dimanche 13 juin 2021

PANNEKOEK : ACTION DE MASSE ET RÉVOLUTION (1912) Partie 1

 L'évolution politique et sociale au cours de ces dernières années a placé toujours plus la question des actions de masse sur le devant de la scène. A partir des enseignements de la Révolution russe, les actions de masse ont été prises en compte en 1905, sur le plan théorique, comme appartenant à l'arsenal de la lutte de classe ; en 1908 et 1910, elles ont, d'un seul coup, pratiquement, fait une entrée en scène grandiose dans le combat pour la réforme du système électoral en Prusse ; et depuis, rejetées, de façon momentanée seulement, à l'arrière-plan par les besoins de la lutte électorale, elles ont été l'objet de débats et de discussions approfondis. Ce n'est pas un hasard. Cela découle, d'une part, de la force croissante du prolétariat et, de l'autre, c'est une conséquence inévitable de la nouvelle figure du capitalisme que nous désignons du terme d'impérialisme.

D'où provient l'impérialisme, et quelles sont ses forces motrices, c'est une question que nous n'aborderons pas ici ; procédons simplement à l'inventaire des phénomènes qui le caractérisent et des effets qu'il engendre : la politique de grande puissance, la course aux armements, notamment la construction de flottes de guerre, les conquêtes coloniales, la pression fiscale croissante, le danger de guerre, la montée dans la bourgeoise d'un état d'esprit agressif, d'une mentalité de maître du monde, le triomphe de la réaction en politique intérieure, le coup d'arrêt porté aux réformes sociales, le renforcement des liens de solidarité au sein du patronat, l'aggravation des conditions de la lutte syndicale, la cherté croissante de la vie. Tout ceci oblige la classe ouvrière à mener le combat de façon différente. Dans le passé, elle a pu, parfois, nourrir l'espoir qu'elle pourrait aller de l'avant lentement mais sûrement : grâce à l'amélioration des conditions de travail au plan syndical, grâce aux réformes sociales et à l'extension de ses droits politiques, au plan politique. Mais maintenant, elle doit mobiliser toutes ses forces pour ne pas être délogée de ses positions, en ce qui concerne son niveau du vie et les droits qu'elle a conquis. Elle était à l'offensive, elle est maintenant acculée à la défensive. De ce fait, la lutte de classe gagne en acuité et tend à se généraliser ; la force motrice du combat, ce n'est plus l'espoir d'améliorer sa situation, c'est, de façon croissante, la triste nécessité de faire face à la détérioration de ses conditions de vie. L'impérialisme fait peser de nouveaux dangers, de nouvelles catastrophes sur les masses populaires - classes petites-bourgeoises aussi bien qu'ouvriers -, il fouette ainsi leur résistance ; les impôts, le renchérissement de la vie, les dangers de guerre les contraignent à se défendre avec bec et ongles. Mais ces facteurs n'ont leur origine qu'en partie dans les décrets parlementaires, et ce n'est donc que partiellement qu'ils peuvent être combattus au Parlement. Il faut que les masses elles-mêmes entrent en lice, qu'elles fassent valoir directement leurs prérogatives, qu'elles exercent une pression sur la classe dominante. A cette nécessité s'ajoutent les possibilités qu'offre la force croissante du prolétariat ; la contradiction entre l'impuissance du Parlement , celle de nos fractions parlementaires à combattre ces phénomènes, et la conscience sans cesse accrue que le prolétariat a de sa force, l'aiguise. Pour cette raison, les actions de masse sont une conséquence naturelle du développement du capitalisme moderne en impérialisme, elles sont sans cesse davantage la forme de combat qui s'impose contre lui.

L'impérialisme et les actions de masse sont des phénomènes nouveaux dont on ne peut saisir et maîtriser l'essence et l'importance que petit à petit. Ce n'est que grâce à la discussion ouverte dans le Parti que l'on y parviendra, et c'est pour cette raison que la plupart des débats dans le Parti au cours des dernières années tournent autour de ces questions. Ces discussions transforment notre façon de penser et de sentir, elles orientent les esprits dans une nouvelle direction qui dépasse l'opposition entre radicalisme et révisionnisme découlant avant tout de la tactique de lutte parlementaire. Elles divisent, provisoirement ou durablement, ceux qui, jusqu'alors, menaient le combat au coude à coude, ne se connaissaient pas de divergences ; ce phénomène entraîne, dès que la discussion commence à s'enflammer, de pénibles et regrettables malentendus qui donnent aux débats une tournure particulièrement âpre. Il est d'autant plus nécessaire, si l'on veut éclaircir ces divergences, de débattre des fondements de la tactique de combat du prolétariat. Nous allons articuler notre propos, pour avancer dans le débat, à deux articles du camarade Kautsky essentiellement, qui ont été publiés l'an dernier.

Le pouvoir de la bourgeoisie et celui du prolétariat

Le pouvoir d'Etat est l'organe de la société qui dispose du droit et de la loi. La domination politique, la maîtrise du pouvoir d'Etat, tel doit donc être le but de toute classe révolutionnaire. La conquête du pouvoir politique est la condition préalable du socialisme. Actuellement, la bourgeoisie dispose du pouvoir d'Etat et l'utilise de façon à façonner le droit et la loi dans le sens de ses intérêts capitalistes, et ainsi à les maintenir. Mais elle se trouve réduite de plus en plus à une position de minorité qui, de surcroît, joue un rôle décroissant sur la plan économique, dans le procès de production. La classe ouvrière constitue une majorité toujours plus forte de la population, c'est elle qui remplit la fonction économique la plus importante ; c'est ce facteur qui fait qu'à coup sûr elle sera capable de conquérir le pouvoir politique.

Il faut examiner de plus près les conditions et les méthodes de cette révolution politique. Pourquoi la classe ouvrière, bien que par son nombre et son poids économique elle l'emporte sur la bourgeoisie, n'a-t-elle encore jamais pu imposer sa domination ?

Comment, comme ce fut presque toujours le cas au cours de l'histoire de la civilisation, une petite minorité d'exploiteurs a-t-elle pu imposer sa domination à une grande masse populaire exploitée ? C'est qu'interviennent ici beaucoup d'autres facteurs sur lesquels se fonde sa domination.

Le premier d'entre eux, c'est la supériorité de la minorité dominante sur le plan intellectuel. En tant que classe qui vit de la plus-value et dirige la production, elle dispose du monopole de la formation intellectuelle, de la connaissance scientifique ; sa vision globale qui embrasse l'ensemble de la société lui permet, même quand elle est menacée très sérieusement par les masses en rébellion, à découvrir de nouvelles ressources et de duper les masses pleines de naïveté, tantôt grâce à sa confiance en elle-même et sa capacité d'endurer, tantôt en portant des coups fourrés. Qu'il suffise de citer, à titre d'exemple, les soulèvements d'esclaves dans l'Antiquité et toutes les révoltes paysannes au Moyen Age. Le pouvoir spirituel est le pouvoir le plus important dans le monde humain. Dans la société bourgeoise où une certaine formation intellectuelle devient le patrimoine commun de toutes les classes, ce n'est plus tant la classe dominante qui s'assure le monopole de l'activité intellectuelle que la bourgeoisie qui impose sa domination intellectuelle à la masse populaire. Grâce à l'Ecole, l'Eglise, la presse bourgeoise, elle empoisonne sans répit les grandes masses du prolétariat avec des idées bourgeoises. Cette dépendance intellectuelle vis-à-vis de la bourgeoisie constitue la principale cause de la faiblesse du prolétariat.

Le second facteur, le plus important, sur lequel se fonde la force de la classe dominante, c'est, par ailleurs, la rigidité, la solidité de son organisation. Un petit nombre de personnes bien organisé est toujours plus fort qu'une masse importante mais dépourvue d'organisation. Cette organisation de la classe dominante est le pouvoir d'Etat. Elle se présente comme l'ensemble des employés de l'Etat qui, disséminés partout dans les masses populaires y représentent les autorités, tout en étant dirigés d'une façon particulière par le siège central du gouvernement. L'unité de volonté qui part du sommet constitue la force intrinsèque et l'essence de cette organisation. Ainsi, elle dispose d'une supériorité morale colossale qui se traduit par l'assurance avec laquelle elle agit face aux masses dépourvues de cohésion, dépourvues de toute volonté commune. Elle est en quelque sorte une gigantesque pieuvre dont les tentacules très fines, mises en mouvement par le cerveau situé au centre, pénètrent dans tous les coins et recoins du pays, elle constitue un organisme cohérent face auquel les autres hommes, quel que puisse être leur nombre, ne sont que des atomes impuissants. Chaque individu séparé qui ne fait pas montre d'obéissance est, pour ainsi dire, automatiquement saisi et écrasé par cet ingénieux mécanisme ; les masses le savent, et c'est pour cela qu'elles ne bronchent pas.

Mais que l'esprit de rébellion s'empare des masses et voilà que s'évanouit leur respect de l'autorité, voilà que s'assemblent les atomes, mus par l'idée qu'ils viendront aisément à bout de quelques fonctionnaires ; mais l'Etat dispose alors encore de très puissants moyens d'action : l'armée, la police. Celles-ci, il est vrai, ne constituent que de petits détachements, des minorités, mais elles sont équipées d'armes meurtrières, soudées ensemble par une sévère discipline militaire qui en fait des formations invulnérables agissant comme des machines, des automates entre les mains de ceux qui les commandent. Face à cette puissance, la masse populaire, même quand elle cherche à s'armer, demeure sans défense.

Une classe montante peut s'emparer du pouvoir d'Etat et le conserver, en raison de ce qu'elle représente sur le plan économique, en raison de sa force ; c'est ce que fit la bourgeoisie, en sa qualité de classe dirigeante de la production capitaliste et de propriétaire de l'argent. Mais plus elle est superflue sur le plan économique, plus elle est réduite à un rôle de classe parasite et plus ce qui faisait sa force s'estompe. Disparaissent alors son prestige et sa supériorité intellectuelle, et il ne demeure finalement, comme seul fondement de sa domination, que le pouvoir d'Etat dont elle dispose, et tous ses moyens d'action. Si le prolétariat veut conquérir le pouvoir, il doit vaincre le pouvoir d'Etat, la forteresse où s'est retranchée la classe possédante. Le combat du prolétariat n'est pas simplement un combat contre la bourgeoisie, pour le pouvoir d'Etat en tant qu'objet, c'est aussi un combat contre le pouvoir d'Etat. Le problème de la révolution sociale peut s'exprimer, d'une manière concentrée, comme suit : il s'agit de développer la force du prolétariat au point qu'elle soit supérieure à celle de l'Etat ; le contenu de cette révolution, c'est l'anéantissement et la dissolution des moyens d'action de l'Etat par ceux du prolétariat.

La force du prolétariat tient en premier lieu à un facteur qui est indépendant de notre action et que nous avons déjà mentionné plus haut : son nombre et son rôle économique, deux facteurs auxquels l'évolution économique donne une importance sans cesse croissante et qui font de la classe ouvrière celle qui joue un rôle toujours plus déterminante dans la société. Par ailleurs, deux autres facteurs importants fondent la puissance de la classe ouvrière, facteurs que l'ensemble du mouvement ouvrier s'efforce de développer : le savoir et l'organisation. Dans sa forme première, la plus simple, le savoir est cette conscience de classe qui, progressivement, permet d'accéder à la compréhension de l'essence du combat politique, de la lutte de classe, de la nature du développement capitaliste. La conscience de classe du travailleur le libère de la dépendance intellectuelle vis-à-vis de la bourgeoisie, son savoir politique et social lui permet de briser la supériorité intellectuelle de la classe dominante ; il ne reste plus à celle-ci que la force matérielle brutale. Chaque jour, l'histoire nous montre à quel point l'avant-garde du prolétariat dépasse déjà sur ce plan la classe dominante.

L'organisation rassemble dans un cadre unique des individus qui, auparavant, se trouvaient atomisés. Avant l'organisation, la volonté de chacun s'orientait indépendamment de tous les autres ; l'organisation, cela signifie l'unité de toutes les volontés individuelles agissant dans la même direction. Aussi longtemps que les différentes atomes s'orientent en tous sens, ils se neutralisent les uns les autres et l'addition de leurs actions est égale à zéro ; mais qu'ils se mettent à agir tous dans le même sens, et l'ensemble de la masse se tiendra derrière cette force, derrière cette volonté commune. Le ciment qui les unit et les force à marcher ensemble, c'est la discipline ; grâce à elle, l'activité de chacun ne découle pas de son propre jugement, de sa propre inclination, de son propre intérêt, mais de la volonté et de l'intérêt de la collectivité. L'habitude contractée dans le travail organisé de la grande entreprise de subordonner sa propre activité à l'ensemble, crée, dans le prolétariat moderne, les prémisses qui permettent de développer de telles organisations. La pratique de la lutte de classe construit de telles organisations, accroît sans cesse leur dimension, leur donne un ciment, la discipline, toujours plus solidement. L'organisation est l'arme la plus puissante du prolétariat. Cette force colossale qui est celle d'une minorité au pouvoir dotée d'une organisation solide ne peut être défaite que par la force plus colossale encore que constitue l'organisation de la majorité.

Le développement constant de ces facteurs (rôle économique essentiel, savoir et organisation) fait que la force du prolétariat vient à l'emporter sur celle de la classe dominante [Nous n'examinons pas ici dans quelle mesure ces facteurs se développent constamment au fil des luttes parlementaires et syndicales ; nous renvoyons à notre texte : « Les divergences stratégiques dans le mouvement ouvrier » où je traite cette question précisément, dans le détail.] ; ce n'est que quand ces conditions sont remplies que devient possible la révolution sociale. Cela fait apparaître en toute clarté combien la vieille idée d'une conquête rapide du pouvoir politique par une minorité était une illusion. Sans doute cette perspective ne pouvait[1]elle pas être exclue d'emblée et elle aurait pu donner un formidable élan à l'évolution sociale, si elle s'était réalisée ; mais, dans son essence, la Révolution est tout autre chose. La révolution conclut un processus de transformation radicale qui bouleverse l'essence et l'identité profonde de la masse populaire exploitée. Au cours de ce processus, d'un amas d'individus bornés, ignorants, vivant chacun l'œil rivé sur sa situation propre, n'obéissant qu'à ses intérêts propres, on passe à une armée solidement charpentée, rassemblant des combattants aux vastes desseins, mus par le sentiment de l'intérêt général. Auparavant, nous avions une masse impuissante, docile, d'une inertie de cadavre face à la force dominante qui, elle, est bien organisée et sait ce qu'elle veut, qui manipule la masse à son gré ; et voilà que cette masse se transforme en humanité organisée, capable de déterminer son propre sort en exerçant sa volonté consciente, capable de faire face crânement à la vieille puissance dominante. Elle était passive ; elle devient une masse active, un organisme doté de sa vie propre, cimentée et structurée par elle-même, dotée de sa propre conscience, de ses propres organes.

La condition fondamentale pour que soit abolie la domination du capital, c'est que la masse prolétarienne soit solidement organisée et inspirée par l'esprit du socialisme. Que cette condition soit remplie de manière satisfaisante, et la domination du capitalisme devient impossible. Cet essor des masses, leur organisation, leur accession à la conscience constituent ainsi déjà l'essentiel, le noyau du socialisme. La domination de l'Etat capitaliste qui commence par chercher à entraver par la contrainte le libre développement de ce nouvel organisme vivant se réduit sans cesse davantage à n'être qu'une coquille vide, comme la coquille qui enferme l'oisillon - et éclate. Sans doute, pour en finir avec cette domination, pour conquérir le pouvoir, reste-t-il encore beaucoup de pain sur la planche, le combat est-il loin de toucher à son terme ; mais ce qui compte vraiment, c'est que la croissance de l'organisme prolétarien, le développement de cette force de la classe ouvrière nécessaire à la victoire constituent la base, la condition préalable de cette destruction du pouvoir en place

La conquête du pouvoir politique

L'illusion que le pouvoir puisse être conquis par la voie parlementaire repose sur l'idée fondamentale selon laquelle le Parlement élu par le peuple constitue l'organe législatif le plus important. Si c'était le régime parlementaire et la démocratie qui régissaient la société, si le Parlement disposait de l'ensemble du pouvoir d'Etat, si la majorité du peuple disposait du Parlement, le combat politico-parlementaire, c'est-à-dire la conquête progressive de la majorité du peuple par la pratique parlementaire, le travail d'éveil des masses et la lutte électorale constitueraient la voie correcte pour conquérir le pouvoir d'Etat. Mais ces conditions préalables ne sont pas remplies ; nulle part elles ne le sont, et en Allemagne moins qu'ailleurs. Il faut d'abord que ces conditions soient créées par les luttes pour l'aménagement de la Constitution, avant tout par la conquête d'un mode de scrutin démocratique. Si l'on prend le côté formel des choses, il y a deux aspects dans la conquête du pouvoir politique : d'abord la mise en place des fondements constitutionnels de cette lutte, la conquête des droits politiques de la masse et ensuite l'utilisation correcte de ces droits, la conquête de la majorité populaire pour le socialisme. Là où est déjà en place la démocratie, c'est le second aspect qui est le plus important ; mais, inversement, là où de larges masses sont déjà gagnées à notre cause mais où font défaut les droits, comme en Allemagne, le centre de gravité du combat pour le pouvoir ne se situe pas au niveau de la lutte au moyen des droits acquis mais de la lutte pour les droits politiques.

Cette situation n'est évidemment pas le fruit du hasard ; le fait que fassent défaut les fondements constitutionnels d'une souveraineté populaire dans un pays où le mouvement ouvrier est très développé est la forme nécessaire de la domination du capital. Cela exprime le fait que le pouvoir réel est entre les mains de la classe dominante. Aussi longtemps que ce pouvoir est intact, la bourgeoisie ne peut tout de même pas nous proposer des moyens, même formels, de l'éconduire pacifiquement. Il faut l'abattre, son pouvoir doit être brisé. La Constitution exprime le rapport de force entre les classes ; mais cette force doit s'éprouver dans le combat. Une modification du rapport de force entre les classes tel qu'il s'exprime au niveau des droits garantis par la Constitution n'est possible que si les classes qui s'affrontent mettent en œuvre leurs moyens d'action dans cette lutte et se mesurent. Ce qui se présente, sous son aspect formel, comme un combat pour les droits politiques essentiels est en réalité, dans son essence la plus profonde, l'entrechoc des deux classes qui s'affrontent de toute leur force, un combat où elles mettent en œuvre leurs plus puissants moyens d'action, où elles s'efforcent de s'affaiblir et en fin de compte de s'anéantir l'une l'autre. Sans doute le combat est-il fait tantôt de victoires et tantôt de défaites, de concessions et de périodes de réactions ; mais il reste qu'il ne peut s'achever que quand l'un des adversaires en présence est abattu, lorsque ses moyens d'action sont anéantis et que le pouvoir politique échoit au vainqueur.

Au cours des combats qui ont eu lieu jusqu'alors, aucune des deux classes en présence n'a été en mesure encore de mettre en œuvre ses plus puissants moyens d'action. La classe dominante, à son grand regret, n'a jamais pu utiliser son arme la plus puissante, sa puissance militaire dans le combat parlementaire et elle a dû assister impuissante, au développement constant de la force du prolétariat. C'est en cela que consiste la signification historique du combat parlementaire comme méthode à l'époque où le prolétariat était encore faible, dans la première phase de son essor. Mais ainsi, le prolétariat n'a pas non plus mis en œuvre ses moyens d'action les plus puissants ; dans cette phase, seul son nombre et sa clairvoyance politique comptaient ; mais n'entraient pas en jeu alors sa place centrale dans le procès de production, pas plus que sa formidable puissance organisationnelle (qui ne fut mise en œuvre que dans le combat syndical, pas dans le combat politique contre l'Etat). Ainsi, les combats qui ont eu lieu jusqu'à ce jour n'ont été au fond que des combats d'avant-poste : de part et d'autre, on conservait en réserve l'essentiel de ses forces. Au cours des luttes pour le pouvoir qui s'annoncent, les deux classes antagonistes devront utiliser leurs armes les plus puissantes, leurs moyens d'action les plus radicaux : à défaut de cela, aucun déplacement décisif du rapport de force n'est possible. La classe dominante essaiera d'écraser dans le sang le mouvement ouvrier. Le prolétariat entreprendra des actions de masse, allant crescendo du rassemblement le plus simple aux manifestations de rue et aux grèves de masse les plus vigoureuses.

Ces actions de masse présupposent que le prolétariat ait déjà considérablement développé sa force ; elles ne sont possibles qu'à une étape avancée de l'évolution sociale, car elles requièrent des qualités morales et intellectuelles, un savoir et une discipline de la part des travailleurs qui ne peuvent qu'être le fruit de luttes politiques et syndicales de longue haleine. Pour que des actions de masse soient conduites avec succès, il faut que les travailleurs disposent d'une conscience sociale et politique suffisamment développée pour être aptes à discerner et apprécier quelles sont les conditions préalables de telles luttes, leurs effets, leur dangers, lorsqu'on les entreprend et lorsqu'on les interrompt. Que la classe dominante mette brutalement en œuvre son arsenal répressif, qu'elle interdise la presse, interdise les rassemblements, incarcère les dirigeants de la lutte, qu'elle rende impossible aux travailleurs de se concerter normalement, qu'elle cherche à les intimider en proclamant l'état de siège, à les décourager en répandant de fausses nouvelles : le succès de cette politique sera alors suspendu à la clairvoyance plus ou moins grande dont saura faire preuve le prolétariat, à la solidité de sa discipline, à sa confiance en lui-même, à sa solidarité, à la force de son enthousiasme pour la grande cause commune. Dans une telle épreuve, la violence autoritaire de l'Etat bourgeois et l'élan vaillant des masses travailleuses en rébellion se mesurent jusqu'à ce que l'emporte le plus fort.

Nous devons nous préparer à ce que l'Etat ne recule pas devant l'adoption des mesures extrêmes que nous venons d'évoquer. Qu'il soit placé dans une situation offensive ou défensive, le prolétariat cherche toujours, en recourant aux actions de masse, à avoir barre sur le pouvoir d'Etat, à peser sur lui directement, à exercer sur lui une pression morale, le contraindre à se plier à sa volonté. Cela est possible parce que le pouvoir d'Etat est étroitement dépendant de la poursuite normale de l'activité économique. Si le processus de production se trouve perturbé par des grèves de masse, l'Etat se trouve d'un coup placé face à des impératifs anormalement difficiles à remplir. Il doit rétablir l' « ordre », mais comment ? Peut-être est-il en état d'empêcher que les masses manifestent, mais il ne peut les contraindre à retourner au travail ; tout au plus peut-il essayer de les démoraliser. Placé face à ces tâches nouvelles, confronté à la peur et l'émoi de la classe possédante qui incite le gouvernement tantôt à aller de l'avant, tantôt à céder, le pouvoir peut très bien perdre la tête, être incapable de faire montre d'une volonté ferme et unie : l'Etat se trouve alors atteint à la source de son pouvoir, de sa force, de son autorité, il perd confiance en lui-même.

La situation est pire encore quand surviennent des grèves dans les moyens de communication qui perturbent les liaisons entre autorités locales et pouvoir central, en démembrent ainsi tout l'édifice organisationnel, morcèlent la pieuvre gigantesque dont les membres se contorsionnent impuissants - comme cela fut le cas un moment pendant la grève d'Octobre au cours de la Révolution russe.

Tantôt le gouvernement aura recours à la force et il dépendra alors de la détermination du prolétariat que cela lui soit profitable ou non ; tantôt il cherchera à apaiser les masses en faisant preuve de souplesse, en faisant des promesses, ce qui signifie alors que la lutte des masses est - entièrement ou partiellement - victorieuse. Bien sûr, l'affaire n'est pas terminée pour autant. Lorsqu'un droit important est conquis, peut intervenir une période d'accalmie pendant laquelle on en tire parti autant que faire se peut. Mais, ensuite, le combat reprendra nécessairement ; le gouvernement ne peut pas se permettre d'accorder des droits politiques qui placent les masses dans une position de pouvoir décisive ; ou alors, s'il doit le faire, il tentera de les lui reprendre par la suite ; par ailleurs, les masses ne peuvent cesser la lutte avant qu'elles n'aient entre les mains les clés du pouvoir d'Etat. Ainsi, le combat recommence sans cesse, organisation contre organisation ; sans répit, le pouvoir d'Etat se trouve exposé à l'action dissolvante, disloquante des actions de masse. Le combat ne cesse qu'avec la complète destruction de l'organisation étatique. L'organisation de la majorité du peuple a alors manifesté sa supériorité en anéantissant l'organisation de la minorité dominante.

Mais, pour en arriver là, il faut que les luttes de masse influent de la manière la plus profonde sur le prolétariat lui-même et le transforment. Ces luttes de masse, comme tous les combats politiques et syndicaux menés jusqu'alors, accroissent la force du prolétariat ; simplement, elles le font d'une manière beaucoup plus ample, beaucoup plus puissante, radicale. Lorsque ont lieu des actions de masse qui agitent l'ensemble de la vie sociale jusque dans ses tréfonds, tous les esprits en sont ébranlés ; c'est avec une attention passionnée que tous, y compris ceux qui, habituellement, se contentent de jeter leur bulletin dans l'urne, suivent l'évolution rapide de la situation. Quant à ceux qui participent à l'action, il leur faut concentrer de façon très intense toute leur attention sur la situation politique qui détermine leur action ; ainsi, leur conscience sociale, leur vision politique globale progresse en ces périodes de crise politique davantage en l'espace de quelques jours que, normalement, en l'espace de plusieurs années. Ces combats placent le prolétariat face à des exigences élevées, tout en faisant apparaître les moyens d'y faire face dans la pratique du combat, les expériences de la victoire et de la défaite. Au fur et à mesure que se développe la lutte, croît la maturité du prolétariat qui le rend apte à mener de difficiles combats par la suite.

Il ne s'agit pas là seulement de la conscience politique, mais aussi de l'organisation, même si, souvent, on affirme le contraire. On redoute souvent qu'au fil de ces dangereux combats, l'organisation prolétarienne, son atout le plus fort, ne risque d'être anéantie ; c'est cette crainte qui fonde l'aversion qu'inspire l'utilisation de la grève de masse chez ceux qui consacrent tout leur temps à diriger les grandes organisations prolétariennes de notre époque. Ils craignent que dans cet affrontement entre les organisations prolétariennes et celle de l'Etat, les premières qui sont les plus faibles aient nécessairement le dessous. C'est que l'Etat a encore le pouvoir de dissoudre sans autre forme de procès les organisations ouvrières qui s'aventurent à engager le combat contre lui, de les empêcher de poursuivre quelque activité que ce soit, de saisir leurs caisses, d'emprisonner leur dirigeants ; et il est certain qu'il ne se laissera pas retenir sur cette voie par quelque scrupule juridique ou moral. Pourtant, ces actions violentes ne lui seront d'aucune utilité ; ce faisant, il ne peut détruire que l'enveloppe extérieure de l'organisation du prolétariat, pas son être même. Il ne faut pas confondre l'organisation du prolétariat que nous considérons comme son moyen d'action le plus important et les organisations et associations dans leur forme actuelle qui sont le cadre de l'action du prolétariat dans une situation où, comme aujourd'hui, l'ordre bourgeois est encore stable. Dans son être même, cette organisation est quelque chose d'intellectuel qui représente un total bouleversement dans l'identité des prolétaires. Peut-être la classe dominante anéantira-t[1]elle en apparence les organisations existantes en faisant donner sans scrupule ses forces de police et sa justice ; mais cela ne suffira pas à faire retomber les travailleurs dans l'état d'atomisation qui était auparavant le leur, à une époque où ils n'agissaient qu'au gré de leurs humeurs, de leurs intérêts. Ils demeurent animés par le même esprit, la même discipline, la même cohésion, la même habitude de l'action organisée et ils trouveront ainsi de nouvelles formes d'action. Sans doute une agression de la classe dominante comme celle que nous avons évoquée peut-elle porter un coup sévère au prolétariat, mais sans briser l'essentiel de sa force, pas plus que la loi contre les socialistes ne put abattre le socialisme, même si cette loi empêchait l'organisation et l'agitation socialistes sous leur forme normale.

Inversement, l'organisation est considérablement renforcé par les luttes de masse. De telles luttes secouent des centaines de milliers de travailleurs qui n'adhèrent pas encore, aujourd'hui, à notre cause - qu'ils soient indifférents, craintifs ou sceptiques - et les entraînent au combat. Dans le cours indolent de l'Histoire, fait du train-train de la lutte quotidienne, tel que nous l'avons connu jusqu'à nos jours, les divergences idéologiques jouent un grand rôle et divisent les travailleurs ; mais en période révolutionnaire, quand le combat prend une tournure plus radicale, quand il tranche rapidement la situation, c'est le sens de classe naturel qui s'impose irrésistiblement - et si ce n'est pas du premier coup, ce sera d'une manière d'autant plus certaine par la suite. Ce processus renforcera la solidité de l'organisation ; la discipline, soumise à l'épreuve la plus rude par ces combats difficiles deviendra solide comme l'acier : c'est qu'elle doit le devenir. Ce sont ces combats eux-mêmes qui accroîtront la force encore insuffisante du prolétariat au point qu'il devienne capable d'affirmer sa domination sur la société.

Mais la classe dominante ne pourra-t-elle pas infliger aux travailleurs au cours de ces luttes de masse une défaite certaine, en mettant en œuvre ses armes les plus acérées, en recourant à une violence sanglante ? Elle a montré, à l'occasion des manifestations pour la réforme du système électoral du début de 1910 qu'elle ne recule pas devant l'emploi d'une telle violence. Mais il est apparu à la même occasion que le sabre du sergent de ville ne peut rien face à une masse populaire déterminée. On a pu, en le brandissant, gravement toucher un certain nombre de gens, mais pas intimider la masse au point qu'elle renonce à son dessein, à manifester, alors que des centaines de milliers de personnes étaient là, déterminées, enthousiastes, disciplinées. Il en va autrement lorsque c'est l'armée qu'on met en œuvre contre les masses populaires ; celles-ci ne peuvent manifester quand elles essuient les salves de troupes régulières lourdement armées. Mais cela n'avance pas beaucoup la classe dominante. Car ce sont les fils du peuple qui composent l'armée, et, de plus en plus, notamment, des jeunes prolétaires qui ont acquis à la maison des éléments de conscience de classe et les ont apportés à l'armée. Cela ne signifie pas que cette armée puisse aussitôt échapper aux mains de la bourgeoisie : la discipline de fer va, mécaniquement, pour ainsi dire, refouler toute réflexion critique.

Mais ce qui était, dans une certaine mesure, vrai des anciennes armées de mercenaires, à savoir qu'à long terme on ne pouvait les utiliser contre le peuple, l'est plus encore des armées populaires modernes. Même une discipline de fer ne résiste pas à pareil emploi. Rien n'ébranle aussi sûrement la discipline que l'injonction (parfois suivie d'effet) faite aux soldats de tirer sur leurs frères de classe, sur le peuple, alors qu'il ne prétend rien faire d'autre que se rassembler ou défiler pacifiquement. C'est précisément pour conserver intacte la discipline de l'armée au cas où éclaterait une révolution que le gouvernement des Junkers a évité jusqu'alors, en Allemagne, d'utiliser la troupe contre les grèves. C'est là un habile calcul, mais cela ne suffira pas à le tirer d'affaire. Les réactionnaires qui ne cessent d'appeler à une « solution militaire » de la question ouvrière ne se doutent pas que, ce faisant, ils ne font qu'accélérer leur propre chute. Si la gouvernement est contraint d'utiliser l'armée contre les actions de masse du prolétariat, cette arme perd autant de sa force intrinsèque. Elle est comme un glaive étincelant qui inspire le respect, peut infliger de profondes blessures, mais commence à perdre son tranchant dès qu'on l'utilise. Et, si elle vient à perdre cette arme, la classe dominante perd son ultime, son plus puissant moyen d'action, elle reste sans défense.

La révolution sociale est le processus de la dissolution progressive, graduelle de l'ensemble des moyens d'action de la classe dominante, en particulier de l'Etat, le processus au cours duquel s'édifie de manière constante la force du prolétariat, ceci jusqu'à son complet achèvement. Il faut qu'au début de ce processus le prolétariat ait accédé à un niveau relativement élevé de compréhension politique fondée sur la conscience de classe, de force intellectuelle et de solidité organisationnelle pour qu'il soit capable d'entreprendre les combats difficiles qui succèdent à cette phase ; mais ce n'est pas tout, pourtant. Si le prestige de l'Etat et de la classe dominante qui les considèrent comme leurs ennemis est alors ruiné dans les masses, le pouvoir matériel de la bourgeoise est encore intact. Au terme du processus révolutionnaire, il ne reste plus rien de ce pouvoir ; le peuple travailleur dans son ensemble est devenu capable d'assurer sa domination, bien organisé, déterminant son propre sort en connaissance de cause, il peut commencer à prendre en main la production.

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