Nous avons vu que la grève
générale syndicaliste est une construction qui renferme tout le socialisme
prolétarien ; on y trouve non seulement tous ses éléments réels, mais encore
ils sont groupés de la même manière que dans les luttes sociales et leurs
mouvements sont bien ceux qui correspondent à leur essence. Nous ne pourrions
pas opposer à celle construction un autre ensemble d’images aussi parfait pour
représenter le socialisme des politiciens ; cependant, en faisant de la grève
générale politique le noyau des tactiques des socialistes à la fois
révolutionnaires et parlementaires, il devient possible de se rendre un compte
exact de ce qui sépare ceux-ci des syndicalistes. A. - On reconnaît
immédiatement que la grève générale politique ne suppose point qu’il y a une
lutte de classe concentrée sur un champ de bataille où le prolétariat attaque
la bourgeoisie ; la division de la société en deux armées antagonistes
disparaît ; car ce genre de révolte peut se produire avec n’importe quelle
structure sociale. Dans le passé, beaucoup de révolutions furent le résultat de
coalitions entre groupes mécontents ; les écrivains socialistes ont souvent
montré que les classes pauvres se firent massacrer, plus d’une fois, sans autre
profil que d’assurer le pouvoir à des maîtres qui avaient su utiliser, à leur
avantage et avec beaucoup d’astuce, un mécontentement passager du peuple contre
les autorités anciennes, Il semble bien que les libéraux russes eussent espéré
voir se réaliser quelque chose d’analogue en 1905 ; ils étaient heureux de tant
de soulèvements paysans et ouvriers ; on assure même qu’ils avaient été fort
satisfaits d’apprendre les défaites de l’armée de Mandchourie [Le correspondant
des Débuts racontait dans le numéro du 25 novembre 1906 que les députés de la
Douma avaient félicité un journaliste japonais des victoires de ses
compatriotes. (Cf. Débats, 25 décembre 1907)] ; ils croyaient que le
gouvernement effrayé finirait par avoir recours à leurs lumières ; comme parmi
eux il y a quantité de sociologues, la petite science aurait remporté ainsi un
fort beau succès ; mais il est probable que le peuple n’aurait eu qu’à se
brosser le ventre. Je suppose que les capitalistes actionnaires de l’Humanité
ne sont d’aussi ardents admirateurs de certaines grèves qu’en raison des mêmes
raisonnements ; ils estiment que le prolétariat est bien commode pour déblayer
le terrain et ils croient savoir, par l’expérience de l’histoire, qu’il sera
toujours possible à un gouvernement socialiste de mettre à la raison des révoltés.
Ne conserve-t-on pas d’ailleurs soigneusement les lois faites contre les
anarchistes dans une heure d’affolement ? On les stigmatise du nom de lois
scélérates ; mais elles peuvent servir à protéger les capitalistes-socialistes
[On peut se demander aussi dans quelle mesure les anciens ennemis de la justice
militaire tiennent à la disparition des conseils de guerre. Pendant longtemps
les nationalistes ont pu soutenir, avec une apparence de raison, qu’on les
conservait pour ne pas être obligé de renvoyer Dreyfus devant une Cour
d’assises an cas où la Cour de Cassation ordonnerait un troisième jugement ; un
conseil de guerre peut être plus facile à composer qu’un jury.]. B. - 1° Il ne
serait plus vrai de dire que toute l’organisation du prolétariat soit contenue
dans le syndicalisme révolutionnaire. Puisque la grève générale syndicaliste ne
serait plus toute la révolution, on aurait créé des organismes à côté des
syndicats ; comme la grève ne saurait être qu’un détail savamment combiné avec
beaucoup d'autres incidents qu’il faut savoir déchaîner à l’heure propice, les
syndicats devraient recevoir l'impulsion des comités politiques, ou tout au
moins marcher en parfait accord avec les comités qui représentent
l’intelligence supérieure du mouvement socialiste. En Italie Ferri a symbolisé
cet accord d’une manière assez drôle en disant que le socialisme a besoin de
deux jambes ; cette figure a été empruntée à Lessing qui ne se doutait guère
qu’elle pût devenir un principe de sociologie. Dans la deuxième scène de Minna
de Barnhelm, l’aubergiste dit à Just qu’on ne peut rester sur un verre
d'eau-de-vie, de même qu’on ne va pas bien avec une jambe ; il ajoute encore
que les bonnes choses sont tierces et qu'une corde à quatre tours n’en est que
plus solide. J’ignore si la sociologie a tiré quelque parti de ces derniers
aphorismes, qui valent bien celui dont Ferri abuse. 2° Si la grève générale
syndicaliste évoque l’idée d’une ère de haut progrès économique, la grève
générale politique évoque plutôt celle d’une dégénérescence. L'expérience
montre que les classes en voie de décadence se laissent prendre plus facilement
aux harangues fallacieuses des politiciens que les classes en voie de progrès,
en sorte que la perspicacité politique des hommes semble être en rapport étroit
avec les conditions qui règlent leur existence. Les classes prospères peuvent
commettre souvent de très grosses imprudences, parce qu’elles ont trop
confiance dans leur force, qu’elles regardent l’avenir avec trop de hardiesse
et qu’elles sont dominées, pour un instant, par quelques délires de gloire. Les
classes affaiblies se tournent régulièrement vers les gens qui leur promettent
la protection de l’Etat, sans chercher à comprendre comment cette protection
pourrait mettre d'accord leurs intérêts discordants ; elles entrent volontiers
dans toute coalition qui a pour but de conquérir les faveurs gouvernementales ;
elles accordent toute leur admiration aux charlatans qui parlent avec aplomb.
Le socialisme a beaucoup de précautions à prendre pour lie pas tomber au rang
de ce qu’Engels nommait un antisémitisme à grandes phrases [Engels, La question
agraire et le socialisme, dans le Mouvement socialiste, 15 octobre 1900, p.
462. Cf. pp. 458-459 et p. 463] et les conseils d’Engels n’ont pas été toujours
suivis sur ce point. La grève générale politique suppose que des groupes
sociaux, très divers, aient une égale foi dans la force magique de l’Etat ;
cette foi ne manque jamais chez les groupes en décadence et elle permet aux
bavards de se donner pour des gens ayant une compétence universelle. Elle
trouverait de très utiles auxiliaires dans la niaiserie des philanthropes ; et
cette niaiserie est toujours un fruit de la dégénérescence des classes riches.
Elle réussirait d’autant mieux qu’elle aurait devant elle des capitalistes
lâches et découragés. 3˚ L’on ne saurait plus maintenant se désintéresser des
plans relatifs à la société future ; ces plans que le marxisme tournait en
ridicule et que la grève générale syndicaliste écartait, deviennent un élément
essentiel du nouveau système. La grève générale politique ne saurait être
proclamée que le jour où l’on aurait acquis la certitude qu’on a sous la main
des cadres complets pour régler l’organisation future. C’est ce que Jaurès a
voulu faire entendre dans ses articles de 1901, quand il a dit que la société
moderne « reculera devant une entreprise aussi indéterminée et aussi creuse que
la [grève syndicaliste] comme on recule devant le vide » [Jaurès, Etudes
socialistes, p. 107]. Il ne manque pas de jeunes avocassons sans avenir qui ont
rempli de gros cahiers avec leurs projets détaillés d’organisation sociale. Si
nous n’avons pas encore le bréviaire de la révolution que Lucien Herr avait
annoncé en 1900, nous savons tout au moins qu’il y a déjà des règlements tout préparés
pour assurer le service de la comptabilité dans la société collectiviste et
Tarbouriech a même étudié des modèles de paperasses à recommander à la
bureaucratie future [On trouve beaucoup de ces choses follement sérieuses dans
la Cité future de Tarbouriech. -Des personnes qui se disent bien informées,
assurent qu’Arthur Fontaine, directeur du Travail, a dans son portefeuille des
solutions étonnantes de la question sociale et qu’il les révèlera le jour où il
sera à la retraite. Nos successeurs le béniront de leur avoir ainsi réservé des
plaisirs que nous n’aurons pas connus.]. Jaurès ne cesse de déplorer que
beaucoup de lumières soient condamnées à rester sous le boisseau capitaliste,
et il ne doute pas que la révolution dépend bien moins des conditions
auxquelles pensait Marx que des élucubrations de génies méconnus. C. – J’ai
appelé l’attention sur ce qu’a d’effrayant la révolution conçue à la manière de
Marx et des syndicalistes, et j’ai dit qu’il importe beaucoup de lui conserver
son caractère de transformation absolue et irréformable, parce qu’il contribue
puissamment à donner au socialisme sa haute valeur éducative. Cette gravité de
l’œuvre poursuivie par le prolétariat ne saurait convenir à la clientèle jouisseuse
de nos politiciens ; ceux-ci veulent rassurer la bourgeoisie et lui promettent
de ne pas laisser le peuple s’abandonner à ses instincts anarchiques. Ils lui
expliquent qu’on ne songe nullement à supprimer la grande machine de l’Etat, en
sorte que les socialistes sages désirent deux choses : s’emparer de cette
machine pour en perfectionner les rouages et les faire fonctionner au mieux des
intérêts de leurs amis, - et rendre plus stable le gouvernement, ce qui sera
fort avantageux pour tous les hommes d’affaires. Tocqueville avait observé que,
depuis le commencement du XIXe siècle, les institutions administratives de la
France ayant très peu changé, les révolutions n’ont plus produit de très grands
bouleversements [Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, p. 297]. Les
financiers socialistes n’ont pas lu Tocqueville, mais ils comprennent,
d’instinct, que la conservation d’un Etat bien centralisé, bien autoritaire,
bien démocratique, offre d’immenses ressources pour eux et les met à l’abri de
la révolution prolétarienne. Les transformations que pourront réaliser leurs
amis, les socialistes parlementaires, seront toujours assez limitées, et il
sera toujours possible, grâce à l’Etat, de corriger les imprudences commises.
La grève générale des syndicalistes éloigne du socialisme les financiers en
quête d’aventures ; la grève politique leur sourit assez, parce qu’elle serait
faite dans des circonstances propices au pouvoir des politiciens – et par suite
aux opérations de leurs alliés de la finance [Dans l’Avant-Garde du 29 octobre
1905, on lit un rapport de Lucien Rolland au Conseil national du parti
socialiste unifié sur l’élection de Louis Dreyfus, spéculateur en grains et
actionnaire de l’Humanité, à Florac. « J’eus l’immense douleur, dit Rolland,
d’entendre un des rois de l’époque se réclamer de notre Internationale, de
notre rouge drapeau, de nos principes, crier : Vive la République sociale ! »
Les personnes qui ne connaîtront cette élection que par le rapport officiel
publié dans le Socialiste du 28 octobre 1905, en auront une idée singulièrement
fausse. Se défier des documents officiels socialistes. A ne crois pas que,
durant l’affaire Dreyfus, les amis de l’Etat-major aient jamais tant maquillé
la vérité que le firent les socialistes officiels en cette occasion.]. Marx
suppose, tout comme les syndicalistes, que la révolution sera absolue el
irréformable, parce qu’elle aura pour effet, de remettre les forces productives
aux mains d’hommes libres, c’est-à-dire d’hommes qui soient capables de se
conduire dans l’atelier créé par le capitalisme, sans avoir besoin de maîtres.
Cette conception ne saurait nullement convenir aux financiers et aux
politiciens qu’ils soutiennent ; car les uns et les autres ne sont propres qu’à
exercer la noble profession de maîtres. Aussi, dans toutes les études que l’on
fait sur le socialisme sage, est-on amené à reconnaître que celui-ci suppose la
société divisée en deux groupes : l’un forme une élite organisée en parti
politique, qui se donne pour mission de penser à la place d’une masse non
pensante, et qui se croit admirable parce qu’elle veut bien lui faire part de
ses lumières supérieures [Les Intellectuels ne sont pas, comme on le dit
souvent, les hommes qui pensent : ce sont les gens qui font profession de
penser et qui prélèvent un salaire aristocratique en raison de la noblesse de
cette profession.] ; - l’autre est l’ensemble des producteurs. L’élite
politicienne n’a pas d'autre profession que celle d’employer son intelligence
et elle trouve très conforme aux principes de la Justice immanente (dont elle
est propriétaire), que le prolétariat travaille à la nourrir et à lui faire une
Vie qui ne rappelle pas trop celle des ascètes. Celte division est si évidente
qu’on ne songe généralement pas à la dissimuler : les officiels du socialisme
parlent constamment du Parti comme d’un organisme possédant une vie propre. Au
congrès socialiste international de 1900, on a mis en garde le Parti contre le
danger que pouvait lui faire courir une politique capable de trop le séparer du
prolétariat ; il faut qu’il inspire confiance aux masses, s’il veut les avoir
derrière lui au jour du grand combat [Par exemple Vaillant dit : « Puisque nous
avons à livrer cette grande bataille, croyez-vous que nous puissions la gagner
si nous n’avons pas le prolétariat derrière nous ? Il faut bien que nous
l’ayons ; et nous ne l’aurons pas si nous l’avons découragé, si nous lui avons
montré que le Parti socialiste ne représente plus ses intérêts, ne représente
plus la guerre de la classe ouvrière contre la classe capitaliste ». (Cahiers
de la Quinzaine, 16, de la IIe série, pp. 159- 160.) Ce fascicule renferme le
compte rendu sténographique du congrès.]. Le grand reproche que Marx adressait
à ses adversaires de l’Alliance était justement cette séparation des dirigeants
et des dirigés qui avait pour effet de restaurer l’Etat [L’Alliance de la
démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, p. 14]
et qui est aujourd’hui si marquée en Allemagne... et ailleurs
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