un caractère magnanime, généreux,
altruiste ; la bourgeoisie essaie toujours de donner aussi peu que possible et
de faire paraître ce peu le plus gros possible. Là où elle sent qu’elle doit
faire quelque chose, parce que, sinon, elle ne peut pas résister aux attaques
des porte-parole sociale-démocrates et à la pression des ouvriers encore
bourgeois, la réforme devient toujours mesquine, chiche, insignifiante ;
l’intérêt immédiat fraye chaque fois sa voie et tente de reprendre par des
résolutions d’exception et l’insertion de clauses compliquées ce qui avait dû
être donné dans les décisions importantes. Tape-à-l’œil et boniment sont les caractéristiques
de la réforme sociale bourgeoise, et seule la critique des représentants des
ouvriers, qui font entendre continuellement les exigences des travailleurs, a
pour effet qu’on puisse retirer quelque chose de cela. Les belles phrases qui
figurent dans les programmes des partis bourgeois pour gagner les travailleurs
à eux sont régulièrement mises au rebut dès que ces partis sont en situation de
les mettre en œuvre. Quand un parti bourgeois démocratique prend le gouvernail,
il ne montre que trop souvent l’image hybride de la réaction démocratique, la
réaction qui se drape dans des phrases démocratiques ; le gouvernement radical
de Clemenceau en France nous en a offert l’exemple classique il y a peu.
Les conceptions bourgeoise et
prolétarienne du monde
À première vue, les deux
tendances, que nous désignons sous les noms génériques d’anarchisme et de
révisionnisme, apparaissent seulement comme des contraires. Mais elles sont en
même temps très étroitement apparentées, étant donné précisément qu’elles s’opposent
entre elles comme des déformations unilatérales antinomiques de la tactique
social-démocrate. Elles sont toutes les deux des produits de la même conception
bourgeoise du monde qui est radicalement différente de la conception
prolétarienne du monde. Aucune méthode de lutte n’est spécifiquement
prolétarienne ou bien social-démocrate, ni le bouleversement violent et rapide
ni le travail de fourmi patient et progressant pas à pas, ni la révolution ni
l’évolution, ni le dévouement à un idéal futur éloigné ni la pratique limitée
et orientée sur l’instant. La classe bourgeoise a, elle aussi, connu et utilisé
toutes ces manières de voir et ces méthodes. Elle s’est également
enthousiasmée, elle a rêvé de révolutions et elle les a faites ; elle s’est
aussi prêtée à une lente évolution et à de petites réformes. Il n’y a donc rien
dans l’une ou l’autre manière de voir qui puisse être spécifiquement propre au
prolétariat. Ce qui est spécifiquement propre au prolétariat c’est la
conception d’un développement social nécessaire ayant un caractère dialectique.
Cela signifie que les moments de ce développement ne peuvent être saisis par
l’esprit que comme des contraires, qui en tant que concepts sont antagoniques ;
comme par exemple la révolution et l’évolution, la théorie et la pratique, le
but final et le mouvement. Spécifiquement prolétarienne est la conception selon
laquelle toutes les déterminations isolées, qui s’opposent apparemment les unes
aux autres, ne forment que les moments d’un grand processus de développement.
Le prolétariat ne se voue ni à la révolution ni à l’évolution, mais il
reconnaît au contraire qu’elles ne sont toutes les deux que deux aspects du
même développement ; cette compréhension dialectique de l’unité de ce qui est
en apparence contradictoire – d’une unité qui ne se réalise que par un
développement en progression – constitue le point important qui différencie la
nouvelle pensée prolétarienne, social-démocrate, de la pensée bourgeoise.
La pensée bourgeoise, non
dialectique, n’a aucune idée du cours imperturbable et du caractère véritable
du développement historique. Elle ne voit que ce qui est accidentel et qui ne
s’impose la plupart du temps que de manière transitoire, et c’est ainsi qu’elle
passe d’un extrême à l’autre. Là où elle voit des contraires, elle ne les voit
que comme un "d’une part - d’autre part", sans les reconnaître comme
des forces motrices du développement ; là où elle voit un développement,
celui-ci ne peut que revêtir la forme d’une lente évolution qui change quelque
chose à la quantité, mais ne modifie pas la qualité, l’essence. Cette première
opposition entre les manières de voir bourgeoise et prolétarienne est liée de
la façon la plus étroite à la deuxième. La manière de voir prolétarienne est
matérialiste, la manière de voir bourgeoise est idéaliste. Mais dialectique et
matérialiste vont ensemble exactement comme idéologique et non dialectique.
Pour le prolétariat ce sont des forces matérielles, échappant au pouvoir de
l’individu, qui dirigent le développement ; pour la bourgeoisie, c’est la force
créatrice de l’esprit humain qui le gouverne. La réalité matérielle est
dialectique, car elle ne peut être saisie de manière complète que comme l’unité
de concepts contradictoires. Mais dans les concepts et les idées, que la manière
de voir bourgeoise considère comme des forces motrices, la contradiction est
abrupte. En tant que concepts, l’évolution et la révolution, la liberté et
l’organisation, s’opposent mutuellement, s’excluent réciproquement.
Pour ceux qui ne prennent en
compte que ces idées abstraites, qui les considèrent comme l’essentiel, et qui
ne voient pas la réalité matérielle sous-jacente, ces idées sont en fait des
contraires inconciliables, qui s’excluent mutuellement. Pour eux, il faut s’en
tenir ou bien à la révolution, ou bien à l’évolution, car il n’y a pas de
troisième terme ; pour eux, le principe des petites réformes est une mauvaise
chose s’ils ont reconnu le bouleversement comme ce qui est juste, ou bien,
s’ils considèrent les petites réformes comme des éléments dignes d’être
atteints, leur contraire, le bouleversement, s’exclut de la sorte de lui-même.
Les slogans remplacent la claire compréhension.
En ce sens, l’anarchisme et le
révisionnisme sont tous deux des tendances bourgeoises dans le mouvement
ouvrier ; ils unissent une conception du monde bourgeoise à des sentiments
prolétariens. Ils se placent du côté du prolétariat et ils veulent défendre sa
cause, mais sans prendre part au grand bouleversement dans la pensée et la
science qui caractérise le socialisme scientifique. Ils empruntent leurs
conceptions et leurs formes de pensée au monde bourgeois et ils ne se
différencient l’un de l’autre que par le fait qu’ils les cherchent à des
époques différentes de la période bourgeoise. À part des faits particuliers,
l’on peut dire que la bourgeoisie se déclara tout d’abord, lors de son
ascension, favorable à des conceptions révolutionnaires, et que, ensuite,
pendant son déclin, elle ne voulut plus entendre parler des catastrophes, même
pas dans les sciences de la nature, et qu’elle professa l’évolution lente et
insensible. L’anarchisme continue les traditions des révolutions bourgeoises et
il s’emploie constamment à mettre en scène des révolutions, tandis que le
révisionnisme fait sienne la théorie de l’évolution pacifique de la bourgeoisie
déclinante.
Mieux que des tendances
bourgeoises, on peut les caractériser comme des tendances petites[1]bourgeoises.
Car, contrairement à la grande bourgeoise contente d’elle-même, la petite
bourgeoise a, de tout temps, été une classe insatisfaite qui a voulu s’opposer
à ce qui existait. Étant donné que le développement social ne lui est pas
favorable, elle ne pouvait pas tenir une ligne ferme mais elle devait
nécessairement tomber d’un extrême à l’autre ; tantôt elle se complaisait dans
des phrases révolutionnaires et elle essayait de s’emparer du pouvoir par des
putschs ; tantôt elle rampait peureusement derrière la grande bourgeoisie et
elle tentait d’obtenir des réformes par la ruse ou la mendicité. L’anarchisme
est l’idéologie du petit bourgeois devenu sauvage, le révisionnisme celle du
petit bourgeois apprivoisé. Cette parenté étroite permet de comprendre pourquoi
ils se transforment si facilement l’un en l’autre. L’histoire du mouvement
ouvrier ne montre que trop d’exemples où les "révolutionnaires" les
plus ardents se transforment en réformistes les plus pacifiques. Beaucoup de
révisionnistes crurent brusquement en 1906 pouvoir manigancer une petite
révolution et, comme cela ne réussit pas, ils retombèrent dans le réformisme le
plus plat. Ils ne changeaient en cette occasion que dans leur forme extérieure,
mais dans leur for intérieur, leur conception demeurait la même, la conception
opposée au marxisme, qui ne voit pas dans le développement l’unité des
contraires.
Ces deux tendances ont
également en commun le culte de la personne et de la liberté personnelle. Elles
se manifestent en cela aussi comme des tendances bourgeoises. Le marxisme voit
dans les puissantes forces économiques, qui mettent en mouvement les masses
humaines, les facteurs moteurs de la société, tandis que la doctrine bourgeoise
place au centre de sa philosophie la libre personnalité qui agit
souverainement. L’anarchisme est, dans son fondement théorique, une
continuation logique de l’individualisme bourgeois ; la liberté anarchiste
surpasse même la liberté libérale. L’ancien libéralisme - comme celui d’Herbert
Spencer - posait la liberté personnelle absolue comme son idéal : il entendait
par-là la liberté bourgeoise des producteurs contre l’intervention de l’État.
Les anarchistes n’ont pas discerné que cette liberté-là n’était qu’une
expression idéologique des intérêts bourgeois ; ils prirent le slogan en tant
que tel et la seule critique qu’ils trouvèrent c’est que la liberté libérale
n’était pas encore la liberté parfaite ; car l’État opprimait les classes
laborieuses grâce à son pouvoir. Seule l’abolition complète du pouvoir de
l’État et de toute autorité pourrait donc réaliser la liberté absolue.
Le syndicalisme
révolutionnaire se différencie sur ce point de l’ancien anarchisme purement
individualiste parce qu’il est apparu chez des ouvriers déjà organisés. C’est
pourquoi il place l’organisation de la classe ouvrière au-dessus de l’individu
isolé, mais il réclame pour elle une autonomie complète. Cependant, il n’en
perd pas de vue pour autant la personnalité libre et vigoureuse. Le
développement intellectuel et moral de la personnalité individuelle fut
mentionné par Friedeberg, dans sa résolution au Congrès d’Amsterdam, comme la
première condition préalable à la libération définitive du prolétariat.
Le révisionnisme est
pratiquement d’accord avec cela puisqu’il invoque lui aussi constamment le
droit de la libre personnalité, ce qui est souvent, chez ses porte-parole, le
résultat de leur appartenance à la classe de l’intelligentsia, laquelle se
laisse difficilement insérer dans le solide corps de la discipline
prolétarienne. Le révisionnisme s’est lui aussi mis à crier : "Revenons à
Kant !". Le culte néo-kantien de la liberté morale de la personne, qui s’oppose
foncièrement à la doctrine marxiste de l’origine sociale de la morale, trouve
dans la tendance révisionniste ses représentants principaux.
À côté de ce manque de
compréhension du matérialisme historique et de la dialectique, qui est propre
au révisionnisme et à l’anarchisme, leur conception de l’économie marxiste, qui
dévoile la structure interne du capitalisme, est aussi nécessairement
imparfaite. La production capitaliste présente un caractère double, qui
provient du caractère double de la marchandise, à la fois valeur d’usage et
valeur d’échange. Tout travail est en même temps un travail concret, qui crée
des objets utilitaires, et un travail abstrait, qui crée de la valeur
d’échange. Le travail est donc, dans le capitalisme, en même temps une
production de valeurs d’usage pour la société et une production de plus-value.
Pour les capitalistes, c’est la fonction citée en dernier, la formation de
plus-value, qui est le but essentiel de la production, mais celle-ci est liée à
la première de manière indissoluble. La production capitaliste est par
conséquent en même temps la production d’objets indispensables, sans lesquels
la société ne peut exister, et l’exploitation des ouvriers.
L’anarchisme ne voit pas ce
double caractère ; il néglige le caractère de la production et ne voit dans
l’ordre bourgeois qu’une violente oppression contre nature et condamnable. Il
rêve de le détruire en totalité et d’établir un nouveau monde meilleur sur les
ruines de l’ancien monde ayant péri. Cette conception est aussi à la base de l’idée
anarchiste de grève générale ; grâce à un soulèvement unique, qui s’adapte dans
sa forme à la situation des ouvriers, le joug des oppresseurs est jeté bas, et
l’humanité libérée organise son monde de façon complètement nouvelle. Cette
idée convient avant tout au milieu intellectuel des petits bourgeois et des
travailleurs petits-bourgeois. Pour eux, le capital n’est pas, comme pour le
prolétariat de la grande industrie, la puissante force organisatrice qui édifie
déjà la société future dans certains de ses traits, mais seulement une force
oppressive et exploiteuse. C’est ainsi que cette force apparaît aux ouvriers
qualifiés des petites entreprises, qui voient leur habileté artistique ou
technique rendue superflue par les nouvelles machines et donc leur niveau de
vie élevé menacé. C’est pourquoi ils sont particulièrement ouverts aux
doctrines anarchistes ; les horlogers du Jura suisse furent les premières
troupes d’élite de l’anarchisme dans l’Internationale, et aujourd’hui, en
France, les doctrines syndicalistes révolutionnaires trouvent dans les milieux
des ouvriers qualifiés, qui sont menacés de prolétarisation par l’évolution
technique, leurs partisans les plus solides.
Le révisionnisme tombe dans
l’erreur opposée qui est beaucoup plus grave parce que le caractère exploiteur
du capitalisme est son aspect le plus important. La production capitaliste est
avant tout une production de plus-value ; c’est ce qui lui donne sa nature
caractéristique. C’est pourquoi elle s’oppose diamétralement à une production
socialiste qui est une production correspondant directement aux besoins et qui
ne connaît pas d’exploitation ; il est vrai que cette dernière croît à partir
de la production capitaliste, mais seulement par une rupture, un
bouleversement, qui la change en son contraire. Le révisionnisme méconnaît ce
caractère du capitalisme puisqu’il parle d’une transformation progressive du
capitalisme en socialisme et qu’il considère toute réforme sociale déjà comme
un morceau de socialisme. Sa conception est compréhensible puisqu’il fait
ressortir ce qui est commun aux deux modes de production, à savoir le fait que
des marchandises sont produites dans un contexte mondial avec de grosses
machines, et qu’il place ce qui les oppose au second plan. La différence entre
les deux modes de production devient ainsi une différence de degré, et il est
alors justifié de concevoir toute petite amélioration comme un mélange de
capitalisme et d’une portion de socialisme. Il suffit d’une augmentation de
cette portion, il suffit d’énergie et d’esprit de suite dans la réforme, pour
nous transporter insensiblement dans le socialisme. Toutes les conceptions
révisionnistes particulières sont reconnaissables au fait qu’elles
méconnaissent la contradiction fondamentale, laquelle trouvera son expression
dans la lutte finale pour la domination politique pleine et entière.
C’est avec une grande netteté
que cette nature bourgeoise du révisionnisme se met en évidence dans les débats
sur la politique coloniale. La politique coloniale est la forme la plus
abominable de l’exploitation, parce que la soif de profit du capital n’y est
limitée par aucune considération pour une classe ouvrière politiquement libre
et donc en état de se défendre. Le révisionnisme fait ressortir l’aspect
accessoire de la politique coloniale actuelle : du fait que des marchandises
sont échangées et qu’il existe des relations personnelles et commerciales entre
la colonie et l’Europe. Étant donné qu’une communauté socialiste aura
probablement aussi des relations d’échange - même si elles sont moins fortes -
avec des peuples moins développés, il conçoit la position du capitalisme actuel
et du socialisme futur vis-à-vis de la colonie comme étant de même nature, et
ne différant que sur des choses accessoires et superficielles. La contradiction
brutale entre la conduite exploiteuse, à la recherche de plus-value, du
capitalisme et le socialisme apportant la civilisation, ne cherchant que la
valeur d’usage, est négligée. C’est ainsi que naît la chimère d’une politique
coloniale humaine, apportant la civilisation, qui se dépouille donc de sa
cruauté et de sa barbarie, et qui peut être mise en œuvre déjà sous le
capitalisme ; sur la base de cette chimère, les sociaux-démocrates ne peuvent
pas fondamentalement s’opposer à la politique coloniale.
Si donc la compréhension de
l’économie marxiste fait défaut de la même façon aux deux tendances, elles
s’opposent de manière similaire à ses résultats en les refusant. Le processus
de développement du capitalisme, que nous avons caractérisé par l’expression
concentration du capital, est combattu de la même manière par les
révisionnistes et les anarchistes. Et en effet, Bernstein fonda, comme on le
sait, ses attaques de la tactique révolutionnaire sur la prétendue réfutation
de la théorie de la concentration du capital. Nous trouvons pareillement que
l’anarchiste Tcherkessov, dans un des écrits portant sur les théories et les
actes de la social-démocratie, bataille contre la loi de la concentration du
capital : « De quelque côté que l’on considère la chose, on trouve toujours une
augmentation du nombre des exploiteurs. Il faut être très naïf pour reprendre
l’absurdité selon laquelle la bourgeoisie se soumettrait tranquillement à
l’expropriation décidée par le parlement, parce que le nombre de capitalistes
est ramené par le processus de concentration à une minorité en voie de
disparition. » Les deux tendances contestent ainsi ce fait révolutionnaire
fondamental, sur lequel repose la certitude de l’avènement du socialisme ;
l’une pour en déduire que l’on ne peut pas parvenir au but sans l’aide ou la
bienveillance des éléments bourgeois progressistes et que l’on doit se
contenter de réformes ; l’autre pour administrer la preuve que l’on attend en
vain un effondrement matériel, et qu’il faut donc, toujours et seulement,
frapper sans hésiter si l’on désire provoquer un changement. C’est ainsi que
ces deux tendances retombent nécessairement toutes les deux dans le vieil
utopisme ; la grande conquête du marxisme, qui consiste à avoir décrit le
socialisme comme le résultat nécessaire de l’évolution sociale, est abandonnée
à nouveau par elles. Puisqu’elles ne considèrent pas l’avènement du socialisme
comme le résultat certain de l’évolution sociale, elles doivent recourir à des
constructions et à des recommandations. Les anarchistes, comme on le sait,
s’adonnent très fortement à de telles constructions et ils fournissent dans
leurs écrits des comparaisons détaillées des différents systèmes de communisme
et de liberté ; ils tiennent les sociaux-démocrates pour des gens qui veulent
réaliser une organisation sociale déterminée, l’organisation collectiviste, qui
est différente de leur but final communiste. De façon analogue, Bernstein se
tourmente à propos de la question de savoir si nous devons dire dans notre
programme quels sont les moyens de production que nous voulons étatiser. Dans
les deux cas, ils ne comprennent pas qu’un nouveau mode de production doit se
développer et qu’il ne peut pas être mis en place tout prêt, conformément à un
plan déterminé à l’avance.
Nous voyons donc comment le
révisionnisme et l’anarchisme représentent des déformations unilatérales, qui
s’opposent entre elles, du socialisme. Puisqu’elles ne comprennent pas la
conception marxiste, qui rassemble les deux côtés en une unité, chacune de ces
deux tendances confond le marxisme avec l’autre tendance, et elle la combat
comme telle. Les révisionnistes combattent la tactique marxiste comme étant du
romantisme révolutionnaire, et ils essaient sans cesse, malgré toute
l’expérience pratique, de faire passer les marxistes pour des adversaires du
travail de fourmi quotidien et des réformes ; c’est naturellement parce que la
réforme et la révolution sont pour eux des contraires inconciliables et qu’ils
ne peuvent pas comprendre que quelqu’un qui place au premier plan le devoir
révolutionnaire du prolétariat peut prendre fait et cause en même temps pour de
petites réformes. Les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires font
l’inverse : ils considèrent la tactique révisionniste comme la conséquence
nécessaire de la social-démocratie et ils combattent celle-ci en renvoyant aux
théories et aux actes des réformistes.
V - LE PARLEMENTARISME
La signification de la lutte
parlementaire
Les institutions
parlementaires servent à établir et à appliquer, pour la conduite des hommes
entre eux, les règles qui sont précisément nécessaires au mode de production
dominant. Elles restreignent la liberté de l’individu dans l’intérêt de
l’ensemble, ou de ce qu’il est convenu d’appeler ainsi. Le pouvoir d’État a dû
naître nécessairement de la séparation de la société en classes dominantes et
dominées, exploitées, comme instrument entre les mains des dominants pour
opprimer la classe dominée. Plus les rouages de la société se sont développés,
et plus les fonctions du pouvoir d’État se sont étendues, plus il s’est dressé
comme une organisation puissante et indépendante qui dominait toute la vie
sociale. Le pouvoir d’État est devenu l’objet de la lutte des classes ; car la
classe qui en dispose, dispose également des puissants moyens de l’État et peut
imposer par des lois sa volonté à toute la société. La bourgeoisie a, au cours
des révolutions bourgeoises, arraché le pouvoir d’État des mains de la noblesse
et de la royauté ; elle en avait besoin pour abroger les lois qui lui étaient préjudiciables
– à savoir celles qui limitaient « la liberté du travail » – et pour introduire
des lois favorables à son économie. Ce pouvoir d’État sert en même temps à
maintenir sa domination et à réprimer les tentatives de la classe ouvrière pour
faire valoir ses intérêts. La législation, la police, la justice, les
autorités, l’armée, toutes ces institutions sont toujours davantage utilisées
contre la classe ouvrière en lutte. C’est cela qui contraint le prolétariat à
se fixer comme objectif la conquête du pouvoir d’État.
Le parlementarisme est la
forme normale de la domination politique de la bourgeoisie. Dans les pays
gouvernés de manière constitutionnelle, comme la France, l’Angleterre, la
Hollande, où la bourgeoisie dispose pleinement du pouvoir d’État, le parlement
représente le pouvoir d’État réel ; le soi-disant « gouvernement » (le pouvoir
exécutif, les ministères) est un comité de la majorité parlementaire ; la
royauté est sans pouvoir véritable, et tous les autres organes étatiques, les
tribunaux, l’armée, l’ensemble de la bureaucratie, sont subordonnés au
parlement. La lutte entre les différentes classes et groupes d’intérêts est
menée dans le cadre de la lutte parlementaire ; chaque classe essaye de
conquérir le plus possible de sièges au parlement, soit grâce à un système
électoral qui lui est favorable, soit grâce à son influence morale sur la masse
des électeurs, laquelle repose sur le fait que son intérêt concorde avec ce qui
est ressenti par la plupart des électeurs comme l’intérêt général le plus
important et le plus nécessaire.
La classe ouvrière prend part
elle aussi à cette lutte ; elle forme, dès qu’elle est parvenue à la conscience
de classe, un parti politique autonome qui combat les autres partis, lesquels
représentent les intérêts bourgeois. Le prolétariat n’a certes pas considéré
dès le début le parlementarisme comme son moyen de lutte le plus important.
Lorsque ce moyen est apparu sur la scène de l’histoire, la bourgeoisie
elle-même ne s’était pas encore impliquée dans les luttes révolutionnaires pour
le pouvoir d’État ; elle a eu besoin et s’est servie pour cela de l’aide du
prolétariat. Le prolétariat a pu ainsi, même sans forte organisation, espérer
conquérir immédiatement le pouvoir politique par des soulèvements armés, du
fait de la simple utilisation de situations favorables, au moyen des armes que
la bourgeoisie a dû lui donner. Mais cette tentative échoua ; à l’aide des
anciens pouvoirs, la bourgeoisie a défait ses alliés antérieurs ; elle a su
s’incruster solidement et incontestablement au pouvoir. C’est ainsi que la
première période de la lutte de classe prolétarienne, qui dura de 1848 à 1871,
prit fin. La perspective d’arracher, pour ainsi dire par surprise, le pouvoir à
la bourgeoisie avait disparu. Le prolétariat devait parvenir au pouvoir par un
travail lent et progressif ; c’est ainsi que la deuxième période de la lutte de
classe, la période du parlementarisme, débuta. Avec cette nouvelle méthode, le
prolétariat utilise de la même façon les armes que la bourgeoisie lui a données
; mais ici, ces armes sont les droits politiques. Avec eux, le prolétariat a eu
l’opportunité de progresser continuellement, sans cesser de gagner du terrain
par son travail pacifique d’explication et d’agitation, et sans que la
bourgeoisie ait eu l’occasion d’employer ses instruments de pouvoir étatiques
supérieurs, comme l’armée par exemple. C’est en grinçant des dents qu’elle doit
constater que son ennemi devient de plus en plus puissant et que son grand
pouvoir de gouvernant est sans effet contre cela. Elle cherche en vain des
moyens lui permettant d’utiliser ce pouvoir en visant, par des provocations, à
attirer les travailleurs au-devant des fusils.
Il apparaît certes au premier
coup d’œil que la classe dominante a la possibilité de barrer aux ouvriers la
voie de la lutte parlementaire en les excluant tout simplement du droit de
vote. Mais la domination de la bourgeoisie repose en premier lieu sur le fait
que les ouvriers ne parviennent pas à la conscience de classe, ne se
reconnaissent pas eux-mêmes comme une classe particulière. Le fondement de la
société bourgeoise, c’est la fiction que tous les hommes sont des citoyens
égaux et ayant les mêmes droits ; les travailleurs ont aussi d’abord cette
conception avant qu’ils ne s’éveillent à la conscience de classe. Ce n’est donc
qu’en reniant ses propres principes que la bourgeoisie peut refuser le droit de
vote aux travailleurs, et il n’existe pas de meilleur moyen pour démontrer la
fausseté de ces principes aux ouvriers. Tant que le prolétariat est politiquement
indifférent, un droit de vote restreint peut régner ; mais dès qu’il réclame
aussi le droit de vote pour lui, la bourgeoisie doit choisir entre deux maux :
ou bien donner cette arme politique aux travailleurs, ou bien les heurter par
un reniement de soi et se démasquer elle-même comme une classe dominante.
L’Allemagne offre un exemple de l’ascension rapide d’un parti politique
autonome des travailleurs à la suite du refus de la bourgeoisie libérale de
prendre fait et cause pour le suffrage universel. Dans les pays démocratiques,
où règne le suffrage universel, les ouvriers parviennent beaucoup plus
difficilement à une claire conscience de classe.
Les succès importants que la
participation à la lutte parlementaire a apportés au prolétariat ont souvent
fait naître l’illusion que le bulletin de vote est l’unique moyen effectif nous
permettant de nous approprier progressivement le pouvoir politique. Dans la
mesure où nos idées pénètrent par l’agitation des cercles de plus en plus
vastes de la population, le nombre de députés sociaux-démocrates s’accroît
jusqu’à ce que nous parvenions finalement à la majorité et que nous fassions
les lois selon nos vues. La condition pour que cela se produise est que le
suffrage universel soit toujours en vigueur et que le parlement dispose
réellement du pouvoir de l’État - ce qui n’est en aucun cas valable pour
l’Allemagne. Mais, également pour les autres pays, cette idée de la conquête
parlementaire du pouvoir politique est une utopie. Derrière les formes
politiques, il y a la réalité sociale, la lutte des classes. Il est donc
compréhensible que la classe possédante ne se laisse pas aisément écarter du
pouvoir, paralysée qu’elle serait par son respect pour les formes qu’elle a
elle-même créées. Elle a créé les formes parlementaires non pas par
enthousiasme abstrait pour leur noblesse, mais par considération pratique de
son intérêt, et elle n’est guidée que par son intérêt lorsqu’elle remanie ces
formes. Et naturellement, elle ne tolérera pas tranquillement que ces formes soient
utilisées pour son expropriation ; elle n’abandonnera en aucun cas sa
domination sans avoir employé ses derniers instruments de pouvoir. Tant qu’elle
a la majorité, elle a la possibilité d’abolir tout simplement le suffrage
universel de manière légale.
Nous avons vu que la
bourgeoisie, placée devant la question de savoir si elle doit donner plus de
droits politiques aux travailleurs qui les réclament instamment, a à choisir
entre deux maux. Tant que le mouvement ouvrier est encore faible, elle préférera
en donner parce qu’elle a à perdre beaucoup de partisans ; mais plus la masse
des ouvriers qu’elle pense perdre devient insignifiante, plus le danger d’une
domination des ouvriers apparaît menaçant, et plus elle s’opposera aux
revendications des ouvriers en les refusant abruptement, plus elle pensera
nécessairement à rogner les droits politiques des ouvriers plutôt que de les
accroître. Cela n’a pas besoin toujours de se faire par des mesures telles que
des restrictions du droit de vote qui choquent les masses et les font se
soulever. Il existe des méthodes meilleures, plus habiles, et c’est ainsi qu’il
suffit souvent tout simplement de ne pas améliorer un système électoral qui a
vieilli petit à petit du fait de l’évolution. Le droit de vote allemand au Reichstag
ne fait presque plus peur à la classe dominante ; l’exode rural a rendu les
circonscriptions électorales si inégales en nombre d’électeurs qu’une majorité
d’électeurs sociaux-démocrates ne peut cependant pas obtenir la majorité au
Reichstag. La bourgeoisie n’a donc besoin que de conserver l’ancien découpage
électoral et la victoire parlementaire de la social-démocratie devient
impossible même avec le suffrage universel.
Un autre moyen consiste à
amoindrir la puissance du parlement dans lequel les sociaux-démocrates
deviennent de plus en plus influents. Nous constatons dans presque tous les
pays la tendance selon laquelle le gouvernement devient de plus en plus
indépendant du parlement ; même dans l’Angleterre constitutionnelle, la
puissance autonome de la royauté s’accroît à nouveau. Les corps qui, sous le
nom de sénat, de chambre haute, de chambre des seigneurs [Terme utilisé en
Prusse et en Autriche (NdT)], etc., font partie du parlement, mais ne sont pas
élus sur une base démocratique, et dont la compétence se réduisait auparavant à
un droit formel de ratification et de contrôle, prennent de plus en plus une
importance politique autonome comme protecteurs des intérêts bourgeois contre
les parlements populaires. Ils fournissent, en Angleterre et en France,
l’occasion d’un brillant double jeu, attendu que les partis bourgeois acceptent
de belles réformes à la chambre des députés afin de conserver la faveur de
leurs électeurs ouvriers, tout en sachant que la chambre des seigneurs les
jettera à la corbeille à papier. Là où la bourgeoisie est obligée, en raison
des revendications prolétariennes, d’élargir le droit de vote, elle essaye
simultanément, en compensation, d’accroître les compétences de ces corps
aristocratiques. Ou bien elle tente, suivant l’exemple américain, de donner un
droit de contrôle à un corps non élu, aux juges, sur les lois votées par le
parlement ; c’est de cette manière que, en Amérique, toutes les réformes
sociales décidées dans l’intérêt des travailleurs ont été abrogées par les sentences
des juges qui les déclaraient contraires à la constitution et donc nulles et
non avenues.
Il apparaît donc que la classe
dominante dispose de moyens suffisants pour transformer le principe
démocratique d’un parlementarisme reposant sur le suffrage universel en une
démocratie illusoire. La conception selon laquelle on pourrait conquérir le
pouvoir politique grâce au bulletin de vote revient à l’absurdité selon
laquelle les travailleurs ne peuvent conquérir le pouvoir que lorsque la
bourgeoisie les y autorise. Mais s’il en est ainsi, pourquoi donc les ouvriers
mènent-ils la lutte parlementaire ? Pourquoi cherchent-ils à obtenir le
suffrage universel au prix de si grands sacrifices ? L’importance du
parlementarisme se situe sur un tout autre terrain. Il s’est partout révélé
être le meilleur moyen pour accroître la puissance de la classe ouvrière. Si
l’on peut voir aujourd’hui, dans tous les pays où règne le capitalisme, de
grands partis sociaux-démocrates qui rassemblent et éclairent de plus en plus le
prolétariat, et qui mènent partout la lutte contre l’ordre dominant, cet
accroissement magnifique de puissance a été principalement un résultat de la
lutte parlementaire.
Les causes pour lesquelles le
parlementarisme a eu nécessairement cet effet sont faciles à indiquer. La lutte
parlementaire a d’abord pour effet d’éclairer les ouvriers sur leur situation
de classe. L’on peut sans doute mener ce travail d’explication grâce à des
discours lors de réunions publiques et de tracts ; mais l’utilisation de ces moyens
est avant tout limitée quand le mouvement est encore faible et se heurte à une
muraille de Chine de préjugés et d’indifférence. Dans de nombreuses régions, on
ne peut pas se procurer des locaux ou bien les gens n’y viennent pas. Mais la
voix des représentants du prolétariat au parlement porte partout, jusque dans
les coins les plus reculés. Même sous l’aspect déformé où leurs propos sont
rendus dans la presse bourgeoise, les accusations qu’ils lancent au visage des
gouvernants trouvent un écho dans le cœur des opprimés et elles y éveillent,
même s’ils n’osent pas encore s’exprimer à haute voix, une sympathie
silencieuse et la première faible lueur d’une conscience de classe. La tribune
parlementaire a été encore plus importante pour l’agitation quand toute autre
forme d’agitation était impossible en raison des lois d’exception. Et puisque,
sous un gouvernement réactionnaire, il règne toujours un petit état d’exception
illégal, et qu’il n’existe jamais une parfaite liberté de réunion et
d’agitation, le parlement, en tant que tribune d’agitation, y est toujours
irremplaçable.
Mais ce n’est pas en cela que
consiste l’importance principale. Celle-ci réside dans les éclaircissements
constants qu’offre la lutte parlementaire aux ouvriers conscients eux-mêmes. Nos
représentants ne sont pas là pour tenir des discours d’agitation au balcon,
mais pour combattre les partis bourgeois. Ce ne sont pas leurs paroles, mais
leurs actes qui éduquent les travailleurs dans un sens socialiste - si l’on
admet cette distinction pour une activité qui ne peut consister qu’en paroles.
Les intérêts antagoniques des
différentes classes et des différents groupes se font jour et s’affrontent au
parlement ; ceux-ci doivent défendre leurs revendications à l’encontre des
autres dans des joutes oratoires. Tant qu’il n’y a pas de sociaux-démocrates
dans un parlement, les maîtres sont entre eux ; ils agissent et ils se
disputent le butin comme si les intérêts des travailleurs n’existaient pas dans
le monde. Dès que les sociaux-démocrates interviennent, le tableau se
transforme ; toutes leurs prétentions sont remises en question et critiquées du
point de vue du prolétariat. C’est pourquoi les parlementaires bourgeois
trouvent que c’est si diablement désagréable d’être dérangés dans leurs querelles
et leurs tricheries par l’intrusion de la social-démocratie. S’ils pouvaient
auparavant s’en tenir à des phrases générales sur l’intérêt commun et sur la
justice, la social-démocratie au parlement les contraint à prendre position par
rapport aux intérêts réels des travailleurs et à montrer ainsi leur véritable
visage. Ils veulent prouver leur bienveillance envers les travailleurs grâce à
des réformes sociales et ils se bornent si possible à des réformes fictives ;
mais les représentants ouvriers leur arrachent le masque par leur critique et
leurs propositions. On mène la lutte à chaque loi, à chaque réforme, à chaque
article, et cette pratique de la lutte parlementaire, qui devient une partie de
la lutte de classe, enseigne vraiment aux travailleurs à connaître leurs
ennemis. Ce n’est qu’en suivant attentivement ce combat politique que les
travailleurs acquièrent l’intelligence politique fondamentale dont ils ont
besoin. Et si tous les partis recourent à leur théorie générale, à leur
conception du monde, pour justifier leur point de vue clans la pratique
quotidienne, c’est justement par l’intermédiaire de cette bataille oratoire que
les ouvriers apprennent à comprendre de façon approfondie leur propre manière
de voir par opposition aux autres conceptions. La lutte parlementaire n’est
certes pas la lutte de classe elle-même, mais elle est pour ainsi dire
l’essence de la lutte de classe ; elle exprime sous une forme condensée les
intérêts et les opinions des classes, des masses humaines, dans les joutes oratoires
personnelles d’un petit nombre de représentants.
La lutte parlementaire est
donc l’un des moyens d’enseignement les plus efficaces pour la classe ouvrière
; grâce à elle, elle élève son savoir, sa compréhension sociale et politique,
et donc sa puissance. Bien sûr, elle ne suffit pas à elle seule à fournir une
assise solide à cette leçon de choses ; celle-ci doit trouver des compléments
dans des livres, des brochures, des cours de formation ; ce n’est qu’ainsi que
l’ouvrier apprend à comprendre la base solide qui est ce qui reste, ce qui
persiste, sous le changement des faits particuliers multiformes de la lutte
politique ; ce n’est qu’ainsi qu’il se protège contre les conceptions erronées
de cette lutte. De plus, la lutte parlementaire n’agit pas seulement sur la
compréhension, mais aussi sur les sentiments spontanés. Elle rend les
travailleurs non seulement plus avisés, mais aussi plus moraux dans le sens de
la moralité prolétarienne, de la solidarité, du sentiment d’appartenance à une
communauté. Elle renforce non seulement la compréhension, mais aussi
l’organisation. Toute organisation repose sur le sentiment de solidarité, et
celui-ci est suscité par la lutte parlementaire. Autrefois, les travailleurs
étaient à la traîne des partis bourgeois, ils acceptaient leurs mots d’ordre et
ils croyaient que la lutte politique concernait des choses éminentes comme la
religion, la liberté de conscience, le progrès ou encore le saint ordre de
l’Etat. Que leurs soucis, leurs tourments et leurs misères, puissent être des
objets de la politique, cela ne leur venait à l’esprit que lorsque leur
situation devenait complètement intenable. Ils se sentaient catholiques,
progressistes ou protestants, et non pas des ouvriers ; ils ne ressentaient pas
de solidarité. L’entrée au parlement d’un social-démocrate, qui y traite leur
situation comme l’objet le plus important de la politique, qui y parle au nom
de la classe ouvrière, fait jaillir d’un seul coup en eux l’étincelle de la
conscience de classe. De ce seul fait, la conscience leur vient que tous les
travailleurs sont solidaires, même s’ils n’ont pas encore surmonté les
idéologies bourgeoises qui les divisent.
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