« L’État qui, par sa robustesse et en même temps sa discrétion, devrait donner confiance, désarmer, endormir, s’impose au contraire spectaculairement, s’exhibe, bouscule, brutalise, signifiant ainsi au citoyen qu’il est en danger permanent. Le parti unique est la forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupules, cynique. Cette dictature, c’est un fait, ne va pas très loin. Elle n’arrête pas de sécréter sa propre contradiction. Comme la bourgeoisie n’a pas les moyens économiques pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à l’ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi le plus prosaïquement, le pays s’enfonce davantage dans le marasme. Et pour cacher ce [160] marasme, pour masquer cette régression, pour se rassurer et pour s’offrir des prétextes à s’enorgueillir, la bourgeoisie n’a d’autres ressources que d’élever dans la capitale des constructions grandioses, de faire ce que l’on appelle des dépenses de prestige.
La bourgeoisie nationale
tourne de plus en plus le dos à l’intérieur, aux réalités du pays en friche et
regarde vers l’ancienne métropole, vers les capitalistes étrangers qui s’assurent
ses services. Comme elle ne partage pas ses bénéfices avec le peuple et ne lui
permet aucunement de profiter des prébendes que lui versent les grandes
compagnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d’un leader populaire
auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la
domination de la bourgeoisie. La dictature bourgeoise des pays sous-développés
tire sa solidité de l’existence d’un leader. Dans les pays développés, on le
sait, la dictature bourgeoise est le produit de la puissance économique de la
bourgeoisie. Par contre, dans les pays sous-développés, le leader représente la
puissance morale à l’abri de laquelle la bourgeoisie, maigre et démunie, de la
jeune nation décide de s’enrichir. Le peuple qui, des années durant, l’a vu ou
entendu parler, qui de loin, dans une sorte de rêve, a suivi les démêlés du
leader avec la puissance coloniale, spontanément fait confiance à ce patriote.
Avant l’indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peuple
: indépendance, libertés politiques, dignité nationale. Mais, au lendemain de
l’indépendance, loin d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se
faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, celle qui passe par le pain,
la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va
révéler sa fonction intime : être le président général de la société de
profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie nationale »
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