[Publié pour la première fois en néerlandais dans De Nieuwe Tijd, 1919]
1.
La place qu’occupe l’esprit humain dans le
matérialisme historique, est le point le plus discuté et le moins compris de
cette doctrine. Ceci est causé principalement par le mode d’expression ou
formulation. La formulation, combinaison solide d’idées, en tant qu’abstraction
précise, ne peut jamais rendre la riche complexité de la réalité, de même, la
formulation ne peut exprimer l’enchevêtrement des relations dans le monde réel.
Celui qui ne regarde que la formulation tombe dans une subtile analyse d’idées
et s’éloigne de plus en plus de la réalité vivante sans même le remarquer.
Celui qui veut connaître le matérialisme historique doit toujours regarder la
formulation comme une règle raccourcie pour comprendre les relations telles
qu’elles sont en réalité.
Le
matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de
l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des
peuples, des grands renversements sociaux. Chaque événement historique est
composé d’actions d’hommes, d’hommes qui transforment ou luttent pour transformer
le monde. Quelles sont les forces qui les poussent ? Explication de l’histoire,
cela signifie donc explication des motifs, des causes qui ont obligé les hommes
à agir.
Souvent
la cause fut la misère immédiate, la poigne de fer de la faim, l’instinct de
conservation propre à tous les êtres vivants. Combien de fois trouvons-nous
dans l’histoire, que les masses ont été poussées à la révolte par la faim et
ont ainsi impulsé des révolutions ? Mais, en outre, nous trouvons encore
d’autres motifs qui poussent les classes à l’action et déterminent leurs actes
; plus généraux, abstraits, tels sont ceux qu’on appelle les motifs idéalistes,
qui souvent sont ennemis du simple principe de conservation, de nos intérêts
propres, et même permettent des sacrifices enthousiastes.
Dans
les classes en présence vivent des idées et des sentiments plus profonds, des
concepts généraux sur ce qui est bon et nécessaire pour le monde, des idées et
des idéaux qui se résument en devises, et pour leur conscience propre, celles-ci
déterminent leurs actes. Certes ces motifs sont exprimés par toutes sortes de
nom : amours de la liberté, de la patrie (patriotisme), conservatisme,
mécontentement, servitude, tendance révolutionnaire, et bien d’autres. Mais il
est clair que ces noms par eux-mêmes ne donnent aucune explication.
Le
matérialisme de l’explication marxiste de l’histoire ne signifie pas la
négation de ces motifs spirituels, mais la réduction de ces motifs à des causes
matérielles, aux relations réelles de la société humaine. Nous nommons ces
relations réelles, matérielles en ce sens, que nous pouvons les constater
objectivement au contraire des idées subjectives ; non dans le sens de matériel
opposé à spirituel. On a souvent affirmé que la réalité dans la société humaine
est cependant principalement de nature spirituelle, car l’homme est tout
d’abord un être pensant et capable de volonté ; partout dans la société et dans
la politique les relations humaines existent seulement parce que les hommes en
ont plus ou moins conscience, par leur conscience, leurs sentiments, leur
savoir et leur volonté.
Cette
réfutation ne touche pas le matérialisme historique. Nous attirons l’attention
sur ce que, partout dans la société, où des hommes prennent contact des
relations réelles, effectives sont la base de ceci, et que ces relations que
les hommes en aient conscience ou non, qu’ils approuvent ou qu’ils haïssent,
qu’ils les reconnaissent ou non, restent malgré tout, autant réelles. Derrière
chaque bataille, derrière chaque trêve, entre travailleurs et patrons, on
trouve effectivement l’état de vente de force de travail des ouvriers aux
capitalistes, derrière la lutte pour la liberté du commerce ou le
protectionnisme on trouve un rapport réel entre acheteurs et vendeurs, derrière
les devises des partis de démocratie ou de réforme se trouve la relation réelle
entre gouvernement et sujets, de classe entre classe ; chaque loi est, outre un
morceau de papier, la décision formulée des gouvernants ayant la puissance de
faire exécuter leur décision. Tout ceci – qu’on le nomme matériel ou spirituel
– est objectivement observable, donc dans le sens de Marx : réalité matérielle.
Les
relations existantes entre les hommes ne sont pas arbitraires. Elles sont
déterminées et les hommes ne peuvent même pas librement choisir le rôle qu’ils
veulent remplir dans ce tout. Elles sont données par le système économique dans
lequel les hommes vivent. La société, la commune, dont chaque homme est une
partie et en dehors de laquelle il ne peut vivre est un organisme de production,
elle sert à la production pour les hommes, de tous les moyens de vivre, de
quelque nature qu’ils soient. Tout d’abord, les hommes doivent vivre, donc
l’organisme économique régit tout au-dessus de toute puissance, en assurant
cette vie, les relations dans lesquelles il place les hommes les uns par
rapport aux autres sont d’une réalité aussi impérative que l’existence
corporelle de l’homme même, elles remplissent sa vie et déterminent ses pensées
par une violence insurmontable. L’opinion selon laquelle on peut vivre en
dehors de tout ceci, indépendamment, vaut autant que l’opinion qu’une partie
tranchée du corps peut vivre indépendamment de celui-ci.
L’expression
de Marx que les idées et institutions humaines sont déterminées par la manière
selon laquelle les hommes acquièrent leurs moyens de vivre, ne signifie donc
pas, que chaque homme ne pense toujours qu’à son boire et son manger, mais que
le procès de production met les hommes les uns avec les autres dans certaines
relations qui remplissent leur vie, remplissent donc aussi leurs pensées, leurs
volontés et leurs sentiments. En outre, pensons que, pas plus actuellement que
pendant toute l’histoire passée, les moyens d’existence ne sont assurés, de
sorte que les soucis et la crainte de manquer écrasent le cerveau comme un
cauchemar et empêchent un large développement de l’esprit, un vaste envol des
pensées. Un système économique, qui chassera ces soucis et donnera à l’humanité
la maîtrise totale de ses conditions de vie, déterminera encore toujours par son
caractère, la vie et les pensées, mais combien plus libres, plus vastes et plus
dégagées seront ces pensées.
Mais
pourquoi les relations économiques sont-elles telles quelles sont ?
Le
mode de production qui détermine l’état de chaque homme est lui-même un produit
humain, il est construit par le travail et l’évolution séculaire de l’humanité.
De même aussi, actuellement chacun collabore à construire la suite de ce
développement, les forces importantes qui ont constitué le mode de production,
on trouve la technique et le droit.
« Das
Recht bestimmt die Wirtschaft » ( « Le droit déterminé l’économie »), ainsi
Stammler formule-t-il sa critique du marxisme.
Ceci
n’est pas seulement causé par le désir d’un juriste de donner une place
supérieure à l’objet de son étude, comme base fondamentale de la société. Là
encore, nous trouvons le vieux contraste entre spirituel et matériel. La
technique comprend un élément matériel : le mouvement visible d’un bras, d’un
outil, d’une machine. Mais il ne suffit pas d’une pratique de travail concrète
pour faire un mode de production, ceci n’est obtenu que par la réglementation
des formes de droits sous lesquelles on travaille. Ce n’est pas l’outil ou la
machine, mais le libre contrat de travail, le libre-échange, la libre concurrence,
la liberté professionnelle qui ont fait le capitalisme. Donc l’élément
matériel, le procédé technique est régi et conduit par des relations
spirituelles, par des règles juridiques ; l’élément spirituel, la manière selon
laquelle les hommes règlent, par leur volonté et leur intelligence, leurs
relations réciproques est élémentaire.
A
ceci, nous pouvons déjà faire remarquer que le contraste entre technique et
droit n’est pas conforme à celui entre matériel et spirituel, le droit n’est
pas seulement une règle, mais une forme impérative, il n’est pas seulement la
formule d’un paragraphe de loi, mais aussi la sabre du gendarme et le mur du
cachot. En ce qui concerne l’élément spirituel dans la technique, nous verrons
plus loin.
Du
reste la thèse de Stammler est juste. Le mode de production capitaliste n’est
pas simplement caractérisé par une production machiniste et industrielle, mais
par une production régie par la domination de la propriété privée. Le mode de
production est technique, réglé par des relations juridiques et de possession.
Mais la thèse de Stammler n’est pas toute la vérité. Les deux facteurs : la
technique et le droit ne sont pas équivalents. La technique a une base donnée,
ne peut être modifiée simplement par la volonté humaine, contrairement au droit
et à la loi, que la volonté humaine peut directement influencer. Mais non
arbitrairement, les hommes règlent leurs relations, fixent donc, leur droit,
comme le rendant nécessaire, dans des conditions techniques données l’existence
et le développement de la production.
La
technique du petit travail à la main a rendu et nécessité un mode de production
petit-bourgeois et obligé les hommes à transformer la possession privée des
instruments de production assurant ceci par une institution juridique générale.
Les
grandes machines ont nécessité les grandes entreprises et poussé les hommes à
annuler toutes les barrières à la liberté professionnelle et contractuelle, qui
empêchaient le libre développement de la production. Ainsi d’une technique
donnée et des formes juridiques y adaptées naquit le capitalisme.
La
technique est donc la base la plus profonde, pour cela c’est la plus importante
force de production, alors que le droit n’appartient qu’à la construction bâtie
sur elle, dépendante d’elle. C’est justement pour cela que le droit détermine
l’économie : les hommes essaient de régler le droit et la loi d’après
nécessités de la structure économique de la société. Cette adaptation du droit
aux besoins de la technique pour la réalisation d’un système économique n’a
donc pas lieu subitement et par elle-même, mais est absolument un procès de la
lutte entre les classes. C’est le sens et le but de toutes les batailles
politiques et de toutes les grandes révolutions, de même le socialisme n’est
rien d’autre qu’une telle transformation du droit et de la forme de la
propriété qui se conforme avec un développement plus avancé de la technique de
la grande industrie.
Les
bases de la société, les forces de production sont donc actuellement, surtout
formées par la technique, dans les sociétés primitives, les conditions
naturelles jouent un rôle important. Elles se perfectionnent toujours parce que
la pratique du travail par elle-même dirige l’esprit humain vers des moyens qui
pourront améliorer ce travail ou satisfaire de nouveaux besoins.
La
technique n’est pas seulement composée des machines, des fabriques, des mines
de houilles matérielles, mais aussi de la possibilité de les faire et de la
science sur laquelle elles sont basées. La science de la nature, notre connaissance
des forces naturelles, notre capacité de travailler et de compter sur elles
peuvent être ainsi regardées comme des forces de production. Dans la technique
on ne trouve donc pas seulement un élément matériel , mais aussi un fortement
spirituel. Dans le matérialisme historique, cela est évident car contrairement
aux abstractions fantaisistes des philosophes bourgeois, il place l’homme
vivant avec tous ses besoins corporels au centre de l’évolution. Chez les
hommes, les éléments spirituel et matériel sont tellement intimement liés qu’on
ne peut les séparer. Si nous parlons des besoins de l’homme, nous ne parlons
pas seulement de ses besoins stomacaux, mais aussi de ceux de sa tête et de son
cœur, et tous sont en même temps spirituels et matériels. Dans le travail
humain, même dans le plus simple, les éléments spirituel et matériel d’une
manière égale sont toujours réunis et c’est une abstraction artificielle de
vouloir les séparer.
Mais
cette abstraction a cependant un sens historique : le développement social avec
sa division du travail et sa division en classes a fait d’une partie des
éléments spirituels du procès du travail, une fonction distincte pour certaines
personnes et classes, et a ainsi causé une diminution de l’être humain des deux
côtés. Ainsi, ces spécialistes, les intellectuels, s’habituèrent à regarder de
par leur travail, tout le spirituel par contraste avec un matériel inférieur et
ne virent pas leur unité organique et sociale. Il est compréhensible que
l’image qu’ils se font du matérialisme historique, en partant de ce point de
vue erroné doit être absolument fausse.
2.
L’histoire se base sur les actions des hommes,
son explication se base sur ce que nous savons en général de l’activité
humaine. L’homme en tant qu’organisme avec certains besoins, certaines
exigences de son existence, se trouve au sein du milieu ambiant naturel, dans
lequel il puise le contentement de ses besoins ; ses besoins et le milieu
agissent sur lui, ils sont les causes des actes par lesquels il assure son
existence. Il a ceci de commun avec tous les êtres vivants, mais il arrive à un
degré d’autant plus haut sur l’échelle de l’évolution du monde organique, que
se glissent entre l’effet et le contentement un élément spirituel, une
impulsion et une volonté. Dans l’évolution humaine, une conscience toujours
plus dominante arrive à ceci : de temps en temps, la misère enflamme fortement
les instincts originaux comme une volonté spontanée ; plus souvent le processus
s’effectue par l’intermédiaire de l’esprit humain et travaille par la pensée,
l’idée, la volonté consciente. Le besoin, que l’on sent sans intermédiaires et
le milieu observé agissent sur l’esprit humain et évoquent dans celui-ci des
pensées, des buts ; ces derniers mettent le corps en action et causent les
actes.
Pour
la conscience des hommes en action eux-mêmes, la pensée, l’idée sont la cause
de leurs actes, le plus souvent ils ne se demandent pas d’où vient la pensée.
Ainsi la description idéologique de l’histoire explique les événements
historiques par les idées humaines. Ceci n’est pas absolument faux, mais
toujours incomplet, cette explication s’arrête à moitié chemin.
Le
matérialisme historique retourne aux causes d’où proviennent ces idées : les
besoins sociaux qui sont déterminés par les formes de la société, formes les
plus compliquées de la volonté de vivre humaine.
Les
œuvres historiques des auteurs marxistes ont ainsi jeté une brillante lumière
sur les grands événements de l’histoire. Et cependant elles ont souvent fait
naître une conception fausse du matérialisme historique, alors qu’elles ont
avec force accentué les causes matérielles, économiques des révolutions,
l’intellectuel par opposition, croit qu’il doit au contraire, rester sur son
opinion : il est certes incontestable que les idées ont eu une très grande
influence. Il ne voit pas que l’explication du matérialisme historique éclaircissant
rapidement, a sauté par-dessus ces idées, pour relier solidement la cause
fondamentale et le résultat final et n’a rien fait d’autre que d’expliquer les
idées impulsives par leurs causes sociales.
Si,
par exemple, la conception antique expliquait la révolution française par
l’amour de la liberté chez la bourgeoisie progressive, qui s’était débarrassée
de l’absolutisme et de la noblesse, et si le matérialisme historique explique
que la cause de cette révolution c’est le besoin d’un Etat bourgeois pour le
capitalisme en progrès, il faut alors lire cette dernière phrase ainsi, d’une
manière plus détaillée. Le capitalisme en bourgeons a éveillé dans les masses
bourgeoises la conscience de la nécessité d’une liberté politique et
économique, a enflammé un puissant enthousiasme pour ces idéaux et les a ainsi
poussés à une action révolutionnaire.
La
pensée, l’idée est l’intermédiaire entre l’effet des facteurs sociaux sur l’homme
et son action historique. Ce qui a vécu et s’est accru ainsi dans l’esprit,
s’est précipité, cristallisé dans l’acte transformant la société, et se
conserve dans celui-ci, impérissable. Mais il se conserve en même autrement :
les pensées, sentiments, passions, idéaux, qui ont poussé à l’action les
générations précédentes, se sont aussi exprimés dans tous les produits de leur
esprit, dans leurs littératures, leur science, leur croyance, leur art, leur
philosophie, leurs théories et idéologies, et par ceux-ci nous pouvons
directement en prendre connaissance. Ils forment un objet distinct d’études
dans toutes les sciences nommées spirituelles.
Pour
l’histoire ordinaire, celle des événements et des actes, il ne semble pas
nécessaire qu’on accentue toujours cet intermédiaire et que l’on observe à part
ces deux effets – celui du monde économique, matériel sur l’esprit – et celui,
réflexe, de l’esprit sur le monde matériel. Ici, il suffit le plus souvent
d’indiquer la liaison entre la cause matérielle et les résultats sociaux,
dériver de la croissance des forces de production la transformation du mode de
production ainsi que la lutte de classe que l’accompagne et les révolutions
politiques nécessaires à cette transformation. On procède ainsi surtout dans
les résumés généraux très concis.
Mais
si l’on veut comprendre les productions spirituelles d’une période donnée, son
idéologie, sa religion, son art, alors l’action de la société sur l’esprit
humain devient le principal et alors il devient nécessaire de pénétrer
profondément dans le problème de savoir comment le matériel influe sur le
spirituel. Alors, ce côté du marxisme, la théorie de l’esprit, de la pensée, de
la conscience doit être développée et appliquée en détail.
Mais
ceci est nécessaire aussi pour l’explication de l’histoire elle-même et pour la
réfutation des contradicteurs de notre doctrine. Si nous appliquons le marxisme
à l’époque actuelle, à l’histoire que nous vivons et faisons, nous nous
trouvons dans une position toute autre que si nous explorons le passé. Ce qui a
eu lieu durant les siècles passés : l’influence de la société sur les hommes et
l’effet contraire des hommes sur la société est fini : la chaîne des effets,
dans laquelle l’esprit humain est un maillon intermédiaire, à chaque fois est finie.
Nous voyons clairement le résultat final et la cause originale d’un côté et de
l’autre.
Mais
la même chaîne de causes et d’effets quant à l’époque actuelle n’est pas encore
terminée, nous nous trouvons au sein de son cours, innombrables sont les manières
par lesquelles la société s’occupe à transformer l’esprit humain, alors que
ceci n’a pas encore eu de résultat dans une action suivante, très nombreux sont
les cas où la réalité nouvelle commence à peine à influencer les esprits. Dans
de tels cas on ne peut donc relier la cause sociale avec un résultat
pratiquement social, ici, nous nous trouvons encore au sein des processus
d’influence, de lent mûrissement de nouvelles conceptions, de propagande, de
préparation de futures révolutions.
Ici,
le simple lien, qui dans l’histoire passée a été la force qui prouvait le
matérialisme historique n’est pas encore trouvé ; il semble ici que dans le
chaos compliqué des idées anciennes, de lutte de classes révolutionnaires, de
réaction et d’apathie, notre doctrine est de toute manière contraire à la
réalité. Et c’est ici qu’apparaît la question de l’action pratique (qui
n’existe pas dans l’exploration de l’histoire) quel rôle joue donc notre
volonté propre et notre travail dans ce processus ?
C’est
un fait bien connu, que ce côté du marxisme (pour des causes sociales bien
claires) est resté trop caché durant ces derniers 50 ans. La social-démocratie
a dû pendant la période parlementaire du capitalisme mûrissant se limiter à la
préparation et à la propagande calme, le prolétariat n’était pas encore mûr
pour l’action révolutionnaire ; donc la théorie doit surtout prouver la
nécessité de la révolution socialiste de par le développement du capitalisme.
De ce que la social-démocratie n’a pas appelé à l’action, mais au contraire
incité à attendre jusqu’à ce que les circonstances soient mûrs, la théorie a
adopté la forme d’un lien mécanique entre les causes économiques et les
renversements sociaux, d’où le chaînon intermédiaire de l’activité humaine a
disparu du champ de vue. Il est bien connu, et ce n’est pas par hasard que,
justement ceux des théoriciens qui ont appartenu aux orateurs d’une tactique
nouvelle, plus active ont aussi théoriquement accentué le chaînon de l’esprit
humain et sa liaison, passive et active, influée et influente, avec la société.
3.
Toute l’action humaine s’est effectuée par
l’intermédiaire de l’esprit humain. Le matérialisme historique, en tant que
science de l’action humaine, doit donc être plus intimement lié avec une
science spéciale de l’esprit. Son point de départ est la conception des
relations entre la pensée et l’existence, elle-même embrasse une nouvelle
philosophie ; sa base philosophique c’est la doctrine de l’unité du cosmos, qui
se nomme chez Marx et chez Engels, tout simplement matérialisme.
L’esprit
humain est entièrement déterminé à partir du monde ambiant. Tout ce que
contient l’esprit, provient du monde réel ambiant, que l’influe par
l’intermédiaire des organes des sens. Dans cette thèse fondamentale du
matérialisme historique, on ne constate pas une infériorité du spirituel sous
le matériel, mais l’unité du spirituel avec le monde entier. Chaque partie du
tout universel est déterminée entièrement par le monde extérieur, elle n’existe
que par son unité avec le reste ; et son essence propre, la somme de toutes ses
qualités spéciales, n’est rien d’autre que le tout, la somme des manières selon
lesquelles elle est influencée par le monde extérieur et reflète cette
influence, la somme de tous ces effets réciproques avec le cosmos. En la nommant
« objet » nous prononçons seulement un mot, une conception comprenant toutes
ces actions que nous observons comme phénomènes.
Il en
est aussi de même pour l’esprit humain – cette conception aussi n’est qu’un
résumé d’une série infinie de phénomènes – qui est une partie du cosmos en
relations réciproques et constantes avec le reste ; de ce monde les influences
coulent vers lui et inversement il réagit sur ce monde par le moyen du corps.
Evidemment, ici « monde » ne signifie pas seulement monde matériel. Notre
cosmos n’est pas la somme de tout ce que nous pouvons toucher ou peser, mais de
tout ce qui est observable, et par suite réel. A tout ceci appartient également
tout le spirituel qui se trouve dans les cerveaux humains. Evidemment, les
objets imaginaires, les fantaisies n’appartiennent pas à ceci : une idée
absolue ou un esprit général cosmique n’appartiennent pas au monde réel
matériel ; mais les images mêmes, existant dans certains cerveaux sur cet
esprit fantaisiste, les fantaisies et les chimères elles-mêmes existent
effectivement, donc sont réelles, matérielles, dans le sens que nous avons
attribué à ce mot. Tout ce monde réel est matériel pour notre esprit et agit
comme matière pour lui. Tout ce qu’il contient est l’influence du monde ambiant
et son essence spéciale n’est rien d’autre que le résumé de ses qualités, la
manière selon laquelle il absorbe ces influences et les travaille.
La
première et la plus grave de ces qualités c’est la faculté de rassembler : la
mémoire. Comme un flot ininterrompu le processus cosmique défile devant
l’esprit, comme un flot ininterrompu les influences, les effets du cosmos
entrent dans l’esprit et s’y rassemblent. L’image, selon laquelle le cours du
temps passe comme le câble d’un bac le long duquel il nage, toujours effleurant
un point au moment même où il va s’en éloigner, n’est pas juste ; la corde
infinie pendant la marche en avant est captée et s’enroule dans la cale de
notre bateau. Les événements cosmiques coulent en nous et toujours nous nous
renouvelons et nous transformons. Notre expérience s’enrichit toujours, le
contenu de notre conscience remplit et s’agrandit. Que fait donc l’esprit de
cette masse croissante d’impressions ?
La
deuxième qualité qui caractérise l’essence de l’esprit c’est la faculté d’abstraction.
La foule variée, innombrable d’impressions qui a envahi l’esprit, est élaborée
et transformée en image abstraite, dans laquelle les caractères généraux des
phénomènes concrets se résument en conceptions. La technique de ce processus,
la relation de l’image à l’objet, l’essence des idées par opposition à la
réalité, ont été expliquées avec une clarté magistrale par Dietzgen, et il
n’est pas nécessaire de traiter ici ce sujet en détail. Dans l’idée est exprimé
le général, l’essentiel, le commun, le constant de la partie du monde, du
groupe de phénomènes dont elle est l’image ; du spécial, du divers, du
changement de la réalité on a tiré une abstraction par cette méthode. La
diversité infinie du cosmos n’a pas place dans notre cerveau : c’est pourquoi
l’esprit doit simplifier, par abstraction, les différences et les diversités
accessoires et occasionnelles. Les idées sont par nature fermes, inflexibles,
strictement limitées par opposition à la réalité, dont elles sont la
cristallisation, et qui coule comme une rivière, toujours autre, infiniment
diverse et multiple.
Il
découle de ceci, que les idées elles-mêmes ne peuvent tranquillement rester
constantes sans plus, elles doivent toujours changer, se transformer, se
limiter autrement, être remplacées par d’autres et ainsi s’adapter à la réalité
changeante.
Sans
cesse, le flot des impressions et des expériences du monde ambiant pénètre dans
l’esprit, s’y rassemble, s’y élabore, s’y distille, s’y généralise en idées,
conceptions, jugements, pensées, sentiments, règles qui composent le contenu de
la conscience, puis, qui peu à peu disparaissent dans l’inconscient et l’oubli.
Si les nouvelles impressions s’harmonisent avec l’image déjà formée, parce que
le monde extérieur revient toujours sous de mêmes formes, l’image de ce concept
se maçonne toujours plus solidement et se pétrifie en une possession
spirituelle intangible. Et elle ne se perd pas avec l’individu : dans
l’habitation et le travail en commun, échange constant d’idées s’effectue ; la
représentation du monde spirituel n’est pas une possession individuelle, mais
collective. La propriété spirituelle, qu’une société a acquise en un certain
temps est transmise à la génération montante : durant tout le temps où les
conditions de vie restent inchangées cette génération retrouve toujours le
système économique traditionnel de concepts et d’idées, l’idéologie qui
s’harmonise avec le monde réel ; alors cette idéologie s’enfonce de plus en
plus solidement et se fait de plus en plus indiscutable.
Mais,
voici que le monde se transforme ; de par le travail humain même, la société
est toujours modifiée, reçoit toujours de nouvelles formes ; de nouvelles
impressions, de nouvelles expériences pénètrent dans l’esprit et ne se
conforment pas à l’ancienne image du monde. Voici que l’esprit commence à
construire à l’aide de fragments de l’ancienne propriété mêlées à de nouvelles
acquisitions.
D’anciens
concepts se transforment ou sont autrement définis, de nouveaux concepts se
forment, des préjugés se modifient, de nouvelles conceptions, convictions se
fixent ; un nouveau monde naît, plus ou moins rapidement, des fragments de
l’ancien, qui s’adapte plus ou moins, et de la nouvelle expérience. C’est un
tel processus qui s’effectue dans l’évolution des sciences naturelles et c’est
pourquoi l’image que nous nous faisons de la nature, se renouvelle et se
transforme toujours. Mais il y a cependant une différence, et la voici : ici,
l’évolution, le développement n’a pas lieu parce que le monde lui-même s’est
transformé, mais simplement parce que notre expérience du monde se transforme
sans cesse, de par l’exploration de la nature de plus en plus poussée et
détaillée. En outre, ce processus évolutif se développe plus tranquillement,
plus consciemment et plus objectivement, parce qu’il se situe en dehors de la
lutte sociale, en dehors des passions, en dehors de la vie miséreuse des
masses, parce qu’il n’est pas l’affaire des masses, mais l’objet d’étude d’une
petite caste.
Mais
la société agit sur tous, c’est le monde véritable pour la majorité des hommes
; elle impose ses influences par une violence formidable à tous, car leur vie
en dépend. Sur la société, c’est-à-dire, sur sa propre vie, chacun doit se
faire des idées ; elles croissent spontanément, inconsciemment chez l’individu,
quelquefois comme science objective, mais plus souvent sous forme d’images
subjectives. Et la société, étant constamment en changement, le milieu
actuellement se transforme avec une intense rapidité et il entraîne même les
cerveaux les plus inertes et les plus obstinés. Dans la lutte interne, dans la
bataille acharnée ou dans la tranquillité de la recherche intellectuelle, les
pensées se révolutionnent, souvent, subitement, comme ensorcelées, quand les
influences extérieures sont très fortes, souvent, cependant, lentement et d’une
façon à peine perceptible. C’est dans ce processus de transformation permanente
que s’effectue l’adaptation de la conscience à l’existence sociale.
Donc,
si Marx nous dit que l’existence sociale détermine la conscience, cela ne
signifie pas que les idées actuelles sont déterminées par la société actuelle.
La réalité sociale actuelle est un élément, le monde des idées formé de la
réalité précédente est un autre élément ; de ces deux éléments se forme la
nouvelle conscience.
Le
premier compose le facteur matériel, l’effet du monde matériel, le deuxième est
le facteur spirituel, la possession des idées et images déjà existantes. C’est
pour cela que les savants bourgeois, jugeant d’après l’aspect extérieur,
pensent prouver ainsi la fausseté du matérialisme historique : ce n’est pas
seulement la réalité matérielle qui détermine la pensée, mais les facteurs
spirituelles sont aussi importants. En pensant ainsi, ils ne portent pas leur
attention sur le fait que le monde actuel n’inscrit pas son image sur une
feuille de papier blanc, mais que l’image abstraite de l’effet de tous les
états précédents s’est fixée dans le contenu de la conscience : la conscience
est déterminée par la somme des réalités passées et actuelles. Le concept
bourgeois du contenu spirituel de la conscience part en quelque sorte d’une
donnée, dont on n’a pas besoin d’indiquer l’origine plus en détail, de quelque
chose qui a sa source dans la « nature » de l’esprit ou dans l’existence d’un
être spirituel en dehors de l’homme. La conception marxiste part de la
conviction, que le contenu de la conscience doit s’être formé à partir d’un
effet, d’une influence du monde réel, et il en cherche l’origine dans les
conditions de vie passées des hommes. Et il n’en est pas seulement ainsi pour
la conscience ; aussi pour les autres qualités de l’esprit, dans les
inclinaisons et les impulsions, dans les instincts et les coutumes, qui se
cachent dans les profondeurs de l’inconscient et qui apparaissent comme une
mystérieuse nature humaine innée, se manifestent les impressions héritées
pendant des milliers d’années depuis les temps les plus reculés.
Cette
relation entre l’esprit et la société fait comprendre les causes, qui, ainsi
qu’on le dit le plus souvent, empêchent et ralentissent le processus de la
révolution sociale. En disant ceci, nous n’avons pas seulement en vue le fait
subjectif, que ce processus s’effectue plus lentement que ne le désirent ou le
pensent les révolutionnaires éminents, mais aussi le fait objectif que la
réalité actuelle détermine et régit tellement peu l’esprit de la majorité des
hommes. C’est pourquoi nous parlons de la puissance de la tradition comme de la
grande force qui empêche tout progrès. En observant le milieu actuel, ses
luttes de classes, ses croyances, son idéologie, on rencontre toujours cette
force gigantesque, et, sans elle, aucune explication n’est possible. En
agissant ainsi, nous ne sortons cependant pas du marxisme, car chaque tradition
elle-même est une réalité concrète, un morceau de la réalité, vivant dans les
têtes humaines et déterminant leurs actes, agissant fortement sur autrui et
ayant ainsi une grande influence sur les événements.
Ce qui
en fait une tradition, ce qui est sa nature propre par opposition aux autres
phénomènes spirituels, c’est le fait qu’elle est une réalité de nature purement
spirituelle, dont les racines matérielles se trouvent dans le passé, une
réalité qui ne vit que par le passé et qui ne trouve plus d’aliment dans le
monde nouveau. Comme exemples, citons deux idéologies puissantes, qui règnent
le plus fortement sur les esprits des ouvriers et les retiennent hors du
socialisme : la religion et le nationalisme. Comment la religion est née du
mode de production primitif et petit-bourgeois, comment, pendant sa croissance,
elle a constamment changé de forme et d’aspect, comment elle a été l’expression
d’organisations sociales, qui ont depuis ce temps perdu toujours plus leur base
sociale, tout ceci a déjà été expliqué dans de nombreux ouvrages et articles.
L’idéologie nationaliste se distingue de l’autre en ce qu’elle a ses racines
dans le capitalisme et est pour la bourgeoisie une réalité vivante, donc une
tradition encore plus jeune et plus fraîche, qui par cela même peut agir encore
plus fortement sur les ouvriers.
Il
peut paraître étrange, qu’une idéologie puisse encore se maintenir aussi
longtemps après que la base qui la nourrie, son fondement, la réalité qui l’a
créée a disparu depuis longtemps. Cependant il en est de même pour ceci que
pour tout le spirituel chez l’homme ; non seulement elle continue d’exister
avec une vie propre, comme la mémoire reste après l’impression et chaque image
spirituelle après une série d’impressions ; mais aussi elle se renforce
énormément de par l’influence spirituelle réciproque entre les hommes. De même
que dans le cerveau les centres des organes des sens ne sont pas seulement
touchés par les excitations extérieures mais aussi sont liés entre eux par des
milliers de manières, s’influent mutuellement et créent ainsi une vie
spirituelle de liaisons de pensée, qui s’effectue, en grande partie
indépendamment des effets du monde extérieur – de même, dans la société, ce qui
s’est formé un jour comme idées dans les cerveaux humains, agit comme une
nouvelle force sur d’autres hommes. Le monde extérieur, qui influe sur nos
esprits, ne consiste pas seulement des faits multiples de la vie et du milieu,
mais aussi de tout ce que les autres nous ont dit, comme précipités de leurs
expériences, et de ce qu’ils – ou d’autres générations – ont mis dans les
livres. Comme le son d’abord subtil d’une corde ne résonne pleinement que grâce
à la caisse de résonance, ainsi l’instruction des faits résonne sur nous comme
un accord parfait du monde qui nous entoure. Les nouvelles idées, en harmonie
avec la nouvelle réalité, sont propagées par ceux en qui elles sont nées, qui
les premiers les ont entendues indistinctement et en ont distingué le nouveau
ton ; leur forte résonance a réveillé les esprits plus jeunes et plus inertes,
leur propagation les a réunies à l’influence directe de la vie et de
l’expérience, et a conduit à une compréhension plus rapide de leur essence. De
la même manière, l’ancienne idéologie se renforce par la même force et reste
vivante ; par l’influence spirituelle des vieux aux jeunes, des anciens écrits sur
la nouvelle génération l’ancienne vie des idées continue à résonner pendant un
certain temps, même quand sa première cause matérielle a cessé. Mais si ceci
dure un peu trop longtemps, elle doit périr, étant devenue un son inharmonieux.
Quand
une nouvelle réalité, jour après jour, imprimera ses impressions dans l’esprit,
et les fera pénétrer avec force dans les cerveaux, l’ancienne idéologie cédera
et, toujours plus, l’esprit devra abandonner les anciennes opinions et diriger
ses idées suivant les besoins de la nouvelle société. Quelquefois ceci a lieu
lentement, quelquefois, avec hésitations et seulement à moitié chemin, mais
cependant arrive finalement.
Car la
propagation de la nouvelle idéologie puise continuellement une nouvelle force
dans la réalité de la vie.
C’est
ici que la rapidité du processus de révolution sociale joue un grand rôle. Dans
les temps passés, alors que ce processus se développait lentement, les formes
de pensée engendrées par la société se pétrifiaient en des dogmes rouillés. A
des époques de transformations rapides, l’esprit est entraîné, il se fait plus
souple et plus rapide, et se débarrasse des anciennes idées beaucoup plus
rapidement. Les décades passées, pendant lesquelles le capitalisme et le
prolétariat devaient mûrir jusqu’au plus haut degré d’évolution, ont apporté
une stagnation ou un ralentissement dans le processus de révolution politique.
Dans
cette période apparut un ralentissement du processus d’évolution spirituelle,
surtout par opposition à la création rapide d’idées progressives pendant la
période qui a précédé la révolution bourgeoise.
Les suites de cet état de choses furent, après
la magnifique conception du marxisme, la rechute : les doutes révisionnistes,
la naissance de la critique bourgeoise, dans une partie des milieux avancés,
l’acceptation de dogmes rigides. Mais voici que commence une nouvelle période
révolutionnaire ; et, sans doute, elle apportera également une révolution
rapide des esprits, un fort renouvellement des idées, une gigantesque
révolution intellectuelle.
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