"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
vendredi 11 juin 2021
PANNEKOEK : DARWINISME ET MARXISME (1909) partie 5
X. Capitalisme et socialisme
La forme particulière que prend la lutte darwinienne pour l'existence comme force motrice
pour le développement dans le monde humain, est déterminée par la sociabilité des hommes et
leur utilisation des outils. Les hommes mènent la lutte collectivement, en groupes. La lutte
pour l'existence, alors qu'elle se poursuit encore entre des membres de groupes différents,
cesse néanmoins chez les membres du même groupe, et elle est remplacée par l’entraide et par
les sentiments sociaux. Dans la lutte entre les groupes, l’équipement technique décide qui sera
le vainqueur ; ceci a comme conséquence le progrès de la technique. Ces deux circonstances
conduisent à des effets différents sous des systèmes sociaux différents. Voyons de quelle
façon ils se manifestent sous le capitalisme.
Lorsque la bourgeoisie prit le pouvoir politique et fit du mode de production capitaliste le
mode dominant, elle commença par briser les barrières féodales et à rendre les gens libres.
Pour le capitalisme, il était essentiel que chaque producteur puisse participer librement à la
lutte concurrentielle, sans qu'aucun lien n’entrave sa liberté de mouvement, qu’aucune activité
ne soit paralysée ou freinée par des devoirs de corporation ou entravée par des statuts
juridiques, car ce n’était qu’à cette condition que la production pourrait développer sa pleine
capacité. Les ouvriers doivent être libres et ne pas être soumis à des contraintes féodales ou de
corporation, parce que c’est seulement en tant qu’ouvriers libres qu’ils peuvent vendre leur
force de travail comme marchandise aux capitalistes, et c’est seulement s’ils sont des
travailleurs libres que les capitalistes peuvent les employer pleinement. C'est pour cette raison
que la bourgeoisie a éliminé tous les liens et les devoirs du passé. Elle a complètement libéré
les gens mais, en même temps, ceux-ci se sont trouvés totalement isolés et sans protection.
Autrefois les gens n’étaient pas isolés ; ils appartenaient à une corporation ; ils étaient sous la
protection d'un seigneur ou d’une commune et ils y trouvaient de la force. Ils faisaient partie
d'un groupe social envers lequel ils avaient des devoirs et dont ils recevaient protection. Ces
devoirs, la bourgeoisie les a supprimés ; elle a détruit les corporations et aboli les rapports
féodaux. La libération du travail voulait aussi dire que l’homme ne pouvait plus trouver refuge nulle part et ne pouvait plus compter sur les autres. Chacun ne pouvait compter que sur
lui-même. Seul contre tous, il devait lutter, libre de tout lien mais aussi de toute protection.
C'est pour cette raison que, sous le capitalisme, le monde humain ressemble le plus au monde
des prédateurs et c'est pour cette raison même que les darwinistes bourgeois ont recherché le
prototype de la société humaine chez les animaux solitaires. C’est leur propre expérience qui
les guidait. Cependant leur erreur consistait dans le fait qu’ils considéraient les conditions
capitalistes comme les conditions humaines éternelles. Le rapport qui existe entre notre
système capitaliste concurrentiel et les animaux solitaires a été exprimé par Engels dans son
livre, L'Anti-Dühring (Chapitre II : Notions théoriques) comme suit : « La grande industrie,
enfin, et l'établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même
temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu'entre industries entières et
pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon
qu'elles sont plus ou moins favorables, décident de l'existence. Le vaincu est éliminé sans
ménagement. C'est la lutte darwinienne pour l'existence de l'individu transposée de la nature
dans la société avec une rage décuplée. La condition de l'animal dans la nature apparaît
comme l'apogée du développement humain. » (marxists.org)
Qu'est-ce qui est en lutte dans la concurrence capitaliste, quelle chose, dont la perfection
décidera de la victoire ?
Ce sont d'abord les outils techniques, les machines. Ici à nouveau s’applique la loi selon
laquelle la lutte mène à la perfection. La machine qui est la plus perfectionnée surpasse celle
qui l’est moins, les machines de mauvaise qualité et le petit outillage sont éliminés, et la
technique industrielle fait des avancées colossales vers une productivité toujours plus grande.
C'est la véritable application du darwinisme à la société humaine. La chose qui lui est
particulière, c'est que, sous le capitalisme, il y a la propriété privée et que, derrière chaque
machine, il y a un homme. Derrière la machine gigantesque, il y a un grand capitaliste et
derrière la petite machine, il y a un petit-bourgeois. Avec la défaite de la petite machine, le
petit-bourgeois périt, avec toutes ses illusions et espérances. En même temps la lutte est une
course entre capitaux. Le grand capital est le mieux armé ; le grand capital vainc le petit et
ainsi, il s'agrandit encore. Cette concentration de capital sape le capital lui-même, parce
qu’elle réduit la bourgeoisie dont l'intérêt est de maintenir le capitalisme, et elle accroît la
masse qui cherche à le supprimer. Dans ce développement, l'une des caractéristiques du
capitalisme est graduellement supprimée. Dans ce monde où chacun lutte contre tous et tous
contre chacun, la classe ouvrière développe une nouvelle association, l'organisation de classe.
Les organisations de la classe ouvrière commencent par en finir avec la concurrence existant
entre les ouvriers et unissent leurs forces séparées en une grande force pour leur lutte contre le
monde extérieur. Tout ce qui s'applique aux groupes sociaux s'applique également à cette
nouvelle organisation de classe, née de circonstances externes. Dans les rangs de cette
organisation de classe, se développent de la façon la plus remarquable les motivations
sociales, les sentiments moraux, le sacrifice de soi et le dévouement à l’ensemble du groupe.
Cette organisation solide donne à la classe ouvrière la grande force dont elle a besoin pour
vaincre la classe capitaliste. La lutte de classe qui n'est pas une lutte avec des outils mais pour
la possession des outils, une lutte pour la possession de l’équipement technique de l’humanité,
sera déterminée par la force de l’action organisée, par la force de la nouvelle organisation de
classe qui surgit. A travers la classe ouvrière organisée transparaît déjà un élément de la
société socialiste. Considérons maintenant le système de production futur, tel qu’il existera dans le socialisme.
La lutte pour le perfectionnement des outils, qui a marqué toute l’histoire de l’humanité, ne
s’arrête pas. Comme précédemment sous le capitalisme, les machines inférieures seront
dépassées et écartées par des machines supérieures. Comme auparavant, ce processus
conduira à une plus grande productivité du travail. Mais, la propriété privée des moyens de
production ayant été abolie, on ne trouvera plus un homme derrière chaque machine dont il
revendique la propriété et dont il partage le sort. Leur concurrence ne sera plus qu’un
processus innocent, mené consciemment à terme par l’homme qui après concertation
rationnelle, remplacera simplement les mauvaises machines par de meilleures. C’est dans un
sens métaphorique qu’on appellera lutte ce progrès. En même temps, la lutte réciproque des
hommes contre les hommes cesse. Avec l’abolition des classes, l’ensemble du monde civilisé
deviendra une grande communauté productive. Pour elle vaut ce qui vaut pour toute
communauté collective. Au sein de cette communauté, la lutte qui opposait ses propres
membres cesse et elle se fera uniquement en direction du monde extérieur. Mais à la place de
petites communautés, nous aurons à présent une communauté mondiale. Cela signifie que la
lutte pour l’existence dans le monde humain s’arrête. Le combat vers l’extérieur ne sera plus
une lutte contre notre propre espèce, mais une lutte pour la subsistance, une lutte contre la
nature [L’expression « lutte contre la nature » est inappropriée, il s’agit de lutte pour la
maîtrise de la nature, l’établissement de la communauté humaine mondiale supposant que
celle-ci soit capable de vivre en totale harmonie avec la nature. (Note du CCI)]. Mais, grâce
au développement de la technique et de la science, on ne pourra pas appeler cela une lutte. La
nature est subordonnée à l’homme et, avec très peu d’efforts de la part de celui-ci, elle le
pourvoit en abondance. Ici, une nouvelle vie s’ouvre à l’humanité : la sortie de l’homme du
monde animal et son combat pour l’existence au moyen d’outils atteignent leur terme. La
forme humaine de la lutte pour l’existence prend fin et un nouveau chapitre de l’histoire de
l’humanité commence.
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