samedi 26 juin 2021

Réflexion sur le violence par Georges Sorel

 

Nous avons vu que la grève générale syndicaliste est une construction qui renferme tout le socialisme prolétarien ; on y trouve non seulement tous ses éléments réels, mais encore ils sont groupés de la même manière que dans les luttes sociales et leurs mouvements sont bien ceux qui correspondent à leur essence. Nous ne pourrions pas opposer à celle construction un autre ensemble d’images aussi parfait pour représenter le socialisme des politiciens ; cependant, en faisant de la grève générale politique le noyau des tactiques des socialistes à la fois révolutionnaires et parlementaires, il devient possible de se rendre un compte exact de ce qui sépare ceux-ci des syndicalistes. A. - On reconnaît immédiatement que la grève générale politique ne suppose point qu’il y a une lutte de classe concentrée sur un champ de bataille où le prolétariat attaque la bourgeoisie ; la division de la société en deux armées antagonistes disparaît ; car ce genre de révolte peut se produire avec n’importe quelle structure sociale. Dans le passé, beaucoup de révolutions furent le résultat de coalitions entre groupes mécontents ; les écrivains socialistes ont souvent montré que les classes pauvres se firent massacrer, plus d’une fois, sans autre profil que d’assurer le pouvoir à des maîtres qui avaient su utiliser, à leur avantage et avec beaucoup d’astuce, un mécontentement passager du peuple contre les autorités anciennes, Il semble bien que les libéraux russes eussent espéré voir se réaliser quelque chose d’analogue en 1905 ; ils étaient heureux de tant de soulèvements paysans et ouvriers ; on assure même qu’ils avaient été fort satisfaits d’apprendre les défaites de l’armée de Mandchourie [Le correspondant des Débuts racontait dans le numéro du 25 novembre 1906 que les députés de la Douma avaient félicité un journaliste japonais des victoires de ses compatriotes. (Cf. Débats, 25 décembre 1907)] ; ils croyaient que le gouvernement effrayé finirait par avoir recours à leurs lumières ; comme parmi eux il y a quantité de sociologues, la petite science aurait remporté ainsi un fort beau succès ; mais il est probable que le peuple n’aurait eu qu’à se brosser le ventre. Je suppose que les capitalistes actionnaires de l’Humanité ne sont d’aussi ardents admirateurs de certaines grèves qu’en raison des mêmes raisonnements ; ils estiment que le prolétariat est bien commode pour déblayer le terrain et ils croient savoir, par l’expérience de l’histoire, qu’il sera toujours possible à un gouvernement socialiste de mettre à la raison des révoltés. Ne conserve-t-on pas d’ailleurs soigneusement les lois faites contre les anarchistes dans une heure d’affolement ? On les stigmatise du nom de lois scélérates ; mais elles peuvent servir à protéger les capitalistes-socialistes [On peut se demander aussi dans quelle mesure les anciens ennemis de la justice militaire tiennent à la disparition des conseils de guerre. Pendant longtemps les nationalistes ont pu soutenir, avec une apparence de raison, qu’on les conservait pour ne pas être obligé de renvoyer Dreyfus devant une Cour d’assises an cas où la Cour de Cassation ordonnerait un troisième jugement ; un conseil de guerre peut être plus facile à composer qu’un jury.]. B. - 1° Il ne serait plus vrai de dire que toute l’organisation du prolétariat soit contenue dans le syndicalisme révolutionnaire. Puisque la grève générale syndicaliste ne serait plus toute la révolution, on aurait créé des organismes à côté des syndicats ; comme la grève ne saurait être qu’un détail savamment combiné avec beaucoup d'autres incidents qu’il faut savoir déchaîner à l’heure propice, les syndicats devraient recevoir l'impulsion des comités politiques, ou tout au moins marcher en parfait accord avec les comités qui représentent l’intelligence supérieure du mouvement socialiste. En Italie Ferri a symbolisé cet accord d’une manière assez drôle en disant que le socialisme a besoin de deux jambes ; cette figure a été empruntée à Lessing qui ne se doutait guère qu’elle pût devenir un principe de sociologie. Dans la deuxième scène de Minna de Barnhelm, l’aubergiste dit à Just qu’on ne peut rester sur un verre d'eau-de-vie, de même qu’on ne va pas bien avec une jambe ; il ajoute encore que les bonnes choses sont tierces et qu'une corde à quatre tours n’en est que plus solide. J’ignore si la sociologie a tiré quelque parti de ces derniers aphorismes, qui valent bien celui dont Ferri abuse. 2° Si la grève générale syndicaliste évoque l’idée d’une ère de haut progrès économique, la grève générale politique évoque plutôt celle d’une dégénérescence. L'expérience montre que les classes en voie de décadence se laissent prendre plus facilement aux harangues fallacieuses des politiciens que les classes en voie de progrès, en sorte que la perspicacité politique des hommes semble être en rapport étroit avec les conditions qui règlent leur existence. Les classes prospères peuvent commettre souvent de très grosses imprudences, parce qu’elles ont trop confiance dans leur force, qu’elles regardent l’avenir avec trop de hardiesse et qu’elles sont dominées, pour un instant, par quelques délires de gloire. Les classes affaiblies se tournent régulièrement vers les gens qui leur promettent la protection de l’Etat, sans chercher à comprendre comment cette protection pourrait mettre d'accord leurs intérêts discordants ; elles entrent volontiers dans toute coalition qui a pour but de conquérir les faveurs gouvernementales ; elles accordent toute leur admiration aux charlatans qui parlent avec aplomb. Le socialisme a beaucoup de précautions à prendre pour lie pas tomber au rang de ce qu’Engels nommait un antisémitisme à grandes phrases [Engels, La question agraire et le socialisme, dans le Mouvement socialiste, 15 octobre 1900, p. 462. Cf. pp. 458-459 et p. 463] et les conseils d’Engels n’ont pas été toujours suivis sur ce point. La grève générale politique suppose que des groupes sociaux, très divers, aient une égale foi dans la force magique de l’Etat ; cette foi ne manque jamais chez les groupes en décadence et elle permet aux bavards de se donner pour des gens ayant une compétence universelle. Elle trouverait de très utiles auxiliaires dans la niaiserie des philanthropes ; et cette niaiserie est toujours un fruit de la dégénérescence des classes riches. Elle réussirait d’autant mieux qu’elle aurait devant elle des capitalistes lâches et découragés. 3˚ L’on ne saurait plus maintenant se désintéresser des plans relatifs à la société future ; ces plans que le marxisme tournait en ridicule et que la grève générale syndicaliste écartait, deviennent un élément essentiel du nouveau système. La grève générale politique ne saurait être proclamée que le jour où l’on aurait acquis la certitude qu’on a sous la main des cadres complets pour régler l’organisation future. C’est ce que Jaurès a voulu faire entendre dans ses articles de 1901, quand il a dit que la société moderne « reculera devant une entreprise aussi indéterminée et aussi creuse que la [grève syndicaliste] comme on recule devant le vide » [Jaurès, Etudes socialistes, p. 107]. Il ne manque pas de jeunes avocassons sans avenir qui ont rempli de gros cahiers avec leurs projets détaillés d’organisation sociale. Si nous n’avons pas encore le bréviaire de la révolution que Lucien Herr avait annoncé en 1900, nous savons tout au moins qu’il y a déjà des règlements tout préparés pour assurer le service de la comptabilité dans la société collectiviste et Tarbouriech a même étudié des modèles de paperasses à recommander à la bureaucratie future [On trouve beaucoup de ces choses follement sérieuses dans la Cité future de Tarbouriech. -Des personnes qui se disent bien informées, assurent qu’Arthur Fontaine, directeur du Travail, a dans son portefeuille des solutions étonnantes de la question sociale et qu’il les révèlera le jour où il sera à la retraite. Nos successeurs le béniront de leur avoir ainsi réservé des plaisirs que nous n’aurons pas connus.]. Jaurès ne cesse de déplorer que beaucoup de lumières soient condamnées à rester sous le boisseau capitaliste, et il ne doute pas que la révolution dépend bien moins des conditions auxquelles pensait Marx que des élucubrations de génies méconnus. C. – J’ai appelé l’attention sur ce qu’a d’effrayant la révolution conçue à la manière de Marx et des syndicalistes, et j’ai dit qu’il importe beaucoup de lui conserver son caractère de transformation absolue et irréformable, parce qu’il contribue puissamment à donner au socialisme sa haute valeur éducative. Cette gravité de l’œuvre poursuivie par le prolétariat ne saurait convenir à la clientèle jouisseuse de nos politiciens ; ceux-ci veulent rassurer la bourgeoisie et lui promettent de ne pas laisser le peuple s’abandonner à ses instincts anarchiques. Ils lui expliquent qu’on ne songe nullement à supprimer la grande machine de l’Etat, en sorte que les socialistes sages désirent deux choses : s’emparer de cette machine pour en perfectionner les rouages et les faire fonctionner au mieux des intérêts de leurs amis, - et rendre plus stable le gouvernement, ce qui sera fort avantageux pour tous les hommes d’affaires. Tocqueville avait observé que, depuis le commencement du XIXe siècle, les institutions administratives de la France ayant très peu changé, les révolutions n’ont plus produit de très grands bouleversements [Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, p. 297]. Les financiers socialistes n’ont pas lu Tocqueville, mais ils comprennent, d’instinct, que la conservation d’un Etat bien centralisé, bien autoritaire, bien démocratique, offre d’immenses ressources pour eux et les met à l’abri de la révolution prolétarienne. Les transformations que pourront réaliser leurs amis, les socialistes parlementaires, seront toujours assez limitées, et il sera toujours possible, grâce à l’Etat, de corriger les imprudences commises. La grève générale des syndicalistes éloigne du socialisme les financiers en quête d’aventures ; la grève politique leur sourit assez, parce qu’elle serait faite dans des circonstances propices au pouvoir des politiciens – et par suite aux opérations de leurs alliés de la finance [Dans l’Avant-Garde du 29 octobre 1905, on lit un rapport de Lucien Rolland au Conseil national du parti socialiste unifié sur l’élection de Louis Dreyfus, spéculateur en grains et actionnaire de l’Humanité, à Florac. « J’eus l’immense douleur, dit Rolland, d’entendre un des rois de l’époque se réclamer de notre Internationale, de notre rouge drapeau, de nos principes, crier : Vive la République sociale ! » Les personnes qui ne connaîtront cette élection que par le rapport officiel publié dans le Socialiste du 28 octobre 1905, en auront une idée singulièrement fausse. Se défier des documents officiels socialistes. A ne crois pas que, durant l’affaire Dreyfus, les amis de l’Etat-major aient jamais tant maquillé la vérité que le firent les socialistes officiels en cette occasion.]. Marx suppose, tout comme les syndicalistes, que la révolution sera absolue el irréformable, parce qu’elle aura pour effet, de remettre les forces productives aux mains d’hommes libres, c’est-à-dire d’hommes qui soient capables de se conduire dans l’atelier créé par le capitalisme, sans avoir besoin de maîtres. Cette conception ne saurait nullement convenir aux financiers et aux politiciens qu’ils soutiennent ; car les uns et les autres ne sont propres qu’à exercer la noble profession de maîtres. Aussi, dans toutes les études que l’on fait sur le socialisme sage, est-on amené à reconnaître que celui-ci suppose la société divisée en deux groupes : l’un forme une élite organisée en parti politique, qui se donne pour mission de penser à la place d’une masse non pensante, et qui se croit admirable parce qu’elle veut bien lui faire part de ses lumières supérieures [Les Intellectuels ne sont pas, comme on le dit souvent, les hommes qui pensent : ce sont les gens qui font profession de penser et qui prélèvent un salaire aristocratique en raison de la noblesse de cette profession.] ; - l’autre est l’ensemble des producteurs. L’élite politicienne n’a pas d'autre profession que celle d’employer son intelligence et elle trouve très conforme aux principes de la Justice immanente (dont elle est propriétaire), que le prolétariat travaille à la nourrir et à lui faire une Vie qui ne rappelle pas trop celle des ascètes. Celte division est si évidente qu’on ne songe généralement pas à la dissimuler : les officiels du socialisme parlent constamment du Parti comme d’un organisme possédant une vie propre. Au congrès socialiste international de 1900, on a mis en garde le Parti contre le danger que pouvait lui faire courir une politique capable de trop le séparer du prolétariat ; il faut qu’il inspire confiance aux masses, s’il veut les avoir derrière lui au jour du grand combat [Par exemple Vaillant dit : « Puisque nous avons à livrer cette grande bataille, croyez-vous que nous puissions la gagner si nous n’avons pas le prolétariat derrière nous ? Il faut bien que nous l’ayons ; et nous ne l’aurons pas si nous l’avons découragé, si nous lui avons montré que le Parti socialiste ne représente plus ses intérêts, ne représente plus la guerre de la classe ouvrière contre la classe capitaliste ». (Cahiers de la Quinzaine, 16, de la IIe série, pp. 159- 160.) Ce fascicule renferme le compte rendu sténographique du congrès.]. Le grand reproche que Marx adressait à ses adversaires de l’Alliance était justement cette séparation des dirigeants et des dirigés qui avait pour effet de restaurer l’Etat [L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, p. 14] et qui est aujourd’hui si marquée en Allemagne... et ailleurs

 

 

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