L'évolution politique et sociale au cours de ces dernières années a placé toujours plus la question des actions de masse sur le devant de la scène. A partir des enseignements de la Révolution russe, les actions de masse ont été prises en compte en 1905, sur le plan théorique, comme appartenant à l'arsenal de la lutte de classe ; en 1908 et 1910, elles ont, d'un seul coup, pratiquement, fait une entrée en scène grandiose dans le combat pour la réforme du système électoral en Prusse ; et depuis, rejetées, de façon momentanée seulement, à l'arrière-plan par les besoins de la lutte électorale, elles ont été l'objet de débats et de discussions approfondis. Ce n'est pas un hasard. Cela découle, d'une part, de la force croissante du prolétariat et, de l'autre, c'est une conséquence inévitable de la nouvelle figure du capitalisme que nous désignons du terme d'impérialisme.
D'où provient l'impérialisme,
et quelles sont ses forces motrices, c'est une question que nous n'aborderons
pas ici ; procédons simplement à l'inventaire des phénomènes qui le
caractérisent et des effets qu'il engendre : la politique de grande puissance,
la course aux armements, notamment la construction de flottes de guerre, les
conquêtes coloniales, la pression fiscale croissante, le danger de guerre, la
montée dans la bourgeoise d'un état d'esprit agressif, d'une mentalité de
maître du monde, le triomphe de la réaction en politique intérieure, le coup
d'arrêt porté aux réformes sociales, le renforcement des liens de solidarité au
sein du patronat, l'aggravation des conditions de la lutte syndicale, la cherté
croissante de la vie. Tout ceci oblige la classe ouvrière à mener le combat de
façon différente. Dans le passé, elle a pu, parfois, nourrir l'espoir qu'elle
pourrait aller de l'avant lentement mais sûrement : grâce à l'amélioration des
conditions de travail au plan syndical, grâce aux réformes sociales et à
l'extension de ses droits politiques, au plan politique. Mais maintenant, elle
doit mobiliser toutes ses forces pour ne pas être délogée de ses positions, en
ce qui concerne son niveau du vie et les droits qu'elle a conquis. Elle était à
l'offensive, elle est maintenant acculée à la défensive. De ce fait, la lutte
de classe gagne en acuité et tend à se généraliser ; la force motrice du
combat, ce n'est plus l'espoir d'améliorer sa situation, c'est, de façon
croissante, la triste nécessité de faire face à la détérioration de ses
conditions de vie. L'impérialisme fait peser de nouveaux dangers, de nouvelles
catastrophes sur les masses populaires - classes petites-bourgeoises aussi bien
qu'ouvriers -, il fouette ainsi leur résistance ; les impôts, le
renchérissement de la vie, les dangers de guerre les contraignent à se défendre
avec bec et ongles. Mais ces facteurs n'ont leur origine qu'en partie dans les
décrets parlementaires, et ce n'est donc que partiellement qu'ils peuvent être
combattus au Parlement. Il faut que les masses elles-mêmes entrent en lice,
qu'elles fassent valoir directement leurs prérogatives, qu'elles exercent une
pression sur la classe dominante. A cette nécessité s'ajoutent les possibilités
qu'offre la force croissante du prolétariat ; la contradiction entre
l'impuissance du Parlement , celle de nos fractions parlementaires à combattre
ces phénomènes, et la conscience sans cesse accrue que le prolétariat a de sa
force, l'aiguise. Pour cette raison, les actions de masse sont une conséquence
naturelle du développement du capitalisme moderne en impérialisme, elles sont
sans cesse davantage la forme de combat qui s'impose contre lui.
L'impérialisme et les actions
de masse sont des phénomènes nouveaux dont on ne peut saisir et maîtriser
l'essence et l'importance que petit à petit. Ce n'est que grâce à la discussion
ouverte dans le Parti que l'on y parviendra, et c'est pour cette raison que la
plupart des débats dans le Parti au cours des dernières années tournent autour
de ces questions. Ces discussions transforment notre façon de penser et de
sentir, elles orientent les esprits dans une nouvelle direction qui dépasse
l'opposition entre radicalisme et révisionnisme découlant avant tout de la
tactique de lutte parlementaire. Elles divisent, provisoirement ou durablement,
ceux qui, jusqu'alors, menaient le combat au coude à coude, ne se connaissaient
pas de divergences ; ce phénomène entraîne, dès que la discussion commence à
s'enflammer, de pénibles et regrettables malentendus qui donnent aux débats une
tournure particulièrement âpre. Il est d'autant plus nécessaire, si l'on veut
éclaircir ces divergences, de débattre des fondements de la tactique de combat
du prolétariat. Nous allons articuler notre propos, pour avancer dans le débat,
à deux articles du camarade Kautsky essentiellement, qui ont été publiés l'an
dernier.
Le
pouvoir de la bourgeoisie et celui du prolétariat
Le pouvoir d'Etat est l'organe
de la société qui dispose du droit et de la loi. La domination politique, la
maîtrise du pouvoir d'Etat, tel doit donc être le but de toute classe
révolutionnaire. La conquête du pouvoir politique est la condition préalable du
socialisme. Actuellement, la bourgeoisie dispose du pouvoir d'Etat et l'utilise
de façon à façonner le droit et la loi dans le sens de ses intérêts
capitalistes, et ainsi à les maintenir. Mais elle se trouve réduite de plus en
plus à une position de minorité qui, de surcroît, joue un rôle décroissant sur
la plan économique, dans le procès de production. La classe ouvrière constitue
une majorité toujours plus forte de la population, c'est elle qui remplit la
fonction économique la plus importante ; c'est ce facteur qui fait qu'à coup
sûr elle sera capable de conquérir le pouvoir politique.
Il faut examiner de plus près
les conditions et les méthodes de cette révolution politique. Pourquoi la
classe ouvrière, bien que par son nombre et son poids économique elle l'emporte
sur la bourgeoisie, n'a-t-elle encore jamais pu imposer sa domination ?
Comment, comme ce fut presque
toujours le cas au cours de l'histoire de la civilisation, une petite minorité
d'exploiteurs a-t-elle pu imposer sa domination à une grande masse populaire
exploitée ? C'est qu'interviennent ici beaucoup d'autres facteurs sur lesquels
se fonde sa domination.
Le premier d'entre eux, c'est
la supériorité de la minorité dominante sur le plan intellectuel. En tant que
classe qui vit de la plus-value et dirige la production, elle dispose du
monopole de la formation intellectuelle, de la connaissance scientifique ; sa
vision globale qui embrasse l'ensemble de la société lui permet, même quand
elle est menacée très sérieusement par les masses en rébellion, à découvrir de
nouvelles ressources et de duper les masses pleines de naïveté, tantôt grâce à
sa confiance en elle-même et sa capacité d'endurer, tantôt en portant des coups
fourrés. Qu'il suffise de citer, à titre d'exemple, les soulèvements d'esclaves
dans l'Antiquité et toutes les révoltes paysannes au Moyen Age. Le pouvoir
spirituel est le pouvoir le plus important dans le monde humain. Dans la
société bourgeoise où une certaine formation intellectuelle devient le
patrimoine commun de toutes les classes, ce n'est plus tant la classe dominante
qui s'assure le monopole de l'activité intellectuelle que la bourgeoisie qui
impose sa domination intellectuelle à la masse populaire. Grâce à l'Ecole,
l'Eglise, la presse bourgeoise, elle empoisonne sans répit les grandes masses
du prolétariat avec des idées bourgeoises. Cette dépendance intellectuelle
vis-à-vis de la bourgeoisie constitue la principale cause de la faiblesse du
prolétariat.
Le second facteur, le plus
important, sur lequel se fonde la force de la classe dominante, c'est, par
ailleurs, la rigidité, la solidité de son organisation. Un petit nombre de
personnes bien organisé est toujours plus fort qu'une masse importante mais
dépourvue d'organisation. Cette organisation de la classe dominante est le
pouvoir d'Etat. Elle se présente comme l'ensemble des employés de l'Etat qui,
disséminés partout dans les masses populaires y représentent les autorités,
tout en étant dirigés d'une façon particulière par le siège central du
gouvernement. L'unité de volonté qui part du sommet constitue la force
intrinsèque et l'essence de cette organisation. Ainsi, elle dispose d'une
supériorité morale colossale qui se traduit par l'assurance avec laquelle elle
agit face aux masses dépourvues de cohésion, dépourvues de toute volonté
commune. Elle est en quelque sorte une gigantesque pieuvre dont les tentacules
très fines, mises en mouvement par le cerveau situé au centre, pénètrent dans
tous les coins et recoins du pays, elle constitue un organisme cohérent face
auquel les autres hommes, quel que puisse être leur nombre, ne sont que des
atomes impuissants. Chaque individu séparé qui ne fait pas montre d'obéissance
est, pour ainsi dire, automatiquement saisi et écrasé par cet ingénieux
mécanisme ; les masses le savent, et c'est pour cela qu'elles ne bronchent pas.
Mais que l'esprit de rébellion
s'empare des masses et voilà que s'évanouit leur respect de l'autorité, voilà
que s'assemblent les atomes, mus par l'idée qu'ils viendront aisément à bout de
quelques fonctionnaires ; mais l'Etat dispose alors encore de très puissants
moyens d'action : l'armée, la police. Celles-ci, il est vrai, ne constituent
que de petits détachements, des minorités, mais elles sont équipées d'armes
meurtrières, soudées ensemble par une sévère discipline militaire qui en fait
des formations invulnérables agissant comme des machines, des automates entre
les mains de ceux qui les commandent. Face à cette puissance, la masse
populaire, même quand elle cherche à s'armer, demeure sans défense.
Une classe montante peut
s'emparer du pouvoir d'Etat et le conserver, en raison de ce qu'elle représente
sur le plan économique, en raison de sa force ; c'est ce que fit la
bourgeoisie, en sa qualité de classe dirigeante de la production capitaliste et
de propriétaire de l'argent. Mais plus elle est superflue sur le plan
économique, plus elle est réduite à un rôle de classe parasite et plus ce qui
faisait sa force s'estompe. Disparaissent alors son prestige et sa supériorité
intellectuelle, et il ne demeure finalement, comme seul fondement de sa
domination, que le pouvoir d'Etat dont elle dispose, et tous ses moyens d'action.
Si le prolétariat veut conquérir le pouvoir, il doit vaincre le pouvoir d'Etat,
la forteresse où s'est retranchée la classe possédante. Le combat du
prolétariat n'est pas simplement un combat contre la bourgeoisie, pour le
pouvoir d'Etat en tant qu'objet, c'est aussi un combat contre le pouvoir
d'Etat. Le problème de la révolution sociale peut s'exprimer, d'une manière
concentrée, comme suit : il s'agit de développer la force du prolétariat au
point qu'elle soit supérieure à celle de l'Etat ; le contenu de cette
révolution, c'est l'anéantissement et la dissolution des moyens d'action de
l'Etat par ceux du prolétariat.
La force du prolétariat tient
en premier lieu à un facteur qui est indépendant de notre action et que nous
avons déjà mentionné plus haut : son nombre et son rôle économique, deux
facteurs auxquels l'évolution économique donne une importance sans cesse
croissante et qui font de la classe ouvrière celle qui joue un rôle toujours
plus déterminante dans la société. Par ailleurs, deux autres facteurs
importants fondent la puissance de la classe ouvrière, facteurs que l'ensemble
du mouvement ouvrier s'efforce de développer : le savoir et l'organisation.
Dans sa forme première, la plus simple, le savoir est cette conscience de
classe qui, progressivement, permet d'accéder à la compréhension de l'essence
du combat politique, de la lutte de classe, de la nature du développement
capitaliste. La conscience de classe du travailleur le libère de la dépendance
intellectuelle vis-à-vis de la bourgeoisie, son savoir politique et social lui
permet de briser la supériorité intellectuelle de la classe dominante ; il ne
reste plus à celle-ci que la force matérielle brutale. Chaque jour, l'histoire
nous montre à quel point l'avant-garde du prolétariat dépasse déjà sur ce plan
la classe dominante.
L'organisation rassemble dans
un cadre unique des individus qui, auparavant, se trouvaient atomisés. Avant
l'organisation, la volonté de chacun s'orientait indépendamment de tous les
autres ; l'organisation, cela signifie l'unité de toutes les volontés
individuelles agissant dans la même direction. Aussi longtemps que les
différentes atomes s'orientent en tous sens, ils se neutralisent les uns les
autres et l'addition de leurs actions est égale à zéro ; mais qu'ils se mettent
à agir tous dans le même sens, et l'ensemble de la masse se tiendra derrière
cette force, derrière cette volonté commune. Le ciment qui les unit et les
force à marcher ensemble, c'est la discipline ; grâce à elle, l'activité de
chacun ne découle pas de son propre jugement, de sa propre inclination, de son
propre intérêt, mais de la volonté et de l'intérêt de la collectivité.
L'habitude contractée dans le travail organisé de la grande entreprise de
subordonner sa propre activité à l'ensemble, crée, dans le prolétariat moderne,
les prémisses qui permettent de développer de telles organisations. La pratique
de la lutte de classe construit de telles organisations, accroît sans cesse
leur dimension, leur donne un ciment, la discipline, toujours plus solidement.
L'organisation est l'arme la plus puissante du prolétariat. Cette force
colossale qui est celle d'une minorité au pouvoir dotée d'une organisation
solide ne peut être défaite que par la force plus colossale encore que
constitue l'organisation de la majorité.
Le développement constant de
ces facteurs (rôle économique essentiel, savoir et organisation) fait que la
force du prolétariat vient à l'emporter sur celle de la classe dominante [Nous
n'examinons pas ici dans quelle mesure ces facteurs se développent constamment
au fil des luttes parlementaires et syndicales ; nous renvoyons à notre texte :
« Les divergences stratégiques dans le mouvement ouvrier » où je traite cette
question précisément, dans le détail.] ; ce n'est que quand ces conditions sont
remplies que devient possible la révolution sociale. Cela fait apparaître en
toute clarté combien la vieille idée d'une conquête rapide du pouvoir politique
par une minorité était une illusion. Sans doute cette perspective ne pouvait[1]elle
pas être exclue d'emblée et elle aurait pu donner un formidable élan à
l'évolution sociale, si elle s'était réalisée ; mais, dans son essence, la
Révolution est tout autre chose. La révolution conclut un processus de
transformation radicale qui bouleverse l'essence et l'identité profonde de la
masse populaire exploitée. Au cours de ce processus, d'un amas d'individus
bornés, ignorants, vivant chacun l'œil rivé sur sa situation propre,
n'obéissant qu'à ses intérêts propres, on passe à une armée solidement
charpentée, rassemblant des combattants aux vastes desseins, mus par le
sentiment de l'intérêt général. Auparavant, nous avions une masse impuissante,
docile, d'une inertie de cadavre face à la force dominante qui, elle, est bien
organisée et sait ce qu'elle veut, qui manipule la masse à son gré ; et voilà
que cette masse se transforme en humanité organisée, capable de déterminer son
propre sort en exerçant sa volonté consciente, capable de faire face crânement
à la vieille puissance dominante. Elle était passive ; elle devient une masse
active, un organisme doté de sa vie propre, cimentée et structurée par
elle-même, dotée de sa propre conscience, de ses propres organes.
La condition fondamentale pour
que soit abolie la domination du capital, c'est que la masse prolétarienne soit
solidement organisée et inspirée par l'esprit du socialisme. Que cette
condition soit remplie de manière satisfaisante, et la domination du
capitalisme devient impossible. Cet essor des masses, leur organisation, leur
accession à la conscience constituent ainsi déjà l'essentiel, le noyau du
socialisme. La domination de l'Etat capitaliste qui commence par chercher à
entraver par la contrainte le libre développement de ce nouvel organisme vivant
se réduit sans cesse davantage à n'être qu'une coquille vide, comme la coquille
qui enferme l'oisillon - et éclate. Sans doute, pour en finir avec cette
domination, pour conquérir le pouvoir, reste-t-il encore beaucoup de pain sur
la planche, le combat est-il loin de toucher à son terme ; mais ce qui compte
vraiment, c'est que la croissance de l'organisme prolétarien, le développement
de cette force de la classe ouvrière nécessaire à la victoire constituent la
base, la condition préalable de cette destruction du pouvoir en place
La
conquête du pouvoir politique
L'illusion que le pouvoir
puisse être conquis par la voie parlementaire repose sur l'idée fondamentale
selon laquelle le Parlement élu par le peuple constitue l'organe législatif le
plus important. Si c'était le régime parlementaire et la démocratie qui régissaient
la société, si le Parlement disposait de l'ensemble du pouvoir d'Etat, si la
majorité du peuple disposait du Parlement, le combat politico-parlementaire,
c'est-à-dire la conquête progressive de la majorité du peuple par la pratique
parlementaire, le travail d'éveil des masses et la lutte électorale
constitueraient la voie correcte pour conquérir le pouvoir d'Etat. Mais ces
conditions préalables ne sont pas remplies ; nulle part elles ne le sont, et en
Allemagne moins qu'ailleurs. Il faut d'abord que ces conditions soient créées
par les luttes pour l'aménagement de la Constitution, avant tout par la
conquête d'un mode de scrutin démocratique. Si l'on prend le côté formel des
choses, il y a deux aspects dans la conquête du pouvoir politique : d'abord la
mise en place des fondements constitutionnels de cette lutte, la conquête des
droits politiques de la masse et ensuite l'utilisation correcte de ces droits,
la conquête de la majorité populaire pour le socialisme. Là où est déjà en
place la démocratie, c'est le second aspect qui est le plus important ; mais,
inversement, là où de larges masses sont déjà gagnées à notre cause mais où
font défaut les droits, comme en Allemagne, le centre de gravité du combat pour
le pouvoir ne se situe pas au niveau de la lutte au moyen des droits acquis
mais de la lutte pour les droits politiques.
Cette situation n'est
évidemment pas le fruit du hasard ; le fait que fassent défaut les fondements
constitutionnels d'une souveraineté populaire dans un pays où le mouvement ouvrier
est très développé est la forme nécessaire de la domination du capital. Cela
exprime le fait que le pouvoir réel est entre les mains de la classe dominante.
Aussi longtemps que ce pouvoir est intact, la bourgeoisie ne peut tout de même
pas nous proposer des moyens, même formels, de l'éconduire pacifiquement. Il
faut l'abattre, son pouvoir doit être brisé. La Constitution exprime le rapport
de force entre les classes ; mais cette force doit s'éprouver dans le combat.
Une modification du rapport de force entre les classes tel qu'il s'exprime au
niveau des droits garantis par la Constitution n'est possible que si les
classes qui s'affrontent mettent en œuvre leurs moyens d'action dans cette
lutte et se mesurent. Ce qui se présente, sous son aspect formel, comme un
combat pour les droits politiques essentiels est en réalité, dans son essence
la plus profonde, l'entrechoc des deux classes qui s'affrontent de toute leur
force, un combat où elles mettent en œuvre leurs plus puissants moyens
d'action, où elles s'efforcent de s'affaiblir et en fin de compte de s'anéantir
l'une l'autre. Sans doute le combat est-il fait tantôt de victoires et tantôt
de défaites, de concessions et de périodes de réactions ; mais il reste qu'il
ne peut s'achever que quand l'un des adversaires en présence est abattu,
lorsque ses moyens d'action sont anéantis et que le pouvoir politique échoit au
vainqueur.
Au cours des combats qui ont
eu lieu jusqu'alors, aucune des deux classes en présence n'a été en mesure
encore de mettre en œuvre ses plus puissants moyens d'action. La classe
dominante, à son grand regret, n'a jamais pu utiliser son arme la plus
puissante, sa puissance militaire dans le combat parlementaire et elle a dû
assister impuissante, au développement constant de la force du prolétariat.
C'est en cela que consiste la signification historique du combat parlementaire
comme méthode à l'époque où le prolétariat était encore faible, dans la
première phase de son essor. Mais ainsi, le prolétariat n'a pas non plus mis en
œuvre ses moyens d'action les plus puissants ; dans cette phase, seul son
nombre et sa clairvoyance politique comptaient ; mais n'entraient pas en jeu
alors sa place centrale dans le procès de production, pas plus que sa
formidable puissance organisationnelle (qui ne fut mise en œuvre que dans le
combat syndical, pas dans le combat politique contre l'Etat). Ainsi, les
combats qui ont eu lieu jusqu'à ce jour n'ont été au fond que des combats
d'avant-poste : de part et d'autre, on conservait en réserve l'essentiel de ses
forces. Au cours des luttes pour le pouvoir qui s'annoncent, les deux classes
antagonistes devront utiliser leurs armes les plus puissantes, leurs moyens
d'action les plus radicaux : à défaut de cela, aucun déplacement décisif du
rapport de force n'est possible. La classe dominante essaiera d'écraser dans le
sang le mouvement ouvrier. Le prolétariat entreprendra des actions de masse,
allant crescendo du rassemblement le plus simple aux manifestations de rue et
aux grèves de masse les plus vigoureuses.
Ces actions de masse
présupposent que le prolétariat ait déjà considérablement développé sa force ;
elles ne sont possibles qu'à une étape avancée de l'évolution sociale, car
elles requièrent des qualités morales et intellectuelles, un savoir et une
discipline de la part des travailleurs qui ne peuvent qu'être le fruit de
luttes politiques et syndicales de longue haleine. Pour que des actions de
masse soient conduites avec succès, il faut que les travailleurs disposent
d'une conscience sociale et politique suffisamment développée pour être aptes à
discerner et apprécier quelles sont les conditions préalables de telles luttes,
leurs effets, leur dangers, lorsqu'on les entreprend et lorsqu'on les
interrompt. Que la classe dominante mette brutalement en œuvre son arsenal
répressif, qu'elle interdise la presse, interdise les rassemblements, incarcère
les dirigeants de la lutte, qu'elle rende impossible aux travailleurs de se
concerter normalement, qu'elle cherche à les intimider en proclamant l'état de
siège, à les décourager en répandant de fausses nouvelles : le succès de cette
politique sera alors suspendu à la clairvoyance plus ou moins grande dont saura
faire preuve le prolétariat, à la solidité de sa discipline, à sa confiance en
lui-même, à sa solidarité, à la force de son enthousiasme pour la grande cause
commune. Dans une telle épreuve, la violence autoritaire de l'Etat bourgeois et
l'élan vaillant des masses travailleuses en rébellion se mesurent jusqu'à ce
que l'emporte le plus fort.
Nous devons nous préparer à ce
que l'Etat ne recule pas devant l'adoption des mesures extrêmes que nous venons
d'évoquer. Qu'il soit placé dans une situation offensive ou défensive, le
prolétariat cherche toujours, en recourant aux actions de masse, à avoir barre
sur le pouvoir d'Etat, à peser sur lui directement, à exercer sur lui une
pression morale, le contraindre à se plier à sa volonté. Cela est possible
parce que le pouvoir d'Etat est étroitement dépendant de la poursuite normale
de l'activité économique. Si le processus de production se trouve perturbé par
des grèves de masse, l'Etat se trouve d'un coup placé face à des impératifs
anormalement difficiles à remplir. Il doit rétablir l' « ordre », mais comment
? Peut-être est-il en état d'empêcher que les masses manifestent, mais il ne
peut les contraindre à retourner au travail ; tout au plus peut-il essayer de
les démoraliser. Placé face à ces tâches nouvelles, confronté à la peur et
l'émoi de la classe possédante qui incite le gouvernement tantôt à aller de
l'avant, tantôt à céder, le pouvoir peut très bien perdre la tête, être
incapable de faire montre d'une volonté ferme et unie : l'Etat se trouve alors
atteint à la source de son pouvoir, de sa force, de son autorité, il perd
confiance en lui-même.
La situation est pire encore
quand surviennent des grèves dans les moyens de communication qui perturbent
les liaisons entre autorités locales et pouvoir central, en démembrent ainsi
tout l'édifice organisationnel, morcèlent la pieuvre gigantesque dont les
membres se contorsionnent impuissants - comme cela fut le cas un moment pendant
la grève d'Octobre au cours de la Révolution russe.
Tantôt le gouvernement aura
recours à la force et il dépendra alors de la détermination du prolétariat que
cela lui soit profitable ou non ; tantôt il cherchera à apaiser les masses en
faisant preuve de souplesse, en faisant des promesses, ce qui signifie alors
que la lutte des masses est - entièrement ou partiellement - victorieuse. Bien
sûr, l'affaire n'est pas terminée pour autant. Lorsqu'un droit important est
conquis, peut intervenir une période d'accalmie pendant laquelle on en tire
parti autant que faire se peut. Mais, ensuite, le combat reprendra
nécessairement ; le gouvernement ne peut pas se permettre d'accorder des droits
politiques qui placent les masses dans une position de pouvoir décisive ; ou
alors, s'il doit le faire, il tentera de les lui reprendre par la suite ; par
ailleurs, les masses ne peuvent cesser la lutte avant qu'elles n'aient entre
les mains les clés du pouvoir d'Etat. Ainsi, le combat recommence sans cesse,
organisation contre organisation ; sans répit, le pouvoir d'Etat se trouve
exposé à l'action dissolvante, disloquante des actions de masse. Le combat ne
cesse qu'avec la complète destruction de l'organisation étatique. L'organisation
de la majorité du peuple a alors manifesté sa supériorité en anéantissant
l'organisation de la minorité dominante.
Mais, pour en arriver là, il
faut que les luttes de masse influent de la manière la plus profonde sur le
prolétariat lui-même et le transforment. Ces luttes de masse, comme tous les
combats politiques et syndicaux menés jusqu'alors, accroissent la force du
prolétariat ; simplement, elles le font d'une manière beaucoup plus ample,
beaucoup plus puissante, radicale. Lorsque ont lieu des actions de masse qui
agitent l'ensemble de la vie sociale jusque dans ses tréfonds, tous les esprits
en sont ébranlés ; c'est avec une attention passionnée que tous, y compris ceux
qui, habituellement, se contentent de jeter leur bulletin dans l'urne, suivent
l'évolution rapide de la situation. Quant à ceux qui participent à l'action, il
leur faut concentrer de façon très intense toute leur attention sur la
situation politique qui détermine leur action ; ainsi, leur conscience sociale,
leur vision politique globale progresse en ces périodes de crise politique
davantage en l'espace de quelques jours que, normalement, en l'espace de
plusieurs années. Ces combats placent le prolétariat face à des exigences
élevées, tout en faisant apparaître les moyens d'y faire face dans la pratique
du combat, les expériences de la victoire et de la défaite. Au fur et à mesure
que se développe la lutte, croît la maturité du prolétariat qui le rend apte à
mener de difficiles combats par la suite.
Il ne s'agit pas là seulement
de la conscience politique, mais aussi de l'organisation, même si, souvent, on
affirme le contraire. On redoute souvent qu'au fil de ces dangereux combats,
l'organisation prolétarienne, son atout le plus fort, ne risque d'être anéantie
; c'est cette crainte qui fonde l'aversion qu'inspire l'utilisation de la grève
de masse chez ceux qui consacrent tout leur temps à diriger les grandes
organisations prolétariennes de notre époque. Ils craignent que dans cet
affrontement entre les organisations prolétariennes et celle de l'Etat, les
premières qui sont les plus faibles aient nécessairement le dessous. C'est que
l'Etat a encore le pouvoir de dissoudre sans autre forme de procès les
organisations ouvrières qui s'aventurent à engager le combat contre lui, de les
empêcher de poursuivre quelque activité que ce soit, de saisir leurs caisses,
d'emprisonner leur dirigeants ; et il est certain qu'il ne se laissera pas
retenir sur cette voie par quelque scrupule juridique ou moral. Pourtant, ces
actions violentes ne lui seront d'aucune utilité ; ce faisant, il ne peut
détruire que l'enveloppe extérieure de l'organisation du prolétariat, pas son
être même. Il ne faut pas confondre l'organisation du prolétariat que nous
considérons comme son moyen d'action le plus important et les organisations et
associations dans leur forme actuelle qui sont le cadre de l'action du
prolétariat dans une situation où, comme aujourd'hui, l'ordre bourgeois est
encore stable. Dans son être même, cette organisation est quelque chose d'intellectuel
qui représente un total bouleversement dans l'identité des prolétaires.
Peut-être la classe dominante anéantira-t[1]elle en apparence les organisations
existantes en faisant donner sans scrupule ses forces de police et sa justice ;
mais cela ne suffira pas à faire retomber les travailleurs dans l'état
d'atomisation qui était auparavant le leur, à une époque où ils n'agissaient
qu'au gré de leurs humeurs, de leurs intérêts. Ils demeurent animés par le même
esprit, la même discipline, la même cohésion, la même habitude de l'action
organisée et ils trouveront ainsi de nouvelles formes d'action. Sans doute une
agression de la classe dominante comme celle que nous avons évoquée peut-elle
porter un coup sévère au prolétariat, mais sans briser l'essentiel de sa force,
pas plus que la loi contre les socialistes ne put abattre le socialisme, même
si cette loi empêchait l'organisation et l'agitation socialistes sous leur
forme normale.
Inversement, l'organisation
est considérablement renforcé par les luttes de masse. De telles luttes
secouent des centaines de milliers de travailleurs qui n'adhèrent pas encore,
aujourd'hui, à notre cause - qu'ils soient indifférents, craintifs ou
sceptiques - et les entraînent au combat. Dans le cours indolent de l'Histoire,
fait du train-train de la lutte quotidienne, tel que nous l'avons connu jusqu'à
nos jours, les divergences idéologiques jouent un grand rôle et divisent les
travailleurs ; mais en période révolutionnaire, quand le combat prend une
tournure plus radicale, quand il tranche rapidement la situation, c'est le sens
de classe naturel qui s'impose irrésistiblement - et si ce n'est pas du premier
coup, ce sera d'une manière d'autant plus certaine par la suite. Ce processus
renforcera la solidité de l'organisation ; la discipline, soumise à l'épreuve
la plus rude par ces combats difficiles deviendra solide comme l'acier : c'est
qu'elle doit le devenir. Ce sont ces combats eux-mêmes qui accroîtront la force
encore insuffisante du prolétariat au point qu'il devienne capable d'affirmer
sa domination sur la société.
Mais la classe dominante ne
pourra-t-elle pas infliger aux travailleurs au cours de ces luttes de masse une
défaite certaine, en mettant en œuvre ses armes les plus acérées, en recourant
à une violence sanglante ? Elle a montré, à l'occasion des manifestations pour
la réforme du système électoral du début de 1910 qu'elle ne recule pas devant
l'emploi d'une telle violence. Mais il est apparu à la même occasion que le
sabre du sergent de ville ne peut rien face à une masse populaire déterminée.
On a pu, en le brandissant, gravement toucher un certain nombre de gens, mais
pas intimider la masse au point qu'elle renonce à son dessein, à manifester,
alors que des centaines de milliers de personnes étaient là, déterminées, enthousiastes,
disciplinées. Il en va autrement lorsque c'est l'armée qu'on met en œuvre
contre les masses populaires ; celles-ci ne peuvent manifester quand elles
essuient les salves de troupes régulières lourdement armées. Mais cela n'avance
pas beaucoup la classe dominante. Car ce sont les fils du peuple qui composent
l'armée, et, de plus en plus, notamment, des jeunes prolétaires qui ont acquis
à la maison des éléments de conscience de classe et les ont apportés à l'armée.
Cela ne signifie pas que cette armée puisse aussitôt échapper aux mains de la
bourgeoisie : la discipline de fer va, mécaniquement, pour ainsi dire, refouler
toute réflexion critique.
Mais ce qui était, dans une
certaine mesure, vrai des anciennes armées de mercenaires, à savoir qu'à long
terme on ne pouvait les utiliser contre le peuple, l'est plus encore des armées
populaires modernes. Même une discipline de fer ne résiste pas à pareil emploi.
Rien n'ébranle aussi sûrement la discipline que l'injonction (parfois suivie
d'effet) faite aux soldats de tirer sur leurs frères de classe, sur le peuple,
alors qu'il ne prétend rien faire d'autre que se rassembler ou défiler
pacifiquement. C'est précisément pour conserver intacte la discipline de
l'armée au cas où éclaterait une révolution que le gouvernement des Junkers a
évité jusqu'alors, en Allemagne, d'utiliser la troupe contre les grèves. C'est
là un habile calcul, mais cela ne suffira pas à le tirer d'affaire. Les
réactionnaires qui ne cessent d'appeler à une « solution militaire » de la question
ouvrière ne se doutent pas que, ce faisant, ils ne font qu'accélérer leur
propre chute. Si la gouvernement est contraint d'utiliser l'armée contre les
actions de masse du prolétariat, cette arme perd autant de sa force
intrinsèque. Elle est comme un glaive étincelant qui inspire le respect, peut
infliger de profondes blessures, mais commence à perdre son tranchant dès qu'on
l'utilise. Et, si elle vient à perdre cette arme, la classe dominante perd son
ultime, son plus puissant moyen d'action, elle reste sans défense.
La révolution sociale est le
processus de la dissolution progressive, graduelle de l'ensemble des moyens
d'action de la classe dominante, en particulier de l'Etat, le processus au
cours duquel s'édifie de manière constante la force du prolétariat, ceci
jusqu'à son complet achèvement. Il faut qu'au début de ce processus le
prolétariat ait accédé à un niveau relativement élevé de compréhension
politique fondée sur la conscience de classe, de force intellectuelle et de
solidité organisationnelle pour qu'il soit capable d'entreprendre les combats
difficiles qui succèdent à cette phase ; mais ce n'est pas tout, pourtant. Si
le prestige de l'Etat et de la classe dominante qui les considèrent comme leurs
ennemis est alors ruiné dans les masses, le pouvoir matériel de la bourgeoise
est encore intact. Au terme du processus révolutionnaire, il ne reste plus rien
de ce pouvoir ; le peuple travailleur dans son ensemble est devenu capable
d'assurer sa domination, bien organisé, déterminant son propre sort en
connaissance de cause, il peut commencer à prendre en main la production.
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